Le grain de bruit : l'impureté parasite chez Virginia Woolf
p. 17-29
Texte intégral
1« All your pictures are built up of flying phrases 1 » : en comparant son art avec celui de sa sœur, Virginia Woolf exprime souvent un sentiment de regret, comme si l’écriture était toujours déchue, n’accédait jamais à la pureté incandescente de la peinture, même si l’écrivain revendique aussi parfois avec humour cette impureté même2. De fait, l’écriture woolfienne accentue les mélanges, métisse les genres, biographie, fiction, prose et poésie ; elle tisse aussi à l’excès images et perceptions. Ainsi, John Hillis Miller souligne la façon dont on glisse d’une conscience à l’autre dans Mrs Dalloway, moins par osmose ou porosité que par dérapage et intersection, souvent par le truchement d’un « bruit », d’un mot ou d’un objet servant de lien pour croiser deux perspectives, alibi permettant à la voix narrative de pénétrer à sa guise chaque conscience, de s’en emparer pour en « violer » l’intimité (le terme est de Miller). Ce jeu de déplacements devient presque inquiétant (Miller parle de « disquieting mode of ventriloquism 3 »). Il est intéressant de voir que l’analyse de Miller connote à son tour l’impureté morale, comme si la voix narrative venait faire violence aux personnages au moment même où elle se coule dans l’intimité de la pensée. Cette transparence impure, oxymorique, serait donc une des caractéristiques de l’écriture woolfienne, et c’est sur ces modalités de passage, sur ces bruissements, métissages, dérapages ou croisements impurs, que nous souhaitons revenir. Kew Gardens, une nouvelle – manifeste moderniste de 1919, peut servir de première piste pour éclairer la manière dont le dérapage, l’interférence, le grain de bruit cher à Michel Serres4, se laissent percevoir, avant de devenir une modalité scriptive systématique chez Woolf.
2D’emblée, dans Kew Gardens, Woolf opte pour le décadrage malicieux. Plus de diégèse, plus de chute en fin de nouvelle ; la perspective à fleur de terre de l’escargot – magnifiant une goutte d’eau en lac diapré, un caillou en roc et une feuille en espace haptique énigmatique – se mêle par collage à des bribes de conversations, citations parasites, comme des scories altérant le texte plus que des anecdotes qui viendraient faire sens. Il ne s’agit pas encore ici d’explorer le chatoiement des consciences ; ces bruits de voix circulent et s’égaillent, se désorbitent. L’unité de lieu (le massif) permet tout au plus de construire ce que Michel de Certeau appelle « une scène pour des voix », un « corps pluriel où circulent, éphémères, des rumeurs orales, voilà ce que devient cette écriture défaite5 ». L’escargot, qui dans The Mark on the Wall jouait le rôle d’un signifiant sans signifié, d’une trace, emblématise ici le frayage d’une écriture et d’une lecture désarrimées, matérialise le parcours visant à échapper à la tyrannie du point de vue.
3Le lecteur se voit donc contraint à des sauts quantiques, passant du frayage spatial de l’escargot au tissu troué des interférences. Le grain de bruit s’affiche lorsque le discours s’enraie, comme au cours de ce bavardage lancinant édulcoré où « dire » se conjugue avec vide, où la répétition de « sugar » se fait arythmie préfigurant le théâtre de l’absurde :
’Nell, Bert, Lot, Cass, Phil, Pa, he says, I says, she says, I says, I says, I says –’
’My Bert, Sis, Bill, Grandad, the old man, sugar.
Sugar, flour, kippers, greens.
Sugar, sugar, sugar 6.’
4Mais ces impuretés a priori banales fonctionnent en fait comme des éclats de verre fichés dans le texte, qui feraient miroiter, sinon un sens, du moins une absence. Le bruit qui fait retour sur le mode intempestif insère diverses formes de coupure. Ainsi, au sein d’un couple un homme évoque une libellule et ses premières amours : « For me, a square silver shoe-buckle and a dragon fly – ». Le silence du tiret vient aspirer la réminiscence de l’espoir déçu, cristallisé par l’éphémère envol de l’insecte ; pour emprunter les mots de Michel de Certeau : « Ce sont en effet des réminiscences de corps plantés dans le langage ordinaire et le jalonnant, cailloux blancs dans la forêt des signes7 ». L’éclat de voix banal crée une résonance, liée à la mémoire du corps.
5Plus subrepticement, le grain de folie vient aussi introduire sa perturbation. Un des dialogues met en scène un vieillard, qui veut glisser dans les chambres des veuves un ingénieux dispositif acoustique pour les relier à l’au-delà. Le fragment met en abyme le motif du bruit, pour suggérer en sourdine le traumatisme lié à la guerre. C’est d’ailleurs le moment où la coquille de l’escargot se teinte de rouge, où il doit franchir des miettes de terre qui s’effritent et roulent sous lui, des brins d’herbes promus arbres plats comme des lames, et affronter une feuille morte, autant de motifs suggérant un « No Man’s Land » que connote aussi par homophonie le mot « shell ». Il ne s’agit pas ici à proprement parler de métaphore, plutôt d’un parasitage, d’une relation de contiguïté visant à déclencher dans l’esprit du lecteur cette petite explosion, la réminiscence de la guerre, mais presque inconsciemment, par le biais de l’humour et du non-dit.
6Selon Michel Serres, « le grain de bruit, le petit élément au hasard, transforme un système ou un ordre en un autre8 ». Le lecteur n’est pas surpris de trouver ensuite des images de chrysalide et de fleurs, lorsque paraît un couple jeune, à l’orée de la vie. Mais le texte module ces motifs pour décrire la conversation incertaine des amants, qui achoppe sur les clichés :
The action and the fact that his hand rested on top of hers expressed their feelings in a strange way, as these short insignificant words also expressed something, words with short wings for their heavy body of meaning, inadequate to carry them very far and thus alighting awkwardly upon the very common objects that surrounded them and were to their inexperienced touch so massive.
7La métaphore filée déplace la corporéité, de ces mains qui se touchent à ce langage qui effleure à peine la surface des choses. Surtout, ce qui est intéressant ici, c’est la façon dont à partir d’un bruit (l’échange banal du jeune homme et de la jeune femme) se déploie un espace figural ; la métaphore du mot-phalène se trouve confortée par le rythme de la phrase, mimant la manière dont l’envol amoureux s’alourdit, en contrastant monosyllabes et répétition anaphorique du privatif « in » (« insignificant », « inadequate », « inexperienced »). La métaphore parasite le texte, le porte vers cette limite que décrit Jacques Rancière :
Le filet tressé des métaphores-métamorphoses accompagne le vacillement de la représentation, il en déploie la puissance. Mais encore, il le retient au bord de l’effondrement où le conduit – où le « conduirait » – le trébuchement des pas sur le sol de la réalité, c’est-à-dire des associations ordinaires de l’ordre représentatif9.
8C’est le vacillement figural de la métaphore ironique qui nous donne à voir le grain du bruit, mais il fait aussi glisser la nouvelle vers une autre forme d’hybridité. Ce que l’image préfigure au fond, c’est la qualité éphémère des amours humaines10, cet envol lyrique qui tout de suite achoppe sur les choses massives, comme pour mimer le passage du principe de plaisir au principe de réalité. Or, le papillon est bien traditionnellement, dans la peinture des vanités, l’emblème de l’éphémère. L’impureté synesthésique permet de transposer au niveau du bruit un motif pictural. Woolf s’inspire ici d’une tradition picturale pour la métamorphoser, lorsque le grain de bruit, la métaphore du son-phalène, signe la vanité de l’amour.
9Ce métissage synesthésique est conforté par l’entrelacs texte-image, puisque dans l’édition de la Hogarth Press les illustrations de Vanessa enluminent le texte. À l’origine, Vanessa s’était inspirée d’un de ses tableaux, une conversation, et avait placé deux femmes en couverture, et une chenille et un papillon pour clore le récit. Puis, pour la réédition de 1927, l’illustration tend vers l’épure. L’image de couverture suggère plutôt une urne, motif récurrent chez Woolf, et les humains disparaissent. Là où le texte de Woolf évoque l’hypotypose, peignant des reflets, la pulsation de lumière, de couleur mobile teintant massif et escargot, l’illustration recherche au contraire la ligne, la graphie plus que le figuratif. Si l’escargot fait retour dans l’image, c’est sous la forme de volutes abstraites, décalées, reléguées en marge. La page adopte une perspective transcalaire, mangée d’immenses brins d’herbes qui contraignent à une lecture à échelle d’escargot. Cette marge fantasque vient aussi parfois parasiter le texte. Ainsi, à l’instant où dans la nouvelle l’œil d’une passante est arraisonné par une fleur, Vanessa place un œillet au milieu du texte. La tige verticale coupe, scarifie la page autant qu’elle la décore, gêne la lecture, tandis que de petits cercles disséminés créent des appels, des poches visuelles creusant la profondeur figurale du texte. À chaque fois que son œil achoppe sur la ligne verticale, le lecteur est contraint de s’arrêter sur la fleur, en un équilibre instable. L’impureté, l’image dans le texte, simule alors l’entre-deux de la sidération, obligeant à partager la pause descriptive, peignant cette femme banale prise un instant dans un devenir-fleur, figée devant la tige-candélabre qui connote l’illumination, si médiocre et brève soit-elle. La page figurale fait ainsi jouer le signifiant, puisque le lecteur est pris entre « carnation », l’œillet, et « incarnation », la fleur qui se matérialise et coupe le texte.
10Ainsi, par mutation figurale de la page en espace d’affect, Woolf réécrit le topos de la Vanité, ce type de tableau où miroite l’éphémère, captant l’épanouissement pour y inscrire la finitude. On se souvient de ces représentations codifiées où les fleurs aux pétales trop lourds déploient leurs corolles alanguies, comme si s’amoncelait l’invisible déclin qui va faire basculer la splendeur. Sur ces toiles gravitent deux types de petites créatures, celles qui rampent, chenille, ou escargot, et celles qui volent, sauterelle, papillon, libellule (parfois on trouve aussi un oiseau). Dans la nouvelle, la libellule qui ne s’est pas posée hante les pensées du premier locuteur, et correspond à cette demande en mariage qui jadis a échoué. Le deuxième couple, nous l’avons vu, vient de sortir de sa chrysalide, papillon qui n’a pas pris son envol, mais les mots, eux, s’abîment comme des papillons difformes, aux ailes trop frêles et aux corps trop lourds. Au-dessus du massif, près duquel sautille une grive, la danse des papillons suggère moins une mosaïque qu’une ruine : « instead of rambling vaguely the white butterflies danced above one another, making with their white shifting flakes the outline of a shattered marble column above the tallest flowers ». Enfin, au premier plan glisse lentement, très lentement l’escargot, croisant sur sa route un insecte vert, peut-être une sauterelle.
11Voici que la nouvelle apparaît à la fois comme une vue cinématographique ou impressionniste de Kew Gardens et comme une vanité, insérant les fragments de discours comme des masques suggérant l’éphémère, non sur le mode tragique mais ironique, masque de l’amour déchu dans la médiocrité des conventions, masque de vieilles filles à la parole vide, masque de fou, masque d’amants pris dans un devenir-fleur dont on pressent qu’il va bientôt se faner, territorialisé par les conventions.
12Jouant sur le bestiaire et la fleur, la nouvelle reprend donc l’opposition traditionnelle entre gravité et envol, connotant le pur (l’envol) et l’impur (l’attachement à la terre). La créature qui rampe est censée connoter le mauvais choix de vie, la corruption terrestre, tandis que l’insecte volant évoque la spiritualité, l’envol mystique, le bon choix de vie, et que les fleurs rappellent combien la vie est éphémère, combien tout est vanité. Selon Sam Segal, « [le] caractère transitoire de la vie est exprimé dans les compositions florales par les fleurs, la vie terrestre par des animaux rampants, comme l’escargot ou la chenille, la vie céleste par des papillons et des libellules11 ». La nature morte formule alors une alternative, l’ici-bas contre l’au-delà, l’actuel contre l’éternel.
13Le texte de Woolf reprend la méditation sur l’éphémère, pour en renverser ironiquement la polarité. Woolf revendique le choix de l’impur, de la perspective à fleur de terre, plutôt que de l’envol omniscient d’une narration garantie par un métalangage, un système de valeurs mystiques ou sociales. Dès lors, les papillons comme les fleurs se trouvent resémiotisés. Le texte peint le temps, le battement de lumière et l’heure du thé. Mais il n’y a pas d’au-delà mystique, il n’y a que le parcours de l’escargot lisant la feuille, que la colonne candide, dansante mais disloquée, des papillons blancs, que la fleur éclose d’où jaillit la couleur, même si elle porte en elle le grain de mort. C’est l’instant de vie qui prime, la sensation bien terrestre, l’immanence, et non la transcendance. Le parcours de l’escargot suggère le frayage d’un sens désarrimé, élégiaque, lié à l’éphémère.
14Les motifs empruntés aux Vanités constellent l’œuvre, pour y signer la finitude. Plus que le crâne, qui apparaît dans Jacob’s Room ou To the Lighthouse, c’est le papillon qui vient introduire son bruit, interférence visuelle et sonore parasitant l’image pour la parapher d’éphémère. Il n’est pas étonnant que la phalène hybride, papillon oscillant entre nuit et jour, viennent incarner la fulguration de l’inspiration, dans la nouvelle (ou l’essai ?) posthume publiée par Leonard Woolf, The Death of the Moth, qui réécrit la mouche de Katherine Mansfield12. Le papillon se jette contre le carreau, cadrage transparent d’une existence qui s’amenuise. Alors que la phalène, insecte brun, paraît relever de l’impur, le terme « pur » revient comme un leitmotiv : « as if a fibre, very thin but pure, of the enormous energy of the world had been thrust into his frail and diminutive body », « a thread of vital life became visible », « a tiny bead of pure life […] dancing and zigzagging to show us the true nature of life », « Again, somehow, one saw life, a pure bead 13 ». Mais cette pure pulsion de vie s’éteint d’un coup. Le signifiant « moth » permet peut-être au deuil, et à la mère absente, de faire retour dans le texte. Surtout l’insecte, ce grain de bruit impur qui a interrompu la lecture de la narratrice, devient métaphore de l’inspiration et de la création, élan d’être au prix de la mort, « because he was so small, and so simple a form of the energy that was rolling in at the open window and driving its way through so many narrow and intricate corridors of my owm brain 14 ». Les barrières entre l’extérieur et l’intérieur se dissolvent, la fenêtre devient le seuil des corridors mnémoniques du moi créateur15. La création impliquerait alors une perte sacrificielle qui se rejouerait sans cesse, entre le pur et l’impur. À la phalène sombre répondent les papillons blancs qui tachent de candeur les romans, qu’il s’agisse de The Voyage Out ou de The Waves, dont le titre initial, « The Moths », faisait danser les personnages happés par la flamme du désir et du culte de l’absent, Perceval.
15Comme l’escargot, le papillon introduit bien une tension entre création et éphémère, parcours et obstacle, pur et impur. Michel Serres insiste sur le préfixe « para » signant l’écart : « Décalez maintenant le pilier, marquez un porte-à-faux, tare ou écart, para […] Le parasite a relation non point à la station mais à la relation. Et il la met en porte-à-faux. […] En un mot, non point, en un préfixe seul, tout le texte et toute l’histoire16 ». Ainsi, il y aurait bien un devenir-papillon ou un devenir-escargot du texte, et de l’écrivain. L’image revient d’ailleurs souvent chez Woolf. Dans l’essai sur Walter Sickert, elle butine les tableaux, se fait œil-insecte, volant de couleur en couleur. Parfois elle s’excuse de cette approche impure de l’art, du devenir-libellule de l’écrivain incapable d’appréhender la peinture autrement17.
16Amorçant cette resémiotisation sonore du motif de la vanité, Kew Gardens se conclut logiquement sur l’interférence même, l’entrelacs des bruits, qu’il s’agisse des flammèches des voix, de la circulation des omnibus évoquant ces tramways qui chez Apollinaire « musiquent au long des portées/De rails leur folie de machines18 », de l’aéroplane qui se fond dans le bruissement du ciel grâce à l’allitération en « s », ou de la synesthésie qui fait de la couleur un bruit, l’illustration transformant en mandala la spirale des voix :
Voices, yes, wordless voices, breaking the silence […] ; breaking the silence ? but there was no silence ; all the time the motor omnibuses were Turning their wheels and changing their gear ; like a vast nest of Chinese boxes all of wrought steel turning ceaselessly within one another the city murmured ; on the top of which voices cried aloud and the petals of myriads of flowers flashed their colours into the air.
17Ce système d’interférences dans un parc devient chambre d’échos dans Mrs Dalloway. Woolf y affine le principe de vanité sonore grâce à la répétition, comme le rappelle John Hillis Miller : « [i]n Mrs Dalloway, narration is repetition as the raising of the dead 19 ». Le parc devient à nouveau une sorte de « cue garden », espace de brouillage où les commentaires erratiques de passants parasitent les voix intérieures de Septimus et Rezia. L’aéroplane introduit là aussi son grain de bruit, tout en traçant des motifs dans le ciel. Logiquement, on s’attend à ce que cette calligraphie éthérée relève d’un métalangage, révélant les hiéroglyphes de l’invisible. Or il s’agit d’une publicité, « Key », la clé de la transparence, devient Kreemo, Toffee, parole mystique édulcorée, sucrerie commerciale dans l’espace déchu de la transcendance. Le terme de « beauté » s’immisce pourtant dans les pensées de Septimus, comme un décalage qui fonctionne moins sémantiquement que comme incantation, appel fantomal préludant au retour du mort :
So, thought Septimus, looking up, they are signalling to me. Not indeed in actual words ; that is, he could not read the language yet ; but it was plain enough, this beauty, this exquisite beauty, and tears filled his eyes as he looked at the smoke words languishing and melting in the sky and bestowing upon him […] one shape after another of unimaginable beauty […]20.
18Le bruit obscur, confus de l’aéroplane crée une bifurcation, coupant Septimus de Rezia. Selon Michel Serres, « le parasite désaccorde, il bruisse. Je suis une partition. Je suis seul, isolé, disjoint. Seul sans aucune relation, ou muni d’une relation qui ramène vers moi, qui brouille les messages21 ». Un mot peut suffire à désaccorder, à ranimer le bruissement narcissique, ramenant vers la claustration traumatique du souvenir. Et in Arcadia Ego : dans un passage fameux, le mot « time » fonctionne comme un grain de bruit dont la membrane se déchire. La métaphore préfigure l’analyse de Michel Serres, et se file en brouillage synesthésique. La langue paraît prise dans un devenir-oiseau, pour accéder à l’ineffable éternité, en une succession de métaphores évoquant les odes keatsiennes. En même temps, l’image se déconstruit en logorrhée, grâce à la polysémie de « shells » ou « plane », au rythme haché de la ponctuation :
’It is time’, said Rezia.
The word ’time’ split its husk ; poured its riches over him ; and from his lips fell like shells, like shavings from a plane without his making them, hard, white, imperishable, words, and flew to attach themselves to their places in an ode to Time ; an immortal ode to Time. He sang. Evans answered from behind the tree. (MD, p. 63)
19La répétition du mot « temps » crée cette zone de brouillage où la mort vient parasiter la vie. L’écho des cercles de plomb de Big Ben vient simplement orchestrer cette temporalité du parasitage, sur laquelle se fonde tout le roman, tissant et croisant des voix sans pour autant les nouer, puisque Septimus et Clarissa Dalloway ne se rencontrent jamais. La double intrigue repose alors avec audace sur une modalité d’interférence, de mise en relation par vibration, ces ondes sonores propagées par les grains de bruit. On songe ainsi à la mélopée de la goualeuse des rues, écho identifié par Hillis Miller, mais dont la graphie reste dans le texte à la limite du sens, « [i]nvincible thread of sound » (MD, p. 74), grain de bruit parasitant le courant de conscience de Rezia, de Septimus et de Peter Walsh, comme pour les assembler au point de piqûre, dans la déliaison.
20« Ensemble. Vibration à plusieurs voix. Jouissance22 ». Si Mrs Dalloway coud les fils de sons tout en les dissociant, To the Lighthouse va les tresser, sous le signe de ce tricot de la mère qui jamais ne s’achèvera, qui sera toujours trop court. La première partie met en place lentement cette modalité euphorique de l’interférence dont parle Serres, la jouissance du tissage des voix. Pourtant, la transposition sonore des motifs de la vanité picturale se poursuit. À l’urne est associé l’accroc, lorsque la citation « someone had blundered » griffe le courant de conscience, se répète et se resémiotise : l’irruption interrompt la déclamation de Mr Ramsay, ébranle la foi en soi et en la pérennité de l’œuvre philosophique. Mais c’est au cours de la soirée que le texte joue une première fois sur les motifs de la vanité, avec la bougie – qui trouble de sa lumière incertaine, liquide, la frontière entre intérieur et extérieur –, le crâne fiché au mur, noué d’un châle – métamorphosé en espace de promenade, de rêverie, gage d’un au-delà souriant -, et enfin cette coupe de fruits qui fait d’emblée songer à Cézanne, mais qui s’inscrit aussi dans une tradition plus ancienne, puisque Mrs Ramsay mentionne Bacchus, tandis que raisin et coquillage évoquent par exemple Raisin, fleurs et coquillages de Juan de Espinosa. Ce n’est pas seulement le modelé du fruit qui importe, mais la tension entre éphémère et éternel que cristallise la coupe, au point que Mrs Ramsay souhaite que personne n’y touche.
21La scène du dîner, centrée autour de cette vanité, la coupe de fruits au coquillage, ne décrit donc pas seulement le partage de nourriture. La conversation procéde en fait d’une série d’interférences, de dérapages, d’accrocs sonores qu’il faut unifier, harmoniser en un tout où la perception de la déchirure laisse aussi filtrer le sentiment d’éternité. C’est en ce sens qu’on pourra alors parler d’un tableau de voix, orchestré par Mrs Ramsay qui donne à la scène son rythme, son impulsion, le battement de métronome d’une pulsation, celle d’un cœur, celle du faisceau de lumière du phare, sur la scène synesthésique où la vanité s’appréhende en termes de son plus que d’image.
All the whole effort of merging and flowing and creating rested on her […] and so, giving herself the little shake that one gives a watch that has stopped, the old familiar pulse began ticking, as the watch begins ticking – one, two, three, one, two, three 23.
22Les virgules égrènent la valse lente d’une temporalité qui va sécréter l’harmonie dans la dissonance.
23Car la tablée est d’abord zébrée de bruits, amplifiés par le code proxémique. Ainsi, les mimiques que Mr Ramsay adresse à sa femme soulignent en sourdine le tintement de la cuiller de Carmichael sur le rebord de l’assiette de soupe supplémentaire. Les émissions dérapent. Les paroles de Tansley, celui que les enfants considèrent comme un parasite, se coupent de leur énonciateur interloqué, comme une simple interférence agressive qui fait échouer toute conversation : « [he] said, all in a jerk, very rudely, it would be too rough for her tomorrow. She would be sick » (TL, p. 95). Le mal de mer sert d’emblème à ce premier système d’émissions sonores incontrôlées et agonistiques, mélange de fêlures impures.
24C’est à Mrs Ramsay qu’il incombe de juguler le malaise, et le parasite, autant que de dispenser la nourriture savoureuse. C’est là ce « travail » de l’hôte dont parle Serres : « Qu’est-ce que le travail ? Sans aucun doute, il est lutte contre le bruit. Si nous le laissons taire sans intervenir […] le canal se charge de vase24 ». Purger la conversation de sa fange agressive, c’est offrir la traversée plus encore que la circulation d’idée, la traversée vers la lumière de la mère ou du phare : « she began all this business, as a sailor not without weariness sees the wind fill his sail and yet hardly wants to be off again and thinks how, had the ship sunk, he would have whirled round and found rest on the floor of the sea » (TL, p. 92). « Sail » a remplacé ici « snail » ou « nail », comme point de tissage, signifiant à partir duquel file le sens. La langue se délie en se compromettant, comme se chargeant de grains de bruit pour mieux expulser la masse des limons impurs. Ainsi, Mrs Ramsay s’adresse à Bankes en termes codés, échangeant la langue de bois des répliques de bon ton, mots de passe et mots passe-partout, comme on emprunterait une langue étrangère (la recette du bœuf en daube, d’ailleurs, est française). De même, Lily accepte de prêter sa voix à Tansley, tout en continuant intérieurement sa quête d’un équilibre pictural. La scène se clôt sur la vibration des voix, nouées par le rythme des citations de Carmichael, personnage voué à l’éclipsé de la focalisation externe, et qui pourtant ici se joint à l’unisson. Le coquillage-corne d’abondance placé au cœur de la vanité picturale, la corbeille de fruits, pourrait trouver ici son équivalent phonique, si l’on emprunte le mot de Serres : « Et la table verse toujours. Verse le vase, verse la table, verseau des vers surabondants25 ».
25À la corne d’abondance succède la pluie de souffle et de sable qui peu à peu ronge la demeure. Le parasite se fait immatériel et tangible à la fois, corps sans présence qui pourtant s’immisce par les crevasses et fêlures, trous de serrure ou interstices des fenêtres. Les métaphores créent un registre oxymorique pour susciter la présence spectrale de ces souffles qui se détachent du « corps du vent » pour arpenter la demeure, à la fois comme la réminiscence d’une forme pure, celle de Mrs Ramsay pliant les vêtements et s’inquiétant du papier peint déchiré, et comme une formidable puissance de destruction, de lamination lente, dispersant les pétales de rose, dispensant la poussière et arrachant un à un les fils du châle ou les bribes de papier peint. La force maligne du souffle ne s’incarne que dans le démembrement des objets fétiches, comme amoncellement de particules décomposant la maison, comme une représentation déplacée du corps mort en souffrance de la mère.
26Les grains de bruit, ici, se filent en grains de sable et de vent, au gré de cadence rythmiques :
The house was left ; the house was deserted. It was left like a shell on a sandhill to fill with dry salt grains now that life had left it. The long night seemed to have set in ; the trifling airs, nibbling, the clammy breaths, fumbling, seemed to have triumphed. (TL, p. 150)
27Les participes présents font tinter le bruit de ces souffles parasites, presque prédateurs, et qui pourtant ne signent que l’absence, comme le souligne Chantai Delourme :
La négativité opère également par transfert : ainsi, la personnification des airs invisibles qui permet d’égrener méthodiquement le paradigme de l’humain (doigts, souffles, songeries, questions) ne suscitent pas tellement la personne qu’elle ne l’emporte dans l’ombre26.
28Textuellement, de courts paragraphes entre crochets viennent créer des zones d’interférence, comme des émissions sans énonciateurs, glissant des bruits concernant les personnages, au sein de ce concert d’ombres et de souffles désincarnés. Ainsi, le martèlement feutré qui connote la guerre, entre en résonance avec la tasse qui se fêle, dans un cri d’agonie. Cet enchâssement sonore est suivi de la description lapidaire, entre crochets, de l’explosion d’un obus et de la mort d’Andrew Ramsay, heureusement tué sur le coup. Or, le collage ironique rend suspect la formule consacrée (« [his] death, mercifully, was instantaneous » (TL, p. 146)). Le parasitage, la juxtaposition du cri d’agonie errant, qui fait tinter la tasse, et de l’explosion entre parenthèse, suggère que vient se plaquer sur le texte la langue de bois des annonces officielles. Ce que le réseau d’interférence des bruits donne à entendre, c’est à la fois l’agonie du jeune homme et la sourdine de la censure, c’est le bruit même qui dit ici l’horreur de la mort absurde et travestie par le mensonge.
29Ce qui se joue ici, sur le registre fantomal du bruissement d’absence, et le zébrage des crochets, c’est bien une représentation de la vanité à échelle multiple. Le coquillage ensablé dit à la fois la demeure vide, la mère morte et la guerre lointaine, et à ce motif viennent se joindre tout naturellement les bris de verre, la tasse fêlée, les corolles métaphores d’éphémère, de l’œillet au pavot au chardon qui disjoint les dalles, comme dans ces tableaux de Rachel Ruisch où l’embellie de tulipes épanouies masque une lampe éteinte, un fragment de porcelaine à demi enterré, un crâne déjà couronné de baies vivaces. La floraison se fait lépreuse, comme ces fleurs sans yeux, terribles sentinelles de la prose woolfienne :
Tortoise-shell butterflies burst from the chrysalis and pattered their life out on the window-pane […] while the gentle tapping of a weed had become, on winters’ nights, a drumming […] (TL, p. 128)
Let the wind blow ; let the poppy seed itself and the carnation mate with the cabbage. Let the swallow build in the drawing-room ; and the thistles thrust aside the tiles, and the butterfly sun itself on the faded chintz of the armchairs. Let the broken glass and the china lie out on the lawn and be tangled over with grass and wild berries. (TL, p. 129)
30La proliferation parasite, impure, joue à nouveau sur l’image du papillon pour signer non l’émergence de la vie, mais la mort qui gagne, transformant le motif pictural de la vanité en répétition sonore, au gré de ces corps de phalènes ou de ces herbes longues qui scandent sur la vitre le passage transparent vers le néant. L’incantation, la répétition de « let », suggère la prière, les coups de butoir de la lamination, mais aussi d’un travail qui se fait, peut-être de résignation. Car pour Alain Tapié, l’espace mortifère de la vanité se lit aussi comme un lieu de promesse : « Du monumental chardon, image de la persistance et de l’immortalité, surgit la fleur fragile, éphémère et prisonnière. Papillons, oiseaux, libellules, sont autant d’allusions à l’âme27 ».
31Le bruit se fait alors le double signe de la destruction et de la résistance, qui va permettre peu à peu la reconquête du vide. Dans la troisième partie, les modalités d’interférence s’estompent, ou plutôt s’agencent, se composent et se répondent. La toile abstraite de Lily Briscoe, et l’alternance des points de vue, entre le bateau et la femme-artiste sur la pelouse, créent un balancement cathartique qui succède au parasitage des vanités, pour susciter l’interférence positive, le frisson blanc derrière le rideau, espace mnémonique de l’absence-présence de la mère.
32Ainsi, à la troublante « voix du fantôme » définie par Chantal Delourme28, succède l’accord des voix. Nous n’avons donné ici que quelques exemples de ce parcours scriptif, dont il faudrait sans doute poursuivre l’étude en amont et en aval dans l’œuvre de Woolf. Disons tout au plus, donc, qu’en jouant sur les modalités d’interférences, le texte woolfien semble bien accéder ici à ce devenir- étranger de la langue dont parle Deleuze, avec ses vitesses et ses pures intensités, ses blocs d’énonciation errante, le frayage des consciences et des voix, disséminant la vanité picturale pour la resémiotiser en réseaux sonores. Entre pur et impur, l’écriture accède à l’espace hybride de l’affect, d’un roman qui tient aussi de la poésie, de l’élégie, et de l’indéfinissable, comme Woolf le suggérait elle-même.
Notes de bas de page
1 V. Woolf, lettre à Vanessa Bell, in Jane Goldman, The Feminist Aesthetics of Virginia Woolf, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 166. Voir l’analyse de la couleur et du silence que fait Goldman, particulièrement dans To the Lighthouse.
2 « Lord I’m glad I’m not a painter – their taste is so pure ; there’s no getting round them », écrit Virginia Woolf à Dora Carrington, Nigel Nicolson, Joanne Trautmann (eds.), The Letters of Virginia Woolf, vol. 5, Londres, The Hogarth Press, p. 8.
3 Joseph Hills Miller, « Mrs Dalloway : Repetition as Raising of the Dead », in Sue Reid (ed.), Mrs Dalloway and To the Lighthouse, New Casebooks, Londres, Macmillan, 1993, p. 47.
4 Michel Serres, Le Parasite (1980), Paris, Hachette, 1997, p. 47.
5 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, p. 237.
6 V. Woolf, Kew Gardens (1919), Londres, The Hogarth Press, 1999. Cette édition, fac simile de l’édition de 1927, est non paginée.
7 M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 237-8.
8 M. Serres, Le Parasite, op. cit., p. 47.
9 Jacques Rancière, La Parole muette, Paris, Hachette, 1998, p. 158. Rancière analyse ici le travail de la métaphore chez Proust, mais il rapproche ce « vacillement » de l’écriture de Woolf, et de la représentation de la folie.
10 Il s’agit d’un thème récurrent dans l’œuvre de Woolf, qui aime à mettre en scène la piqûre de l’amour émoussé ; on songe à la broche perdue de Minta, ou à la petite nouvelle Lappin and Lapinova, où le « p » en trop introduit un jeu amoureux, un bruit qui s’estompe lorsque s’efface la sincérité de la relation.
11 Sam Segal, « Une symbolique du bien et du mal », in Alain Tapié (éd.), Le Sens caché des fleurs, Paris, Adam Biro, 1997, p. 20.
12 Katherine Mansfield, « The Fly », The Dove’s Nest and Other Stories, 1923.
13 V. Woolf, The Death of the Moth and Other Essays (1942), New York, Harcourt Brace Jovanovitch, 1974, p. 3-6.
14 Ibid., p. 4.
15 Chez Woolf la métaphore du corridor est souvent liée aux profondeurs intimes de l’être, mais aussi à l’espace du deuil et de la perte, comme lorsque Mr Ramsay tend les bras dans le couloir vers la mère absente, coupure physique et psychique que mime le découpage du corridor textuel, les crochets bouclés par les répétitions.
16 M. Serres,Le Parasite, op. cit., p. 67.
17 Voir J. Goldman, The Feminist Aesthetic of Virginia Woolf, op. cit., p. 39.
18 Guillaume Apollinaire, Alcools (1920), Paris, Gallimard, 1966, p. 31.
19 J. Hillis Miller, « Mrs Dalloway : Repetition as Raising of the Dead », loc. cit, p. 46.
20 V. Woolf, Mrs Dalloway (1925), Londres, Triad, 1976, p. 21. Les références ultérieures à Mrs Dalloway apparaîtront à la suite des citations sous l’abréviation (MD).
21 M. Serres, op. cit., p. 241.
22 Ibid., p. 242.
23 V. Woolf, To the Lighthhouse (1927), Londres, Flamingo, 1995, p. 91-92. Les références ultérieures à To the Lighthouse apparaîtront à la suite des citations sous l’abréviation (TL).
24 M. Serres, Le Parasite, op. cit., p. 159.
25 Ibid., p. 183.
26 Chantal Delourme, To the Lighthouse. Les Arabesques du sens, Paris, Ellipses, 2001, p. 100.
27 A. Tapié, Le Sens caché des fleurs, op. cit., p. 94.
28 C. Delourme, To the Lighthouse. Les Arabesques du sens, op. cit., p. 101.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007