1892-1992 : le centenaire de la mort du « sage de Tréguier » célébré en Bretagne et à Paris
p. 199-208
Texte intégral
1Jean Le Lagadec, mon voisin trégorrois de Plufur, m’a demandé de lui faire pour Le Pays breton un compte rendu, le plus étoffé possible, de la célébration du centenaire de Renan à Tréguier du 20 au 25 juillet dernier. Etrange situation puisque je suis moi-même le Président du Comité Renan 92, lequel avait en charge l’organisation de ces manifestations. Que le lecteur me pardonne si je verse parfois dans l’euphorie, tant il est vrai que ce fut une fête réussie, tant sur le plan festif que sur le plan intellectuel. Mais cela sera quelque peu tempéré par des remarques d’humeur.
2Il se trouve que l’actuel maire de Tréguier est un catholique pratiquant d’une grande honnêteté intellectuelle. Comme il avait à célébrer à mi-mandat le centenaire de Renan, il crut bon de faire appel à votre serviteur qui était un peu le renaniste local. Lui-même avait été élevé dans un milieu très tolérant mais où l’œuvre de Renan demeurait inconnue. Il n’y a pas si longtemps encore le nom de Renan était dans certaines familles dites « bien pensantes » rejeté comme celui d’un mécréant. Certes, on s’était habitué à ce philosophe assis sur son banc à l’ombre de l’étrange Athéna, au pied de la vieille cathédrale. Mais on se souvenait toujours du passé. L’auteur de la Vie de Jésus n’était pas encore pleinement reconnu dans son propre pays. Il restait l’anticlérical, l’ennemi des vrais catholiques, celui qui avait osé nier la divinité du Christ.
L’idole des laïcs...
3Les libres penseurs et les laïcs purs et durs l’avaient, en conséquence, à jamais récupéré comme une idole. Mais les esprits tout de même évoluaient, même à Tréguier. Combien de Trégorrois étaient encore capables de donner la signification du calvaire dit de « protestation », érigé le 19 mai 1904, jour de la saint Yves, pour répondre au scandale de la statue du haut ? Passent les générations, et avec elles, a passé une histoire autrement tragique. Mais l’idée du jeune maire de Tréguier était excellente, de rendre, dans une tolérance partagée, Ernest Renan à son pays, à ses compatriotes.
4Il faut, malgré tout, dire que les choses n’allaient pas encore de soi. D’une part des tensions, si elles n’étaient plus tellement visibles, demeuraient parfois vives ; d’autre part, on risquait d’être accusé d’édulcorer, sous le prétexte de vouloir rechercher un consensus mou, la pensée révolutionnaire et laïque de Renan qui joua un rôle majeur dans l’élaboration de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. On pensait que la hache était enterrée. Les quelques anecdotes que voici montreront qu’il ne s’agira plus que d’une bien pâle hachette. Et comme dira le maire pour conclure en parodiant Jankelevitch : « Une fidélité dans la haine n’est qu’une sottise de plus ». Le curé de Tréguier y alla d’une mise au point lors de son sermon dominical, mais il était, après tout, dans son rôle. Une commerçante de la place accepta bien une de ses affiches non pour sa devanture mais pour ses W.C. Ce fut le seul cas du genre.
...honoré d’un concert à la cathédrale
5De leur côté, un groupe de libres penseurs de Paris relayés par quelques libres penseurs des Côtes-d’Armor nous reproche de commencer (nous la terminerons aussi !) la semaine Renan par un concert à la cathédrale, cette cathédrale (et monument public !) que Renan a tant aimée et si bien chantée. Le Grand Orient lui-même qui organise en octobre un colloque à Rennes sur le thème « Renan et les religions aujourd’hui » est presque accusé de collusion récupératrice avec l’Eglise. La création théâtrale que les étudiants du Centre dramatique universitaire avaient eu, sous la direction de mon collègue Yves Moraud, le grand mérite de réaliser suscita aussi quelque polémique : le jeune Renan tel qu’il était mis en scène dans la pièce La Nécessité de rompre parut à certains exprimer moins un conflit d’exégèse qu’un drame romantique. C’est du reste ce genre de réactions qui manquera le plus au colloque, la lourdeur du programme empêchant les échanges souhaitables avec l’auditoire.
Un Celte de Tréguier en Orient
6La fête commença donc par un concert « orgues et trompettes » le lundi 20 juillet devant 400 personnes à la cathédrale. Mme Odile Pierre nous donna un aperçu enivrant du mouvement baroque à travers la musique européenne. Ce qu’agrémentait de sa voix prometteuse Patricia Petibon, la jeune soprane dont la famille est originaire de Tréguier. Cette soirée, composée par notre compatriote Philippe Châtelain, préludait idéalement à la semaine Renan.
7Il avait été prévu de se rendre le lendemain en délégation visiter l’exposition de Saint-Brieuc consacrée à « E. Renan, un Celte en Orient ». Un mot sur la genèse de l’exposition voulue par le Comité Renan 92. Nous avions d’abord envisagé de la monter à Tréguier même. Mais comment une petite ville de 3000 habitants pourrait-elle mener à terme un tel projet alors qu’elle n’avait même pas de musée ?
De l’acide dans les idées
8En revanche, nous disposions des belles salles de l’Hôtel de ville, un ancien évêché, que l’on pouvait aménager. Mais le Louvre nous prêterait-il les objets de ce fonds phénicien que Renan avait contribué à créer ? Or l’idée était trop belle de réaliser cette exposition montrant la fabuleuse rencontre entre un génie celtique et le génie de la Grèce et du Moyen-Orient. D’où la décision de solliciter Saint-Brieuc, notre préfecture, qui disposait d’un beau musée, d’un personnel nombreux, de moyens importants.
9Tréguier, de son côté, avec ses moyens et sa passion, réaliserait le versant « E. Renan, un Celte de Tréguier ». Ce qui fut fait. Un catalogue commun devait réunir les deux ensembles de l’exposition. Cependant, bien vite l’esprit de collaboration le céda à l’esprit d’émulation et de récupération vexatoire et prétentieuse. Mais ne chicanons plus : l’exposition de Saint-Brieuc reste superbe et son catalogue est un document de classe ; celle de Tréguier, de son côté, est aussi suggestive que chargée d’émotion. Merci à Daniel Robin. L’affiche au moins reste commune avec ce titre-choc : « E. Renan de l’acide dans les idées ». Malgré qu’il en ait, n’oublions jamais l’acide.
Place du Martray, l’ouverture des festivités
10J’eus pour ma part, vers 17 h 30, après notre retour à Tréguier et la visite à la maison natale de Renan restaurée à l’autrichienne, le plaisir de retrouver Jean Le Lagadec sur la place du Matray pour les discours d’ouverture. La foule était présente, bien sage, à laquelle se mêlaient des touristes un peu surpris. Les personnalités étaient bien là, Yvon Bourges, le Président du Conseil régional, le député Pierre-Yvon Trémel (mais qui préfèrera « sécher » une exposition qui apparemment n’avait rien à lui apporter !), les maires de Lannion et de Perros-Guirec (parfaits de bout en bout). Je songeais, sur ma chaise de « président », aux fameuses célébrations de 1903 où la statue de Renan fut inaugurée en présence du président Combes, à celles de 1923 pour le centenaire de la naissance avec le Président Poincaré, à celles enfin de 1947 où le musée Renan fut inauguré en présence du Président Herriot et de plusieurs ministres, dont tous les ministres bretons. Aujourd’hui, le gouvernement de la République brillait par son absence. Le calendrier du Président de la République était surchargé. Notre ministre de l’Education nationale et de la Culture ne jugera pas bon de se déplacer pour célébrer ce grand penseur de Renan qui sut pourtant porter si haut l’honneur du professeur et qui fit tant rayonner le génie français. Et l’idéal européen du philosophe, surtout en ce moment, méritait assurément qu’on s’y arrêtât. Nous avions bien un ministre dans notre département et de surcroît Président du Conseil général. Mais Charles Josselin faisait alors des trous dans le gazon de Plerneuf. Cela n’enlève rien à notre reconnaissance au Conseil général dont l’aide à nos manifestations fut importante.
Quatre discours
11C’était sans doute un signe que l’on fût sur l’estrade entre Bretons. Car c’était aussi la première fois que la célébration de Renan était organisée à partir de Tréguier par les Trégorrois eux-mêmes. Non que ces derniers n’y eussent activement collaboré comme en témoignait l’action de ces grands maires que furent, en 1903, Jules Guillerm, et en 1923, Gustave de Kerguézec. Quatre discours devaient se succéder. D’abord le maire de Tréguier salua le public de la place, remercia particulièrement les participants venus si nombreux de toute l’Europe, du Moyen-Orient aussi. Avec tact et compétence, le Président Bourges retraça l’extraordinaire carrière de Renan, ce petit Breton de Tréguier qui devait à la fin du siècle exercer un véritable magistère spirituel et dont la principale caractéristique, mise en lumière dramatique par la crise de ses 20 ans, est bien celle de l’honnêteté avec soi. Le sous-préfet de Lannion, avisé au dernier moment qu’il devait représenter l’Etat, soulignera quelques idées fortes du message renanien : courage et tolérance, nécessité de la séparation de l’Eglise et de l’Etat sans laquelle il n’est pas de démocratie, vision européenne.
Menaces sur la culture française
12Tous éléments que je ne manquais pas, à mon tour, de reprendre dans mon propre discours. Qu’on ne m’impute pas à forfanterie de m’étendre un peu là-dessus car il y avait des choses que je tenais à dire en public, parce que j’en avais la rare occasion, et que je tiens naturellement à redire aux lecteurs de ce journal. Ce n’était pas par hasard qu’on avait intitulé le colloque du lendemain « Renan, penseur européen ». Le centenaire du grand penseur qui après la guerre de 1870 rêva des Etats-Unis d’Europe fondés sur l’alliance indispensable de la France et de l’Allemagne, tombait idéalement. Comme, en tant que professeur de lycée puis d’université, j’ai passé mon âge d’homme à expliquer la culture française, j’en profitai pour dire mon inquiétude, d’une part, devant l’orientation actuelle de l’enseignement secondaire qui est pourtant chargé de cette culture et, d’autre part, devant la situation de cette culture dans une Europe menacée de médiocrisation culturelle organisée.
13Ainsi plus il y aurait de bacheliers et de diplômés, moins il y aurait de jeunes gens non seulement capables de comprendre, mais qui auraient envie de lire du Montaigne ou du Renan ! De là ce caractère si précieux, car il porte sur l’adolescence, d’un enseignement secondaire digne de ce nom, c’est-à-dire celui où, pour la part littéraire, l’histoire, la philosophie et surtout l’étude des grands textes constituent l’essentiel.
Contre l’uniformisation mortelle
14Ce n’est pas tirer sur l’Education que de réclamer la spécificité de l’enseignement secondaire : l’étude des grands textes précisément, encore faudrait-il bien former les professeurs pour cela, n’a jamais été aussi nécessaire, tant il est vrai que les relais traditionnels de l’Eglise et de la famille ne fonctionnent plus comme naguère et, les élèves étant de plus en plus divers et mêlés, une telle étude montre combien la littérature est créatrice de réflexion, source permanente de valeurs.
15Ce n’est pas non plus tirer sur l’Europe que de défendre, dans le concert de la circulation européenne forgée par des cultures identiques et complémentaires et contre l’uniformisation mortelle, la langue et la culture nationales. Je ne faisais, en m’exprimant ainsi, que me situer dans le droit fil de la pensée de Renan et, comme je l’ai dit, « L’Europe de Renan ne peut se confondre avec celle de Maastricht ».
16Après la visite à l’exposition de Daniel Robin qui réussit à nous conduire de l’idée d’enfermement et d’exaltation à une sorte de circumnavigation celtique, visite chaleureuse et brouillonne à la bretonne, on se retrouva pour le pot des retrouvailles et de l’accueil dans le magnifique cloître de la cathédrale. Après l’orage de la veille, le ciel même était devenu œcuménique, dont la douceur ne devait cesser de nous éclairer et de nous échauffer.
« Génie de Tréguier »
17Le problème, en la matière, était d’allier le festif à l’érudit. En attendant le « plat de résistance » du colloque dont la première journée est pour demain, on ira avec les invités étrangers déguster un peu de homard à l’armoricaine mais qui, il faut bien le reconnaître, n’est plus ce qu’il était. Pendant ce temps près de 3 000 personnes avaient envahi la place de la cathédrale pour écouter quelques groupes à succès. Malheureusement le spectacle chorégraphique devant illustrer la « Prière sur l’Acropole » (leitmotiv de la semaine) ne dura que quelques pas : le tapis de sol était trop glissant pour les danseuses.
18Mais tous attendaient le « son et lumière » qui serait projeté à minuit. On en eut, pendant 45 mn, plein les yeux et les oreilles. « Extérieur-nuit » avait bien fait les choses. La bande son était superbe. Toute l’histoire de Tréguier s’exaltait à grandes images flamboyantes sur les murs de la cathédrale. La création du monastère par Tugdual préludait à la consécration de saint Yves, et la ruine de l’évêché à l’apothéose de Renan.
19D’où le titre d’ensemble, car il est des lieux où souffle l’esprit, « Génie de Tréguier ». Mais pourquoi faut-il que les paroles accompagnant l’image soient si parisiennement stéréotypées ? Heureusement qu’on ne les entendait pas trop bien. Mais quand Renan reprenait la parole le miracle naturellement se rétablissait. Le spectacle fut donné le lendemain soir avec le même succès.
Cinq thèmes
20Mais je crois que ce que retiendront surtout les participants, ce sera le colloque et la promenade en mer. D’abord, une double surprise. La première vient de la chapelle du lycée où se tenait le colloque. Cette chapelle rénovée où le jeune Renan avait porté l’habit blanc, devenu atelier puis gymnase, voilà que, grâce à un admirable effort collectif, elle venait d’être transfigurée en « espace culturel » (ne trouvera-t-on pas un autre mot ?). C’est justement le colloque Renan qui l’inaugurait, non sans la panne de courant préliminaire. Ce qui donna lieu au spectacle de notre Président Etienne Wolff, qui représentait l’Académie française et l’Académie des sciences, faisant sa lumineuse conférence à l’aide d’une lampe-torche. On ne peut ici qu’évoquer les conférences riches et variées qu’on pourra lire dans les Actes du Mémorial Renan.
21Les cinq thèmes de la matinée concernaient, dichotomie romantique oblige, l’Europe du Nord : Renan et les pays celtiques, l’Angleterre, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Pologne. Deux peuples sont à part : le celtique qui a fondé l’imaginaire, le germanique qui a fondé la philosophie moderne. C’est dire à quel point l’Europe de Renan se forge dans la culture. Je me contenterai ici de deux anecdotes. La première est d’entendre l’étranger manier la langue française avec un talent à vous rendre jaloux. « C’est la francophonie (que je prends ici au sens le plus large), me dit quelqu’un, qui finalement sauvera la langue et la culture française ». La seconde : l’un des conférenciers fit son discours en anglais. Une partie des assistants (il est vrai qu’il était midi) quitta la salle. « C’est exactement, me dira Etienne Wolff, ce qui se produit dans les conférences scientifiques lorsqu’un participant se met à parler en français ».
Le latin et les mathématiques
22Dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse Renan remercie son cher collège de Tréguier de lui avoir enseigné ces deux disciplines fondamentales que sont le latin et les mathématiques. J’aime à voir en mon illustre compatriote un parfait avatar du clerc breton du Moyen Age dont la qualité était d’être trilingue : bretonnant, francisant, latiniste.
23C’est bien par sa culture latine que Renan est fondamentalement européen : à 10 ans il écrivait une lettre en latin à son grand-frère, à 50, il écrivait en latin à son fils Ary, et beaucoup de ses textes scientifiques, étudiés et échangés dans l’Europe des savants, sont en latin. L’admirable Corpus inscriptionum semiticarum qu’il lança en 1867 est en latin.
24C’est dans ce moule qu’il ne faudrait peut-être pas rejeter que se forme le mélange de l’Europe du Nord et du Midi. Pour cette dernière, objet de la deuxième partie de notre colloque, on avait particulièrement retenu la relation avec la Grèce et avec l’Italie.
Plus grec que romain
25La relation avec ce dernier pays est, en fait, la plus importante car elle fut constante. L’Italie révéla à Renan son art, son peuple, la richesse créatrice de ses provinces. Il y eut entre Renan et l’Italie la permanence d’une fascination réciproque. Mais on connaît davantage la relation de Renan et de la Grèce. Car il y eut l’Acropole, car il y eut Athéna, car il y a Athéna à Tréguier.
26La journée se termina sur la stimulante confrontation entre l’Europe au temps de Renan vue par Maurice Agulhon et l’Europe d’aujourd’hui vue par Jean-François Revel. Renan avait bien pressenti qu’à la fatalité des catastrophes à venir il faudrait bien répondre par un nouvel esprit européen. Je me permettrai de dire que son modèle était moins inspiré par l’ordre romain que par l’exemple grec.
Itinéraire renanien
27Inoubliable fut l’excursion en mer du jeudi 23. Comment ne pas recommander aux Bretons qui n’ont pas encore accompli un tel voyage de le faire dès qu’ils le pourront sans oublier qu’ils suivent un itinéraire renanien ? En commençant par Runan au nom prédestiné et qui possède la plus belle église du Trégor avec sa chaire extérieure, son porche, ses piliers, sa nef enluminée, son retable, sa vierge déhanchée, sa Notre-dame des agonisants que Renan avait dit souhaiter appeler dans son agonie si elle durait trop longtemps. Puis voici la Roche-Jagu dont le jeune Renan – sa famille paternelle est originaire du Trieux – a évoqué le fantastique légendaire. C’est là qu’il faut prendre la vedette pour descendre le fleuve et faire le tour de Bréhat et de ses îlots où s’établirent nos premiers saints fondateurs.
28Bréhat, c’est l’île de Renan où l’on montre encore aux touristes la chaise rocheuse où, quand il séjournait adolescent chez sa tante Perrine, il aimait à philosopher poétiquement. Retour par le cimetière de Ploubazlanec avec son mur des disparus en Islande que Renan ne connut pas quand il s’y arrêta, à ses dernières vacances d’été 1845 en Bretagne comme séminariste, pour y griffonner un texte hallucinant que Jean Pommier, son exégète, a appelé « le cimetière marin de Renan ». On s’arrêtera, en finale, au manoir du Carpont en Trédarzec, où a été reconstituée, pour les Souvenirs, la si triste histoire de la fille du « broyeur de lin ». Tout au long de cette journée au soleil de rêve des comédiens avaient lu des « morceaux » de Renan que J. Pol Huélou de Loussouarn ensorcela de sa flûte. « Un vrai voyage initiatique » dira simplement Etienne Wolff.
La science des religions
29Vendredi 24 : deuxième journée du colloque. Il avait été convenu de tenir la séance du matin à Lannion et celle de l’après-midi à Perros-Guirec. A Lannion parce que la famille maternelle de Renan en était originaire et que lui-même y passa deux années de son enfance ; à Perros-Guirec parce que c’est à Rosmapamon, propriété située à l’entrée de la célèbre station balnéaire, que l’administrateur du Collège de France vécut ses huit derniers étés.
30Trois cent participants au colloque de Tréguier, autant à Lannion et près de cinq cent à Perros-Guirec : voilà de quoi réjouir l’esprit, surtout que certaines communications comme celle sur « Averroès », ce Renan arabe du xii e siècle auquel le Renan du xix e a consacré sa thèse, n’étaient pas si abordables. A Lannion, le comité avait proposé un thème assez rare dans un colloque : quelques personnalités devaient dire ce qu’avait été Renan dans leur vie.
31Signe inimaginable au début du siècle : aujourd’hui le chanoine Yves Thomas était venu dire ce qu’avait été son expérience de 12 ans comme curé-archiprêtre dans la cité de saint Yves... et de Renan. Le thème de Perros-Guirec portait sur ce qui avait été le combat essentiel de Renan : « la science des religions ». De cette journée on retiendra deux moments exceptionnels : l’intervention du professeur de la Sorbonne Jean Gaulmier qui à 87 ans avait tenu à venir dire ce qu’avait été dans sa vie d’homme ce Renan qu’il découvrit en 1922 quand, avec Sartre et Nizan, il préparait le concours de Normale supérieure et que, de Beyrouth à Strasbourg, il ne devait plus quitter ; puis l’admirable et si juste synthèse proposée par Bernard Besrec, l’ancien prieur de Bocquen, lui aussi obligé de se séparer de l’Eglise, sur ce sujet des sujets, « le Jésus de Renan ». On rentrera à Tréguier en s’arrêtant quelques instants à Rosmapamon tout doré d’un soleil qui ne voulait plus nous quitter.
Espérance et crainte
32Cette semaine du centenaire devait se clôturer à Tréguier, le samedi matin par une table ronde sur « l’Europe des cultures », le midi par un banquet celtique, le soir un dernier concert à la cathédrale. La surprise de la « table ronde » vint de ce qu’aucun des participants prévus n’était là, comme s’il était de bon ton de se décommander au dernier moment. Heureusement Francis Mercury, un des fondateurs de « Cinq colonnes à la une » et récent biographe de Renan, anima comme il put les débats.
33Mais tout cela sentait le bricolage. On naviguait entre l’espérance d’une grande idée et la crainte d’une perte d’identité. On apprit du moins qu’un des articles du traité de Maastricht évoquait la culture. Quant au « banquet celtique » dans la tradition de ces « dîners celtiques » mensuels du côté de Montparnasse qui réunissaient les Bretons de Paris et dont Renan fut de 1880 à 1892, le président, il fut dignement honoré.
34Fruits de mer à saliver, bien entendu. Une gwerz (chant dramatique) pour l’émotion. Et, naturellement, lecture du beau discours prononcé par Renan au « dîner celtique » qui s’était déplacé à Tréguier le 2 août 1884 et qui signalait le retour de l’enfant prodigue dans la ville quittée depuis 40 ans. On citera, pour le plaisir et l’instruction, ce passage :
« L’amour de la vérité »
35« Ce que j’ai toujours eu, c’est l’amour de la vérité. Je veux qu’on mette sur ma tombe (ah ! si elle pouvait être au milieu du cloître ! Mais le cloître, c’est l’Eglise, et l’Eglise, bien à tort, ne veut pas de moi). Je veux, dis-je, qu’on mette sur ma tombe : “Veritatem dilexi”. Oui, j’ai aimé la vérité je l’ai cherchée, je l’ai suivie où elle m’a appelé, sans regarder aux durs sacrifices qu’elle lui imposait. J’ai déchiré les liens les plus chers pour lui obéir. Je suis sûr d’avoir bien fait. Je m’explique. Nul n’est certain de posséder le mot de l’énigme de Univers, et l’infini qui nous enserre échappe à tous les cadres, à toutes les formules que nous voudrions lui imposer. Mais il y a une chose qu’on peut affirmer, c’est la sérénité du cœur, c’est le dévouement au vrai et le sentiment des sacrifices qu’on a faits pour lui. Ce témoignage, je le porterai haut et ferme sur ma tête au jugement dernier.
36En cela, j’ai été vraiment Breton ».
Qui l’eût dit ?
37Cette semaine du centenaire s’acheva donc en beauté dans une cathédrale bondée : l’ensemble vocal de Tréguier et la pianiste M.-C. Girod donnaient un spectacle où le compositeur Paul Le Flem, mort à Tréguier en 1984 à 103 ans, était à l’honneur. On entendait pour la première fois les chants populaires bretons harmonisés par Paul Le Flem qui est, en quelque sorte, notre Bartok. L’hommage à Renan traçait la trame de la soirée. Entendre des passages de la « Prière sur l’Acropole » sous les voûtes même de la cathédrale, qui l’eût dit, qui l’eût cru ? Et, finalement, pourquoi pas ?
38Telle fut la célébration de Renan, à l’occasion du centenaire de sa mort, par les Trégorrois, les Bretons, ses amis venus d’un peu partout. Ce fut enfin, comme nous le souhaitions, réconciliés dans la recherche du beau, du bien et du vrai, le témoignage de reconnaissance de toute une population. Ce qui indique l’humble plaque que nous avons voulu à notre tour sceller au socle de la statue.
39Que ce centenaire soit surtout l’occasion de relire et de reméditer Renan, ce Renan qui en ces retours d’intégrismes religieux, de nationalismes sanglants, en cette fin de siècle qui est crise de civilisation, redevient d’une urgente actualité. Oui, écoutons plus que jamais la voix du « sage de Tréguier ».
Un Breton de Paris
40Non que ce « sage » n’ait parfois exprimé des idées que nous repoussons, n’ait eu des illusions, par exemple, sur la foi en la science, n’ait été victime aussi de l’idéologie de son temps. Il n’a sans doute pas été le visionnaire espéré, mais c’était la rançon de sa souveraine prudence.
41Mais il a été l’un des plus grands penseurs qui assurent la transition entre le passé et le présent. Et c’est en même temps, don si rare, un de nos écrivains les plus envoûtants. De l’âge de 15 ans à sa mort, Paris fut son territoire, son champ de bataille. Mais il resta toujours un Breton à Paris.
42En octobre et en novembre, l’institut et le Collège de France célèbreront à leur tour son centenaire. Une exposition, à partir de celle de Brest sur « Renan homme des sciences » (un colloque sur ce thème l’accompagnait, organisé par l’Université de Bretagne Occidentale) et de celle de Tréguier sur « Renan un Celte de Tréguier » sera montée au « Musée de la vie romantique » de la rue Chaptal, cette belle maison qui appartenait aux Scheffer, les beaux-parents de Renan, et dont la deuxième petite-fille, Corrie Siohan morte en 1982, a fait don à l’État.
43 Le Pays breton, septembre 1992, n° 378
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