Renan posthume
Le discours commémoratif : 1903, 1923, 1947
p. 189-198
Texte intégral
1Il se trouve que des trois grandes manifestations dont Renan a été l’objet, depuis les funérailles aux frais de l’État de 1892 au centenaire de 1992, seule celle de 1923 correspond à une commémoration, le centenaire de la naissance. Il n’en est pas moins vrai que 1903 et 1947 sont également à considérer comme années commémoratives. Elles le sont même idéalement puisque, dans les deux cas, elles consacrent la forme la plus visible d’une inscription dans la mémoire. Pour la première, il s’agit de l’inauguration de la statue de Renan, ou plutôt du groupe Renan – Athéna, à Tréguier, la ville natale de l’écrivain. Pour l’autre, il s’agit encore d’une inauguration, celle de la transformation en musée de la maison natale dont les petites-filles de Renan, Henriette et Corrie Psichari, ont fait don à l’État. Mais si la date de 1947 ne fait pas de problème, que penser de 1903, voire de 1923 ?
2Que Renan ait été l’objet de trois grandes manifestations en moins d’un demi-siècle, c’est déjà exceptionnel. Il est vrai que l’auteur de la Vie de Jésus était, dès son vivant, un homme à « manifestations ». Mais qui encore pourrait s’honorer de se voir l’objet des discours, entre autres, des Berthelot, France, Barrès, Poincaré, Herriot1 ? Sans compter que ces orateurs représenteront, à chaque fois, de puissants courants et qu’il y avait à les juger une opinion longtemps divisée, toujours sur le qui-vive. Rarement, en effet, un discours commémoratif n’aura suscité de telles réactions.
3Dans ces conditions, un véritable mythe Renan ne pouvait que se constituer, renforcé par le propre fanatisme des adversaires. Mais avant de voir comment ce mythe s’est vaille que vaille développé, il faut intégrer l’événement à son contexte et le discours commémoratif au discours d’ensemble.
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4On ne saurait comprendre les événements tels qu’ils se sont déroulés, surtout ceux de 1903 et de 19232, sans les resituer dans tout un contexte idéologique. Un contexte qui, en 1903, n’était pas seulement local, ni même national. Il est local, car c’est naturellement à Tréguier, la ville où il est né, a vécu son enfance, et passé les vacances de sa jeunesse, la ville où il est sur le tard revenu, que, onze ans après sa mort, est inaugurée, le 13 septembre, la statue de Renan. Mais le contexte est aussi national car il s’agit, en même temps, d’une opération qui s’inscrit dans la stratégie de la politique jacobine, laïciste, anticongrégationniste d’Emile Combes, ministre de l’intérieur et des Cultes et président du Conseil depuis 1902. Il fallait porter le fer au cœur de cette Bretagne réactionnaire, catholique et bretonnante. Et finalement, cette inauguration ne sera pas non plus sans conséquence sur la séparation des Eglises et de l’Etat qui interviendra en 1905 et dont Renan fut l’un des grands inspirateurs. Mais, par le fait même, l’événement s’inscrivait dans un contexte autrement vaste, celui de l’affrontement universel de la pensée libre et de la chrétienté entière3.
5Quand, en 1923, tombe le centenaire de la naissance, la Grande Guerre vient de finir et l’Union sacrée est de rigueur : le gouvernement de la France est alors celui du Bloc national avec Millerand comme président de la République et Poincaré comme président du Conseil. Dans ce contexte, que faire du centenaire de Renan ? Car il suffit toujours de prononcer son nom pour que la politique s’emballe et que le Vatican frémisse. On appréciera, en un tel moment, la formule du cardinal de Paris sur Renan : « un homme qui renia sa foi et méconnut sa patrie ». Un débat au Sénat sur le sujet fixait la limite : « la fête décidée par le gouvernement [...] doit être un hommage national de caractère scientifique et littéraire »4. Ainsi une nouvelle fois Renan risquait, mais avec l’effet inverse, d’être emporté par l’idéologie dominante du moment.
6Rien de tel en 1947. On sortait d’une guerre encore plus effrayante et on avait certes autre chose à faire qu’à se battre autour d’un Renan si lointain. L’objet même de la manifestation, où il n’y avait aucun enjeu politique, s’allégeait de toute idéologie : un beau don à l’Etat et un beau musée à inaugurer. Mais peut-on innocemment célébrer Renan ? Révélatrice est la place prépondérante des plus hauts représentants de l’enseignement public alors que la querelle scolaire, sujet toujours brûlant en Bretagne, repartait de plus belle. Révélatrice toujours la couleur des principaux orateurs : militants rationalistes et de gauche5.
7Tel est, en survol, le contexte dans lequel se dérouleront nos manifestations. Le problème maintenant est de savoir ce qui va se passer sur le terrain.
8« Ma doue, lazhadeg zo e Landreger » (Mon Dieu, on se tue à Tréguier) rapporte un mémorialiste bretonnant témoin affolé de 19036. C’est que pour l’inauguration de la statue de Renan à Tréguier, la petite ville sainte de la Bretagne était en état de siège et de choc. Pourtant le sculpteur Jean Boucher, qui eut l’idée d’un Renan vieux et d’une Athéna pacifique, représentait, dans le bronze, rien moins que l’apôtre de la tolérance. Mais en réalité, tout par rapport au contexte que nous avons évoqué, concourait à la provocation. La date d’abord : 1903, quand en pleine bataille contre les congrégations les incidents se multipliaient particulièrement en Bretagne7 ; un an après 1902, quand l’inauguration de la statue à Quiberon de Hoche, le massacreur de chouans, programmait celle à Tréguier de Renan, le massacreur de curés. L’organisation ensuite : elle était le fait des Bleus de Bretagne à l’idéologie combiste, que relayait, de Paris à Tréguier, tout l’appareil des ligues. L’emplacement enfin : la statue se dressait face à la cathédrale, c’est-à-dire contre. Pendant un an, campagne de presse et de souscriptions préparaient à l’assaut. Du coup, et sur-le-champ, on vit se lever l’armée des Blancs, catholiques et Bretons toujours. Que Combes, en personne, vienne inaugurer la statue est considéré comme une consécration pour les uns, comme un affront suprême pour les autres. Libelles, tracts et menaces se succèdent. A l’exaltation des renanistes répond le fanatisme des cléricaux. Et c’est pourquoi, dès l’aube de ce 13 septembre, la troupe investit la ville : 250 cavaliers, 350 hommes de ligne, 50 gendarmes. A écouter les comptes rendus on hésite entre jour de triomphe ou jour d’épouvante. Le seul point d’accord est d’ordre météorologique tant il n’avait cessé de pleuvoir. On peut, du moins, se fier aux photographies. La plus saisissante est celle où les hommes de ligne s’avancent, baïonnette au canon, contre les Blancs sortant, bâton au poing, de la cathédrale, juste au moment où Anatole France faisait une envolée sur Combes. Le roulement de sifflets fut alors terrible. Mais ce n’était là qu’un incident de l’énorme charivari. Le miracle républicain, car c’en fut un, est qu’il n’y eut aucun blessé grave à déplorer8.
9La polémique qui entoure 1923 sera certes moins militaire, car l’enjeu n’est plus le même. Pourtant, tout avait mal commencé à Rome, qui eut le front d’inaugurer le centenaire avec des protestations expiatoires de Pie XI. Mais la polémique qui éclatera à Paris se manifeste autrement pour déboucher sur une double commémoration. La première est la commémoration officielle, qui a lieu le 28 février, date de la naissance, dans le temple de la Sorbonne. Avec cet intermède : la petite cérémonie du lendemain au collège de France pour y célébrer l’administrateur que fut Renan. Et s’il n’y avait eu, paradoxalement, le discours de Barrès, la commémoration eût été la plus neutralisée possible. Mais c’est bien cette officialisation, comme le montrait la note du cardinal de Paris, que craignait l’Église9. Et c’est contre cette même officialisation que l’esprit de 1903 va se remettre à souffler. D’où le deuxième acte d’une contre-manifestation qui eut lieu, le 11 mars, devant cinq mille personnes, au Trocadéro, pour y fêter, autour d’Anatole France et du fils de Berthelot, un autre Renan, le Renan de la révolution permanente. Mais à Tréguier, en Bretagne ? Mais à Tréguier 1903 restait un traumatisme. Déjà Lannion, sous l’impulsion déjà revue renaniste La Pensée bretonne, se préparait à récupérer la commémoration10. Le maire de Tréguier, le vicomte de Kerguézec, l’ancien commissaire-exécutif de 1903, se décida à réagir. Il était en Sorbonne, il avait pris la parole au Trocadéro. Mais, chez lui, il veut organiser le centenaire en dehors de tout esprit de parti11. Ce sera une grande commémoration présidée, le 2 septembre, par Poincaré lui-même. Un petit-musée avait été préparé dans la maison natale, et, au-dessus de la porte d’entrée, de chaque côté de la plaque signalant la naissance de Renan apposée là en 189612, seront scellés les médaillons d’Ernest et de Michel Psichari, ses deux petits-fils tués à la guerre. Mais, du coup, les Bleus décidèrent, en réaction, de s’abstenir. Ce n’était plus leur Renan qu’on célébrait là, mais le Renan de l’Union sacrée13.
10Faut-il revenir sur 1947 où tout avait été fait pour maintenir l’entente cordiale ? Le curé-archiprêtre ne fit pas sonner ses cloches à l’heure des discours14, les adversaires, car s’il n’y avait plus d’adversaires Renan ne serait plus Renan, n’étaient pas venus manifester. Ce dont ils seront publiquement félicités par l’officiant Edouard Herriot. A peine fut-il distribué quelques tracts qui ne troublèrent en rien la belle journée.
11On conclura ici sur quelques constantes de cet art de commémorer. D’abord sur les présidents : président de la République à la Sorbonne ; deux présidents du Conseil et celui de l’Assemblée nationale à Tréguier. Aucun président, évidemment, au Trocadéro ; de ministre point, pas même de l’instruction publique ou Education nationale omniprésents aux manifestations renaniennes, sauf à celle de 1923 à Tréguier. Mais sur le décor on se retrouvait : statue de Renan pour Tréguier, buste pour les scènes parisiennes. Sur les banquets enfin, un constat : il n’y en eut qu’à Tréguier ; mais pour la fête populaire, le Trocadéro s’est mis à l’unisson de la ville natale. Quoi qu’il en soit, dans cet ensemble tourbillonnant, c’est le discours qui est roi, mais un discours qui répondait au contexte et à l’événement que nous venons d’évoquer. Or c’est dans ce discours d’ensemble que se donne à entendre le discours commémoratif.
12Il y eut un tel flot verbal qu’il faut bien l’endiguer pour ne retenir que l’essentiel. Seulement cet essentiel est tributaire de tout le reste. Disons qu’autour du discours commémoratif proprement dit il y a, d’une part, une sorte d’hybride paratexte qui le parasite et, d’autre part, un discours parallèle qui le parachève.
13L’exemple de 1903 fera apprécier toute une gamme de paratextes. Commençons par de l’élémentaire : cela peut aller des insultes rapportées par les comptes rendus, en breton et en français, à toute sorte de chansons, voire à « L’Internationale » reprise en chœur dans la rue. Continuons par la guerre des formules : elle va des trois inscriptions à jamais marquées sur le socle de la statue mais la statue rassemblait déjà en elle-même tout un discours commémoratif – aux banderoles du jour où « Vive le Christ » tombe du clocher alors qu’autour de la place claquent sous la pluie « Gloire à Renan » ou « Vive l’armée républicaine »... Musiques et folklore font aussi partie du discours : le Trocadéro, à cet égard, se distinguera avec « l’Hymne à la vérité » de Méhul et les chants bas-bretons de Bourgault-Ducoudray. Il y a enfin les textes d’accompagnement dont, à chaque fois, d’une scène à l’autre, l’inévitable « Prière sur l’Acropole ». Mais, là encore, c’est le Trocadéro qui triomphe avec la représentation du Prêtre de Nemi. On est donc passé d’un paratexte qui parasite le discours, ou le contamine, au paratexte qui finit par l’infléchir, ou l’auréoler.
14Quant au discours parallèle, il est fait pour graviter autour du discours commémoratif proprement dit. Il se tient en d’autres lieux, avec le plus souvent d’autres orateurs, et le public est surtout fait de militants. Le cas du Trocadéro et de la Sorbonne est exceptionnel. Car il s’agit là d’une confrontation de deux discours, le discours officiel et le discours sauvage, constituant l’un contre l’autre un même discours commémoratif. Situation différente à Tréguier en 1903 où il y eut trois types de discours à se succéder. La veille de l’inauguration du 13 septembre, en lever de rideau à la matinée théâtrale, Félix Le Dantec avait ouvert les manifestations avec une conférence sur l’honneur de Renan. Puis le soir, les Bleus, c’est-à-dire les organisateurs, s’étaient retrouvés en congrès et en banquet pour s’enflammer aux discours de leurs chefs. L’inauguration du lendemain donna lieu à six discours de trois heures dont ceux de France et de Berthelot. Puis deux mille personnes s’empressèrent au banquet démocratique pour applaudir Préssensé et surtout Combes qui, juché sur la table, fit un discours politique où il ne se souvint de Renan qu’au détour de la conclusion. Le discours de Combes non seulement parachevait l’inauguration mais en était l’apothéose. Les cérémonies de 1923 à Tréguier ont été cette fois fort bien ordonnées et il y eut mille personnes au banquet. Quatre discours furent prononcés le matin dont le très long discours de Poincaré qui reprit encore la parole à table. En 1947, toujours devant la statue de Tréguier, cinq orateurs se succédèrent dont Pommier et Herriot15. Puis on se retrouvait encore à sept cent au banquet pour entendre d’autres discours.
15Malgré les délices du genre, nous nous limiterons, mais sans oublier ce qu’elles apporteraient en sus, aux discours hors-banquets, aux plus signifiants d’entre eux, là où s’est constitué le mythe Renan. On verra comment, à partir des discours fondateurs de Berthelot et de France, le mythe va s’organiser pour finalement se revitaliser. La confrontation entre Barrès et France est, à cet égard, d’un vif intérêt. On demandera naturellement à Herriot de conclure.
16Ce qui frappe dans les remarquables discours de Berthelot et de France à Tréguier, c’est leur complémentarité pour un même combat. Le premier, vieux compagnon de route de Renan, ouvre la voie au second, le plus brillant disciple. L’accent est mis, de part et d’autre, sur les dogmes du scientisme et de l’antireligion avec ses corollaires d’antichristianisme et d’anticléricalisme. Les principaux ouvrages de référence sont L’Avenir de la science et la Vie de Jésus 16. Qu’importe, à la limite, qu’elles soient de Berthelot et de France ces formules : « Renan tout entier, un Renan dévoué à la science, attendant le règne de la science et le salut du monde par la science » (France) ; « Heureux les hommes si les religions avaient pu s’affranchir en même temps des superstitions antérieures [...]. Plus heureux encore s’ils n’avaient point été livrés à l’intolérance de corporations sacerdotales [...]. Le christianisme à son tour atteint depuis deux mille ans son époque critique » (Berthelot). Nous dirons simplement que Berthelot développe en analyste une explication critique des religions, ce que va reprendre France en historien virtuose, en ironiste accompli. Ainsi du « comment se fait une religion » on est conduit au « comment faire une religion ». Reste, puisque scientisme et antireligion sont inséparables de la démocratie laïque, l’enjeu politique. Berthelot voudra entraîner de toute sa foi les nobles hésitations d’un ami qu’il connaît trop bien ; quant à France, il évoque Caliban avant de demander à Athéna la réponse nécessaire. Tels sont les traits schématisés, scientisme et anticléricalisme, que le texte commémoratif de 1903 a imposés de Renan. Et comme les catholiques dans leur majorité écrasante ne verront pas autre chose, l’opinion suivra, pour condamner ou pour exalter.
17Le discours commémoratif s’identifie fatalement à l’éloge. Celui de Renan, que met encore plus en valeur la sécession de la Sorbonne, y contrevient moins que tout autre. On peut suivre les lignes de force de cet éloge sous la triple perspective du leitmotiv formel, d’un thème dominant, de la mise en place d’un modèle. Il faudrait voir de quelles citations parfois emboîtées se nourrissent les discours successifs. Mais il est une forme, qui est ici travaillée sous tous les angles, et qui est l’art commode de faire parler les morts. Le modèle en est la prosopopée d’Athéna, figure de style subvertie par France pour en faire la figure d’une nouvelle révélation. Puis voici le rêve que tire le ministre Chaumié du Renan assoupi sur son banc de Tréguier17 ; puis voilà le dialogue engagé par Poincaré18 avec la même statue sur nos origines celtiques, ou encore la lettre levée par Herriot d’outre-tombe. Parallèlement aux variations de ce genre, il est une idée-force qui traverse tout le texte commémoratif sauf, bien entendu, celui de la Sorbonne : Renan fut un « émancipateur ». Ce qui inévitablement le rattachait à Voltaire avec la progression, notée cette fois avec plaisir par Barrès, du « comme Voltaire » au « mieux que Voltaire ». Le premier titre de Renan était d’avoir opéré la révolution critique dans tous les domaines, à commencer par celui fondamental des études religieuses. On s’attardera, en troisième lieu, à la mise en place du « saint laïque »19. Voici donc, tirées de l’ensemble, avec des temps forts pour tel ou tel aspect, une demi-douzaine de preuves : le récit de vie avec passages obligés dont le discours de Pommier à Tréguier achevait le modèle esquissé par Félix Le Dantec ; l’éternel « sourire bienveillant » de l’homme le plus insulté, et qui était la réponse du sage ; toutes les vertus dont courage, sincérité, noblesse d’âme, « candeur évangélique » (l’expression est de Daniel Berthelot), sens du devoir : bon Breton, grand Français, philosophe de l’humanité, tout cela qui fait un homme complet, un mélange, comme l’annonçait encore Le Dantec, de Socrate, de Platon et de Jésus ; le maître en sa maison où « son image flotte encore [...] comme à la table des pèlerins d’Emmaüs » (l’expression est d’Anatole France) ; un exemple pour tous et pour toujours, comme en témoigne le rameau élevé par Athéna ou l’exceptionnelle non-inscription sur le socle de la statue, après la date de la naissance, de la date attendue de la mort terrestre20.
18Si la commémoration de la Sorbonne, au lieu d’être un enterrement de classe gouvernementale, s’était contentée d’être une salutaire tentative de démythification, elle eût eu du mérite. C’est pourtant un grand moment du discours commémoratif que la confrontation entre Sorbonne et Trocadéro par Barrès et France interposés. « Le nom de Renan reste un drapeau » proclamait Daniel Berthelot en réplique au « drapeau de l’intelligence » ramassé par Barrès. France, au bord de ses 80 ans, en appelait « aux citoyens ». Non, Renan n’était pas ce sceptique désengagé ou ce philosophe fourvoyé qu’inventait Barrès et que reprendra sur le mode attentionné son compatriote Poincaré21 à Tréguier, mais bien le passionné de vérité. Ah ! comme le vieil homme comprenait, bien plus émouvant alors qu’en 1903 à Tréguier, l’idée que le vieux Renan se faisait de la République, en cette année 1923 où, disait-il, « il ne nous reste de la République que le nom », comme il redécouvrait, en ces lourds lendemains, l’idée que Renan se faisait de la nation... Une idée que Barrès eût pu comprendre s’il n’avait préféré la patrie et les morts. C’est pourtant Barrès qui sauve la commémoration de la Sorbonne. Il avait un tel art de la provocation ! Et il connaissait assez bien son Renan pour nous servir, à cette occasion, du mauvais Renan. Le temps fort est assurément celui où il demande de se lever pour saluer Ernest et Michel Psichari, ces héros « venus pour rectifier et compléter le témoignage de [leur] aïeul ». Mais Barrés avait tort de jouer ainsi du sang des autres. Il n’en est pas moins vrai qu’il n’était pas si éloigné de la philosophie de l’Histoire telle que l’entendait Renan. Il mettait également en avant trois idées auxquelles, pour ma part, je ne puis que souscrire : quand on a tout demandé à un maître, on ne lui pardonne aucun abandon ; dans cette triste fin du xix e siècle il revenait à Renan d’avoir maintenu la primauté du spirituel et du religieux ; on ne pouvait enfin méconnaître en ce génie la part de la sensibilité celtique.
19Barrès cherchait à maintenir Renan à distance, à qui il donnait du « Monsieur Renan »22. Entre Herriot et Renan, à qui il est donné du « mon cher maître », la relation, en revanche, est immédiatement confraternelle. Et surtout, après les savants discours qui avaient précédé, l’orateur voulait s’offrir bien du plaisir avec Renan. Et s’il évoquait avec terreur l’artillerie des funérailles de 1892, l’inauguration de 1903 baïonnette en avant, l'Ernest-Renan canonnant Lattakiech en 1920, ce n’était que pour s’étonner de la formidable tolérance de cet homme qui ne méritait vraiment pas un tel vacarme23. Le discours bonhomme d’Edouard Herriot était en train de ramener le mythe à la bonhomie de l’intelligence.
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20Si le discours commémoratif sur Renan ne pouvait, du fait de Renan lui-même, échapper à l’idéologie, on peut du moins s’interroger sur ses effets pervers et mutilants. Or ce ne fut jamais, surtout pour 1903 et 1923, discours que vent emporte. Publiés en totalité ou en partie, en recueils ou dans la presse, tous ces textes ont provoqué des débats passionnés. Ce qui veut dire que le discours commémoratif joue, dans la réception de Renan, un rôle déterminant, lui assurant ainsi une enviable destinée posthume quitte à lui en faire payer le prix fort. Mais le propre des révolutionnaires intellectuels n’est-il pas de susciter des disciples qui en font une Église ?
21Voué à l’idéologie récupératrice, Renan n’aura pas manqué de tomber sous le coup de la réaction opposée : la demande de « réparation ». La Vie de Jésus de 1863 avait donné le signal en faisant sonner le tocsin. Toute commémoration de Renan ne pourra désormais que rappeler ce dies irae. Celle de 1923 à Rome avait, on s’en souvient, imposé au pape des cérémonies expiatoires. Mais l’exemple le plus spectaculaire demeure le calvaire dressé à Tréguier en 1904 en réaction à la statue de l’apostat et qui, tout en étant le dernier grand calvaire construit en Bretagne, s’appelle justement le calvaire de « réparation ». Il n’est pas jusqu’à la commémoration du Trocadéro qui ne soit une réparation de celle de la Sorbonne où Barrès, pris lui aussi de passion réparatrice, voulait « rectifier et compléter » l’œuvre de l’aïeul par le sang des petits-fils. Plus modestement, en 1947, Herriot demandera au vacarme commémoratif de mieux respecter l’apôtre de la tolérance.
22Et plus modestement, je formulerai pour ma part, en cette année du centenaire de 1892, une autre demande de réparation qui est de revenir à Renan lui-même où il y a tant à reméditer. Nos candidats aux agrégations des lettres sont forcés d’avoir cette chance : ils ont, sans parti-pris et sans préjugés, à découvrir les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, ce beau livre de courage et de foi.
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Revue d’Histoire littéraire de la France
1994, mars-avril, numéro spécial
Notes de bas de page
1 Pour 1903. Les Fêtes de Renan à Tréguier (Paris, Joanin) donnent les discours de : Félix Le Dantec ; Paul Guieysse, député et président des Bleus de Bretagne ; Jules Guillerm, maire ; Chaumié, ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts ; Marcelin Berthelot ; Anatole France ; Jean Psichari ; de Pressensé, président de la Ligue des droits de l’homme ; Emile Combes. Le discours d’A. France a aussi été tiré à part chez Calmann-Lévy. Compte rendu et larges extraits dans le livre de René d’Ys, Renan en Bretagne, Emile-Paul, 1904. Péguy y a également consacré un Cahier de la quinzaine, septembre 1903. Ensemble exceptionnel dans Questions actuelles (199-286) qui rassemble, dès septembre, un dossier sur les discours, les réactions et les commentaires. Cette grande revue catholique deviendra La Documentation catholique qui, à son tour, fera un numéro de même qualité, en avril, sur la commémoration de 1923 (962-1023) avec une programmation des cérémonies de la Sorbonne et du Trocadéro, réactions et commentaires. Orateurs du Trocadéro : Daniel Berthelot, président de la Ligue de l’enseignement ; Anatole France ; de Kerguézec, maire de Tréguier ; Lamy du Grand-Orient ; Magniez, sénateur de Belgique ; Ombredane, étudiant ; Ferdinand Buisson, président de la Ligue des droits de l’homme. La commémoration du Trocadéro, improvisation militante (le programme situait Tréguier dans le Morbihan !), n’a pas, si je ne me trompe, donné lieu à recueil : seuls les discours de Buisson et de France ont été publiés dans les Cahiers des droits de l’homme, 25 avril 1923 ; voir aussi les journaux comme L'Ere nouvelle. Ce qui n’est pas le cas des cérémonies de la Sorbonne et du Collège de France des 28 et 29 février. Les discours sont rassemblés dans une brochure Centenaire de Renan, PUF, dans l’ordre des orateurs : Millerand, président de la République : Maurice Croiset, pour le Collège de France ; Sir James Frazer et Comte Goblet d’Alviella, pour l’étranger ; Théophile Homolle, pour l’institut : Maurice Barrès, pour l’Académie française ; Léon Bérard, ministre de l’instruction publique. Au Collège où une arrière-petite-fille de Renan déposa une feuille de bronze sur le socle de son buste : A. Loisy, ancien élève ; Louis Havet, ancien collègue. Pour la commémoration de Tréguier, discours de : Joseph Loth, du Collège de France ; Dussaud, de l’Académie des Inscriptions ; Barthou, de l’Académie française ; Poincaré, président du Conseil. Au banquet : interventions principales de Kerguézec, maire, et de Poincaré. Le discours de Poincaré est recueilli dans R. Poincaré, Ernest Renan, Paris, Champion, 1923. Enfin, pour l’inauguration de 1947, les discours sténographiés ont été imprimés dans Inauguration du musée Renan, le 20 juillet 1947, Calmann-Lévy, 1948. Après réception du maire, A. Etesse, les orateurs suivants ont pris la parole sur la place : J. Verrier, des Monuments historiques ; J. Pommier, du Collège de France ; J. Vendryès, de l’Académie des Inscriptions ; M. E. Naegelen, ministre de l’Education nationale ; Edouard Herriot, de l’Académie française, président de l’Assemblée nationale. Puis, au banquet : P. Alfaric ; Marcel Cachin, député communiste ; H. Busser, des Beaux-Arts ; G. Bauer, président des Gens de lettres ; G. Monod, directeur de l’Enseignement ; R. Priou Valjean, du conseil municipal de Paris ; H. Avril, préfet des C.D.N. ; E. Herriot.
2 Voir la thèse de Maurice Gasnier, La destinée posthume de Renan de 1892 à 1923, Essai sur une réception idéologique, Brest, 1988, ex. dact., 418 p., Faculté des lettres de Brest.
3 Un dossier de presse concernant les seuls préparatifs (août-décembre 1902) est conservé au presbytère de Tréguier : quelque 400 articles y sont consacrés dont 70 viennent des quatre coins du monde, de Lima à Saint-Pétersbourg. Rappelons que Le Livre d’or publié avant l’inauguration comportait des signatures de partout.
4 Notes du Saint-Siège et de l’épiscopat ainsi que débat au sénat dans La Documentation catholique, 21 avril 1923, 963-971 (dossier communiqué par le chanoine Le Floc’h, que nous remercions particulièrement).
5 Un fait encore à noter : il concerne l’obligation faite à l’ambassadeur de Grèce de ne pas venir à Tréguier alors qu’il avait été invité. C’est que les républicains continuaient d’être massacrés là-bas et les camarades communistes avaient menacé de ne pas participer aux cérémonies. (Arch. musée de la vie romantique, rue Chaptal, dossier Inauguration de 1947).
6 Pour une idée plus complète sur ces événements, dont le souvenir est encore vivace au pays de Tréguier, voir mon article Les Bretons et Renan, Ar men, Douarnenez, 1992, n° 46, 40-51.
7 Il est vrai que les tergiversations de la municipalité de Tréguier, pressée d’ériger une statue à Renan mort depuis 1892, conduisaient à la date fatidique de 1903.
8 Par-delà les comptes rendus contradictoires de la presse d’époque citons ces mots d’une lettre du maire de Tréguier, de Kerguézec, à Ferdinand Buisson le 15 juillet 1923 : « Il y a vingt ans l’érection de la statue de notre compatriote a eu lieu dans l’émeute et le sang » (Arch. mun. de Tréguier, dossier 1903).
9 Qu'eût-elle dit si le projet de panthéonisation, alors débattu et même finalement proposé par le Sénat, eût abouti ?
10 Voir à ce sujet les articles renaniens de La Pensée bretonne, beau témoignage de la réception de Renan en Bretagne, et la correspondance entre Y. Le Fèbvre et Noémi Renan dans la brochure de Bernard Duchatelet, Renan le Pélagien, Centre d’étude des correspondances, Faculté des lettres de Brest.
11 Le 18 août 1923 de Kerguézec répondait à un correspondant du Grand-Orient qui le pressait d’agir pour la bonne cause : « Toute la population de la région aurait été opposée à la reprise d’une bataille alors que l’ennemi nous laissait le champ libre » (Arch. mun. de Tréguier, dossier 1923). Pour le maire, la grande bataille avait été livrée et gagnée en 1923.
12 Première manifestation en présente d’Ary Renan, le fils, de Tréguier envers Renan.
13 Il y eut évidemment d’autres manifestations en 1923. Signalons, pour l’étranger, la commémoration d’Athènes (voir la thèse d’Iphigénie Botouropoulou, Renan et la Grèce de son temps, Paris Sorbonne, avril 1990, ex. dact., 257-71) ; et, pour la France, la commémoration organisée le 16 mars à Montpellier par la Ligue de la République (voir M. Gasnier, op. cit., 119-127).
14 Un pacte avait été conclu entre les organisateurs et le curé-archiprêtre (Arch. musée de la vie romantique). O souvenir tumultueux des cloches de 1903...
15 Peut-on retrouver les personnalités qui ont assisté, ou participé, à plusieurs manifestations ? Tous les principaux orateurs, de Berthelot à Herriot, ont connu Renan. A. France, « vedette » de 1903, fut également la « vedette » du Trocadéro. Le fils Berthelot y a remplacé son père mort en 1907. De Kerguézec, le maire de Tréguier, commissaire-exécutif de 1903, est à la cérémonie de la Sorbonne, parle au Trocadéro et organise la commémoration de 1923 à Tréguier. Mais il ne participe pas aux fêtes de 1947. Je n’ai pas trouvé pour 1923, le nom de Jean Pommier, qui parlera à Tréguier en 1947, alors que cette année-là il publiait un ouvrage décisif Renan d’après des documents inédits, Paris, Perrin, 1923. Deux seules personnes ont assisté à toutes les manifestations, Henriette et Corrie Psichari.
16 Un excellent paramètre est, d’un discours à l’autre, la référence aux œuvres de Renan. En 1923, à la Sorbonne, on se demande si Renan a jamais écrit ces deux ouvrages. En revanche, à Tréguier, à entendre G. Monod en 1947, Renan n’a écrit que sur l’enseignement. Mais c’est la loi du genre.
17 On pourrait citer également l’adresse de Barrès aux mânes d’Ernest et de Michel Psichari.
18 Deux Lorrains célèbrent Renan en 1923, Barrès et Poincaré.
19 L’expression est de J.-M. Lahy, représentant du Grand-Orient, au Trocadéro (L'Ere nouvelle, 12 mars 1923).
20 Dois-je reconnaître que cette image idéalisée n’est pas tout à fait éloignée de la réalité ? Encore faut-il revenir sur toute une mythologie populiste et laïciste qui n’est pas entretenue seulement par le discours commémoratif.
21 Le discours de Poincaré à Tréguier, un vrai discours d’union sacrée (« Aucun parti n’a le droit de s’approprier ce nom, et les partis extrêmes moins que les autres », déclare-t-il au banquet), n’en révèle pas moins une connaissance profonde de l’œuvre de Renan dont l’orateur analyse l’idéalisme et les contradictions.
22 Ce ton avait naturellement choqué. C’est Barthou, directeur de l’Académie, qui représentera l’Académie à Tréguier avec Poincaré. Mais Barthou fit un discours d'académicien et non pas, contrairement à Barrès, pour « faire la leçon » (l'expression est de Kerguézec, Arch. mun.) à Renan.
23 J’eus, pour ma part, encore enfant, le vif privilège d’entendre ces discours sur la place de Tréguier : je puis dire qu’écouter Herriot, surtout après le discours si fumeux du ministre de l’Éducation nationale qu’il finit par voir « la flèche irréprochable et qui ne peut faillir », fut un enchantement. Herriot a dû hocher la tête en entendant, au dessert, le député M. Cachin trouver dans L’Avenir de la science des méditations communistes.
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