La correspondance Renan-Luzel (1858-1892)
Histoire d’une amitié au service de la culture bretonne
p. 159-167
Texte intégral
1A l’ombre de la belle correspondance entre Renan et Berthelot n’oublions pas celle, toute sympathique, entre Luzel et Renan. C’est qu’entre ces derniers il y a un accord particulier, et qui a, comme l’écrira un jour Luzel, « quelque chose de ce que nos paysans appellent la voix du sang » (4 décembre 1876). Comme leur destin pourtant différait ! Pendant que l’un ne cesse de se débattre obscurément en province, l’autre est couronné à Paris. Mais tous deux, chacun à sa mesure, avaient chevillée à l’âme la même passion du passé de la Bretagne. Si le plus humble avait choisi de recueillir par écrit toute une tradition orale, le plus illustre, de son côté, n’allait pas rester indifférent à de telles recherches. De là le vif intérêt de leur correspondance. Nous disposons, à cet égard, de 43 lettres de Renan à Luzel et de 75 lettres de Luzel à Renan1. On trouvera à les lire ce double plaisir de revivre l’histoire d’une riche amitié en même temps que de participer à un moment important de la vie culturelle en Basse-Bretagne au xix e siècle.
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2Deux séries d’évocations pour commencer, qui encadrent près de 35 années de relations centrées sur les aides financières et scientifiques apportées par Renan à Luzel dans sa tâche de collecteur. Mais relations qui deviennent assez vite de l’amitié, et que confirmera le bonheur des retrouvailles.
3C’est si important, une première lettre ! Surtout quand elle suit une première rencontre et qu’elle est dictée par tant d’émotion ! Un jour d’hiver 1857, à la Bibliothèque Impériale. Luzel a déjà 36 ans. Depuis longtemps, il s’occupe de la culture orale en Basse-Bretagne. Son oncle Le Huérou, de tragique mémoire2… Il est en disponibilité depuis trois ans, ayant perdu son poste de régent de 5e à Pontoise. Mais il en avait profité pour rassembler une petite collection d’une trentaine de pièces. Le voilà, dans cette bibliothèque, qui demande Buhé santez Nonn (« La vie de Sainte Nonne »). Celui qui va le servir n’est autre qu’Ernest Renan. Le même trouble les envahit et l’un se dit à l’autre : hénès so eur Breizad, eur breur (« celui-là est un Breton, un frère »). Malheureusement Luzel ne pourra revoir Renan car il est alors nommé à Nantes3. Mais il s’intéresse de plus en plus à ce compatriote dont il ne connaissait alors que la réputation de savant. Le second choc : la lecture dans La Revue Des Deux Mondes du 1er février 1854 de cet article séminal « La Poésie des races celtiques ». Non seulement Renan est l’homme qui devait remplacer Le Huérou mais en lui s’est réincarné Merlin. C’est de lui, « un vrai Breton », que viendra le salut (26 mars 1858)… Et voici, à l’autre bout de la vie, d’autres images. Retenu par de multiples occupations, Luzel n’a pu, comme il souhaitait, se rendre en cet été 1892 à Rosmapamon. Il n’a même pas pu se trouver, ce dimanche 18 septembre, à la gare de Plouaret, « pour embrasser » une dernière fois le vieil ami qui s’en retournait mourir à Paris (25 septembre 1892). L’été suivant, quand Cornélie avec sa famille retrouvera la maison de Louannec, ses premiers mots seront pour Luzel : « votre chambre vous attend […] Vous ne retrouverez pas votre vieil ami, mais nous parlerons de lui » (1er septembre 1893).
4C’est Renan lui-même qui, dès sa première réponse à Luzel, lui avait promis de l’aider au mieux (28 mars 1858). Aussi Luzel n’hésitera-t-il pas à demander, à temps utile, « le bon coup d’épaule » nécessaire (cf. 26 octobre 1865). Il faut dire que Renan est de l’Académie des Inscriptions et Belles lettres depuis 1856, qu’il sera de l’Académie française en 1878, qu’il participe à de nombreuses commissions importantes et qu’il conservera, malgré les aléas politiques, les relations les plus efficaces. Voyons d’abord comment il a pu aider financièrement Luzel. Après la publication de Sainte Triphine et le roi Arthur qu’il reçoit le 6 novembre 1863, il intervient auprès de Victor Duruy qui n’a rien à refuser à celui qu’il vient de suspendre de son poste au Collège de France. Le ministre accorde à l’intéressé une « mission officielle avec une indemnité de 1200 F sur l’exercice de 1864 ». En même temps Renan a obtenu 50 souscriptions (21 novembre 1863). Nouvelle mission pour explorer pendant l’été 1865 le Finistère et le Morbihan. En revanche, Renan échoue le 27 février 1866. Il aura plus de chance l’année suivante : le 17 octobre 1867 il peut annoncer à Luzel qu’il obtient une indemnité de 1 200 F (600 F pour 1868, 600 F pour 1869), laquelle sera, à son tour, suivie d’une autre indemnité de 2 400 F à prendre sur l’exercice de 1870 alors que Renan n’envisageait que 1 800F (29 novembre 1869). C’est que Luzel, qui s’orientait à présent vers la collecte des chants populaires avait, en octobre 1878, publié le premier tome de ses Gwerziou Breiz-Izel (« Chants épiques de Basse-Bretagne »). A quoi il faut ajouter, également dues à Renan, 50 souscriptions et une médaille de 500 F en guise d’encouragement (31 juillet 1869). Le 16 octobre 1871, alors que les amis de Renan, avec Jules Simon, sont au pouvoir, Luzel dont le second tome des Gwerziou est prêt, annonce à son bienfaiteur qu’« une nouvelle indemnité de 1 200 F [lui] a été accordée par le ministre de l’instruction publique ». Mais l’ouvrage, qui ne paraît qu’en 1874, n’obtiendra, malgré les efforts de Renan et les éloges qu’il lui décerne à l’Académie, que 400 F de souscriptions (5 mars 1875)· Archiviste à Quimper depuis 1881, surchargé de travail, Luzel trouve, malgré tout, le temps de publier coup sur coup cinq volumes de Contes en 1887 mais il ne recourt à Renan que pour les deux volumes de Soniou Breiz-Izel (« Chansons amoureuses de Basse-Bretagne ») en 1890 : le prix Thérouanne de l’Académie française l’en récompensera (18 avril 1891). Renan aurait voulu que Luzel couronnât sa carrière de collecteur en recueillant les légendes hagiographiques locales. En témoigne particulièrement l’appel en note des Souvenirs d’enfance et de jeunesse (fragment II, chapitre 2). Mais Luzel, fatigué, ou peu motivé, passera le relais à Anatole Le Braz qui vient d’être nommé au lycée de Quimper et qu’il a pris sous sa coupe. Le Braz en recevra 400 F (16 avril 1892, Le Braz à Renan).
5Tout chercheur connaît l’importance des frais de mission. C’est surtout quand il était triste maître d’études au collège de Lorient et qu’il se sentait le plus apte à trotter que Luzel a cherché l’appui de Renan et qu’il l’a chaque fois trouvé. Il est clair que sans les missions obtenues par Renan Luzel n’eût pu mener à bien sa tâche. Il est non moins clair qu’il s’agissait là d’une caution précieuse. D’autant que ces interventions s’accompagnaient de comptes rendus qui faisaient reconnaître le folkloriste par le monde savant. Citons : celui consacré au premier tome des Gwerziou dans Le Journal des débats du 4 septembre 1968, celui consacré au second tome dans les Actes de l’Académie des Inscriptions le 5 juin 1874 (4e série, II, 191-92) ; celui enfin consacré aux Soniou le 26 décembre 1890 (ibid. 4e série, XVIII, 571). Signalons encore des démarches sous diverses formes : rapport de Luzel d’abord soumis à Renan (cf. 11 septembre 1869), compléments bibliographiques (cf. 22 septembre 1867), recours aux revues sérieuses comme La Revue celtique et surtout La Revue critique (7 décembre 1868), l’ouverture à la recherche allemande (cf. 7 décembre 1868), rapprochement avec celui qui pour Renan était alors le plus qualifié et le plus efficace dans le domaine culturel breton, Guillaume Lejean4.
6La correspondance entre Renan et Luzel témoigne aussi d’autres échanges qui prennent une tournure de plus en plus familière. Il y a d’abord, naturellement, échanges de livres, de revues, de journaux. Luzel prend l’habitude d’envoyer à Renan ce qu’il publie, va publier, ou se publie d’intéressant. Notons, par exemple, des numéros de L'Echo de Morlaix dont de 1874 à 1880 il assume la direction (25 janvier 1866, 6 décembre 1867, 5 mars 1876), le Catholicon réédité à Quimper en 1867 (6 novembre 1867)5, sans oublier ses propres ouvrages qu’ils soient personnels ou non, imprimés ou sur épreuves. A quoi il faut ajouter, car Luzel se passionne pour la photographie, quelque portrait de Breton pittoresque (24 septembre 1865, 10 avril 1866). Renan, de son côté, fait tenir à Luzel tous ses livres au fur et à mesure qu’ils paraissent. Et quand manque la dédicace, comme pour Le Prêtre de Némi, retour à l’envoyeur (5 décembre 1885). Protestation encore, quand ne vient pas la chère photographie promise (25 octobre 1868). La bibliothèque de Quimper est alors, assurément, la mieux servie de France en éditions originales de l’illustre écrivain. Rien d’étonnant qu’il soit parfois également question de nourritures plus terrestres. Ainsi, en décembre 1868, furent envoyées aux Renan de ces crêpes qui ressortissent à « l’art breton » (7 décembre 1868). En automne 1869, on chassera pour eux dans la campagne de Plouaret : ô lièvres et perdrix du pays ! (9 octobre 1869). Au chapitre des sollicitations, ne manquent pas non plus celles de la vie courante : aider un petit Trégorrois pour une bourse (26 avril 1877), ou le père d’Anatole Le Braz pour un bureau de tabac (17 mai 1891). Toute une série de lettres enfin, dans les années 1875-1876, tourne autour des projets de villégiature des Renan et Berthelot en Bretagne. Et Luzel de chercher du côté de Roscoff, Carantec, Plougasnou. Ce n’est pas Luzel qui trouvera Rosmapamon à Louannec mais c’est tout de même lui qui dès le 15 mai 1879 suggérait le coin de Perros. Le ton de cette correspondance n’avait donc pas tardé à devenir plus détendu, puis vraiment affectueux. Mainte lettre de Luzel à Renan s’achève sur une formule bretonne du genre ho kenvro a greiz kalon qui est à traduire : « Votre compatriote du fond (du milieu) du cœur ».
7Aussi quel bonheur de se rencontrer, de se retrouver ! Il ne semble pas que Luzel ait souvent pris le train pour Paris. A part le voyage de 1883 pour subir l’examen des Archives, la correspondance ne fait allusion qu’à celui du printemps 1876 où les deux amis avaient parlé de la maison de vacances en Bretagne (25 avril 1876), où surtout il avait été question d’une chapelle des « sept saints » construite sur un dolmen du Vieux-Marché près de Plouaret6. Il y a, en revanche, l’émouvant voyage – le premier depuis ses dernières années de séminariste en 1845 – que Renan fit à Tréguier dans la troisième semaine de septembre 1868 après la mort de sa mère en juin. Luzel attendait Renan à Guingamp. Les quelques jours qu’ils passèrent ensemble dans la maison natale de Tréguier furent de ces jours qu’on n’oublie pas (26 septembre et 10 octobre 1868). Renan ne reviendra à Tréguier que le 2 août 1884 pour être honoré d’une superbe réception. Luzel était naturellement de la fête qui lui adressa un poème en breton ; il était aussi des intimes qui se firent photographier dans la cour de l’hôtel Malo. C’est à partir de 1885 que les Renan passeront l’été à Rosmapamon. Vacances rythmées par des manifestations littéraro-républicaines où Luzel joue un tout premier rôle. Il sera avec le maître au pied de la statue de Brizeux à Lorient le 9 septembre 1888, il sera des festivités bréhatines de septembre 1891, et surtout il avait accueilli les Renan et leur suite sous les halles de Quimper pour le banquet du 17 août 1885. Luzel y alla encore de son poème breton :
Deiz mad did, va mignon ha va chenvro bruded
(« Bonjour à toi, mon ami et compatriote renommé »)
(adressé à Renan le 2.08.85)…
8Dès l’arrivée en vacances, le premier mot de Renan était d’aviser Luzel pour l’inviter. Car Luzel était non seulement le « Breton tout à fait exquis » dont il parle à Berthelot (9 septembre 1885) mais aussi, comme il le signale à son visiteur gallois John Rhys, « l’homme le plus important à consulter » sur tout sujet concernant la Bretagne (9 juillet 1889). Qu’était-ce quand Renan et Luzel partaient tous deux pérégriner ! Citons, du moins, la promenade à Kercabin, le manoir des Huérou, à Plouëc, et qui s’acheva devant l’un des plus saisissants monuments du pays, le temple de Lanleff (1er octobre 1889). Quelle signification donnèrent-ils à ce reste sublime ? Par Luzel aussi, l’Histoire survivrait, autre monument.
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9L’action de Luzel – qui recouvre en gros la seconde moitié du xix e siècle – répond, d’après cette correspondance, aux impératifs suivants : sauver la culture populaire bretonne, lutter contre ceux qui la détournent de son sens, la restituer dans son authenticité, s’en référer à Renan, déboucher sur le politique.
10Renan autant que Luzel, Luzel autant que Renan sont passionnément conscients, parce qu’ils en ont tous deux fait l’expérience, de l’étonnante richesse de la culture orale en Basse-Bretagne : le premier échange des lettres le montre bien. Mais c’est Luzel qui apporte la confirmation à Renan. Plouaret, son berceau, quel haut-lieu de mémoire ! Mendiants et fileuses à bouche d’or n’avaient qu’à passer. Koat-ar-Marquis (« le bois du marquis ») en Beffou abritait quelque deux cents sabotiers au répertoire sans fin (22 février 1869). Si le Trégor est qualifié d’« Attique de la Bretagne » (ibid.), les autres « pays » aussi ont des trésors. Même le dur Léon réserve la surprise d’un imaginaire débridé (ibid.). Il s’agit, en outre, d’une culture extraordinairement vivante : on entend chanter les gwerziou (24 juillet 1867), on lit les tragédies « au foyer des veillées » (14 juillet 1858), tel paysan ne céderait pour rien au monde son cahier (25 septembre 1865). Mais il ne suffit pas de vivre d’une culture pour en connaître le prix. Renan et Luzel ont les mêmes mots pour déplorer la situation de « la malheureuse littérature bretonne » (14 mai 1858). Certes à partir des années 1860 Luzel signale une sorte de renaissance. Mais lorsqu’il lance la « souscription de ses gwerziou », au lieu des deux cents espérées, il n’en recueille que vingt. C’est qu’« il y a si peu de personnes qui s’entendent à la littérature bretonne » (5 septembre 1867). Renan qui fera créer la chaire de « langue et littérature celtiques » au Collège de France et y nommer d’Arbois de Jubainville, n’était pas loin, à un autre niveau, de partager le point de vue de Luzel réclamant une ou deux heures par semaine de récitation bretonne pour les petits bretonnants des écoles primaires (19 octobre 1888). Car les choses vont vite. Dans la décennie 1870-1880, en particulier, quelle accélération ! Conteurs et chanteurs, surtout les premiers, sont devenus moins populaires (19 juin 1874). On change de mentalité en changeant de costume. Le français gagne partout du terrain, une nouvelle génération arrive, on pressent une transformation complète (18 avril 1891). Il fallait agir, réagir. Dans la note, déjà signalée, aux Souvenirs, Renan appelait Luzel un autre Pausanias. Or on sait le rôle joué par Pausanias pour l’Antiquité. Luzel fut notre Pausanias qui accomplit, selon le mot si juste de son protecteur, « un travail de sauvetage sur ce monde près de périr » (11 mars 1875).
11En réalité, Luzel assombrissait le tableau parce qu’il rejetait aussi tout un pan de littérature bretonne. Car cette littérature-là n’était à ses yeux que du pitoyable, ou du faux clinquant. Est d’abord visée l’Église qui a identifié catholicisme et langue bretonne. Le résultat est consternant. Comment intéresser le public à la littérature bretonne puisque « les bons livres sont si peu répandus, lorsque les cantiques, les brochures et les livres fades et abêtissants venus des sacristies et des congrégations religieuses se rencontrent partout » ? (19 novembre 1888). Bardes et druides ne valent pas mieux, qui font clan. Redoutable responsabilité à cet égard que celle de La Villemarqué ! Depuis son fameux Barzaz-Breiz (« recueil bardique de Bretagne ») l’auteur se proclame pen-sturier (« le chef pilote »). Tout Breton, a fortiori tout Bretonnant, doit monter dans « la nef » du « grand lama » (12 juillet 1865). La correspondance de Luzel, particulièrement de 1860 à 1875, est traversée d’une frénésie obsessionnelle anti-La Villemarqué. Car ce nouveau Mac-Pherson a fait une fausse poésie pour une fausse idéologie. Pour ce faire, il a trahi la Bretagne. Historiquement, il a créé une langue archaïque et épurée. Tout cela en prétendant restituer la poésie du peuple, en prétendant faire de l’Histoire. Le 5 septembre 1867 Luzel demande à Renan s’il doit « engager la lutte ». Mais Renan – seul nuage, semble-t-il, dans leurs relations7 – ne répond pas, ou proteste que La Villemarqué n’est pas un faussaire, ou conseille la modération. Luzel, de son côté, ne veut pas lâcher prise. La grande attaque aura lieu au Congrès celtique de Saint-Brieuc en 1872 (5 juin, 16 juillet 1872). Mais ce qu’il importe de noter ici, c’est qu’en Luzel la passion du collecteur se nourrit de sa rage contre le vicomte usurpateur. Il faut voir comment il hume l’odeur de l’ennemi, le débusque, le traque, le force jusque dans son terrier. Chaque localité où, paraît-il, La Villemarqué a recueilli ses chants est passée à son crible ravageur. Seule sa poésie, telle qu’il l’a recueillie, mérite d’être appelée un Barzaz-Breiz (5 septembre 1867). La vie culturelle de la Basse-Bretagne au xix e siècle, comme le révèle notre correspondance, est également à lire à travers un combat entre deux hommes que tout opposait et qui fut, en définitive, bénéfique : La Villemarqué était le poète que Luzel n’était pas, Luzel avait l’esprit scientifique que La Villemarqué n’avait pas.
12Combat, en effet, où Luzel s’aliénait les presbytères et les châteaux, les tout puissants nouveaux maîtres-ès-lettres bretonnes. De là un sombre sentiment de persécution, voire d’étouffement. On connaît cela, que tout ce qui se fait en matière bretonne doit être propriété exclusive et réservée de certains. Or Renan ne cessait d’encourager Luzel, car il combattait « pour la science et la vérité » (5 août 1869). Et la vérité commençait par le travail toujours recommencé sur le terrain. Sans préjugés. Sans autre intention que l’esprit de fidélité. En « collecteur consciencieux et exact » (16 janvier 1869). Mystères, chants, récits : telles furent les trois étapes de l’infatigable quête. Le folkloriste prenait notes à la volée, les reprenait sans oublier les indispensables variantes (24 juillet 1867), rédigeait immédiatement tout en breton. Puis il transcrivait « en dialecte de Tréguier », et selon « l’orthographe de Le Gonidec ». Enfin il s’efforçait à traduire, ligne à ligne, le moins littérairement, le plus littéralement possible (12 décembre 1867). Il y a sans doute aujourd’hui beaucoup à dire sur cette traduction, mais, compte tenu de l’époque, il s’agit d’un travail méritoire. Surtout peu de notes, guère de commentaires : laissons cela à d’autres (5 mars 1875). Obligé, pour la publication de ses contes, de procéder à une classification, il y consent à contre-cœur, conscient du caractère artificiel et arbitraire de toute codification en ce domaine (15 mai 1879). Rien de plus juste que ce jugement tel que Renan l’exprime le 9 juin 1889 au ministre de l’instruction publique8 : « Entre tous nos collecteurs de chants et de traditions populaires, M. Luzel est, selon moi, celui qui procède selon la méthode la meilleure. La manière dont il sait interroger le peuple est pleine de prudence et de sagacité. Les textes sont d’une sincérité absolue. On peut être assuré qu’il n’ajoute pas un mot, qu’il ne retranche non plus rien à ce qu’il a entendu sortir de la bouche du peuple. Cela fait de ses recueils de véritables trésors, qui rectifient une foule d’erreurs et donnent enfin une base solide aux délicates discussions dont les chants populaires sont l’objet. »
13On peut même, à cet égard, parler d’une véritable collaboration entre Renan et Luzel. L’entreprise de celui-ci comblait l’attente de celui-là à la fois sentimentalement et scientifiquement. Luzel fournissait à Renan le matériau nécessaire, à charge pour celui-ci de le guider à l’occasion. D’abord, au point de vue culturel. Voyons les mystères : l’important n’est pas dans une originalité difficile à soutenir mais dans la persistance, en Basse-Bretagne, de leurs représentations à travers les xviii e et xix e siècles (28 mars 1858). A Renan d’inscrire encore tel sujet breton dans un cadre plus vaste, comme Louis Eunius (ibid.) ou un récit du genre Le corps sans âme (1er novembre 1869). L’exemple le plus extraordinaire concerne les « sept saints » déjà évoqués, dans lesquels Renan reconnut aussitôt les « sept dormants d’Ephèse » : il fit immédiatement rechercher par Luzel la tradition populaire où il serait question du petit chien qui les accompagnait (4 décembre 1876). L’historien des religions aidait le folkloriste à se débarrasser de ses préjugés nationalistes pour travailler à la grande œuvre de la science : « La langue et les légendes de la Basse-Bretagne, lui écrivait-il, ont une grande importance dans l’ensemble des études de philologie et de mythologie comparées » (12 août 1868). Mieux encore, et comme paradoxalement, c’est au nom de l’esprit scientifique que Renan modéra les ardeurs belliqueuses de Luzel contre La Villemarqué. En second lieu, la même collaboration s’exerce dans le domaine de la langue. Tout de suite, Renan a mis Luzel en garde contre la tentation celtomaniaque : le breton n’est qu’une branche des langues celtiques, rien d’autre (28 mars 1858). Le plus remarquable est que Luzel soumettait à Renan non seulement ses préfaces mais, au fur et à mesure, les fascicules de ses épreuves. Il y a ainsi tout un recueil de gwerziou corrigé et annoté de la main de Renan sans que pour autant il y ait lieu, dit-il à Luzel, à des errata (23 juillet 1868). Tel mot de tel gwerz l’a particulièrement retenu : ainsi corfbalan pour signifier « corps de baleine », c’est-à-dire « corset » (23 juillet 1868). Il arrive que sur telle expression tous deux « sèchent » : ainsi pour la Formule finale des contes merveilleux indan gazel ge (« sous l’enchantement ? ») (1er novembre 1869). De son côté, Renan demande à Luzel s’il a bien traduit breer lin en traduisant « broyeur de lin » (3 mars 1876).
14On ne s’étonnera pas que cette recherche de l’authenticité populaire ait des connotations idéologiques. Ce mot de Renan sur Luzel, qu’il a « le sentiment du peuple » (1er novembre 1875), est à prendre au pied de la lettre. Dès le départ et toute sa vie Luzel a montré ses sympathies démocratiques. Il n’a jamais, au fond de lui-même, séparé le combat culturel du combat politique. Il fut un intellectuel bretonnant qui contribuera de plus à l’implantation et à la consolidation de l’idée républicaine en Basse-Bretagne. Son action à Morlaix à partir de 1774 et à Quimper à partir de 1881 en témoignent suffisamment. On sait que Renan, pour sa part, n’est pas naturellement républicain. C’était plutôt une sorte d’aristocrate modéré. Mais Il se trouve que la République, née du désastre de 1870-1871, a besoin de philosophes et de savants. Il se trouve que Luzel, parlant au nom des Lannionnais, pensera à Renan… Car c’est bien vers 1878 que Renan se décide pour la République. Et c’est bien de 1878 à 1879 que Luzel en appelle à lui. En 1869, Renan avait déjà songé à se présenter comme candidat du tiers-parti à Lannion. Raison de plus aujourd’hui. Ah ! Lannion, si verdoyant, sans cathédrale, si tempéré… Après tout, Lannion, c’est le pays de sa mère, et il s’est toujours senti plus lannionnais que trégorrois. Il est alors en train de terminer ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Luzel, trop heureux de retrouver, de surcroît en politique, le vieil ami, le relance au mieux : l’arrondissement a besoin de lui, d’un homme si célèbre ; le parti clérical décline ; la place est à prendre ; il suffira qu’il paraisse (cf. 15 mai 1879). Renan se plaît à y croire, pourvu qu’il n’y ait pas de « croisade ». Même l’Église aurait intérêt à soutenir un « dissident » comme lui (29 juin 1878). Finalement Renan renoncera. Il a ses rhumatismes, et « la vieille race bretonne » ne lui semble pas encore prête. « Elle est timide, soupire-t-il, empêtrée dans l’action et se prive par là des trois quarts de ses avantages. Ah ! si elle savait se faire valoir !… » (8 mai 1878). L’une des conséquences de la longue fréquentation entre Luzel et Renan aura été celle-ci : Luzel transformant le vieux Renan en jeune républicain.
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15Ce que Luzel doit à Renan ? Mais d’avoir pu mener à bien sa tâche, d’avoir jusqu’au bout gardé la foi en sa mission, d’avoir été reconnu comme un savant dans son domaine. Et ce que Renan doit à Luzel ? Mais un approfondissement de sa bretonnité, une autre dimension de la culture populaire, peut-être le plaisir de revenir sur son passé, certainement celui de revenir au pays. Sachons donc écouter cette correspondance, toute sympathique, entre Renan et Luzel. Encore une évocation, pour terminer, ou pour recommencer. Un matin de printemps 1883, en Bretagne. Un livre est venu de Paris, les Souvenirs d’enfance et de jeunesse.
16« Votre livre, écrit Luzel à Renan (30.04.83), m’est arrivé vendredi matin, de bonne heure, à 6 heures. J’étais encore au lit, quand le commissaire du chemin de fer l’a apporté. Je me suis levé pour le recevoir et je suis resté une heure en chemise à le feuilleter, ne pouvant m’arracher à l’intérêt et au charme qui me retenaient, au point de me faire oublier l’état dans lequel je me trouvais. »
17
Bretagne et romantisme,
Mélanges Louis Le Guillou, Brest, 1989
Notes de bas de page
1 Lettres de Renan à Luzel in Œuvres Complètes, t. X, Calmann-Lévy. Lettres de Luzel à Renan in Annales de Bretagne 1933-35, t. XL, XLI, XLII. Ensemble publié – avec entre autres, 5 lettres d’A. Le Braz (1888-92) et 4 lettres de La Villemarqué (1860) – par Pascale Queffélec dans sa thèse de 3e cycle Brest, 1983, E. Renan et ses correspondants bretons. Signalons que la lettre du 1er août 1853 (Œuvres Complètes, t. X, p. 149) n’est manifestement pas adressée à Luzel. Publication récente de Françoise Morvan, PUR, 1995.
2 Jean-Marie Le Huérou, de Plouec (C.D.N.), oncle maternel de Luzel, lui fit faire des études secondaires et éveilla sa vocation de collecteur. Auteur d’une thèse sur l'Histoire de la constitution anglaise ce brillant professeur se suicida à Nantes à 35 ans.
3 Sur la carrière en dents de scie de Luzel, voir l’ouvrage de P. Batany, Luzel poète et folkloriste breton, Rennes, 1961. De 1858 à 1892, période qui nous intéresse, en voici les étapes : régent de collège à Nantes, à Quimper ; employé à la préfecture de Rennes ; maître d’études à Lorient (1864-1869), journaliste à Morlaix (1874-1880), juge de paix à Daoulas (1880-1881), enfin archiviste à Quimper. Outre ses ouvrages concernant les collectes, signalons Bepred breizad (« Toujours Bretons », 1867), un recueil de poésies personnelles sur lequel, malgré l’approbation de Sainte-Beuve, Renan préféra ne rien dire.
4 Guillaume Lejean, né et mort à Plouégat-Guérand (1826-1871) : écrivain français et bretonnant (il traduisit la Bible en breton) voyageur, diplomate.
5 Le Catholicon, dictionnaire trilingue breton-latin-français publié pour la première fois à Tréguier en 1499. Exemplaire à la Bibliothèque municipale de Quimper.
6 Rapide commentaire de Renan in Mélusine, 1878, I, 204-05.
7 Les lettres de La Villemarqué à Renan révèlent des liens d’amitié. Confrères à l’institut, La Villemarqué et Renan avaient des conceptions éthiques et esthétiques assez voisines. Voir le jugement de La Poésie des races celtiques. Bien qu’il ne se fit guère d'illusion sur les qualités historiques et philosophiques du vicomte, il refusa toujours – malgré Luzel – de le considérer comme un Mac-Pherson : « il a peu fabriqué » écrit-il à Luzel (29.08.69).
8 A l’occasion du complot monté avec le député Louis Hémon pour faire obtenir la légion d’honneur à Luzel.
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