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La Révolution française

p. 127-141


Texte intégral

1C’est en ces termes que Renan recevait à l'Académie française, en 1889, Jules Claretie, qui s’était distingué par ses écrits sur le xviii e siècle, et, en particulier, sur la Terreur. Il s’agit d’une constante de la pensée renanienne telle que la corroborent tant d’autres jugements. Mais cette constante se nourrit également de toute une série de variations d’un homme en son temps, un homme aussi ondoyant et divers qu’Ernest Renan, en un temps qui couvre, en gros, les deux derniers tiers du xix e siècle. Pour mieux comprendre l’attitude de Renan devant la Révolution, je l’ai suivi à travers quatre grands moments que je caractérise ainsi :

  • le temps de la nostalgie, celui où l’homme célèbre, entre 53 et 58 ans, de 1875 à 1880, revit et rédige ses souvenirs d’enfance à Tréguier ;
  • le temps de l’exaltation, celui où, au sortir du séminaire à la fin de 1845, il est bientôt projeté devant une autre révolution, celle de 1848, et un autre Napoléon, Napoléon III ;
  • le temps de la remise en cause, qui va des années 1860, où Renan commence à s’engager plus avant dans la politique, à la catastrophe de 1870-71 ;
  • le temps enfin de la réconciliation, du Caliban de 1878 à L’Abbesse de Jouarre en 1886, et où Renan scelle son adhésion à la République dont la Révolution a mis un siècle à réussir l’enfantement.

2Or ces quatre grands moments forment l’itinéraire tout à fait typique de ce qu’on peut appeler une conscience libérale du xix e siècle.

3Quand, de 1875 à 1880, Renan rédige les trois premières parties des Souvenirs qui nous intéressent ici, non seulement il entre dans le dernier décours de sa vie, mais surtout il est en train d’adhérer, péniblement mais définitivement, en « républicain du lendemain », comme il dit (X, 786, 12-12-1878, à Rebité), à la République. Ce qui explique l’image, somme toute, sympathique, en dépit du préjugé, qu’il donne de la Révolution dans l’ensemble « Enfance » des Souvenirs à travers la conscience réfractée d’un garçon de 7 à 15 ans.

4Non qu’il ne continue d’éprouver une certaine gêne devant l’événement. A l’image de son collège, de la ville, des habitants eux-mêmes. Ainsi, au collège ecclésiastique de Tréguier « un légitisme implacable écartait jusqu’à la possibilité de nommer sans horreur la République et Napoléon » (II, 788). Quant à la ville, qui avait perdu son évêché sans rien obtenir en échange, elle n’était plus qu’une « pauvre ville décapitée » (II, 727). Dans la cathédrale, l’admirable tombeau de saint Yves avait été saccagé par les hommes du bataillon d’Etampes de sinistre mémoire. Enfin les habitants avaient été traumatisés par l’exécution, sur la place, dans des circonstances atroces, de Madame Taupin qui avait abrité deux prêtres réfractaires. Les bouleversements sociaux entretenaient le malaise : le grand-père de Renan aura la même réaction, en refusant d’acheter des biens nationaux, que le noble de Kermelle, en refusant les indemnités des émigrés.

5Ce sentiment de gêne, reflété dans les Souvenirs, s’exprimera finalement par une volonté d’occultation quasi générale. Tréguier, ville de couvents et de maisons religieuses, s’était de lui-même remis à resecréter son produit. Tréguier, sans évêché, était néanmoins redevenu « nid de prêtres et de moines » (II, 727). D’où cette évidence qu’à Tréguier la Révolution était « non avenue » (II, 794). Tout en dévoilant cette occultation, Renan, à son tour, y participe en taisant, par exemple, le rôle de son grand-oncle J.-M. Cadillan de Lannion dans l’arrestation de Madame Taupin, ou de son grand-père Alain Renan dans l’interrogatoire. A propos, précisément, de l’exécution de Madame Taupin, et qui fut à Tréguier l’événement de la Révolution, les Souvenirs nous offrent un aveu détourné et un transfert significatif. Il y a d’abord ce mot prêté au grand-oncle J.-M. Cadillan, mais à l’adresse de la grand-mère qui, amie de Madame Taupin, cachait des réfractaires : « Si j’étais obligé (...), je vous dénoncerais » (II, 773). Et surtout Renan nous fait croire – pour ne pas, ce semble, entacher la vision merveilleuse de sa ville natale – que Madame Taupin a été guillotinée à Lannion. Or si les deux prêtres y furent bien exécutés, c’est bien à Tréguier même que l’accusée, venant de Lannion, dut monter à l’échafaud. Toute une légende en naquit qu’une gwerz (chant) popularisa.

6« Ma mère, écrit Renan, ne racontait jamais cette scène sans la plus vive émotion. Elle me montra, dans mon enfance, les lieux où tout s’était passé » (II, 773).

7La mère de Renan avait dix ans en 1793, et surtout elle a toujours vécu à quelques pas de la place même où se déroula la tragédie. Comment donc comprendre la confusion ?

8Ce personnage de la mère nous introduit plus intimement dans la famille Renan où se dessine et se croise une triple influence : la fidélité royaliste, le sentimentalisme révolutionnaire, l’ardeur patriotique. La première influence vient des femmes de la branche maternelle de Lannion. Il y a les vieilles tantes délicieusement mais inébranlablement conservatrices. Il y a surtout « bonne maman », la grand-mère qui se serait fait guillotiner pour le seul plaisir du devoir accompli. Renan ne les reniera jamais qui, jusque dans les Souvenirs, déplore ne plus pouvoir s’appuyer sur ces « étais » que furent, dans la vieille société, « Dieu et le roi » (II, 773). Mais s’il fut, corrigera-t-il, préservé de devenir « un fils de croisé », c’est à sa propre mère qu’il le doit. Obligée, après des malheurs et des revers de fortune de tenir une petite « épicerie-fournitures » à Tréguier, Manon Féger n’était plus qu’une bourgeoise déclassée. Mais, au fond, elle n’était ni bigote ni bornée. Son ironie naturelle la garantissait de l’intolérance. A sa voisine qui s’étonnait de la voir aller à la messe en l’honneur de Louis-Philippe, elle se contenta de répondre :

9« ...si cela vous fait de la peine, je n’irai pas » (II, 998)

10Elle savait pourtant se montrer assez sensible pour pleurer au « Chant du départ » (II, 775). Mais avec son mari, le capitaine Philibert Renan (1774-1828) qui se distingua dans les guerres maritimes de la Révolution et de l’Empire, nous goûterons d’une autre ardeur. En réalité, le royalisme du côté maternel est contre-balancé par le républicanisme du côté paternel. Tous les Renan, en effet, étaient des « patriotes ». L’écrivain ne sera pas indifférent à l’appellation, quoiqu’il s’empresse de l’excuser en mettant en avant la question d’honnêteté. Ainsi le grand oncle Y... était « très révolutionnaire, au fond excellent homme » (II, 773). Mais ces Renan n’avaient pas peur d’afficher leurs opinions. Pour commémorer à leur manière la trahison de Dumouriez, les oncles « laissaient croître leur barbe, sortaient avec des mines consternées, des cravates énormes et des vêtements en désordre » (Ibid.). Même ostentation chez le grand-père qui, en 1815, au lendemain du sacre de Louis XVIII, « sortit dans la rue avec une énorme cocarde tricolore ». Le pauvre vieux « en perdit la raison » (II, 768). Mais sa foi était telle que, quelque temps auparavant, le 19 mars, il avait escaladé les 63 mètres de la flèche de la cathédrale pour y hisser le drapeau national. A 77 ans ! A moins que là encore, l’auteur des Souvenirs n’ait été victime d’une confusion avec le père.

11Renan héritera de cette triple ascendance, de cette triple influence dont les éléments, loin de s’exclure, contribueront à la richesse, à la souplesse de sa pensée. Mais tel que nous le connaissons, tel qu’il se définira, il saura guider, implacablement, cette richesse, cette souplesse. Aussi a-t-il tenu à mettre au nombre des figures qui ont déterminé son enfance la figure même de l’idéalisme révolutionnaire, celle du « Bonhomme Système » (II, 775-778).

12Ce personnage s’appelait, dans la réalité, Louis-Marie Le Duigou (1782-1838). Il était le disciple favori du « fameux » Le Brigant, le père de la « Celtomanie », ce qui est la « manie » de voir du « celtique » partout. De là, sans doute, son surnom de « M. Système ». Il avait, en tout cas, assez de notoriété pour que le 15 août 1831 Michelet fit le détour par Tréguier pour le venir voir. Dans son célèbre Tableau de lα France il reprendra, pour les dramatiser, les notes beaucoup plus réalistes de son Journal. Voici donc un pauvre vieillard qui « seul, couché sur une chaise séculaire, (...) se mourait de la fièvre entre une grammaire irlandaise et une grammaire hébraïque ». Il chanta à son visiteur une gwerz (chant) sur la Révolution. Et Michelet d’exprimer sa « compassion » pour « ce défenseur expirant d’une langue et d’une poésie expirantes ». Renan, quant à lui, a pris beaucoup de soin à reconstruire son héros. Ainsi, alors que dans le manuscrit il avait fait de lui un adversaire des Chouans, il le présente, dans la version définitive, en héros-énigme, possesseur d’un grandiose secret. Par-delà l’art du portrait et la part de la fabulation, ce qu’il faut noter, c’est qu’il s’agit d’abord d’un « bonhomme ». Parce qu’il fait preuve, malgré (à cause de) sa réputation d’empoisonneur de la jeunesse, de bonhomie. Parce qu’il est toujours, malgré (à cause de) son isolement et la vindicte cléricale, aussi bonhomme. Parce qu’enfin c’est un sacré bonhomme qui n’aura jamais vécu, ce que Renan découvrira plus tard, que d’une « idée fixe ». Voilà que d’un « Système » qui n’était que d’idéologie linguistique l’auteur des Souvenirs fait, comme on disait au xviii e siècle, un véritable « Système de la nature » : « Dieu était pour lui l’ordre de la nature (...) Il aimait l’humanité comme représentant la raison. » Elevé dans le culte de Voltaire et de Rousseau, il a rencontré dans sa vie la plus humble le plus grand moment imaginable, la Révolution, et comme il s’y est engagé tout entier, il est allé jusqu’où on pouvait aller trop loin (« C’était un vieux terroriste », disait en frissonnant la mère), et il n’en est jamais revenu. Car il fut de ceux de 1793 !

13« Ce rêve d’une année, écrit superbement Renan, fut si ardent que ceux qui l’avaient traversé ne purent désormais rentrer dans la vie. Ils restèrent sous le coup d’une idée fixe, mornes, frappés de stupéfaction ; ils avaient le delirium tremens des ivresses sanglantes. C’étaient des croyants absolus ; le monde, qui n’était plus à leur diapason, leur semblait vide et enfantin. Demeurés seuls debout comme les restes d’un monde de géants, chargés de la haine du genre humain, ils n’avaient plus de commerce possible avec les vivants » (II, 778).

14Il est évident que l’évolution de Renan dans ces années 1875-1880 ne manque pas d’influer sur le passé, de politiser en les républicanisant les images de l’enfance. Encore ne faut-il pas exagérer la déformation. Il y a, d’une part, l’effet de la réalité ; il y a, d’autre part, la nature de Renan avec cette formidable force de liberté sans laquelle il ne serait pas devenu ce qu’il est. On aurait autrement du mal à comprendre qu’au terme de sept ans de séminaire, où il a accompli une révolution intérieure qui l’a fait renoncer à la prêtrise mais pour se consacrer à l’étude des religions, il se soit retrouvé si à l’aise dans un nouveau milieu si opposé à celui qu’il venait de quitter.

15Seulement ces années de libération, si elles ont 1848 comme point crucial, s’achèveront sur le 2 décembre. Dans l’intervalle Renan aura fait un voyage important en Italie. Période intense donc, et qui, dans la relation avec la Révolution, s’articule autour des trois points suivants : un nouveau milieu, un grand livre philosophique, L’Avenir de la science ; un essai romanesque qui a pour cadre la Révolution, Ernest et Béatrix. Mais les événements obligeront de clore sur un dernier point, la fin des illusions.

16Tout en continuant à préserver des relations avec le milieu ecclésiastique et ses anciens maîtres, Renan se retrouve vite dans un autre monde. Le premier avec qui il se lie, dès la fin de 1845, et qui sera toujours le premier, n’est autre que Marcelin Berthelot. Suivra tout un groupe d’universitaires promis à un avenir prestigieux, Jules Michelet, Jules Simon, Edgar Quinet. Il est certes improbable qu’Ernest, tel que nous le connaissons, puisse épouser toutes leurs idées. Il faudrait commencer par situer de manière précise ses différentes attitudes pendant ces années tumultueuses. Il n’en est pas moins vrai qu’il est entré dans l’équipe rédactionnelle de La Liberté de penser, titre qui vaut programme. Il y publie, entre autres, le 15 mai 1848, cet article fondateur intitulé Du libéralisme clérical (I, 283-307). Bien que la politique n’en soit pas directement l’objet, Renan reprend la Constitution de 1792 pour définir les bases idéologiques de l’Etat moderne. Car impossible de ne pas voir en 1848 un avatar de 1789. La correspondance avec sa sœur Henriette nous montre l’intensité du trouble de Renan à ce moment. Il découvre un prolétariat urbain qu’il ne connaissait pas, il découvre la férocité de la répression, il est séduit par les idées socialistes.

17« L’année 1848 fit sur moi une impression extrêmement vive. Je n’avais jamais réfléchi jusque-là aux problèmes socialistes. Ces problèmes, sortant en quelque sorte de terre et venant effrayer le monde, s’emparèrent de mon esprit et devinrent une partie intégrante de ma philosophie. »

18Ainsi commence la « Préface » de L’Avenir de la science. Sans doute fut-elle rédigée en 1890 pour annoncer l’ouvrage. Mais cela faisait plus de 40 ans qu’il était prêt. En réalité, le grand livre de 1848, l’un des livres les plus importants du siècle, c’est bien cet Avenir de la science écrit par un jeune homme de 25 ans qui, hier encore, se préparait à la prêtrise à Saint-Sulpice. Et jamais il ne parlera de la Révolution comme il le fit à instant.

19Le thème qui sous-tend L’Avenir de la science est que « la vraie histoire de France commence à 89 » (III, 747). Tout ce qui a précédé n’était qu’une sorte de vaste « préface » de l’irrationnel. Dans un article du 15 août 1851 consacré à Dom Luigi Tosti, ce « Lamennais italien », l’auteur identifie cet irrationnel dans l’histoire au « hasard », à « la passion », aux « causes inconnues classées obscurément sous le nom de Providence » (II, 154). En conséquence, l’événement de 1789 est à considérer comme un avènement, l’avènement du rationnel dans l’histoire des hommes, « de la réflexion dans le gouvernement de l’humanité » (III, 749). Si le mot « réflexion » doit être ici employé, c’est parce que cet avènement est dû à l’œuvre des philosophes du xviii e siècle, par lesquels, comme l’avait montré l’inévitable Tocqueville, la Révolution était déjà faite dans les esprits. Et le texte sacré, la « formule » qui fondait le monde moderne, était « la Déclaration des droits ». Cette Révolution enfin, qui forme un bloc avec l’Empire, car Renan ne séparera jamais Napoléon de la Révolution, a vu, parce qu’elle fut une épopée, « la plus merveilleuse des épopées en action » (III, 884), l’avènement d’une nouvelle gloire, d’une nouvelle dynastie. C’est pourquoi 1789 fut « une année d’une nouvelle dynastie ». C’est pourquoi 1789 fut « une année sainte », et « le Jeu de Paume un temple », car l’humanité s’y proclama. Et c’est pourquoi la France s’est transmuée, transfigurée au point de n’être plus seulement une nation mais de devenir « une part de l’humanité » (III, 1124). La destinée de la France était de jouer dans le domaine politique le rôle joué par Israël dans le domaine religieux. Il faut pourtant noter, dès L’Avenir de la science (III, 1028), une restriction apportée à cette conception de l’ère irrationnelle qui aurait précédé l’avènement, en 1789, à la rationalité. Sachons voir par-delà « la montagne 89 ». D’abord parce que les rois aussi, ce que Renan ne cessera de développer par la suite, ont fait la France. En second lieu, parce que l’irrationnel même, autre idée bien renanienne, est la part irremplaçable de l’instinct, du spontané dans l’Histoire.

20Dans le prolongement de L’Avenir de la science, en contraste avec lui, Ernest et Béatrix se présente comme les fragments d’une fiction autobiographique. Le récit ne sera publié, et incomplet, que dans l’ouvrage posthume de 1908 Fragments intimes et romanesques (IX, 1500-1516). Je l’évoquerai ici moins pour son intérêt autobiographique (les étapes d’une crise religieuse) ou sa fonction idéaliste (l’amour sublimé d’Ernest et de Béatrix) que pour la transposition en 1789 à partir d’un modèle obligé, le Jocelyn de Lamartine. Le moment révolutionnaire a permis à Ernest, tout en rompant avec l’Eglise, d’aller jusqu’au sacrifice de sa vie puisque, pour avoir défendu un prêtre persécuté, il sera lui-même guillotiné. Il a permis aussi, lors d’une rencontre à Bréhat, à Béatrix, dont un décret vient de rompre la clôture en lui rendant la liberté, de transcender sa passion terrestre. On la retrouvera en 1817 se consumant d’amour pour son héros qu’elle va enfin pouvoir rejoindre dans la mort. N’oublions pas ce canevas, l’amour et la religion, que Renan aimera reprendre pour y broder ses fantasmes. Ernest et Béatrix s’inscrit dans une thématique courante qui utilise la Révolution comme décor du drame.

21Ce temps qui tourne autour de 1848 et que j’annonçais comme « temps de l’exaltation » ne reviendra plus ; le philosophe déchantera vite. En réalité, il se faisait des illusions d’abord sur lui-même. Le voyage en Italie en sera la déchirure et le 2 décembre la catastrophe.

22La mission en Italie se situe du 15 octobre 1849 au 28 juin 1850. Lettres, notes de voyage, une esquisse de roman Patrice, articles, tout cela donne une impression mitigée. Ici encore il faut bien faire attention aux lieux et aux dates. Si Rome n’est pas Naples, le regard sur Rome change aussi. Malgré tout, la réaction d’ensemble est négative. Certes Renan y respire « le vent tiède » (IX, 12247 ; III, 715) propre à amollir l’esprit et le corps. Il découvre l’art italien. Il se mêle au peuple italien. Il rêve de madones italiennes. Il fait ses dévotions. Il redevient enfant. Et, le lendemain, au « Monte Cassino », il passera des jours d’élévation philosophique avec des moines audacieusement savants, tranquillement révolutionnaires, patriotiquement spiritualistes. Oui, mais ces moines sont persécutés, ce peuple est versatile et dangereux, cette religion est inintelligente. Oui, mais il y a l’Eglise dans son triomphalisme intolérant. Renan en tire une double conviction : que l’Eglise manquera sa révolution libérale au xix e siècle, et que le peuple est incurablement matérialiste. « Que sommes-nous, se lamente Renan à Berthelot le 7 janvier 1850, nous autres éclaireurs – avant-garde, devant cette inertie, ce troupeau de brutes qui nous suit ? » Encore si elles suivent ces éclaireurs, là... En réalité, Renan ne se fait pas non plus d’illusions sur le peuple. L’heure n’est pas encore venue d’exorciser Caliban. Renan reste un homme de classe, mais dans le sens où « classe » signifie souveraineté de l’esprit et perfection de l’éducation.

23Le coup d’Etat du 2 décembre était-il si imprévisible ? Il n’est que le fruit le plus amer du suffrage universel. Le suffrage universel ne mène qu’au césarisme. Les citations ne manquent pas à travers toute l’œuvre de Renan pour le dénoncer. Il ne se remettra jamais de ce suffrage universel de 1848, bien restreint pourtant, qui amena au pouvoir Louis-Napoléon : « donner le droit de vote à 5 millions de paysans étrangers à toute idée libérale » (I, 352), quelle aberration, en effet ! Dès la « Préface » de L'Avenir de la science Renan confirme l’effet qu’eut sur lui le 2 décembre « en le dégoûtant du peuple ». Ce qui rejaillit naturellement sur l’idée même de « Révolution » : « Nous n’aimons pas les révolutions justement parce qu’elles amènent les coups d’Etat » (I, 497). Les hommes de 1848 ont refait la même erreur que les extrémistes de la Révolution : leur esprit d’égalitarisme a conduit au despotisme. Renan croyait que la Révolution portait en elle le libéralisme car elle créait un Etat de droit et garantissait la liberté. Illusion d’optique, tragique illusion ! La Révolution l’avait « longtemps ébloui », confessera Renan (II, 52). L’éblouissement ne fut tel que parce qu’il coïncidait avec sa propre libération intellectuelle. La désillusion politique ne fait que ramener Renan à sa véritable nature. Mais comme celle-ci est également gouvernée par l’ironie, il se plaira à aller à l’extrême opposé. Non qu’il faille mettre en doute un instant chez lui cette tentation monarchiste qui fut, du reste, une des grandes tendances de la vie politique du xix e siècle. Mais c’est qu’en même temps il ne pourra rien renier de la Révolution dans ce qu’elle a, à ses yeux, de fondateur.

24Le troisième grand moment que je vais étudier à présent, et que j’appelle le temps de la contestation libérale, va de 1859 à 1871. Dans l’intervalle, en 1863, la Vie de Jésus a fait de Renan un homme célèbre, et l’année précédente il avait été démis de sa chaire du Collège de France. Les textes qui nous concernent, de cette époque, sont des articles qui s’échelonnent à dates variées et que l’auteur, selon sa manière, rassemble en recueils préfacés. L’écrit le plus important est évidemment La Réforme intellectuelle et morale issue des événements dramatiques de 1870-1871. Commençons par situer ces textes, qui sont autant de repères.

25Les Essais de morale et de critique rassemblés en juin 1859 se composent d’un ensemble d’articles dont la rédaction va de 1851 à 1858. Deux textes y forment le plus saisissant contraste. J’ai déjà parlé du premier, qui est d’août 1851, sur Tosti, où se développe le thème « vive la Révolution ». Mais la Préface de 1859 n’aura été écrite que pour dénoncer le fétichisme de 89 : « Rien de plus fatal, écrit Renan, à une nation que ce fétichisme qui lui fait placer son amour-propre dans la défense de certains mots » (II, 17). Les Questions contemporaines sont publiées en mars 1868. Les articles ici vont de 1848, dont le fameux « Du libéralisme clérical », à l’histoire de la destitution du Collège de France en 1862-1864, de « Philosophie de l’histoire contemporaine » à propos des Mémoires de Guizot en 1859 à la « Préface » de 1868 sur « la Révolution expérience manquée » (I, 12). Ainsi, d’un recueil à l’autre, 1859 paraît une date importante. C’est justement l’année où Renan se lie avec Emile Ollivier. L’Empire se libéralise. Sans doute Renan songe-t-il alors à s’engager plus personnellement dans la vie politique. Mais surviendra le double scandale de sa leçon inaugurale du Collège de France et de la Vie de Jésus. Cependant, en mai 1869, il est, en Seine-et-Marne, le candidat d’Ollivier, représentant du « tiers parti » entre le candidat radical et le candidat officiel. Pendant sa campagne électorale où il sollicite, avant d’être battu honorablement, les suffrages d’un département rural, il prononce une conférence, qui nous retiendra particulièrement, sur Turgot. Elle ne sera publiée que le 1er juillet 1901, neuf ans après la mort de Renan. Signalons encore deux articles importants de 1869, « La part de la famille et de l’Etat dans l’éducation », « La Monarchie constitutionnelle en France ». Ces deux articles seront intégrés à la fameuse Réforme intellectuelle et morale de novembre 1871.

26L’ensemble est formé, sans compter la « Préface », de sept textes dont le plus important lui donne son titre. Il est né de trois drames : la chute de l’Empire et, malgré « le 4 septembre », la crise de régime ; la défaite de la France et la victoire de l’Allemagne ; la guerre civile. C’est, depuis Waterloo, le moment le plus affreux que la France ait connu au xix e siècle, Le coup est d’autant plus terrible pour Renan qu’il est porté par sa chère Allemagne. Tout cela n’est que l’aboutissement de 1851-52, c’est-à-dire de 1848, c’est-à-dire de 1789. La réflexion politique de Renan, en effet, se définit, se développe, se systématise à partir de la Révolution française. Mais avant de reprendre quelques éléments qui font vraiment, malgré des variantes, un bloc d’une réelle intensité dramatique, arrêtons-nous à l’évocation de Turgot.2

27Pourquoi le choix de Turgot ? Parce que c’est un autre Renan. Turgot est ce que Renan eût souhaité d’être s’il avait été du xviii e siècle, un héros philosophe. Au point de vue électoral, quel homme du consensus ! Voilà un exemple à méditer. Car c’est l’homme qui, par son action et ses projets, eût évité, s’il avait été écouté, la Révolution à la France. Telle est désormais l’idée-force de Renan : la Révolution était évitable mais des réformes étaient inévitables ; en conséquence, s’il n’y a pas de réforme, la Révolution éclatera et emportera tout comme une tempête. Les obstacles aux réformes sont clairs : un roi faible, un Parlement aveuglé sur ses prérogatives, un clergé et une noblesse aveuglés sur leurs privilèges, une haute société (à ne pas confondre, on verra pourquoi, avec l’essentiel de l’aristocratie) légère et corrompue. « Oui, s’exclame Renan, on pouvait prévenir la Révolution, on pouvait arriver au résultat qu’elle a obtenu sans des violences aussi énormes. » (VIII, 1164).

28Quels éléments tirer maintenant du corpus politique de La Réforme, cette Réforme qui, dans une édition satirique lancée par J. F. Revel, au temps où il était de gauche, contre le pouvoir gaulliste, se retrouvait identifiée à « une thérapeutique où il s’agit de faire disparaître du corps national les traces de la Révolution de 89 »3 ? L’idée de base est que le xix e siècle n’a cessé d’expier la Révolution. Il expie la « superbia satanica » du siècle précèdent, l’audace qui fut la sienne « d’avoir trop osé contre les dieux » (I, 520). La France s’est proprement « suicidée » (I, 488) par le meurtre du 21 janvier 1793, et le meurtre commis en ce jour fatidique fut une faute contre l’esprit (I, 338). La responsabilité des intellectuels fut écrasante qui conduisirent à l’erreur « d’avoir procédé philosophiquement en une matière où il faut procéder historiquement » (I, 481). Mais, d’un autre côté, l’expiation n’était qu’à la mesure de la splendeur de la faute. Les révolutionnaires n'eurent l’audace que de « trop oser ». Le parallèle demeurait entre la France et la Judée. De là une triple conséquence à trois niveaux. Au point de vue moral, le xix e siècle devenait de plus en plus médiocre, une race de héros n’avait enfanté que des dégénérés. Au point de vue politique, le xix e siècle n’a pas su se créer une légitimité, la dynastie des champs de bataille n’a pas tenu, l’épreuve de 1870-72 marque le retour des épreuves révolutionnaires, la Commune c’est la Terreur retrouvée. Mais ces épreuves sont à inscrire dans une perspective providentielle : elles ont aussi valeur de pénitence, elles contiennent, à condition d’avoir une certaine intelligence du cours de l’Histoire, une possibilité de rachat. Sachons donc tirer des erreurs de la Révolution au moins trois leçons.

29La première vient du malheur même qui frappe la France, et c’est une leçon allemande. La guerre actuelle n’est qu’une reprise des guerres de la Révolution contre l’Allemagne (I, 92-95). Or c’est la France révolutionnaire qui fit de l’Allemagne une nation (I, 414). Mais l’Allemagne a su rester conforme à l’Ancien Régime, elle n’a pas commis la faute de décapiter son aristocratie. L’un des protagonistes de La Réforme développe ce thème : si vous voulez reprendre l'Alsace et la Lorraine, remettez-vous à l’heure allemande (I, 373-82). La seconde leçon, corollaire de la première, porte précisément sur la relation entre « aristocratie » et « démocratie ». Renan est un aristocrate, au sens étymologique du terme. Il a horreur d’une aristocratie fondée sur l’inégalité de la fortune, inégalité à laquelle, en définitive, la Révolution n’a guère touché. Il a encore plus horreur de cette autre aristocratie qui s’est constituée et n’a cessé de se développer au cours du siècle au point de devenir un véritable pouvoir, l’Eglise. D’où l’évidente nécessité de séparer l’Eglise de l’Etat (I, 481). L’aristocratie est certes liée à la naissance et à l’éducation. Mais Renan voit surtout en elle une sorte de caste des chevaliers de l’intelligence. Elle est, en tout cas, un élément indispensable au fonctionnement même de la société, laquelle, affirme Renan, « est une hiérarchie » (I, 482). Elle garantit le progrès et la liberté, elle éclaire, contre l’égoïsme des masses, sur l’idéal. Elle était la meilleure part de l’Ancien Régime, c’est pourquoi il eût fallu la conserver. D’un autre côté, elle protégeait des dangers de la démocratie égalitaire et matérialiste. Les élus du suffrage universel ne peuvent que refléter leurs électeurs. Il est cependant hors de question de revenir là-dessus. Aussi Renan envisage-t-il de recourir au système des deux chambres en proposant d’ailleurs, ce qui pimente le projet, de favoriser les femmes et les familles nombreuses (I, 367). La troisième leçon porte sur la nature et les pouvoirs de l’Etat en France. Il est vrai que cette omnipotence de l’Etat n’est pas due à la seule Révolution et qu’à cet égard Philippe Le Bel, Richelieu, Louis XIV furent les premiers révolutionnaires. Mais le propre de la Révolution a été de faire de l’Etat « un monstre inouï ». Cet « Etat à la française » dont la comparaison avec l’Angleterre, qui est en train de supplanter l’Allemagne dans l’esprit de Renan, illustre la tare, est resté, en proliférant de lui-même, un Etat de droit divin (I, 481). Car, par malheur, un génie est apparu pour « réaliser le programme révolutionnaire », Napoléon, qui imposa, en particulier, le Consulat et le Code civil, ces deux fléaux. Voici deux citations d’articles différents, qui se rejoignent pour la même condamnation : l’Etat français ? « une administration, un réseau de préfets, un code civil étroit, une machine servant à éteindre la nation, un maillot où il lui serait impossible de vivre et de croître » (I, 481). Pourquoi la Révolution est-elle une expérience manquée ? Parce qu’elle n’a laissé « debout qu’un géant, l’Etat, et des milliers de nains » ; parce qu’elle a créé « un centre puissant, Paris, au milieu d’un désert intellectuel, la Province » ; parce qu’elle a transformé « les services sociaux en administration » (II, 12-13). Il est encore un problème sur lequel, dans les nombreux articles qu’il lui a consacrés, Renan revient pour le stigmatiser, car il s’agit encore d’un produit de la Révolution et de Napoléon : l’enseignement réglementé, enrégimenté, fait pour niveler, où l’Etat usurpe les droits de « l’éducation » au lieu d’en rester à la fonction qui lui revient, et qui est « l’instruction publique » (Cf. I, 523, 542).

30Nous devons savoir tirer la leçon de cet échec de la Révolution. Reprenons la phrase que j’ai citée tout à l’heure, mais pour en inverser les termes : refaire « historiquement » ce que la Révolution a fait « philosophiquement ». Non, il n’est pas vrai, comme il le croyait en 1848, que tout ait commencé en 1789 : à preuve le développement de l’omnipotence de l’Etat, ou encore la longue histoire de la France. Il n’en est pas moins vrai qu’il fallait jouer, qu’il faudrait pouvoir rejouer, Montesquieu contre Rousseau, Turgot contre Robespierre, Talleyrand (dont le projet d’instruction présenté à la Constituante en 1791 était un modèle de libéralisme) contre Condorcet (dont le projet sur le même sujet présenté à la Législative en 1792 était un modèle de sectarisme), bref, les Cahiers Généraux contre la Terreur. Reste, outre le légendaire épique, l’idée-force : l’acte fondateur de la Révolution dans l’organisation rationnelle de l’Etat. Il faudrait enfin évoquer ici les chapitres II et III de l’article « Monarchie constitutionnelle de la France » intégré, on s’en souvient, à La Réforme, car ils essaient d’expliquer la permanence de l’idée et de l’idéal révolutionnaires à travers tout le xix e siècle.

31C’est que la Révolution française, à la différence de la Révolution anglaise du xvii e siècle ou de la Guerre d’indépendance américaine, n’a cessé d’avoir un pouvoir de réfraction continu. Cela est dû à un noyau d’hommes condamnés à être minoritaires, des républicains. Ces hommes ne laissent pas de faire penser aux apôtres. En recevant Pasteur à l’Académie française, Renan évoquera parmi ces apôtres la belle figure du père de Littré (I, 762-64). Ces hommes ont maintenu comme une flamme l’exigence d’un Etat de droit, d’un pouvoir rationnel qui serait légitimement reconnu par la nation. Les révolutions de 1830 et de 1848 n’avaient pas d’autre ambition. La permanence de cette exigence s’explique aussi du fait qu’aucun des pouvoirs médiocres qui se sont succédé au xix e siècle n’a réussi à asseoir sa légitimité. Voulant concilier l’impératif rationaliste et une légitimité historique, Renan, pour sa part, demande qu’aux « droits de la raison à gouverner l’humanité », le principal acquis de la Révolution, s’ajoutent les « droits résultant de l’histoire » (I, 357). Enfin toute une nostalgie, qu’elle soit de fascination ou d’horreur, était entretenue par la mémoire collective, les poètes ou les historiens.

32Or c’est la République, cette République qui va plus vers Renan que Renan ne va vers elle, et qui le comblera de tout, qui va finalement établir en France un Etat de droit. Ce difficile accouchement, au terme de l’expiation, constituera le point fort du dernier grand moment qu’il me reste à évoquer. Il s’exprime de 1878, date, rappelons-le, de son ralliement à la République, à 1886, sous la forme dramatique avec « Caliban-Prospéro » et L'Abbesse de Jouarre. Cette série de « drames philosophiques » (III, 371-521 et 611-683) marque le temps des conciliations, de la réconciliation.

33La pièce Caliban (1878) et L’Eau de Jouvence qui en est la suite (1881) met en scène le peuple sous la forme de Caliban et l’aristocratie sous celle de Prospéro. Parmi les nombreuses indications qui illustrent le thème de la réconciliation, j’en ai retenu les six que voici :

  1. Bien que les œuvres ne soient pas datées et que l’action se déroule à Milan, la révolution de 1789 en est la toile de fond. A preuve dans la scène 2 de l’acte III, une manifestation de patriotes au cri de « Liberté, égalité, fraternité ».
  2. Caliban le prolétaire le plus grossier renverse l’aristocrate et savant Prospéro. Non seulement on le verra prendre forme éduquée, mais il saura garder le pouvoir et gouverner très bien.
  3. Quand Caliban répond aux pétitionnaires que « l’ordre est nécessaire » et qu’un homme du peuple constate : « Que veux-tu ? La Révolution va vite » (III, 2) on croit entendre le soupir de soulagement de l’auteur.
  4. Quand à la fin de l’acte IV Prospéro lui-même pousse le « Vive Caliban » c’est Renan qui pousse mezzo voce son « vive la République ».
  5. Il est vrai que Caliban vient de défendre Prospéro contre l’inquisition et que non seulement, dans L’Eau de Jouvence, il l’autorisera à poursuivre ses travaux mais les favorisera. Prospéro-Renan est tranquille : la République aura besoin de savants.
  6. C’est pourquoi, lorsque les conservateurs veulent s’allier à Prospéro pour reprendre le pouvoir, ce dernier refuse. Avec cette bénédiction de l’auteur : « J’aime Prospéro, mais je n’aime guère les gens qui le rétabliraient sur le trône. Caliban, amélioré par le pouvoir, me plaît mieux » (III, 440).

34Quant à L'Abbesse de Jouarre, qui est un pur drame de la Révolution, on doit y voir une sorte de testament politique. Du 15 octobre au 2 décembre 1886, il y en eut 21 éditions. C’est avec la Vie de Jésus le plus gros succès de Renan, et c’est encore un succès de scandale. La pièce n’a été jouée qu’une fois, à Bologne, avec un dénouement différent. C’est en regardant de sa fenêtre du Collège de France, dont il était l’administrateur, le mur qu’on abattait du collège du Plessis, qui fut prison sous la Terreur, que Renan eut l’idée de son drame. Il était hanté par une fascination : que se dire, que faire si l’on sait qu’on est en train de vivre sa dernière nuit, que demain on montera à l’échafaud ? Ah ! comme ces « dialogues de la dernière nuit » seraient « une sublimité de paroles », comme ces derniers gestes seraient une explosion de désir... Le scandale est venu de ce que Renan mettait en face l’un de l’autre un homme et une abbesse qui s’étaient autrefois aimés et qui s’aiment toujours. On retrouve le canevas d’Ernest et de Béatrix, du « Broyeur de lin » des Souvenirs, l’obsession renanienne de l’amour et de la religion. Mais cette fois, dans ces ultimes retrouvailles, le conflit se résout dans la communion des corps et l’embrasement des esprits. Lors de cette dernière et sublime nuit, dans la prison où la Terreur les a réunis, l’abbesse s’abandonne à d’Arcy. Or seul d’Arcy sera guillotiné. Car l’abbesse a été sauvée au dernier moment par le chevalier La Fresnais qui l’aime aussi. Comment pourra-t-elle désormais survivre ? Une petite fille naîtra de cette fatale nuit. L’abbesse de Jouarre se décidera finalement à dire oui à La Fresnais. Le jour même où sonnent les cloches pour le Concordat.

35Bien que L'Abbesse de Jouarre soit un drame à lire, on est d’abord frappé par l’aspect « mise en scène » de la Révolution. Sonnerie à l’échafaud, annonce de la charrette sinistre, appel des condamnés, le refrain « ça ira », autant d’éléments propres à restituer une atmosphère. A Bologne le public eut même droit à cette scène à laquelle le cinéma et la télévision nous ont particulièrement habitués, la scène du tribunal révolutionnaire. Trois grands moments sont évoqués : le tribunal révolutionnaire précisément, la Patrie en danger, le Concordat. Les trois principaux personnages enfin sont tout à fait exemplaires de l’époque : d’Arcy est l’aristocrate victime du devoir ; La Fresnais est l’aristocrate qui a choisi l’autre camp et s’est couvert de gloire ; quant à l’abbesse, la pupille de Turgot, elle incarne à son poste une sorte d’exigence rationnelle de l’Eglise. Mais l’intérêt essentiel de ce drame est d’être évidemment symbolique. Renan commence par répondre à cette espèce de stupéfaction qui l’a toujours saisi (voir encore son discours à la réception de Claretie) en voyant la conduite des révolutionnaires pendant les événements. A chaque instant la réalité se sublimait d’elle-même. On dirait que l’auteur veut rabaisser les hommes en tant qu’individus pour mieux exalter ce que la Révolution a fait d’eux. Un homme médiocre devenait, malgré qu’il en eût, un géant. En second lieu, la fiction de Renan avait pour objet de montrer l’état proprement cadavérique où en était arrivée l’Eglise et, en conséquence, l’urgence de la ranimer. Jouarre n’était plus qu’une institution politique que la pupille de Turgot rêvait de réformer, de transformer. Je vois enfin dans la naissance de l’enfant la valeur d’une promesse. Juliette est la fille naturelle de l’abbesse et de l’aristocrate de l’Ancien Régime. En acceptant d’épouser La Fresnais, aristocrate, républicain, héros de Fleurus et officier de Bonaparte, l’abbesse donne officiellement un père à sa fille, assurant ainsi l’avenir du présent. Est définitivement scellée, selon le mot de la fin, la réconciliation nécessaire des « besoins anciens » et des « besoins nouveaux » (III, 672).

36Comment, pour conclure, laisser une image valable de Renan devant la Révolution puisque plusieurs images se pressent, souvent contradictoires et contrastées ? Mais elles expriment les contradictions d’un libéral devant l’événement révolutionnaire et comment, en définitive, ces contradictions, qui font aussi la richesse et l’honnêteté d’une pensée, ont été dominées. Avant de critiquer il faut non seulement situer l’auteur en son temps mais encore éviter de n’en rester qu’à tel ou tel aspect. Car, à cette aune-là, la postérité de Renan est étonnante : le monarchiste récupère ce républicain, le républicain canonise cet aristocrate, le progressiste se réclame de ce réactionnaire, le réactionnaire est ravi de ce progressiste, cet anticlérical est religieux, ce démocrate est élitiste... Oui, il y a tout dans Renan, et de tout, surtout en politique. Je dirai donc à ce sujet, mais au risque de figer une pensée toujours en mouvement, que je retire finalement de cette étude dont je n’ai donné ici que d’imparfaites séquences le témoignage d’une triple adhésion et d’un triple refus.

37L’adhésion, Renan la formule lui-même en termes de poétique, d’héroïsme et de dynamisme. Comme Jules Claretie qui a fait avec eux le terrible voyage, Renan aime les héros à la Desmoulins « avec leur œil mélancolique, ces longs cheveux qui leur donnent un air d’apôtres, ces convictions ardentes, ce style à la fois déclamatoire et touchant » (II, 1080). Or il n’y a pas seulement une poésie révolutionnaire, mais toute une poétique. Car la Révolution est et sera une source esthétique incomparable, particulièrement pour le théâtre et le roman, et aujourd’hui pour les média. Il arrive même à Renan, alors que ce n’est pas tellement son genre, de retrouver les accents de Hugo. Aux heures les plus noires, il célèbre dans la Révolution « la gloire de la France, l’épopée française par excellence » (I, 479). Toute la médiocrité du triste xixe siècle éclate en comparaison de cet excès d’héroïsme. Car une double dynamique emportait les hommes de ce temps-là : celle d’aller jusqu’au bout, scandant jusqu’à l’absolu « que la Révolution réussisse » (II, 1081), et l’autre, sensible jusque dans l’échec, qui fait que « le phénomène général de la Révolution apparaît comme un des grands mouvements de l’histoire qu’une volonté suprême domine et dirige » (ibid.).

38Quant au refus, son importance est encore grossie parce qu’il est concentré autour de la catastrophe des années 1870-1871. Mais il est exact qu’il correspond à trois réactions constantes de Renan, et qui sont politiques, morales, philosophiques. C’est tout de même la Révolution qui a donné à l’Etat, en France, sa forme monstrueuse et anormale. En second lieu, Renan, qui n’a jamais eu que dédain pour le « déisme » et « l’être suprême », a toujours considéré les révolutionnaires comme des athées et des matérialistes ne voyant « dans l’individu qu’un être en viager et sans liens moraux » (II, 117). Ils sont responsables du socialisme dont l’évocation, une fois oublié le traumatisme de 1848, suscite désormais en Renan une méfiance quasi viscérale. Enfin la philosophie des révolutionnaires de 1789 s’est crispée en dogmatisme idéologique. Ayant choisi Rousseau contre Montesquieu, ils ont choisi la théorie contre l’Histoire. Et cela ne pouvait déboucher que sur l’élimination à l’intérieur, la guerre à l’extérieur. Mais voilà qu’en disant ces mots je serais à nouveau surpris et repris par Renan me renvoyant, par exemple, à son « saint Paul », me rappelant que seuls les fanatiques..., et que les guerres révolutionnaires ont créé les nations. Pour ajouter aussitôt qu’au-dessus des nations il y a l’humanité.

39 Cahiers de Bretagne Occidentale
CRBC, Brest, 1988, n° 8

Notes de bas de page

2 L'article sur Turgot (VIII, 1153-1164) est publié pour la première fois dans la Revue de Paris du 1-7-1901.

3 Edition de J.-F. Revel, Paris, UGE, 1967.

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