L'héritage des Lumières
p. 103-111
Texte intégral
1L’œuvre de Renan est si riche, si variée, traversée de telles nuances, de contradiction, d’ironie, que le lecteur risque bien souvent d'être piégé. Mais parfois les coups sont trop rudes à esquiver. Ainsi de la vision du xviii e siècle : panégyrique ou mise en pièces ? A cet égard, seule une étude méticuleuse, chronologique, eût permis de répondre juste : impossible ici. Autre réserve : se limiter à notre xviii e siècle français. Or je ne crois pas que Renan ait jamais employé à ce sujet le terme de lumières. Non que le mot ne l’ait hanté, mais dans une singularité de foudre. Car pour lui qui s’était rejeté de cette lumière chrétienne qui ne pouvait plus le réchauffer, c’est maintenant de lui seul qu’il exigeait de quoi le consumer : « plus de lumière, plus de lumière », clamait-il à la fin de L’Avenir de la science.1 Mais déjà l’Allemagne l’a pris dans son embrasement, l’Allemagne de Herder et de Goethe, de Goethe surtout.2 Cependant, au zénith de sa vie, c’est une autre lumière qui le retiendra, Midi le Juste, l'Acropole.3 Mais on aura tout de suite compris que Renan ne s’était tant plu au grand jeu des idées que parce qu’il était souverainement sûr de lui, un peu comme les nuages qui jouent à cache-cache dans cet azur du ciel. Notre propos sera de nous demander combien dans cet azur comptent nos lumières. Eh ! bien, pour moins que rien, c’est le moins qu’on puisse dire, à première vue. Mais nous ne serons pas surpris non plus de découvrir entre Renan et notre xviiie siècle des rencontres qui ne trompent pas. C’est que l’agressivité de la critique n’aura servi qu’à masquer une nostalgie : que l’accord n’ait pas été plus consubstantiel.
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2Au fond, tout était fait pour que notre Renan n’eût qu’une pauvre vision du xviii e siècle. De son collège bas breton de Tréguier, quelle vision même ? Rollin, Louis Racine, l’abbé Delille… Et comme Tréguier c’est le collège, et la cathédrale, que la Révolution y passait pour « non avenue »4, ce n’est pas non plus sa ville natale, le monde où il vivait, qui l’aurait dévoyé. Ni le séminaire de Paris où il sera sept ans. Hautes doses, en revanche, des Soirées de Saint-Pétersbourg, du Comte de Valmont, le Valmont de l’abbé Gérard, il va de soi. Mais en présentant ainsi le décor, déjà je fausse les perspectives. Aucun enfermement n’existe pour les fortes têtes, au contraire, et les voies de la lumière sont multiples. Pourtant, même après qu’il a eu conquis sa liberté, et tout au long de sa vie publique jusqu’à sa mort en 1892, on ne sent guère, mais soyons prudent, l’envie d’étudier de près le xviii e siècle. Seules les circonstances semblent l’y amener. Les travaux de Jean Pommier, le Catalogue de la bibliothèque personnelle – mais là encore attention, quel dévoreur de livres était Renan, quel assidu, par exemple, de la Bibliothèque impériale et nationale ! – le confirment. L’index des Œuvres Complètes, en tout cas, laisse un peu sur sa faim, dont l’essentiel, il est vrai, est une immense œuvre historique où le xviii e siècle apparemment n’a que faire. Et quand nos auteurs y sont cités, pas de surprise : dans l’ordre de fréquence, Voltaire – Rousseau – Montesquieu – Diderot – D’Alembert. A compléter par Condorcet, l’exemple pathétique, et, peut-être moins attendu ici, Turgot. Sans doute aussi quelques noms de raccroc. Mais où le roman, où le théâtre ? Et les matérialistes ? Et le reste ?
3L’état alors des textes ? Que de lacunes, certes, surtout dans le domaine, pour nous inappréciable, des correspondances ! Ce fut tout de même l’époque des Moland, Assézat et Tourneux. Les choix de la tradition ? Mais le Voltaire de Renan sera non celui de La Henriade, mais du Dictionnaire philosophique. En réalité, on trouve toujours les textes dont on a besoin. Quand notre chercheur travaillait à son Averroès, il a bien su aller voir chez Bayle. Non, sa myopie est des plus voulues. D’abord justement parce que Renan le penseur sera toujours Renan le chercheur. Or le xviii e siècle, il a peut-être cru trop vite savoir ce qu’il pouvait en attendre. De bonnes études critiques, c’est assez à sa manière, quelques cours avaient suffi pour cela : et coup double, puisqu’on avait à la fois la critique et sa moelle. Dans la monstrueuse boulimie de savoir qui accompagne sa libération intellectuelle, c’est-à-dire de 1843 à 1846 environ, il a fait le tri de l’une et de l’autre. C’est donc essentiellement par le creuset de Madame de Staël et de Victor Cousin5 qu’il a, sans trop se soucier de la contrefaçon, reçu de bloc un xviii e siècle qui va de Locke aux Allemands en passant par l’Ecole écossaise.6 Mais si l’on ne pouvait aussi que passer par la France, c’est dans l’Allemagne de Madame de Staël que notre néophyte laïque s’expatrie. Apprendre leur langue, lire les Allemands dans le texte, voilà à quoi s’exalte la liberté du séminariste de 1845. Car ce gauche petit Breton qui sait donner le change est, en fait, un rapace. Un jeune Faust7 qui veut tout saisir, tout comprendre, et qu’éclate sa tête !, retrouver l’énergie primitive : alors ce xviii e siècle français lui paraîtra bien décevant, en effet, et ne laissera plus de l’irriter.
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4D’abord Renan est totalement allergique à la société de cette époque qu’il juge superficielle, immorale, médiocre. Superficielle par ses salons pour auteurs « salonniers »8 et une intelligentsia, si on peut dire, de Jésuites, d’académiciens, de littérateurs. Cette France-là, non merci, elle ne se plaît qu’à faire « dans la dentelle ».9 Et que dire de l’immoralité, où donc la vieille noblesse ?, d’un monde où l’on ne respecte plus rien ?10 Quant au bourgeois enfin qui s’installe, il est pour l’ancien séminariste la médiocrité même, le « terre-à-terre »11, le voltairien naturel.
5Comme les hommes de lettres sont le pur produit de cette société, ils en portent la marque, en signifient les manques. L’exception : Rousseau. Aussi leurs œuvres sont-elles sans profondeur. Pour le plaisir on a commencé par sacrifier le sérieux. D’où, à apologétique farfelue, critique du même style. A ce compte Voltaire parfois n’est pas indigne de Dont Calmet.12 Certes subsistaient de véritables chercheurs, un Fréret, un Barthélémy13, mais si obscurs, à la risée livrés, et par qui ? Pauvres confrères, il n’était pas bon alors être savant… Incapables de tout sérieux, ces philosophes étaient également incapables de la moindre sensibilité religieuse. Hommes du « clair et serein »14, tout remuement intérieur leur est inaudible. Ils n’ont pas compris que « la religion est une grande vérité d’instinct ».15 Pis encore, ils ont osé l’identifier à « la superstition, la crédulité », au « fanatisme ».16 Mais obligés d’y suppléer, ils n’ont rien imaginé de mieux que le déisme, cette « mythologie abstraite »17 qui ne repose sur rien, du fini pour l’infini !, et qui sera « sans action sur l’humanité »18 : c’est que la sensibilité populaire leur était complètement inconnue, et la force du spontané. Le Dictionnaire philosophique illustre à plein cet aveuglement devant « tout ce qui constitue l’essence de la tradition populaire ».19 Même Rousseau s’est trompé sur le primitif. Son bon sauvage n’est qu’un mythe de la conscience réfléchie.20
6L’erreur, en réalité, des écrivains de l’époque est une erreur de point de vue. Comme ils jugent tout à l’aune de leur propre raison qu’ils prennent pour la raison universelle, ils se condamnent ainsi au trompe-l’œil permanent. Cela est surtout patent pour l’histoire : « Une croisade au xviii e siècle était une extravagance donc toutes les croisades étaient une extravagance »21. Chaque fois qu’ils s’avisent de traiter de ce qui leur est extérieur, que ce soit dans l’espace – voyez, par exemple, la Chine22 – ou dans le temps – ainsi, entre autres, des origines, de la Bible, du langage –23 leur visée est toujours aussi bornée. De là deux attitudes possibles, qu’ils ont tour à tour adoptées : la haine en lieu de critique – écoutez le rire de Voltaire, la théorisation comme réponse à tout – voyez Rousseau et ses dangereux « enfantillages ».24
7De ce procès qu’il intente au xviii e siècle, et dont l’outrance, si elle se comprend, se corrige d’elle-même, une double conséquence est à tirer pour Renan. D’abord, pendant que l’esprit de vérité cherchait asile ailleurs, l’esprit philosophique en France retardait toute recherche pour plus d’un siècle. Le responsable ? Voltaire qui, s’écrie un jour Renan, « a fait plus de tort aux études historiques qu’une invasion de barbares ».25 Par légèreté, ce siècle avait manqué de hardiesse, et échoué. « Ah ! si le xviii e siècle, s’écrie encore Renan, avait dit son mot, Pascal eût lâché la colonne à laquelle il se tenait accroché ».26 L’autre conséquence est politique et, cette fois, c’est Rousseau le responsable, dont les théories ont inspiré 1793. Mais la Terreur débouche sur Napoléon et la suite : c’est-à-dire ces deux fléaux que sont la centralisation de l’Etat et, produit du Code civil, le despotisme de l’administration.27 Le triste xixe siècle n’en finit pas d’expier l’inconscience de son prédécesseur. On n’a donc plus qu’à tirer l’échelle. Oui, mais j’aurais pu en face de chaque blâme inscrire aussitôt l’éloge correspondant. Erreur, car l’éloge ici n’est jamais le simple contraire du blâme, mais son dépassement, sa résolution par-delà la réalité de l’accord. Ce qu’on se contentera maintenant de montrer à travers quelques « exemples », on en a retenu quatre, et qui sont autant de signes éclairants d’un état d’esprit.
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8Le premier est tiré d’images de la jeunesse interprétées, à partir de 1875, au prisme de la mémoire. Or même à Tréguier la cléricale soufflaient des lumières venues d’ailleurs. Ces trafiquants des mers, comme les Renan, emportaient tout l’air du large avec eux. Ernest qui n’avait guère connu son père sait du moins de quel bord il était. Quant à sa mère, la si bonne et pieuse bourgeoise, comme son éducation royaliste lui pesait ! Mais attention aux trois que voici. D’abord un oncle, voltairien, oui, l’horloger, mal vu des siens, qui ricane en voyant ce qu’on fait de son neveu, mais aux premiers écrits de ce dernier, que douce est la revanche ! Ensuite l’oncle Pierre, le marginal, mal vu de l’Église et qui a fait au pays une véritable « révolution littéraire »28 en remplaçant dans son répertoire les fables traditionnelles par Gil Blas et Le Diable boiteux, des livres sauvés de la réaction. Le troisième n’est pas de la famille mais lui aussi est des plus mal avec les curés ; on l’eût lapidé, cet étrange étranger dit bizarrement Système. C’est par hasard, à la fin, que Renan percera le mystère de cet individu dont il n’avait jamais oublié le secret rayonnement et qui marmonnait des noms comme… Voltaire, Rousseau. On avait trouvé à sa mort « un bouquet de fleurs desséchées, liées par un ruban tricolore »29, celui qu’il portait à la fête de l’Etre suprême : car il était, lui ce timide, un ancien terroriste, et son système, alors ? Or ces fantômes ne reprenaient vie que parce que chacun d’eux était une parcelle de l’auteur lui-même.
9La vision que Renan s’est faite du Bonhomme Système éclaire sur sa véritable représentation, et ce sera notre second « exemplum », de la Révolution. Car tout le mal qu’il en a dit, et qu’il ne renie pas, ne l’a pas empêché d’aimer s’y arrêter l’esprit. Il en fait, en effet, volontiers, son lieu de création romanesque. Que ce soit dans les deux fragments d'Ernest et Béatrix ou de Patrice des années 1848-1850, que ce soit même dans la nouvelle de 1890 Emma Kosilis, que ce soit surtout dans la pièce de 1886, L’Abbesse de Jouarre. Car quel meilleur temps que le temps révolutionnaire pour transposer la violence d’un drame personnel aussi symbolique ? En simplifiant, on pourrait dire que sur la toile de fond grandiose et tragique se déroule, au même rythme, une autre histoire dont on suivra les trois moments : rupture d’Ernest avec l’Église et son exécution, libération inouïe de l’esprit comme avec Patrice, explosion enfin, d’où le succès à scandale de l'Abbesse de Jouarre, d’une sexualité qui semblait insoupçonnée avec, au dénouement, mort de l’aristocrate et, dans la plénitude de la maternité, l’abbesse, comme plus tard Emma, épousant les temps nouveaux.
10De notre abbesse Renan fit la pupille de Turgot. Et c’est Turgot le troisième intersigne. Car l’homme en qui Renan se retrouve de lui-même, ce n’est pas un écrivain, ou du moins pas seulement, mais ce modèle politique. Celui-ci s’est imposé au penseur quand, en 1869, il se présente aux élections en Seine-et-Marne. Car notre candidat-philosophe avait décidé de remplacer les discours d’usage par des causeries plus élevées. D’où Turgot, quelle figure du consensus ! Et quelle similitude de destin ! Turgot quitta l’Eglise pour n’avoir plus de masque à porter, brilla en Sorbonne, mena vie de saint, et fut persécuté. Un mot le désigne, si profondément renanien : « réformateur ». Or ce grand esprit, L’Eglise, l’odieux Parlement, un roi faible, les privilégiés en corps, réussirent à l’étouffer. Mais l’histoire ne se laisse jamais faire. Et l’évidente conclusion : ah ! si on avait écouté Turgot, si vous écoutiez Renan aujourd’hui… Ainsi il a fallu la pression du politique pour que Renan renoue avec Turgot, dont il connaissait depuis longtemps les écrits, et retrouve en lui, dans ce xviii e siècle, un frère de combat.30
11On ne pouvait terminer que sur Voltaire. Voltaire le ricaneur et le baveux, ce Voltaire dont il osait devant Henriette effrayée reconnaître la « paternité ».31 Mais ici laissons-nous encore, pour le moment, nous guider par le répit de la réflexion. Rappelons pourtant cette nuit qui en dit long, mais sur quoi ?, où une amie de sa sœur lui apparut en rêve sous les trait de la Pucelle, ou vice-versa.32 Mais revenons aux sollicitations moins intimes. Ainsi Ernest Bersot lui ayant envoyé sa Philosophie de Voltaire, Renan, comme s’il attendait l’occasion, s’empressa d’en faire un compte rendu. Mais cet important article ne paraîtra qu’en 190433, le Journal de l’instruction Publique l’ayant interdit. La chose se passait en 1848. Second fait : la hâte de Renan à souscrire à l’édition des œuvres de Voltaire patronnée par Le Siècle et une lettre fort intéressante à son directeur Havin.34 Reste enfin la piécette rédigée un an après la mort de Victor Hugo pour l’anniversaire de sa naissance, espèce de dialogue élyséen où le xviii e siècle parle – il y a aussi Diderot – par Voltaire.35 Nous avons donc, solidement inscrits dans le corpus des éloges et des injures, ces trois petits précieux moments où Voltaire était envisagé dans sa dimension de philosophe, dans son action de militant, et enfin, avec tout le poids de sa légèreté. Où ce Voltaire n’était encore, en réalité, que le meilleur de Renan en personne.
12De tels témoignages sont plus signifiants que tout le reste. Car ils nous ont donné à voir un Renan du xviii e siècle, en plein xviii e siècle retrouvé. Ce sont là autant de points d’ancrage qui permettent à la critique de s’amarrer pour repartir vers de plus hautes eaux.
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13Mais avant il faut admettre que ces écrivains du xviii e siècle ne pouvaient se comporter autrement. Vu la situation, ils ont fait, reconnaîtra toujours Renan, ce qu’ils ont pu et donné la mesure qu’il fallait. Car s’ils ont commis des fautes, la faute à qui ? C’est dans un article peu connu, perdu dans la collection de la Revue des Deux Mondes et oublié dans les Œuvres complètes, qui s’intitule L’Exégèse biblique et l’esprit français et qui date de 1865, que Renan est le plus net sur l’excuse. Chaque fois qu’il revient sur le sujet, il reprend l’argumentation. Du point de vue politique, Louis XIV est celui qui a chassé les protestants, tuant ainsi en France la grande pensée libérale, Louis XV c’est la censure et le reste, Louis XVI la faiblesse. Le trône s’appuyant sur l’autel, la religion n’était plus qu’une affaire d’Etat. Avec cela, une théologie nulle, ridicule. Pour les intellectuels, le premier devoir était bien de démolir un édifice dont la force attentait à la raison. Et comment le démolir que par le rire et l’ironie ? Richard Simon, on peut le regretter, n’était plus de mise, mais Voltaire. Même la société bourgeoise retrouvait quelque grâce aux yeux de Renan dans la mesure où l’Histoire désormais se faisait par elle et où son idéologie libérale ne pouvait qu’être profitable aux autres formes de liberté. Non, Renan ne pouvait en rester à la sommaire vision de la philosophie destructive telle que beaucoup la prétendaient. « Eminemment réformateur pragmatique », comme il disait dès 184536, ce siècle a sa place dans les grandes époques de l’humanité. Et il n’est plus question de systèmes, ou de théorisation, lorsqu’on a devant soi cet acte fondateur qu’est la Déclaration des droits où Renan voit « le xviii e siècle tout entier ».37 La Révolution ne l’horrifie plus que par l’inouï de son audace, pour finalement le bouleverser par sa valeur transfiguratice. Deux formules, prises parmi les pires critiques, fixent le jugement de Renan : la première, du voyage de 1850 en Italie, est sur Voltaire : « Ce que Jésus n’a point fait, Voltaire l’a fait »38 ; la seconde, de L’Avenir de la science, compare le Jeu de Paume au Golgotha pour reléguer l’Histoire antérieure à une simple préface.39 Au fur et à mesure que se dissipe le mirage allemand, surtout après l’effondrement de 1870, Renan redécouvre son propre génie, et de quel clair timbre d’ironie il est fait. O lourdeur hyperboréenne ! O pangermanisme ! Qu’avez-vous donc de semblable à Voltaire – demandez à Goethe –40 et à notre Révolution ? N’y aurait-il pas également, dans le cours des civilisations, un certain miracle français ?
14Il ne faut pourtant pas opposer si brutalement France et Allemagne.41 Celle-ci est enfantée de celle-là et l’âge qui s’ouvre des synthèses n’a pris l’essor que sur l’âge analytique précédent. Ne reniant aucun héritage, puisqu’il est du penseur de profiter de tout, c’est de la combinaison entre le génie français et le génie allemand, tout cela sur permanence de cantique celto-chrétien, que Renan va tirer l’essentiel de sa philosophie. Du romantisme dont il se méfie comme d’une « singerie »42, il va tirer aussi, mais parce qu’il crie sans cesse en lui, le nécessaire sentiment de l’infini. Son audace sera de récupérer ces données immédiates de la conscience pour les soumettre au crible de la pensée libre. Si pour l’Allemagne, l’ombre immense du Hegel, quelle étude à faire encore !, impose son influence, qu’attend alors Renan de notre xviii e siècle ? Voltaire n’est bon que si l’on n’est pas voltairien, et Rousseau est, malgré Jésus, le moins attractif. En revanche un document important existe, signalé à autre intention par Henriette Psichari43, mais qui est inédit, et qui est un travail de Renan sur Montesquieu. Il s’agit de « longues considérations » préparatrices à l’appréhension du personnage de Jésus. Ainsi est révélé, presque par hasard, un rôle joué par notre Montesquieu dans la grande œuvre de Renan sur l’histoire critique, fondée sur le refus du surnaturel, des origines du christianisme.
15C’est à la science, on le sait, que Renan demande de remplacer sa foi morte. S’il fallait un intercesseur du xviii e siècle, on penserait évidemment à Diderot. Or inutile de recourir à l’index, qui risque de décevoir, pour en ressentir l’influence grandissante. Dans la piécette écrite sur Hugo en 1886 on sait qu’il représente, avec Voltaire, le siècle. Or s’il ne prononce que quelques phrases, il a beaucoup montré : et sa fièvre du vrai, et son enthousiasme, et son don de prophétie : « J’entrevois pour l’esprit, dit-il, d’admirables revanches ».44 Ce qui sans doute visait plus encore Renan lui-même que Victor Hugo. Les Drames et les Dialogues, l'Examen de conscience philosophique ne sont-ils pas, en outre, contemporains d’une véritable redécouverte de Diderot ? Des rapprochements ont, du reste, déjà été esquissés entre lui et Renan.45 Un goût partagé pour les sciences de la nature, des préoccupations identiques sur l’espèce et le génie, de communes divagations : que de comparaisons à approfondir ! Mais cette organisation scientifique de l’humanité à laquelle Renan ne laissa pas de tendre, comme les fantaisies de Diderot rassérènent à côté !
16Non seulement Voltaire, comme dit Barthes, mais tous ces écrivains des lumières furent-ils donc les derniers à être heureux, ou du moins tranquilles ? Du haut de leur raison fixe ils pouvaient croire à l’Etre suprême ou aux utopies de la nature. Leur conception de l’homme restait stable. Leur révolution, telle qu’ils l’avaient faite dans les esprits, à la Révolution de la réaliser mais de bouleverser en même temps, mue par son propre tourbillon, la vision de tout. Désormais l’homme ne pourra plus être considéré dans son immuabilité mais dans un continuel fieri, et l’individu dont la gloire du xviii e siècle a été de fixer les droits, que deviendra-t-il dans la masse et le tout ? Renan reprend la question déjà rêvée par Diderot pour l’inscrire dans la perspective du devenir historique : il n’y a que la science pour y répondre et une humanité qui, quant à elle, doit, envers et contre tout, « produire de la raison »46, encore plus de raison. Car pas plus que Dieu, la raison n’est absolument. Seulement cette raison, ô Athéna, est la plus forte et elle finira bien par manifester cette essence de Dieu que nous pressentons. « Tout est possible même Dieu ».47 De quelle concentration de lumières, cet aboutissement de la pensée renanienne ?
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17En tout cas, Marcelin Berthelot l’avait prédit à son ami : « Votre nom va marquer dans le xix e siècle à l’égal des philosophes du xviii e siècle ».48 Mais il n’est pas jusque son destin par quoi il ne leur soit comparable. Sans doute ne fut-il pas « embastillé », « décrété de prise de corps », exilé, ni la Vie de Jésus, mais se fut-on borné au livre ?, « condamnée au bûcher ». Merci, Messieurs les Philosophes, car sans vous… Alors on se contenta de destituer le professeur, de fulminer, de lancer anathèmes et calomnies. « On nous souffre, conclut Renan, parce qu’on ne peut nous étouffer. »49 Il avait pu aller plus loin avec moins de risques : encore un des bienfaits d’un héritage qu’il n’avait tant renié que pour mieux le faire fructifier. Significatif, à cet égard, que notre actuel président de la société internationale du xviiie siècle soit en même temps le vice-président de notre société des études renaniennes.
18 Œuvres critiques, Bruxelles, 1985, X, 1
Notes de bas de page
1 O.C., édit. Henriette Psichari, Calmann-Lévy, 1947-61, III, 1020.
2 Voir surtout Cahiers renaniens, II, Nizet, 1972, Travaux et jours d'un séminariste en vacances (Bretagne 1845), édit. Jean Pommier.
3 D’Henri Tronchon à Henri Peyre, d’Ernest Seillières à H. Psichari, sans oublier J. Pommier, de remarquables travaux ont été consacrés à cette double illumination.
4 Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse, O.C., II, 794.
5 Voir surtout les travaux de J. Pommier dans Cahiers renaniens II et III, 1972, et Travaux de jeunesse, 1843-44, Les Belles-Lettres, 1923. Pour les Ecossais, voir aussi Keith Gore, L'Idée de progrès dans la pensée de Renan, Nizet, 1970, 42 sq.
6 Cahiers ren., III.
7 « J’ai touché Dieu en lisant Faust » (Cahiers ren., II, 154). Voir aussi O.C., IX, 792.
8 O.C., IX, 232.
9 I, 337.
10 IX, 1162.
11 IX, 149.
12 VI, 19.
13 VII, 1001.
14 II, 1101.
15 IV, 701.
16 III, 947.
17 I, 272.
18 III, 1126. Pourtant de la sympathie dans l’article consacré à Channing, réformateur issu de la pensée du xviiie siècle, VII, 256-86.
19 VI, 19.
20 III, 1098.
21 IX, 1536.
22 I, 232.
23 Pour les origines, c’est toute la question du spontané et des mythes, de l'âge syncrétique. Pour la Bible, ouvrage sérieux à lire sérieusement, opposition constante avec Voltaire. Pour le langage enfin, voir ch. II de L’Origine du langage, VIII, 40 47.
24 Le mot « enfantillage » est employé pour caractériser Le Contrat social, IX, 43. Vraiment aucune sympathie de Renan pour Rousseau. Quand on sait que pour Renan l'inégalité est la condition du progrès, on aura beaucoup compris. Et son horreur des systèmes (« Quand il y a certitude, il n’y a pas de système », IX, 601.) le rapproche, en revanche, de Voltaire.
25 VII, 1001.
26 IX, 333.
27 Voir surtout I, 473-82.
28 II, 711.
29 II, 777. Rappelons que Michelet fit en 1831 le détour par Tréguier pour visiter le Bonhomme Système.
30 VIII, 1154-61.
31 IX, 1162 (lettre du 29.01.1849).
32 IX, 247.
33 VIII, 1148-53. Voir à ce sujet la lettre de Renan à Bersot, X, 132.
34 X, 1492-93, janvier 1859.
35 III, 1685. Titre du morceau : 1802.
36 Cahiers ren., II, 14.
37 III, 1124.
38 Voyages, édit. Montaigne, 1927, 74.
39 III, 1129.
40 I, 460.
41 Mais je ne peux m’empêcher de citer ce passage écrit par Renan à 22 ans, et sur lequel, au fond, il ne reviendra guère : « Je compare les génies français à des disques ronds et d’une lumière pleine et uniforme ; et les génies allemands à des centres lumineux, ayant un foyer d’une incomparable lumière, et allant se perdre par dégradations insensibles à l’infini » (Cahiers ren., II, 172).
42 Ibid.
43 H. Psichari, Renan d’après lui-même, Plon, 1937, 109.
44 III, 694.
45 Voir Keith Gore, op. cit., 241.
46 I, 586.
47 II, 1169.
48 Corr. Renan-Berthelot, 300-01. Nous regrettons de n’avoir pu développer dans cet exposé la part du xviii e siècle dans les idées politiques de Renan. Cela a été fait, par exemple, pour Turgot et, passim, pour la Révolution. Mais il est évident que le sujet demanderait toute une étude. Et que de thèmes en perspectives : Renan et l’idée de nature (il était irrité par l’usage qu’on en faisait), Renan et l’égalité (voir Rousseau, note 24), Renan et la Terreur (du terrorisme d’Etat au terrorisme scientifique), Renan et le peuple (sympathie spontanée et condescendance, ou méfiance, élitisme)…
49 III, 1145.
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