Aux sources de la « Prière sur l'Acropole » ou la prière impossible
p. 93-102
Texte intégral
1Il ne s’agit pas ici d’étudier en détail les deux séjours si copieux en activités de toute sorte de Renan à Athènes du 13 février au 27 mars 1865, puis du 8 au 25 mai avec interruption du 15 au 191. Il s’agit de voir comment la « Prière sur l’Acropole », qui ne sera écrite que près de onze ans plus tard2, avait déjà, sur les lieux mêmes, trouvé son armature et sa modulation.
2Je rouvrirai pour cela, à la suite d’Henriette Psichari, ce que j’appellerai le chantier privé d’Athènes, et qui est composé de trois dossiers. Le premier est celui de la correspondance. Nous avons vingt-deux lettres écrites d’Athènes, publiées pour la plupart3. Leur principal intérêt est dans le leitmotiv : l’Acropole, c’est la « perfection ». Beaucoup plus riche, en revanche, est le second dossier4 : deux carnets crayonnés sur deux colonnes et dont les dernières pages enregistraient l’itinéraire. Quant à la masse, elle est faite de notations pêle-mêle, parfois difficiles à lire, griffonnées, en outre, pour quatre projets différents : Les Apôtres, Saint Paul, L'Antéchrist, La Mission de Phénicie5. Le problème sera d’y démêler uniquement ce qui touche de près ou de loin à la « Prière ». Le plus passionnant ici, car il concerne le plus directement notre texte, est le troisième dossier : trois feuillets détachés du premier carnet et qu’Henriette Psichari, qui les a utilisés, a appelés Brouillons (Feuillet d’Athènes).
3Telle est notre documentation. Elle a le privilège d’être fragmentée et marquée par l’immédiateté des réactions. Mais nous avons vu que Renan avait plusieurs projets à la fois dans sa visée : d’où également des regards croisés. Pour répondre à mon propos je prends le risque d’interpréter les trois que voici : le regard interposé de l’apôtre Paul, puisque c’est sur ses traces que notre voyageur a débarqué à Athènes ; le regard du philosophe contemplateur ; celui, enfin, du Breton nostalgique.
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4Comme tout grand historien, Renan est un visionnaire. Il est certain qu’il a voulu voir Athènes, dès le premier abord, à travers le regard de Paul. Mais pour le redresser aussitôt en fonction de son regard à lui. Car tout commence avec Paul pour se retourner contre Paul.
5Paul qui débarque à Athènes en l’an 39, c’est l’étranger absolu. C’est un Juif qui vient d’Asie Mineure et qui a en charge l’établissement des églises chrétiennes. Et c’est un formidable homme d’action. Or ce qu’il va éprouver est de l’ordre du saisissement. Car le spectacle qu’il peut considérer est extraordinaire à un double titre. Voici, d’une part, l’Acropole dans tout son éclat, « encore complète », où, malgré les additions grossières, la romanisation et les pillages qui s’organisent, on peut toujours admirer « les murs couronnés de statues », cependant qu’au bas de la cité le temple de Jupiter Olympien se construit… L’ensemble est un « fouillis sans égal »6. Voilà, d’autre part, autour de tous ces temples et de tous ces dieux, le paganisme en pleine action avec son peuple d’« amuseurs »7. Or « la première impression de Paul fut, note Renan, religion »8. C’est pourquoi il ne comprit ni ce peuple ni son art. « Il rencontra, froid, Propylées, ce chef-d’œuvre de noblesse, le Parthénon le plus grandiose, Érechtéion le plus élégant, Erréphores, divines jeunes filles. »9 Non content de ne rien voir de l’Acropole, il crut même y trouver quelque marque de son « Dieu inconnu ».10 En tout cas, il quitta vite Athènes, dont il ne citera jamais le nom, pour se précipiter vers Corinthe, un lieu plus abordable. Comment, pour Renan, comprendre l’aveuglement de Paul ?
6En fait, il l’a très bien compris. D’abord il se met instinctivement à la place de l’autre. « Il remonta à l’Acropole par l’escalier actuel »11, il vit ceci… il vit cela. C’est tout l'Acropole du premier siècle qui se dresse devant Renan. Mais surtout ce dernier porte sur le monde beaucoup du regard de Paul : il se sent toujours, naturellement, chrétien des origines. Sa « première impression », où qu’il aille, est également « religion ». Au fond, les choses ont-elles beaucoup changé depuis le passage de l’apôtre ? A lire les carnets de Renan où l’on trouve volontiers la transition du genre « comme encore aujourd’hui », on se demande s’il s’agit d’un spectacle croqué par Paul en 1865 ou par Renan en l’an 39 : « l’intervalle est peu de chose »12 notait-il. Athènes, ou « le boulevard du paganisme »13… Que Renan ironise sur les « simagrées » modernes ou qu’il remonte à la vieille « philosophie mythologique » l’évidence s’impose : « La race grecque est la moins religieuse de toutes ».14 Etant par essence la plus opposée au christianisme, elle n’allait plus rien fonder15, elle se condamnait à une mort spectaculaire. Ainsi une vision exclusivement religieuse, transcendant l’actualité, ne pouvait que rapprocher notre Celte idéaliste du Juif fanatique. La « Prière sur l’Acropole », ce dialogue philosophique, en subira le contrecoup.
7Mais pourquoi alors Paul n’y sera-t-il évoqué que pour une irruption incongrue et caricaturale, celle du « laid petit Juif » qui a tout vu « de travers » ? C’est que son irruption sur l’Acropole était déjà relevée comme une « imposture »16. Mais surtout il a commis l’erreur impardonnable de rejeter l’art parce qu’il rejetait en bloc le peuple. Ce que Renan a, par nécessité de foi, concédé à Paul l’iconoclaste, il le rachetait en même temps, il l’avait déjà racheté, quant à lui, par ce réel équivalent : la Beauté. Ainsi la déception religieuse était réactivée par le ravissement esthétique. Autre prodigieux renversement : c’était la beauté de l'Acropole qui révélait, en le fixant à jamais, le divin. L’homme d’action, inférieur en cela au poète, ne pouvait accéder à cette région supérieure. Renan n’en avait fini avec Paul que parce qu’il s’était déjà livré à la contemplation. C’est-à-dire à l’interprétation d’un miracle.
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8Si la correspondance claironne l’enthousiasme, la rencontre de quelque chose de fondamental et d’unique, c’est dans les carnets qu’on trouve des éléments d’analyse. On y suivra les principales péripéties de cette contemplation active qui seront les péripéties mêmes de la « Prière ».
9Dès les premières réactions Renan a parlé de « miracle ». Car ce « miracle » existe puisqu’il est là sous la réflexion du regard. Du moindre bloc taillé à tout l’ensemble rationnel, ici s’est construit le chef-d’œuvre de l’esprit humain. « Chaque pierre, observe Renan, a une individualité, elle représente un membre. »17 Pierres qui, à leur tour, s’harmonisent en architecture spirituelle : « Les Grecs ont fondé le principe d’humanité : rapport de l’homme à l’homme. »18 Et s’ils n’ont pas fondé de religion, ils ont, en revanche, fondé le « magistère moral »19. Esthétique et éthique ont produit, en ces lieux, une civilisation qui, dans son unicité même, est une preuve de surnaturel. C’est pourquoi « l’art grec, l’ensemble de perfection de la littérature et art, philosophie et science grecque, plus extraordinaire que le christianisme ». Et Renan de se proclamer à lui-même : « L’Acropole est un plus grand miracle que la production du christianisme. »20
10Mais affirmer l’unicité de l’Acropole n’est pas suffisant. Renan a vu beaucoup d’autres monuments, connaît de lui-même beaucoup d’autres civilisations : en quoi donc l'Acropole est-elle unique par rapport à tout le reste ? Tout simplement parce que le monde entier est barbare en comparaison. D’un côté : « aisance, noblesse simple, chose essentiellement grecque » ; de l’autre, d’un bout du monde à l’autre, de Rome à l’Orient, des Celtes aux Germains : tous des « badauds », de « lourds badauds »21. L’éloge pourtant ne va pas à sens unique. On notait, en même temps, les exceptions : le cas de Florence, de Sainte-Sophie à Byzance qui vaut la remarque « le Parthénon devient Sainte-Sophie »22, l’autre « miracle » enfin, celui de « Judée, Sinaï »23… Mais on ne peut pas se contenter d’en appeler au passé. L’Acropole est inséparable de son environnement. Or la Grèce moderne a toujours d’adorables qualités. D’abord elle est pauvre, et seuls les peuples pauvres font des miracles. Mais surtout, quel art de vivre ! Au « charme de la raison »24 magnifié sur l'Acropole répond le charme infini de la population athénienne. « La gaîté, voilà, apprécie le visiteur, la chose grecque par excellence, légèreté de l’air où l’on vit. »25 Et de multiplier les notations bucoliques sur l’élégance naturelle qui embellit tout. Le regard si abstrait du philosophe, particulièrement attiré par la grâce de la femme grecque, s’emplit de tout un idéalisme imagé26. Un mot résume tout : le sourire. « Tout sourit »27, en effet, chez les Grecs. Peut-on même vieillir chez eux, puisque, de Platon à nos jours, ce sont les mêmes « enfants exquis »28 ? On conclura par cette jolie phrase qui vaut philosophie : « Pour la Grèce la vie = donner la fleur, puis son fruit, voilà. »29. Si tout ce pittoresque sera repris dans Saint Paul, la « Prière » en gardera la quintessence : « la vraie joie, l’éternelle gaîté, la divine enfance du cœur. » Mais là encore l’éloge ne va pas à sens unique. Les « amuseurs » du temps de Paul n’ont pas disparu, ni la forfanterie, à preuve, là-bas, « ce nigaud qui se pavane sur la place de la Constitution ». Quel rapport possible entre les beaux cavaliers, là-haut, sur leur frise, et tel spécimen dégénéré30 ? Méfions-nous enfin de la légèreté dont la principale caractéristique reste de manquer de sérieux, de ne pas faire le poids. La « Prière » se contentera de parler, comme en s’excusant, de « défauts ». Mais ce jeu de confrontations d’une civilisation à l’autre, du passé au présent, ne risquait-il pas, à la fin, d’ébranler l’unicité du lieu sacré ? Bien au contraire, puisqu’il s’agissait toujours d’en établir la suprématie.
11Autrement pernicieuse est la réflexion sur « l’unique » identifié au miracle. C’est que l’unicité, telle qu’elle était présentée, portait un ver dans son fruit. C’était un « miracle » parce que c’était « unique ». Lieu de perfection, moment d’Histoire inouï : est-ce là tout ? Car tel est bien – on y revient – le péché originel de la pensée grecque incapable de se transcender pour alimenter le grand songe universel. Au moment même où il proclamait la supériorité du miracle grec sur le miracle chrétien, Renan apportait cette restriction capitale dont on pressentait l’urgence : « La civilisation qui germa là fut chose à part, non susceptible d’être continuée comme Judée, Sinaï. Pays qui n’ont fleuri qu’une fois, ont produit un miracle, puis meurent. »31 La contemplation, continûment taraudée, ne débouchait que sur un miracle archéologique.
12Mais non, il est vivant, ce miracle visible du génie humain. Au penseur méritant d’en ranimer le marbre et d’en renouveler le message. Pourquoi ne l’emporterait-il pas, juste retour, sur Paul lui-même ?32 Car « l’Acropole, proteste Renan, est toujours en première ligne dans l’attente du monde. »33 L’apôtre moderne retrouve alors cette vertu du fanatisme qui était la marque de l’autre apôtre. Voici quelques formules, prises dans leur énergie, de ce que j’appellerai le serment d’Athènes : « Je vais me faire écolier […] je mépriserai tout excepté toi […] je serai dur, méprisant […] je veux injurier tout le reste […] Moulure divine, j’oublierai toute langue. Je me ferai stylite sur tes colonnes34… » Surgit alors la vision de la « théorie sacrée » des peuples accourant de partout pour demander pardon de leurs crimes35. On a reconnu le rythme fondamental de la future « Prière » avec sa figure de dialogue imposé où domine la foi militante. Ces réactions, telles qu’elles s’inscrivent sur les carnets, j’ai envie de dire qu’elles sont écrites « sous tension ». Mais il serait faux de croire qu’elles ne sont dues qu’à la violence rationaliste et à l’exaltation du serment. Ces réactions ont également d’autres mobiles. Le contexte montre, ce qui sera mon dernier point, que Renan a vécu sur l'Acropole un moment de crise profonde.
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13Avant de voir quel enchaînement d’impressions a fini par susciter au plus profond de lui-même la contemplation du Parthénon, je voudrais revenir sur deux préliminaires : mais qu’est-ce que Renan attendait vraiment de son voyage à Athènes ? De quelle crise s’agit-il ?
14Qu’on me pardonne d’avancer que le voyage à Athènes n’était pour Renan ni un but ni la réalisation d’un rêve. C’est au cours de Pété de 1864, en pleine élaboration des Apôtres, alors que sa destitution du Collège de France venait d’être officialisée, que la décision du second grand voyage en Orient avait été prise. Les quelques lettres du moment donnent les trois raisons suivantes : revoir le pays de Jésus et, si cela est possible, reprendre à titre privé quelques fouilles de la première expédition ; faire un pèlerinage sur la tombe de sa sœur Henriette à Amschit ; suivre, particulièrement en Asie Mineure, les traces de saint Paul. Partis début novembre, Renan et sa femme comptaient rentrer à Paris en avril.36 Athènes ne devait être qu’une étape de moindre résonance, voire une villégiature à cause de son climat. Non naturellement que notre historien-archéologue ne fût fort alléché37. Mais il semble bien que Renan se soit surtout préparé à visiter un pays-musée. Du reste, sur un tout récent brouillon, il avait griffonné quelques bribes de vers libres d’un « Hymne à Jupiter » qui se terminaient sur cet alexandrin révélateur : « Dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts »38. Tel est, me semble-t-il, l’horizon d’attente de Renan. La révélation du Parthénon n’en sera que plus bouleversante : non plus simple passage, mais deux séjours prolongés quittés à regret et, pour finir, une « Prière sur l’Acropole ». Dans ces conditions, de quelle crise peut-on encore parler ? À voir l’idéal « cristallisé » ainsi devant lui et la Raison figurée en suprême Beauté, que pourrait demander de plus le pur rationaliste ? Mais si ce rationaliste est un éternel Breton romantique ? Si, comme on n’a depuis le début cessé de le pressentir, c’est toujours de l’infini qu’il réclame ? Si la tristesse le reprend ? Sous la sécheresse de l’itinéraire, tel qu’il est scrupuleusement rapporté, Renan ne peut maîtriser certaines confidences qui permettent bien de parler, à un moment grave, de « crise » : « Mardi 28 (février) : J’ai 42 ans. Triste journée. Promenade à l’Aréopage et au Pnyx. Lettres, tristes pensées. – Dimanche 12 (mars) : Temps mauvais d’abord […] Triste journée […] Triste nuit – Lundi 13 : Un peu moins triste […] Profonde résolution dans la nuit39. » J’ai peine à croire qu’il s’agisse de simple brouille d’ordre privé40. Laissez-moi plutôt répondre ceci : cet homme s’est trouvé incapable de « prier » sur l’Acropole.
15S’il y a une telle tension dans certaines réactions du moment, c’est qu’elle répond à une tension inverse, à un bouleversement intérieur. Car l’Acropole a trop comblé son esprit pour que son cœur n’en ressente pas la béance. Le sens religieux, tel qu’on l’a vu plus haut, est d’abord chez Renan, comme on le verra mieux maintenant, une affaire de sensation. Ce qui lui manque sur l’Acropole, c’est un « arrière-plan »41 comme il dit, un espace de sensibilité. Dès lors vont s’entrelacer toute une série de motifs qui, plus ou moins dispersés, constituent tout le thème sentimental. Il y a les chants venus d’ailleurs, le Salve Regina avec cette « Rose mystique » qui n’est certainement pas un vocable pour ici. « Rose mystique, tu as blessé mon cœur » soupire l’ancien sulpicien42. Blessure qui fait apparaître la figure de la Mélancolie43 dont le terme est plusieurs fois repris et qui, en même temps, signe l’identité celtique : « La source de notre génie, c’est notre cœur. »44 La nostalgie peut faire couler son eau. Le dur rocher grec suscite une double et même évocation qui conduit « l’eau froide » à « la verte fontaine » et « la verte fontaine » aux « yeux des jeunes filles » de Bretagne. « Ah ! ces fontaines sont les plus belles » s’extasie Renan en regardant devant lui « les plus belles choses du monde » qu’il ne voit plus que pour scander l’opposition fondamentale, mythe contre mythe : « Je suis né, déesse aux yeux bleus. »45 Une si forte émotion se dénouerait volontiers sur une « crise » de larmes. Mais est-ce possible ? L’un des motifs les plus développés dans les notes est précisément celui des « larmes » dont on retiendra le triple privilège : elles sont un « don », elles sont une communion, elles sont une « force ». Mais on retiendra surtout leur qualité essentielle : elles sont une « prière ». Et Renan de reprendre le terme pour protester : « Acropole : les larmes sont une prière ; or tu n’appris jamais à pleurer. »46 Mais à se laisser ainsi amollir, le contemplateur risquait de se brouiller la vue, de perdre pied, d’oublier sa profession de foi. Sans nul doute, si on lit encore ceci : « Instabilité de la conscience, rien de fixe. Flotte comme le cou de la colombe. »47 Mais une dernière vision a redressé cette tentation dérivante : celle de Madeleine, la Madeleine de l'Évangile, mais qui pourrait tout aussi bien être la Madeleine de Tréguier, la mère d’Ernest : « Madeleine48 a tout créé. Le vrai est l’image sainte créée par les sens. » S’il devait y avoir un jour une « Prière sur l'Acropole », c’est que, chose singulière, le voyageur s’était un jour, ici même, en même temps et d’un coup de fée grecque, retrouvé en Bretagne49. Ce n’était pas le plus mince miracle de l’Acropole.
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16Au terme de cette étude on aura constaté que même la possibilité d’une « Prière » était impensable sur l’Acropole. Mais pour constater aussitôt que l’essentiel était déjà joué tant pour les thèmes principaux que pour la scansion fondamentale. Un passage du Feuillet d'Athènes avait même fixé le cadrage : « […] bien finir sur : le linceul de pourpre où dorment les dieux morts… commencement : ô noblesse, ô beauté…50 » Tout lecteur de la « Prière » a reconnu, en chemin, tout ce qui subsiste des impressions du moment mais aussi tout ce qui sera réorienté, rajouté et dramatisé à la rédaction définitive51. Il aura également remarqué combien à la nudité quasi spectrale de l’Acropole s’opposera tout le concret du paysage originel. Pareillement au « bleu » de la Grèce s’opposera le « vert » celtique52. Est-ce le bleu qui a provoqué le vert ou l’inverse ? Mais la langue bretonne, que Renan parlait, a le même mot, « glaz », pour désigner à la fois le vert et le bleu. C’est pourquoi, quand il inaugura, en 1875-1876, son chef-d’œuvre de rationalisme sentimental, les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, la « Prière sur l’Acropole » sera venue s’intégrer d’elle-même, en figure imposée, dans l’orchestration bretonne. Elle ne faisait que remonter aux sources.
17
De la poésie et autres essais,
Mélanges Michel Quesnel, Brest, 1995
Notes de bas de page
1 Ils ont été particulièrement étudiés par Iphigénie Borouropoulou Ernest Renan et La Grèce moderne. Thèse de doctorat d’Université, Université de Paris-IV, 1990. Pour une vision générale de l’image de la Grèce chez Renan, voir Henri Peyre, Renan et La Grèce, Cahiers renaniens, n° 6, Paris, Nizet, 1973.
Dernier texte sur le problème : Pierre Vidal-Naquet, « Renan et le miracle grec » dans La Démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Flammarion, 1990.
2 Deux textes décisifs : dès 1923, l’article de Jean Pommier « Comment fut composée la Prière sur l’Acropole » (Revue de Paris, p. 437-447) ; l’ouvrage de Henriette Psichari La Prière sur l'acropole et ses mystères. Paris, CNRS, 1956.
3 Les lettres, textes pour destinataires sont toujours laudatives. La lettre la plus intéressante est celle adressée à la princesse Julie Bonaparte, 16 mars 1865, O. C., édition H. Psichari. Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961, tome X, p. 421-424. Signalons aussi celle adressée à Marcelin Berthelot le 19 mars 1865 (Correspondance Renan-Berthelot Paris, Calmann-Lévy 1922, p. 335-338).
4 B. N, n. acq. fr., 11487 et 11486 : en fait, le 11487 est le premier carnet. On utilisera, dans les notes, les sigles suivants : A pour 11487, B pour 11486, avec la numération récente par colonne (H. Psichari utilisait la notation paginée), C pour le brouillon (Feuillet d’Athènes), n. acq. fr., 14192 ff° 154-55-56 (à ne pas confondre évidemment avec les brouillons de 1876), D pour la correspondance.
5 Les Apôtres déjà bien avancés, paraîtront en 1866, Saint Paul paraîtra en 1869, L'Antéchrist en 1873 : 3 projets pour la même entreprise, Histoire des origines du christianisme. La Mission de Phénicie avait commencé à paraître en fascicules en 1864 : publication en volume en 1874. On ajoutera que Renan met au propre à Athènes l’important article « les antiquités égyptiennes […] » qui paraîtra le 1er avril 1865 dans La Revue des Deux Mondes, O.C., t. II, p. 336-373.
6 A 64.
7 A 89.
8 A 52.
9 A 70. Cf. Saint Paul, O.C., t. IV, p. 851.
10 A 65 : « Dieu inconnu, on n’en connaît aucun spécimen. Plus tard on voulut que ce soit le Parthénon […] Imposture ». Voir encore A 80. Cf. Saint Paul, p. 853-865.
11 A 66.
12 A 80.
13 A 103.
14 B 1. Voir encore A 98 : « Sa routine est la religion ». Ses représentants : l'acrobate, le pédagogue, etc. ». Voir surtout A 68 : « Leur religion, c’est Platon, mythologie philosophique […] Culte pas sérieux… » Cf. Saint Paul. p. 858.
15 B 1. Confirmation dans A 68 : « Rien d’infini, rien de la destinée de l’homme, rien d’universel, rien peut captiver toutes les races ». Cf. Saint Paul. p. 869.
16 Voir note 10.
17 A 72.
18 B 74.
19 A 100 (mais aussi, hélas, l’inquisition : A 85).
20 A 79.
21 C. Même la comparaison avec l’église gothique est évoquée dans la correspondance : « Le Parthénon dépasse en vraie grandeur nos églises gothiques les plus gigantesques » (D, p. 422).
22 C. Autre confrontation négligée dans la « Prière » mais objet de l’article rédigé à Athènes : la supériorité de la Grèce sur l’Égypte (O. C., t. II, p. 367-369).
23 Seule évocation, dans les carnets, de la Palestine (avec Madeleine, voir n° 48), mais de portée infinie. La « Prière » sera moins complaisante à cet égard, plus ironique. Généralement peu d’ironie dans les réactions du moment.
24 C.
25 B 72.
26 Voici quelques traits de B 72 : « Aller dans la campagne, aller dans le jardin pendant la nuit, aller boire de l’eau dans la montagne, apporter avec soi un petit pain ou un lécythe de vin, le boire et manger en chantant, tout au plus un petit plat […] écouter les cigales, jouir d’une belle nuit en jouant de la flûte […] un rien, un arbre, une fleur, un filet d’eau suffit pour produire la beauté et gaîté… » Parure naïve de la jeune Grecque ou charme émouvant de la calogrie : Renan est ravi (A 73, B 12, 45). Même les enterrements sont gais (A 79). Athènes, surtout Athènes de mai, sera fondamentalement pour le visiteur un printemps, le printemps du inonde. Toutes ces observations sont reprises dans Saint Paul, p. 869-870.
27 A 79 : « Tout sourit », oui, mais « tout païen » (B 45), et voilà poindre le regret. Le paganisme est dans « l’essence même de la cité » (5 A 80).
28 A 79.
29 A 80. Phrase reprise telle quelle dans Saint Paul, p. 869.
30 C : « Même tes descendants dégénérés : j’essaierai d’aimer jusqu’à ce nigaud qui… » Mais, en même temps, en contraste : « Ici seulement héros-citoyen (Impression devant la façade du Parthénon) ». Sur la décadence des Grecs, cf. Saint Paul, p. 871. Mais, ibidem, cette protestation : « Malheur à qui s’arrête à cette décadence ! Honte à celui qui, devant le Parthénon, songe à remarquer un ridicule. »
31 B 80. Le mot « miracle » est-il juste ? Sur la même confrontation, ce mot des Apôtres, t. IV, p. 462 : « Une chose unique n’est pas une chose miraculeuse » Cf. encore ibidem, p. 832.
32 Se rappeler : « Eh bien, ce petit juif l’a emporté » (« Prière », O.C., t. II, p. 756). Mais se rappeler aussi : « Elle (la Grèce) sera de nouveau maîtresse de ceux qui pensent » (Les Apôtres, p. 669).
33 A 92.
34 Tout, dans ce passage, sur la vocation du « styliste » vient de la vive impression ressentie par Renan, en longeant l’Asie Mineure, devant les cellules des moines du Mar Botros (A 25, 39, 47). Cf. Les Apôtres, O.C. p. 608. Voir H. Psichari, op. cit., p. 104-105.
35 C : « rebâtir murs au son de la flûte pour expier le crime de Lysandre ». Ou encore : « beau jour où toutes les nations qui ont débris de ton temple, Venise, Paris, Londres, Copenhague, apporteront leur larcin, théorie sacrée : Pardonne-nous, Déesse, c’était pour les sauver de ces barbares. »
36 Ils ne rentreront, en réalité, qu'en juin… à cause d’Athènes ! Rappelons qu’Henriette, la sœur de Renan qui l’avait accompagné lors de la mission de Phénicie, mourut le 4 septembre 1861 à Amschit où elle fut – et reste – enterrée.
37 Pour voir quels livres ont servi à Renan, voir H. Psichari, op. cit., chapitre VI. Simone Fraisse est revenue sur l’apport de Beulé (L'Acropole d'Athènes, Paris, 1854) dans « Renan au pied de l’Acropole », Cahiers renaniens, n° 8, Paris, Nizet, 1979. Je me permettrai, pour ma part, d’attirer l’attention sur le guide Murray, Handbook for Travellers in Greece, London 1854. Renan aura également, outre d’autres compagnons experts, un guide accompagnateur en la personne d’E. Gebhart (voir Iphigénie Botouropoulou, op. cit. chapitre VII, I, p. 84-105). Le témoignage d’E. Gerbhart – pour l’extérieur – conforte mon propos : « Il (Renan) admirait et expliquait comme il eût fait en une séance de l’Académie des Inscriptions. »
38 H. Psichari, op. cit., p. 141-142. Ce texte est postérieur au 25 juin 1862.
39 A non numéroté. Voir H. Psichari, ibidem, p. 35.
40 Ce qui n’est pas exclu même dans un couple parfait, d’autant plus qu’on voit poindre, sous la sécheresse de l’itinéraire, une certaine humeur de l’épouse. Dénouement, mardi 14 (mars) : « Le soir, à l’Acropole, au clair de lune. Cornélie redevient contente. » Mais la brouille fondamentale, grosse d’apostasie (le mot « apostat » viendra troubler la « Prière »), c’est bien avec Pallas Athéné qu’elle a lieu. Enfin n’oublions pas la campagne lancée alors contre le scandaleux auteur de la Vie de Jésus par Mgr Makarios.
41 B 1.
42 Le rappel de ces chants religieux renvoie, en effet, au séminaire d'Issy (C).
43 Goût inné de la contradiction chez Renan. Dans la lettre à Julie Bonaparte il exprime ainsi son bonheur : « nul retour mélancolique ou inquiet ». Mais apprécions le mot « retour ». Or c’est précisément ce que Renan regrette sur l’Acropole : nulle mélancolie (A 82 : rien de rêveur ; rien de mélancolique : B 72).
44 A 82 : Celtes et Germains ont ce don. Mais plus de Germains (après 1870 !) pour le partager en 1876.
45 La jeune fille aux yeux de verte fontaine forme le plus saisissant contraste avec la « déesse aux yeux bleus ». La faute de Platon, parfait représentant de la Grèce, est d’avoir pour Renan, ignoré la femme (A 80). Le salut religieux de la Grèce ne pouvait venir que des femmes dont Saint Paul évoquera les belles figures, p. 838. Citons la nouvelle Grecque « fatiguée de ces déesses brandissant des lances au haut des acropoles », la Grecque chrétienne.
46 B 14, 20. Voir encore C : « A ces souvenirs j’ai envie de pleurer ».
47 B 2.
48 A 54 : Madeleine en patronne des idéalistes.
49 C'est bien dans cet état de « vif sentiment de retour en arrière » que Renan a également reçu ses visions de l’Acropole. Dès le 2 mars il écrit à Buloz : « La Grèce m'inspirera aussi quelque chose. Nous verrons cela plus tard » (D., p. 418). Onze ans plus tard la « Prière sur l’Acropole » remettra en branle toute la mémoire (voir O.C., t. II, p. 753).
50 L’idée est au départ et au terme. Elle fermera le texte définitif.
51 Dans son livre si scrupuleux, H. Psichari a établi tout un système de correspondances. J’ai, pour ma part, tout focalisé sur les réactions du moment. On voit à vif tout ce qui apparaît et tout ce qui manque de la « Prière ». Outre tout ce qu’on a pu retenir, on dira, par exemple, qu’il n’y a rien sur les « parents barbares » et, partant, sur la navigation celtique. Rien non plus sur « l’abîme », malgré la note B 62 de Patmos : « Patmos cette mer bleue, non abîme ». L'émotion de Renan, d’où absence d’ironie, est généralement plus sentimentale que philosophique : la « verte fontaine » et pas encore le « fleuve d’oubli ». Et le dialogue de Renan avec l’Acropole n’est pas encore non plus le vertigineux voyage qui le mènera au face à face avec l’abîme.
52 Pas plus dans les noms que dans le texte définitif (à part, en bas de page, un titre-inscription) le nom d'Athéna (ou Minerve) n’est prononcé, comme si le nom même était de trop. La déesse de Renan est une fiction, la figure de l'Abstraction.
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