Un celte sur l'Acropole
p. 83-92
Texte intégral
1La « Prière sur l’Acropole » de Renan est un texte canonique1. D’abord sans doute parce qu’elle passe pour la belle référence du Renan rationaliste2. Or ce que je voudrais montrer ici c’est combien, au contraire, le rationalisme s’y trouve en perdition. Le héros pourtant croyait toucher à la terre promise. Il avait achevé son initiation, s’étant suprêmement et douloureusement qualifié pour cette révélation. Là, sur cette Acropole dont il est enfin « arrivé à comprendre la parfaite Beauté » il pouvait commencer sa « Prière » de reconnaissance. Mais pourquoi donc, alors que tout était prêt pour les litanies de l’intelligence, un tel effet déstabilisateur ? Car c’est bien ce qu’il faut ressentir. C’est qu’en même temps, en réalité, tout était prêt, programmé, pour que les « heures » passées par le pèlerin sur « la colline sacrée » fussent proprement dévoyées. Car, au lieu de déboucher sur la prière habituelle du simple hommage (« que ton nom soit sanctifié ») ou de la simple demande (« donne-nous aujourd’hui »…) le genre même de la prière se contaminait, comme le signale le préambule, en « confession générale » qui mettait fatalement au premier plan l’aventure personnelle du sujet, l’histoire de la conversion au rationalisme d’un Celte christianisé. Mais il ne pouvait en être autrement puisque ce qui a provoqué la « Prière », ce qui l’a inspirée, c’est, juste à ce moment-là, pour la première fois, « un vif sentiment de retour en arrière » : ce qui signifiait un retour, par-delà la Grèce antique, aux origines celtiques.
2La longue gestation du texte et sa mise en place le confirmeront. Revenons au voyage même. Cet homme de 42 ans qui monte aujourd’hui sur l’Acropole a déjà fait, en 1860-61, une expédition en Orient pour écrire sa Vie de Jésus ; cette seconde expédition qui le conduit en Grèce a pour objet d’y retrouver les traces de saint Paul, objet du prochain livre et de la suite. Quant au séjour, deux carnets nous renseignent : Renan a demeuré à Athènes du 13 février au 28 mars, puis du 8 au 25 mai 1865 ; il y est resté 57 jours en tout, il est monté une dizaine de fois sur l’Acropole3. La correspondance du moment parle bien de « perfection » du lieu, mais le voyageur s’est plutôt intéressé à l’histoire et à l’archéologie. Restent cependant les notes accompagnant l’itinéraire. Bien que leur utilisation pose problème et qu’elles concernent pas moins de quatre projets différents de l’historien, on y trouve des germes de notre texte. Ce que j’y retiendrai, pour mon compte, c’est que le véritable choc subi fut celui d’une déception sentimentale. Sorte de saint Paul à rebours, le voyageur a pleuré sur l’Acropole, mais avec un sentiment d’hostilité. L’idée d’une « Prière » était alors intolérable et celle d’un examen de conscience décisif prématuré. C’est onze ans après, on le sait, dans l’été de 1876, et non sur le moment comme il l’écrit, que, à peine remis du traumatisme de 1870-71, Renan invente sa « Prière sur l’Acropole »4. Il était justement en train de construire le deuxième chapitre des Souvenirs à paraître en feuilleton dans La Revue des Deux Mondes. Une lettre du 15 septembre au directeur apporte deux précisions : l’auteur a dévié du plan initial pour ajouter au « Broyeur de lin » un deuxième chapitre breton ; chapitre alors tronqué, en réalité, mais précédé de la « Prière » et de son préambule, ce qui montre quelle a été rattachée en cours de préparation. Au stade final, la « Prière sur l’Acropole » se présentera, en ouverture, comme la célébration de la grande Figure initiatrice et titulaire des figures composant ce chapitre, les saints bretons, la petite Noémi, le bonhomme Système, l’oncle Pierre. On conclura sur la place séminale qu’occupe la « Prière » dans l’ensemble des Souvenirs d’enfance et de jeunesse de 1883 où sont rassemblés les feuilletons : postérieure chronologiquement à l’histoire narrée, elle lui est logiquement antérieure et signe le manifeste d’où s’ébranle tout le texte des Souvenirs, comme si le premier chapitre, où « Le Broyeur de lin » lui fait pendant, devenait une sorte d’avant-texte et que la « Préface », le dernier texte écrit, dût avoir pour principale fonction de la reprendre, de la réimpulser dans une perspective d’ensemble.
3Ces préliminaires rappelés, on n’en reviendra que mieux au véritable voyage, ce vertigineux voyage intérieur que nous donne à lire notre texte. On commencera donc par voir comment tout est fait pour composer le lieu d’une prière rationaliste. On verra ensuite, mais il faudrait le voir en même temps, comment tout se faisait, au même rythme, pour destructurer une telle composition. On constatera finalement qu’il s’agissait d’un risque à courir aussi urgent que de salutaire nécessité.
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4Conformément au titre même et à la loi d’un genre que l’historien des religions connaît admirablement, la « Prière sur l’Acropole » développe l’expérience d’un « exercice spirituel », mais où le dieu à rencontrer n’est autre que la Raison. Tout s’y compose à cette fin : le lieu, l’objet, le sujet.
5Toute expérience de ce type exige d’abord une composition de lieu qui ne vise à rien moins qu’à faire l’expérience du vide. Il s’agira donc, en l’occurrence, de ne plus voir sur l’Acropole que la Raison en sa présence réelle, « la Raison toute nue », de faire abstraction de tout le reste pour ne plus voir que l’Abstraction même. En commençant par faire le vide en soi, en cherchant à étouffer les voix si résurgentes de l’enfance bretonne et chrétienne. « Mon cœur se fond », gémit l’auteur, mais il fallait encore passer par cette fusion de l’être. Raison de plus pour tenter de « s’arracher » de lui-même, d’être le Pur. Mais c’est bientôt l’Histoire même qui est à exclure, telle que la refoule l’espace sacré. Tout autour, en effet, tout par-delà, dans l’espace et le temps, il n’a toujours été, il n’est toujours que « barbarie » et « pambéotie ». C’est pourquoi également tout paysage extérieur est un obstacle. Il n’y a aucune indication à cet effet. Tout concret est éliminé, à part l’allusion aux « cavaliers qui célèbrent là-haut, sur le marbre de ta frise, leur fête éternelle ». La Prière rationaliste, comme toute grande prière, a besoin de cette composition de lieu, de cette expérience du vide.
6Comment, dans ces conditions d’idéalité, l’objet à adorer ne serait-il pas l’enjeu d’une autre composition ? C’est pourquoi il semble assez vain de s’interroger sur l’historicité même d’Athéna ici célébrée. Cette Athéna est essentiellement une déesse philosophique, c’est-à-dire recomposée. Rien de l’Athéna porte-lance, au bouclier et à l’égide pour foudroyer. Certes elle est appelée Promachos, celle qui combat en première ligne, mais de Mars elle a juste « ce qu’il faut ». A-t-on remarqué que le nom même d’Athéna, trop précis, trop local, n’est signalé qu’une fois, en note, en grec, à partir d’une citation-inscription ? Ce que l’auteur veut adorer, c’est la Figure de la Raison, ce qu’il ne peut faire que par une catégorie d’abstractions. En mélangeant les abstractions françaises (ô noblesse, ô beauté…) à celles inventées du grec (Archégète, Théonoé…). En hugolisant tel vocable : « ô Salpinx, clairon de la pensée ». En faisant converger tous ces noms vers la Raison. En composant la Raison même de toutes les qualités culturelles, avec une première série « sagesse, noblesse, simplicité, ordre et paix » se superposant à une seconde série « justice, démocratie, providence » pour entrer dans le générique « beauté » et « vérité ». Mais si nécessairement abstraite qu’elle soit, si dépourvue d’âme, cette déesse raison n’en est pas moins figure d’humanité. Non pas tant à cause du « sourire » condescendant qu'elle adresse à son adorateur qu’à travers la mémoire de sa souffrance. Depuis le passage en son sein de Paul, cet organisateur de l’Eglise chrétienne, elle a retrouvé une interminable obscurité. Ce qui ne l’a pas empêché d’être, depuis le temps de Lysandre jusqu’aux pilleurs contemporains, sans cesse violée, martyrisée. Mais pouvait-elle, malgré ces épreuves, rivaliser, dans son abstraction, avec, par exemple, Jésus ? Pourtant, antérieure à lui, elle lui survivra car elle incarne la Raison, ce par quoi perdure une civilisation à niveau d’homme.
7Ce qui conduisait, en dernier lieu, à une dernière composition, celle du sujet lui-même. Nous l’avons vu en action, pour ainsi dire, dès le début, quand il faisait le vide en lui. Mais ce vide ne se creusait lentement que pour faire naître un nouveau moi où le héros rassemblait ses forces pour être digne de l’Acropole. Il est d’abord le voyageur étranger qui arrive d’un long voyage des confins de l’espace et du temps. Il vient du « pays des Cimmériens », c’est-à-dire de l’autre monde ; il vient du pays des origines, c’est-à-dire du pays des « barbares » ; et il est venu vivre de la vision qu’il a méritée, en moderne chevalier du Graal, sur l’Acropole. En second lieu, il se présente comme le héros qualifié. Il porte la marque de sa double et même rupture : celle de sa rupture avec ses origines celtiques pour se mettre au service exclusif de la Raison ; celle, concomitante, de sa rupture avec l’Eglise, la religion des barbares devenus chrétiens. Cette même et double rupture l’a amené à la fois à beaucoup souffrir en lui et à beaucoup souffrir des autres. Au point d’être accusé pour son écrit sur « le jeune dieu de [son] enfance » de « crime contre l’esprit humain ». Mais parce qu’il fut témoin-martyr de la Raison il peut lui psalmodier sa profession de foi. Il sera son plus fanatique chevalier : « je n’aimerai que toi » ; il refusera tout ce qui n’est pas elle ; il revendique la possibilité d’être pour elle « intolérant, partial » ; il la révélera au monde ; comme il y eut des fous de Dieu, il sera le fou d’Athéna. Le plus étrange des étrangers et le plus rompu des vivants pour devenir le plus fervent des nouveaux croyants : telle est bien la dynamique structurante de l’homme de l’Acropole.
8Cependant une question n’a jamais cessé de se poser : comment on en arrive à ce point extrême ? Ce moi ici rassemblé, conquis de si haute lutte, le pèlerin sait bien que c’est un moi commandé par et pour l’Acropole. Certes, c’est un moi idéal, mais qui ne s’est constitué qu’en s’enchantant de tout ce qu’il aurait dû rejeter. Libre à la déesse Raison trop sûre d’elle-même de n’y trouver que « naïveté », alors qu’il s’agit, en réalité, par rapport à elle, de véritable perversion. C’est ce processus de composition qu’il nous faut maintenant suivre, étant bien entendu qu’au lieu de venir après le processus de composition rationaliste, il l’accompagnait, dans le texte, en contre-point.
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9C’est le héros lui-même qui est perverti. Comment, dès lors, le texte rationaliste de la « Prière » pouvait-il ne pas se distendre ? Elle se distendra d’autant plus que dans sa propre aventure le héros entraîne celles du monde barbare et du monde celto-chrétien. Et c’est pourquoi c’est le sort même de la déesse qui va, à terme, se jouer devant nous.
10Il suffit d’entendre cette Prière-confession pour être frappé par le motif de la perversion. Voici, dans l’ordre, les termes employés. Après le mot « péchés » du préambule, on a « remords », puis « faiblesse », enfin l’inattendu « apostat » puisque c’est de la Raison même qu’on est apostat. Suivent les expressions « maladie » et « fièvre ». Ce qui aboutit à : « philosophie perverse », « esprit profondément gâté », « dépravation intime du cœur ». Et, pour achever, cet aveu : « nous sommes corrompus ». Ainsi ce vocabulaire recouvre l’être entier : corps, cœur, esprit, philosophie. Mais jamais ces mots ne sous-entendent quelque péché originel, tant il a toujours été impossible à notre pélagien de souscrire à ce dogme triste. Ils renvoient à une espèce de péché vital qui se manifeste sous la double forme que voici. D’abord une forme plus philosophique, mais qui correspond à tout un tempérament, à un esprit de tolérance absolue à l’égard de nos contradictions. Qu’il est donc difficile de délimiter le beau par rapport au laid, le bien par rapport au mal, le plaisir par rapport à la douleur, la raison par rapport à la folie ! Car ces contradictions ne sont plus aux yeux de l’auteur, comme il le reconnaît lui-même, que « nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe ». Qu’il y ait une part de provocation aggrave encore son cas. L’autre forme, mais inspiratrice de la première, et que j’appellerais le morbus celticus, on la retrouve dans toute la culture romantique : inquiétude d’esprit, impossibilité du « repos », complaisance à sa « fièvre » ou, pour anticiper sur une autre formule des Souvenirs, « l’art de faire de notre maladie un charme ». Ainsi le péché originel se subvertissait en exaltation de l’être. Il revenait aux hommes du Nord, ces naturels romantiques, de la manifester au monde.
11On comprend pourquoi les invocations de l’Acropole suspendaient leur élan pour l’évocation des origines barbares. Déjà le préambule était marqué par l’effet de singularité : « chose singulière… ce qu’il y avait de singulier ». Le singulier est que, sous le soleil de l’Acropole (mais ici évidemment aucune indication de ce genre), le voyageur ait été saisi par « une brise fraîche, pénétrante, venant de très loin ». Le plus singulier encore est que la singularité se fasse naturellement symbolique, que l’être singulier, le nommé Ernest Renan né à Tréguier au bord de la mer, surgisse embrumé d’universel. Au moi que nous avons vu se reconstruire sur l’Acropole manquait la dimension mythique de la naissance. C’est l’Acropole qui par un « vif sentiment » ramène le héros à ses origines, aux origines mêmes de la vie, et, du même mouvement esthétique, de l’ordre classique à la passivité romantique. De là aussi, par-delà le thème des parents de l’état-civil celui des « parents barbares » avec les deux évocations complémentaires de l’homme et la mer, le marin polaire, et de la femme et l’eau, avec la variation de la jeune fille au regard ciel de fontaine. Toutes ces évocations qui interrompent ainsi, dès le début, le « Prière », ne peuvent que l’amollir, l’empêcher d’être elle-même.
12Or ce monde des origines va prendre une orientation décisive en se christianisant de lui-même. Ce qui marque, aux yeux de la Raison, un nouveau progrès de la perversion. Il y a, pour commencer, la création d’un nouvel espace de civilisation, qui devient le monde chrétien. La conversion du Nord par l’Orient détourne du monde grec. Pis encore, Athènes même ne fut pas épargnée. C’est donc ailleurs que le monde se mettait à bouger, chez les Barbares qui allaient jusqu’à réinventer le christianisme d’Orient. Tout en effet, dans les pays du Nord, préparait à la grande aventure chrétienne. Les églises n’avaient qu’à monter au ciel, les « mers lointaines » à pousser plus au large. Berceuses marines et chansons polaires se transmuaient en cantiques à la Vierge. Le voyage même d’un dieu sur la terre ne faisait pas problème. Comme tant d’autres, notre héros fut élevé par des « prêtres d’un culte étranger venu des Syriens de Palestine ». On retiendra encore l’expression mythifiée et mythifiante des « magiciens barbares ».
13Non seulement cette congénitale perversion du sujet ne pouvait que pervertir la « Prière » même, mais elle aboutit à un renversement extraordinaire puisque c’est la déesse, à qui s’adresse cette « Prière », pour qui elle est faite, cette déesse « image de la stabilité céleste », qui va être à son tour déstabilisée. En premier lieu, elle était la victime désignée de la perversion perverse de son adorateur. Ce qui est d’autant plus inquiétant qu’il pouvait passer pour le meilleur possible, qu’on l’attendait pour être le messie rationaliste. Or il a beau lui scander toutes les litanies et lui faire toutes les promesses, lui dire qu’il affrontera pour elle toutes les « difficultés », il n’a cessé de pervertir sa « Prière » en une « confession générale » de ses propres envoûtements. On dirait qu’il ne parle tant des « charmes » dont il a subi le philtre que parce qu’elle-même, la Raison, en était dépossédée. Qui, en effet, implorerait ainsi la déesse Raison : « Etoile de la mer… étoile du matin » ? En second lieu, cette confession présentait un immense panorama qui renvoyait l’Acropole à ses bornes, qui réduisait le temple à une cella interdite à la foule, qui ramenait la splendeur marine du concret à la nudité spectrale d’une abstraction. En troisième lieu, cette confession d’un individu devenait confession de l’Histoire même. Non seulement elle était mémoire d’une riche Histoire inconnue de la déesse, mais cette Histoire aussi portait, pour l’avenir, d’imprévisibles jugements. Ainsi, pour achever cette déstabilisation, sa « santé » même, du moins si on en juge d’après le monde moderne, est mortifère. La culture qu’elle inspirerait, c’est-à-dire la littérature, n’exciterait que « l’ennui ». Le mot est trois fois répété pour signifier la mort.
14Nous avons vu le savant rationaliste enchâsser ses vigoureuses et entraînantes litanies dans une composition pour la déesse Raison. Nous avons vu un homme venu des brumes du monde pervertir à dessein le beau texte que son moi idéal, ou qu’il croyait tel, était en train de composer. Tout exercice spirituel est périlleux. A fortiori quand l’intelligence est trop souple pour s’arrêter à une contemplation et la jouissance de soi trop confondante pour le dénuement nécessaire. Nous allons voir pour terminer, en nous concentrant sur la fin de la « Prière », son aboutissement, que c’est de la catastrophe inévitable et véritable objet de la quête que peut naître le salut.
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15C’est plutôt « cataclysme » qu’il faudrait dire, avec cet « immense fleuve d’oubli » qui va tout emporter, et l’espace, et l’Histoire, les hommes et les dieux. Mais l’« abîme » qui devient l’hallucinant terme du voyage aura bien des échos à nous renvoyer. On se trouve alors devant ces trois questions : pourquoi l’abîme ? que dit l’abîme ? comment réagir ?
16De l’invocation extasiée du début de la « Prière » à l’accusation mortifère que nous venons d’évoquer, ainsi qu’à la menace de l’écroulement du temple sous la poussée de l'Histoire, quel trajet ! La perversion celtique a tout subverti. Mais non plus pour s’exalter de l’élan originel. Le « je » sorti des eaux nordiques s’engloutit dans le « nous » collectif de la submersion fatale5. Il n’est plus question de revenir sur le passé ni sur la géographie des civilisations. L’image eschatologique du « gouffre sans nom » inverse l’image exaltée de l’Acropole et de sa déesse onomastique. Ce qui renvoie une nouvelle fois à Hugo. Mais chez Hugo il y avait, à l’autre rive, la lumière de Dieu, et un pont sera jeté pour y arriver. Il se trouve que ce pont, création de la douleur, n’est autre que la « Prière ». On sait que le poème « le Pont » ouvre le dernier livre des Contemplations. L’homme de l’Acropole n’aura pas cette grâce, mais la révélation béante du seul « abîme ». Ultime renversement cependant d’une évidence qui se dira dans la pleine ferveur : « O abîme, tu es le Dieu unique ». Ainsi toutes les litanies de l’intelligence ne conduisaient qu’à celle-là. Alors on rappellera cette exigence fondamentale telle qu’elle s’affirmait, au sortir du séisme de ses vingt ans, dans les Cahiers de jeunesse : « Je suis né romantique. Non, jamais ne me contenterai d’un système intellectuel qui s’en tienne à la forme et ne fasse que charmer par l’harmonie […] Non, il me faut l’âme, quelque chose qui me mette au bord de l’abîme »6. Ecoutons les voix de l’abîme.
17Il est le seul à pouvoir dire la vérité sur les seules choses qui soient vraies sur la terre. Des trois leçons à retenir commençons par celle des humains. Une première part de vérité est dans les eaux amères de nos souffrances : « Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes ». Une autre part est dans les créations des sages, qu’ils soient sages de la Grèce antique ou « prêtres sages et saints » de la religion. La deuxième leçon est que le vrai se fabrique sans cesse, qu’il est en travail dans la conscience de l’humanité. L’unicité divine de l’abîme a son correspondant sur la terre : « tout n’est ici-bas que symbole et que songe »7. Mais de même que l’abîme est fécondant, il y a bien, ce que renforce la restriction « n’est… que », ce que peut construire le « symbole » en tant que logos, la vérité rationnelle, et le « songe » en tant que muthos, la vérité instinctive du sentiment. Une troisième leçon s’exprime sur la vérité des dieux eux-mêmes. A l’évidence, ils sont eux aussi « entraînés » dans le « fleuve d’oubli », faits à leur tour pour « passer ». Ce qui s’accompagne d’un jugement moral où l’auteur interprète la loi de l’abîme : « il ne serait pas bon qu’ils fussent éternels ». Aucune religion, du sublime de la Raison au sublime du christianisme, ce que la « Prière » avait pour fonction de mettre en jeu, n’échappe à cette logique et à cette vertu, c’est-à-dire aux flux des disparitions et des métamorphoses.
18Comment donc en terminer ? Le message est clair dont les aphorismes, ces maximes ouvertes sur le rêve et l’action, sont repris clairement par l’auteur pour son propre compte. Par-delà son drame personnel, sa rupture avec le christianisme, il inscrit dans cette aventure de l’essentiel qu’est la religion deux revendications primordiales. Sa propre libération lui donne le pouvoir d’affirmer la première, le droit à la liberté. Quand ce qu’il y a de plus noble, la foi, n’exprime plus que des formes momifiantes, il faut commencer par le reconnaître : « La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne ». Il faut alors l’assumer pleinement. Ce qui se fera sans remords : « on est quitte », car on est justifié par la dynamique du fieri, du mouvement de l’univers. Mais c’est un acte trop grave pour être pris à la légère. Pas seulement pour l’individu, mais pour la civilisation même quand elle est confrontée à de telles révolutions. A l’indéfini « on » qui a remplacé le « nous » de l’engloutissement d’assumer cet acte, ce rituel de piété et de reconnaissance, tel qu’il se scande dans l’évocation souveraine de l’alexandrin final « dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts ». Car cette clausule a trop d’éclat pour signifier l’adieu. Sa liturgie et sa cadence contribuent avec l’inversion du sujet et les échos de « donnent » et « morts » à transmuer cette mort successive des dieux en sommeil qui continue de féconder et d’inspirer. En définitive, la « Prière » telle que l’auteur l’a déroulée, renvoyait à un double cérémonial : le premier, à l’égard de Jésus au moment de la Vie de Jésus, le second, à l’égard de la Raison, ici-même. Mais de là également un double appel pour terminer. Celui qui vient de la Vie de Jésus, c’est au cœur même de la « Prière » qu’il avait résonné : « Et pourquoi écrit-on la vie des dieux, ô ciel ! si ce n’est pour faire aimer le divin qui fut en eux et pour montrer que ce divin vit encore et vivra éternellement au cœur de l’humanité ? » Pour la « Prière sur l’Acropole », c’est presque la démarche inverse : on se piège soi-même en faisant de la Raison un Absolu, du rationalisme une religion ; en somme, il faut savoir en ce domaine raison garder.
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19Il est stimulant, pour ouvrir la conclusion, d’inscrire cette « Prière sur l’Acropole » de Renan entre deux autres grands textes inspirés par ce lieu magique à deux autres Celtes, l’un antérieur et de son plus illustre compatriote armoricain, Chateaubriand, l’autre postérieur et d’un Celte lorrain qu’il aura tellement marqué, Barrès.
20L' Itinéraire de Paris à Jérusalem de 1811 où parut le récit du voyage à Athènes en 1806, avec une seule matinée passée sur l'Acropole, est un ouvrage vite devenu un classique ; le jeune Renan l’avait reçu en prix au Collège ecclésiastique de Tréguier. Il s’agit ici à la fois d’un magnifique triptyque de l’Acropole, d’Athènes, de l’horizon et d’une superbe méditation où dans la lumière du matin gloire antique et misère présente forment le plus saisissant contraste. S’il n’y a rien chez Renan de ce pittoresque qui remplit le tableau et nourrit la réflexion, on constatera, en tout cas, que la « Prière » se dénoue en faisant écho à Chateaubriand : « Tout passe, tout finit dans ce monde […] Je passerai à mon tour : d’autres hommes aussi fugitifs que moi viendront… » Mais Renan ne pouvait que protester contre la soumission à la Providence qui s’exprimait à la fin.
21C’est en 1903, l’année même où est inaugurée à Tréguier la statue de Renan et d’Athéna8, que Barrés visite l’Acropole, témoignage qui entrera dans Le Voyage de Sparte de 19119. Or les pages sur l'Acropole sont manifestement écrites contre Renan. Il y a d’abord l’attaque contre cette fameuse Athéna qui, loin d’être la raison universelle, est une « raison municipale » ; pis, elle est « raison d’Etat » ; et son sourire n’est qu’un « sourire électoral ». En second lieu, l’incompréhensible blasphème de Renan est ainsi dénoncé : « Dans le temps où il dépouille Jésus de sa divinité, Renan, ironise Barrès, maintient celle de Pallas Athénée. » Barrès se voulait trop lorrain pour s’attarder à Athènes ; son vrai but était Sparte. S’il était impensable pour Renan, ce pacifiste, d’aller à Sparte, est-il sûr qu’il n’eût pas approuvé le mot qu’en quittant la Grèce Barrès lançait à Athéna : « Elle ne tient que ma raison »10 ?
22Chacun de ces trois voyageurs est venu en Celte sur l’Acropole. Ils lui ont l’un et l’autre consacré de belles pages, au rythme de leurs propres fatalités : fatalité de la mémoire chez Chateaubriand, fatalité du sentiment chez Barrès, fatalité du spirituel chez Renan. Le pouvoir de ce dernier ne fait que gagner à la comparaison. On a l’impression que Chateaubriand sur l’Acropole ne peut se délivrer de son naturel pessimisme, que Barrès, lui, ne veut rien céder de sa Lorraine natale. Et comme ils avaient l’un et l’autre hâte de quitter l’Acropole ! C’est tout le contraire chez Renan. En lui Celto-chrétien et Acropolien se livrent à un jeu moins fait d’oppositions que de nécessaires et d’enivrantes compensations. Ils ne cessent de s’enrichir mutuellement de leurs différences et de leurs apports, de leurs apories réciproques, quitte à se détruire ensemble. Mais ils ne vont à l’abîme que pour y trouver, devant l’essentiel religieux, la juste mesure de l’Histoire. Car pour Renan le christianisme était à réinventer. Tel est, je crois, le véritable caractère subversif de la « Prière sur l'Acropole »11.
23
Renan, lecteurs et lectures,
Presses de l’Université de
Toulouse Le Mirail, Etats du texte, 1993
Notes de bas de page
1 « La Prière sur l’Acropole » a suscité d’importants travaux : Henriette Psichari, « La Prière sur l'Acropole » et ses mystères, CNRS, 1956 (Tout sur le travail du texte) ; Jean Pommier, Un itinéraire spirituel. Du séminaire à l’Acropole, Cahiers renaniens, Nizet, 1972, n° 4 (« Coups d’œil » sur les influences littéraires) ; Simone Fraisse, Renan au pied de l’Acropole. Du nouveau sur la « Prière », ibid., 1978, n° 8 (Autres sources ; inscription de la « Prière dans la vision de la Grèce » chez Renan).
Signalons encore : Henri Peyre, Renan et la Grèce, Nizet, 1973 ; Iphigénie Botouropoulou, Renan et la Grèce moderne, Thèse doct. Université de Paris IV-Sorbonne, 1990.
2 Voir, en particulier, la Préface de Jean Pommier dans son édition des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Gallimard, Folio, rééd. 1983, XLV-XLVIII. La récitation de la « Prière sur l’Acropole » est toujours un grand moment des manifestations renaniennes. La consécration eut lieu à Tréguier, en 1903, avec Anatole France : voir note 7.
3 B.N., n. acq. fr., 11487 et 11486. Voir le livre d’Henriette Psichari pour l’itinéraire, les notes et le manuscrit.
4 Il y eut certainement, et soudain, l’idée d'une confrontation personnelle et philosophique entre le Celte et l'Acropole. Sur les larmes, voir Carnet 11486, ff° 10 et 13 : « Don des larmes : don rare et exquis […] Idée que les larmes dont une prière […] Force que cela donne ». « Acropole : Les larmes dont une prière, or tu n’appris jamais à pleurer ». L’émotion (des Carnets) est dirigée contre la Perfection (de la Correspondance). Plus tard brouillon et manuscrit y insisteront encore. Bien plus que le texte définitif. Dans l’ordre même de la première version, l’hymne à la déesse était significativement coupée deux fois. On retrouvera « les larmes » à la fin de la « Prière ».
Mais on ne peut oublier qu’une nouvelle douleur, politique cette fois, est perceptible dans la « Prière » : le traumatisme de 1870-71, la ruine chez Renan de l’idéalisme allemand. Le Germain peut-il encore être accolé au Celte comme dans les feuillets d’Athènes (11487, f° 46 : Nous, Celtes et Germains, la source de notre génie, c’est notre cœur) ?
5 Ainsi la fin de la « Prière sur l'Acropole » est renvoyée à l’ouverture et au final de la « Préface » c’est- à-dire à la ville d'Is, ce mythe breton des origines et de la submersion.
6 Cahiers de jeunesse, O.C., t. IX, 201.
7 Echo à la dernière page de Ma Sœur Henriette, 1862, (O.C., IX, 480) : « Mais tout n’est ici-bas que symbole et qu’image ». Phrase qui, ici, devient protestation d’immortalité.
8 Rappelons que l’inauguration de cette statue eut lieu dans une atmosphère d’émeute sous la protection de la troupe. Car la République de 1903 en fit une manifestation de religion scientiste et d’anticléricalisme. Il s’agissait pourtant d’Athéna pacifique et de son rêveur celte. Une des trois inscriptions du socle est tirée de la dernière strophe de la « Prière ». « La foi qu’on a eue ne doit jamais être une chaîne. »
9 Nos références renvoient à L’Œuvre de M. Barrès, Club de l’Honnête homme, 1967, 180, 187-88, 299.
10 On signalera néanmoins chez l’homme de l’Acropole, celui qui popularisa en France « le miracle grec », cet important correctif dans Saint Paul (O.C., t. IV, 869 et 871) : « Ce qui caractérisait la religion du Grec autrefois, ce qui le caractérise encore de nos jours, c’est le manque d’infini, de vague, d’attendrissement, de noblesse féminine. La profondeur du sentiment religieux allemand et celtique manque à la race des vrais Hellènes […] la race grecque est la moins religieuse des races. C’est une race superficielle, prenant la vie comme une chose sans surnaturel ni arrière-plan […] Une telle race eût accueilli Jésus par un sourire. » Du reste, les notes crayonnées à Athènes n’étaient guère favorables aux Grecs du temps.
11 Ne négligeons pas l’arrière-plan polémique qui ne concerne pas seulement la guerre avec l’Allemagne. Au cours du colloque du centenaire de Renan au Collège de France (octobre 1992), Mme M. Cl. Bancquart a fait remarquer que la « Prière sur l’Acropole » était contemporaine de la création de la basilique du Sacré-Cœur (décision votée en 1873, construction commencée précisément en 1876). A quoi il faudrait ajouter tout le renouveau du culte marial tel qu’il s’exprime particulièrement dans l’érection de la basilique de la Salette (1861-1879). Rappelons enfin que le dogme de l'infaillibilité du pape date de 1870. Par rapport à l’idéologie religieuse vigoureuse à ce moment la « Prière sur l’Acropole » est aussi un manifeste.
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