Le métier de professeur et l'honneur de vivre : construction d'une œuvre et construction d'une vie
p. 73-81
Texte intégral
1Le titre que j’ai proposé pour cette communication a du moins, avec sa longueur, le mérite de l’improviste puisqu’il est né d’une improvisation téléphonique avec M. Uriac, l’organisateur de ces journées. En réalité, il se trouve que je pensais à trois choses à la fois : Renan professeur, l’honneur de vivre, volonté d’une construction. Amené à montrer combien ces trois éléments sont interdépendants, je constate qu’ils ont contribué ensemble à faire de la vie de Renan la meilleure part peut-être de son œuvre. Je suivrai les temps forts de sa carrière pour voir, en fonction précisément du métier de professeur, comment Renan a mené à terme ce fascinant projet.
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2Pour éclairer la vocation de Renan il faut commencer par s’interroger sur ce qu’il voyait autour de lui au Collège ecclésiastique de Tréguier dont il devait vite devenir l’élève modèle. Quel professeur ne rêverait d’avoir un élève aussi merveilleux qu’Ernest ? Et cet élève, à son tour, ne pouvait rêver meilleurs maîtres. Même si tout n'était pas parfait, Renan aura toujours à leur égard des mots d’éloge et de reconnaissance. Je suis persuadé que sa première orientation vient d’un intérêt moins clérical que professoral. Les prêtres qui lui ouvraient la voie étaient avant tout des maîtres sacrés. Il serait donc prêtre pour être professeur. C’est pourquoi la tempête de Saint-Sulpice s’achèvera comme en douceur : c’est qu’il n’avait pas, au fond, changé de vocation. N’avaient changé, et encore ! que le costume et le mode de vie. La matière de l’enseignement non plus ne changera guère, qui portera, pour l’essentiel, sur le grand livre de l’Eglise. Mais ce sera pour une tout autre lecture !
3Ce qu’il faut seulement rappeler ici de la crise de Renan à Saint-Sulpice c’est combien le dénouement a déterminé son destin. Or si la nécessité de rompre était, avec l’audace de le faire, une question d’honneur, d’honneur de vivre, c’était en même temps une tragédie. Mais nous savons que les grands moments où l’honneur est en question sont toujours des moments de sueur et de larmes, qu’il y a toujours sacrifice.
4Cependant ce qui tuait notre héros était en même temps ce qui le sauvait : la passion de l’étude. Les maîtres de Paris signalaient la direction : la spécialisation dans la philologie des textes sacrés. Evoquons ici son professeur Le Hir, un compatriote bas-breton : il révéla si bien l’hébreu au jeune Renan qu’au bout d’un an celui-ci rédigeait une grammaire hébraïque et l’enseignait aux débutants du séminaire. Ernest s’était également mis à l’allemand. Ajoutons un autre éblouissement : celui du Collège de France. Le supérieur avait, en effet, autorisé son génial séminariste à y suivre les cours de M. Quatremère. « Renan, écrit Jean Pommier, vit le Collège de France, et c’est ce qui le perdit » (J. Pommier, Renan, 1923, 41). Reconnaissons que la contemplation de la chaire du vieux Quatremère, ce laïque sérieux qui enseignait librement la langue sacrée, contribua pour beaucoup à la délivrance du jeune Renan.
5Il est évident que ce dernier n’a pas quitté l’Eglise seulement pour cela. Voyez-le quand il a décidé de ne plus remonter en soutane les marches de Saint-Sulpice. Il a 22 ans, il est seul, c’est un pauvre défroqué. Mais l’heure n’est pas à l’abattement. Pensons plutôt à cette idée de « construction », le troisième terme de notre libellé. Jusqu’à vingt ans, jusqu’au moment affolant de la tonsure, Renan s’était plutôt laissé conduire. Aujourd’hui il est face à lui-même avec sa vie devant lui à construire, avec cette œuvre qu’il porte en lui. S’il n’avait pas franchi le pas, c’est alors qu’il se serait détruit. Mais, d’autre part, cette construction de soi ne se fait qu’à partir de tout ce qui, de Tréguier à Saint-Sulpice, a contribué à le fonder. Il tiendra à honneur d’aimer répéter tout ce qu’il doit à sa formation initiale. Se construire, ou plutôt se reconstruire sur les ruines d’un formidable acquis, tel est le défi qu’il doit honorer. Mais, en attendant, il faut se construire une carrière.
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6La situation ne sera guère brillante. Répétiteur à la pension Crouzet, l’ancien séminariste évoque ainsi sa position : « Souliers percés, sous comptés, et mon affreuse vie extérieure en cette maison avec des bambins et un ogre » (O.C., IX, 142). C’est dans cette condition qu’Ernest Renan, qui n’a pas de diplômes, va réaliser, de 1846 à 1848, l’étonnant parcours que voici :
- baccalauréat-ès-lettres le 24 janvier 1846, baccalauréat-ès-sciences au mois de juillet de l’année suivante ;
- entre les deux baccalauréats, le 23 octobre 1846, licence-ès-lettres ;
- premier à l’Agrégation de philosophie en septembre 1848 ;
- entre-temps, en avril 1847, prix Volney à l’institut pour un imposant mémoire de 1518 pages in-4° sur un Essai historique et théorique sur les langues sémitiques en général, et sur la langue hébraïque en particulier avec, le 13 avril, cooptation à la société asiatique ;
- enfin, presque le jour où il est reçu à l’Agrégation de philosophie, second prix à l’institut pour un volumineux travail sur « l’étude de la langue grecque en Occident durant le Moyen Age » ;
- avec, tout de suite après, proposition de sujets pour la thèse française et la thèse latine ;
- à quoi il faudrait ajouter, en 1847, deux importants comptes rendus dans Le Journal général de l’instruction publique sur les lettrés chinois ;
- et, pour terminer, sans compter d’autres articles dans différentes revues, mise en chantier d’un gros livre, L’Avenir de la science, qui ne sera édité qu’en 1890.
7Respirons un peu. Il suffit de se reporter à la bibliographie. Mais en moins de trois ans, l’essentiel est apparu : tout s’est, en effet, reconstruit, rassemblé. De la situation, telle qu’elle se présente, on peut déjà tirer une triple leçon.
8D’abord n’ayons garde de négliger le savoir-faire de Renan. Il est remarquable, en effet, de noter combien, à peine sorti du séminaire, notre petit Breton se sent vite à l’aise dans les milieux intellectuels de la capitale. Il faut reconnaître qu’il sait à la fois attirer l’attention et qu’il exerce un pouvoir d’attraction. L’étudiant n’hésite pas à écrire à tel grand maître pour lui faire part de ses observations. Lequel consacrera son cours suivant à l’inconnu dont il s’empressera de faire la connaissance. Il s’agissait de Garnier qui lui confiera quelque travail et « me voilà lancé » s’écrie Renan (O.C., IX, 223). Il fait ses visites. Il arrive même à séduire l’impérieux V. Cousin. Volontiers quarante-huitard en février et en juin, il ne se laisse pas pour autant dévorer par la politique. Mais ce savoir-faire qui est si réel, fait d’un don de nature doublé de l’expérience sulpicienne !, est au service du seul savoir, unum necessarium. Son acte fondateur, même s’il ne peut alors le publier, c’est, en 1848, quand il a 25 ans, L'Avenir de la science.
9La seconde leçon est la nécessité de soumettre l’enseignement à la recherche. Lui-même choisira l’Agrégation de philosophie où il aura l’honneur d’être reçu premier. Gageons pourtant que le prix de l’institut, d’abord parce qu’il est exceptionnel d’en avoir un, et à 24 ans, ensuite pour le sujet traité, est pour lui d’une autre valeur. Pourtant si Renan a passé l’Agrégation, c’est bien pour enseigner un jour à six cents francs par mois. Et le voilà nommé à Vendôme, dans un lycée de troisième ordre. Paris à la rigueur, mais Vendôme ! Alors Renan malgré les conseils et mises en garde, use de tout son savoir-faire pour être dispensé du joug de l’enseignement secondaire et pour réussir à conserver, en vertu des droits du chercheur, son pécule de six cents francs. Il fera bien quelques suppléances, mais la vraie vie est ailleurs. Il ne vise même pas l’Université, qu’il méprise. Quelle différence avec l’Allemagne ! Un seul poste reste, nous l’avons entr’aperçu, dans la visée de Renan : celui de Quatremère au Collège de France. Il avait même, dès 1846, comme on le lit dans ses Cahiers (O.C., IX, 217), rédigé une étonnante « leçon d’ouverture » qu’il identifiait à une « profession de foi ». Du professorat à la profession de foi il n’est que d’un ton au-dessus. « Attendons le reste » concluait le chercheur obstiné.
10La troisième leçon porte sur l’éventail de l’activité intellectuelle de Renan dans cette période. Il y a d’abord le jardin secret. L’importante correspondance avec sa famille illustre l’attachement à son clan. Nous savons encore qu’il tient un journal, qu’il compose un roman breton Ernest et Béatrix qui ne sera publié qu’après sa mort. Comme si le savant a toujours besoin de se ressourcer à la Bretagne dont il s’est exilé. Mais la plus grande partie de son temps consiste à rassembler les matériaux de sa recherche. Seulement, de tels travaux, si spécialisés soient-ils, ne doivent pas rester ignorés. Il faut publier ! Le chercheur doit toujours rendre compte de ce qu’il fait et savoir rendre compte des ouvrages des autres. Mais en même temps Renan considère, surtout que la situation s’y prête, qu’il doit s’engager plus avant. Ainsi on le voit participer à un périodique d’avant-garde comme La liberté de penser. Un événement comme on en trouve peu : le passage de son compte rendu du Cosmos de Humboldt, où il fait le portrait du héros moderne, le savant, est tiré à cinq cent mille exemplaires pour la campagne électorale de 1848 ! Concluons sur une anecdote. Un jeudi de mars où il est allé voir Garnier, ce dernier l’avait encouragé par ces mots : « Allons ! j’espère que nous ferons de vous un professeur de philosophie. » « Rien que cela, rage Renan dans ses Cahiers (O.C., IX, 223). Ah ! Bon Dieu ! Cela suffit extérieurement. Mais intérieurement ! Ah ! si tu avais dit un philosophe ! »
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11Le grand moment de la vie de Renan, en tant qu’homme, en tant que professeur, en tant que, pardonnez-moi l’expression « réalisateur de soi », est celui qui va de la fin de la Mission de Phénicie en septembre 1861 à la révocation de son poste au collège de France le 11 juin 1864 en passant par la publication de la Vie de Jésus en 1863. Voici, en rappelant ce qui s’est passé avant, de simples faits et dates :
12 Premier temps, en préliminaires :
- 17 avril 1851 : Renan nommé surnuméraire au département des manuscrits pour cinq francs par jour :
- 11 avril 1852 : il est reçu docteur ès lettres pour ses deux thèses, la française Averroès et l'averroïsme et la latine De philosophia peripatetica apud Scyros ;
- 5 décembre 1856 : élection à 33 ans à l’institut, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ;
- mai 1860 ; chargé d’une mission archéologique en Phénicie.
13 Deuxieme temps, l’affaire du Collège de France :
- 2 décembre 1861 : Renan désigné en première ligne au poste de Quatremère avec 17 voix sur 19 ;
- 22 février 1862 : leçon inaugurale « de la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation » ; atmosphère houleuse ; la phrase sur Jésus « un homme incomparable » déclenche la tempête ;
- 25 février 1862 : publication de la leçon ;
- 26 février 1862 : le cours est suspendu ;
- mars 1862 : lettre ouverte de Renan à ses collègues reprise en brochure le 15 juillet.
14Troisième temps, une seule date : 24 juin 1863, publication de la Vie de Jésus ; grand succès européen et scandale en France ;
15Dernier temps, conclusion de l’affaire du Collège de France, événements de juin 1864 :
- 1er juin : par décret les crédits de la chaire sont attribués à une autre affectation ; Renan nommé par compensation conservateur sous-directeur au département des manuscrits ;
- 2 juin : publication d’une lettre du ministre V. Duruy à Renan et du décret dans Le Moniteur ;
- 4 juin : publication dans les Débats de la réponse de Renan où il refuse la proposition du ministre ;
- 5 juin : lettre de justification de Renan dans les Débats ;
- 11 juin : arrêté de révocation sans traitement, signé Napoléon III ;
- 12 juin : publication dans les Débats d’un appel de Renan à l’opinion.
16Ajoutons que les pièces du dossier seront publiées en 1868 dans Questions contemporaines (O.C, I, 143-180).
17Plusieurs enseignements sont à tirer de ces événements. Nous avons d’abord la confirmation d’une obstination. Voici Renan enfin professeur, à l’endroit voulu, au poste voulu. Il avait échoué dans une première campagne, en 1857, à la mort de Quatremère. Mais quelle récompense aujourd’hui ! Dans sa lettre ouverte à ses collègues et dans sa réponse du 2 juin 1864 au ministre Renan reviendra sur les raisons de son obstination. Cette chaire avec cette qualification, il l’a voulue non pas pour le traitement mais parce que ce n’est pas « la première fonction venue », qu’elle répond à sa « spécialisation scientifique », que les études sémitiques en France sont nulles et qu’il est urgent de les restaurer, qu’il considère sa revendication comme « une grande partie de ses devoirs moraux » (p. 174).
18Le second enseignement porte sur l’attitude du professeur face au pouvoir. Renan avait quitté l’Eglise parce que précisément elle bridait et brisait sa pensée. Or voilà qu’au pouvoir clérical s’ajoutait le pouvoir de l’Etat. Ce double pouvoir est d’autant plus intolérable. Sur l’attitude de Napoléon III qui incarne ce pouvoir le raisonnement de Renan est simple. Quand l’Etat l’a nommé, il a commis un acte libéral car « l’État, écrit-il (p. 172), n’ayant pas de doctrine dans les choses de l’esprit, son devoir, quand les corps compétents lui présentent un professeur, est de le nommer sans s’inquiéter des opinions qu’il enseignera ». Notons que la compétence garantit cette liberté. Dans ces conditions, sa suspension est un acte non libéral par lequel l’Etat se contredit. Assuré de son droit, du droit du professeur, Renan contre-attaque : il en appelle à ses collègues, à l’opinion. Par une sorte de pressentiment, il avait, dans sa leçon inaugurale convoqué en ces termes la grande figure fondatrice de Galilée : « Galilée de nos jours ne se mettrait pas à genoux pour demander pardon d’avoir trouvé la vérité » (O.C., II, 320). Renan ira jusqu’à défier le pouvoir en la personne de son ministre. D’abord en transférant chez lui son cours. Ensuite en refusant d’entrer dans le jeu du compromis-compromission : le ministre lui proposait, pour qu’il pût conserver son traitement, un autre poste ; mais, en échange, il perdrait son titre, qui est son droit et sa gloire de professeur d’une chaire dont il reste et veut rester le titulaire. Citons le passage le plus cinglant de la réponse : « Si jamais vous reprochez à un savant qui fait quelque honneur à son pays de ne pas gagner la faible somme que l’Etat lui alloue, croyez-le, Monsieur le Ministre, il vous répondra ce que je vous réponds en ce moment et selon un illustre exemple : Pecunia tecum sit » (p. 175). L’honneur de vivre, ou l’honneur du professeur.
19Le troisième trait ramène à la construction de l’œuvre. Faits et dates cités au début ne donnaient que l’ossature d’une carrière. Mais cette carrière elle-même entrait dans la composition du grand dessein. Les articles continuaient de se succéder en étendant, si on peut dire, leur aire. Un critique comme Faguet était fasciné par « cet élargissement successif d’une pensée qui ne cédait pas pour cela ses conquêtes antérieures » (J. Pommier, op, cit., 111). Lorsque ces articles s’agglomèrent suffisamment ils forment un livre qui à son tour entrera dans l’ensemble : les Etudes d’histoire religieuse de 1857 servent d’inauguration. Mais l’élargissement touche toujours le public. A côté des journaux scientifiques, Renan dispose désormais de deux tribunes dans les Débats et La Revue des Deux Mondes. Ce qui ne l’empêche pas de publier à part des études de vulgarisation savante sur l’histoire des religions. Le miracle est que ces œuvres sont si bien écrites qu’elles se présentent aussi comme des objets d’art. Ce spécialiste entrait peu à peu dans l’aristocratie des écrivains comme allait surtout le révéler avec éclat la Vie de Jésus.
20Ce livre donne précisément à notre idée de construction toute sa force. Non pas tant parce qu’il est la pierre angulaire de l’édifice de l’histoire d’Israël et du christianisme que parce qu’il montre combien œuvre et vie se construisent mutuellement l’une par l’autre. C’est l’ouvrage essentiel de Renan, l’acte décisif de sa vie d’homme et d’écrivain. Or, nous le savons, toute fondation est sacrificielle. Nous avons vil le jeune Renan, à l’heure du destin, se reconstruire lui-même sur le sacrifice du passé. Quand il a composé L'Avenir de la science, le premier acte fondateur à ses yeux, il a appelé ce livre « l’os de mes os et la chair de ma chair ». Car il construisait la grande aventure scientifique avec l’infini de sa foi perdue. Mais la Vie de Jésus, ce livre d’audace et de risque, est né d’un sacrifice autrement sanglant, de la mort et de la résurrection. D’abord rédigé par Renan en Palestine il a été consacré par la disparition de sa sœur Henriette qui l’accompagnait. Le 19 septembre 1861 ils avaient, là-bas, à Amschit, sombré l’un et l’autre dans le coma. Ils étaient en train d’écrire le récit de la Passion. Lui seul avait resurgi de la nuit. Ce livre vient de l’autre bord, de l’Orient éternel. Et de toute sa raison et de toute sa foi Renan, philosophe des temps modernes, réinscrit Jésus dans l’Histoire. Le Jésus de Renan est d’abord Renan en Jésus. C’est aussi en pensant à Jésus qu’il poursuivra, sous la haine et les crachats, sa mission. Jamais il n’a été si conscient que l’honneur de vivre était de faire front.
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21La dernière partie de la vie de Renan est une longue période de vingt ans. Il s’agit surtout d’un accomplissement. Mais à l’origine, il y eut encore l’épreuve, la terrible obligation d’un acte fondateur. Il nous restera à donner une idée de Renan professeur puis administrateur du Collège de France avant, pour terminer, de nous arrêter à 1883, qui est une date symbolique.
22Suivre Renan de 1871 à 1892, de 58 à 69 ans, c’est accompagner un homme en voie de consécration. Non qu’il ne soit pas toujours haï, discuté. Mais enfin il occupe alors avec V. Hugo le premier rang. Le dernier Renan, celui qui va s’imposer, c’est un Renan fait d’ironie, de tolérance, un Renan qui incarne le courage de la sagesse. Sans doute a-t-il tout mené à bien, est-il couvert d’honneurs. Mais enfin il vieillit vite et mal, et cette fin de siècle est si pessimiste ! Raison de plus pour avoir confiance dans la vie, car vivre est un honneur dont il savoure désormais tout le prix… Mais comme les grands moments déjà évoqués, celui-ci est encore né d’une grande douleur. Seulement, cette fois, c’est la France tout entière qui a sombré en 1871, et, avec elle, c’est l’idée que lui-même se faisait de l’Allemagne. Il a fallu que Renan connût l’inimaginable pessimisme. L’acte du sursaut, l’acte fondateur sera ici La Réforme intellectuelle et morale. Le dernier Renan se reconstruit sur les ruines d’une idéologie qui n’était ni démocratique ni républicaine. Paradoxalement La Réforme est la première pierre de la reconstruction qui se fait, cette fois, plus patiemment, car c’est l’édifice même de la nation qui est en cause, c’est-à-dire la fondation même de la République. Cette République qui, à son tour, se reconstruit difficilement ne pouvait, étant donné le parcours de Renan dans le siècle, que ramener magnifiquement à elle celui qui s’appellera lui-même un ouvrier de la onzième heure.
23Une véritable réforme ne pouvait venir, pour Renan, que d’une Université rénovée. L’un des premiers gestes du gouvernement provisoire de 1870 fut de réintégrer Renan à son poste au Collège de France. Il y travaillera désormais, sans histoire, jusqu’à l’ultime moment. On dispose de nombreux témoignages sur ses cours qui allaient de l’épigraphie à l’explication des textes sacrés. Ses notes n’étaient que points de départ d’un cours familier d’érudition, d’un cours qui semblait se créer de lui-même. Des savants européens y côtoyaient des prêtres comme Loisy ou Mugnier. On a récemment édité le cours de 1888-89 pris par un de ces auditeurs. Mais ce n’était là qu’un aspect de l’immense activité du professeur faite de : missions conférences à l’étranger, colloques, comptes rendus, publications, formation de chercheurs, commissions, rapports, interventions pour subventions, correspondance avec l’internationale scientifique. Et citons les deux fleurons que sont l’album de la Mission de Phénicie de 1874 et, commencé la même année, se poursuivant toujours, l’admirable Corpus inscriptionum semiticarum, cet ouvrage que Renan préférait à tout.
24En 1883, Renan est élu administrateur du Collège de France, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort, où il a un appartement de fonction, où il tiendra à honneur de mourir. Sa correspondance, surtout celle de Rosmapamon où il passe ses huit derniers étés, témoigne d’une remarquable conscience professionnelle. L’administrateur, comme un supérieur de Saint-Sulpice, veille à tout : équipement, fonctionnement, vacations. Il surveille le matériel des laboratoires, protège les terrains du Collège de la spéculation, est attentif à la moindre suppléance, a fortiori à toute élection. Sans oublier les réceptions régulières, toujours par tablées de six, admirablement aidé en cela, et pour le reste, par l’épouse parfaite. Il faut voir avec quel soin il fait évoluer les disciplines. On lui doit, entre autres, la création d’une chaire, à laquelle il tenait beaucoup, celle des études celtiques où il fait nommer d’Arbois de Jubainville. Avec quelle joie il salue la fondation de l’Ecole des Hautes études ! Il est si heureux de voir l’Université française renaître de ce qu’elle était au Moyen Age et rivaliser désormais avec l’Allemagne. Il faut bien dire à cet égard, que cette fin du xixe siècle fut, magistralement impulsée par Renan, un grand moment. Une aristocratie naît, ou une république, celle des grands professeurs.
25L’année 1883 voit également paraître les Souvenirs. Il est remarquable que dans cette dernière partie de la vie de Renan l’accomplissement du grand œuvre religieux s’accompagne du resurgissement de tout un paysage d’enfance et de jeunesse. A-t-on remarqué, en effet, comme, parallèlement à l’édification qui s’achève des huit volumes des Origines du christianisme et des cinq de cette Histoire du peuple d'Israël qui sera terminée à Rosmapamon, les œuvres personnelles se succèdent alors : Drames, Dialogues, Souvenirs, Feuilles détachées ? Sans oublier cet Avenir de la science exhumé de 1848 ! Savoir vieillir en faisant revenir les forces des origines, telle me semble la leçon que donne cette façon de s’accomplir. Les Souvenirs sont bien chef-d’œuvre, quintessence d’une œuvre et d’une vie, où œuvre et vie se construisent et reconstruisent autour de cette double construction sur laquelle s’ouvrent les deux premiers chapitres, la cathédrale de Tréguier et le Parthénon d’Athènes.
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26On ne peut qu’être fasciné par la façon dont Renan a gouverné sa vie. On dirait, en effet, que tout s’est fait à sa volonté et que les grandes épreuves n’ont été là que pour le réorienter vers de nouveaux progrès. « Renan, écrivait Jean Pommier (op. cit., XI), a donné à son propre destin à peu près la forme qu’il a voulu, d’une main souveraine. » Il reconnaît encore qu’il n’aurait rien à changer à sa vie, si c’était à recommencer. Mais quelle chance d’être venu de Tréguier et d’être sorti de Saint-Sulpice ! Un mot me vient, en terminant ; il est tiré d’une lettre de Renan, datée d’août 1890, de Rosmapamon, à son fils Ary, objet constant de ses préoccupations : « j’ai soigné ma vie comme une œuvre d’art ». Car il ne fallait pas oublier non plus que la vie comme l’œuvre participait de toute une esthétique, que l’idéal ne peut se construire sans le beau.
27
Actes des journées d'étude Ernest Renan, 13-14-15 mars 1992,
ville de Saint-Brieuc, lycée Ernest Renan, éditions Folle Avoine, Bédée, 1993
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