Le christianisme celtique
p. 63-72
Texte intégral
1Deux ouvrages, en particulier, aident à mieux comprendre ce beau moment de l’histoire des religions que fut le christianisme celtique : la petite synthèse d’Olivier Loyer en 1965 et surtout l’importante étude de Dom Louis Gougaud en 1911, qui, toutes deux, reprennent le même titre Les Chrétientés celtiques1. Dom Gougaud avoue répondre au vieux souhait de Renan qui, dans La Poésie des races celtiques soulignait « l’immense valeur qu’aurait une histoire complète et intelligente des Eglises celtiques avant leur absorption dans l’Eglise romaine »2. Histoire prometteuse, en effet, que celle de ces « chrétientés celtiques » qu’Olivier Loyer identifiait à « la Palestine des temps barbares »3… Si Ernest Renan éprouve un tel intérêt pour le phénomène, c’est pour deux raisons évidentes. La première est qu’il est un Bas-Breton bretonnant de Tréguier et qu’il ne cessera de revendiquer sa celtitude. Il ne l’exprime pas seulement dans son essai de 1854 complété en 1859, La Poésie des races celtiques, ou dans ses célèbres Souvenirs d’enfance et de jeunesse de 1875-1883, mais également, de-ci de-là, à travers toute son œuvre, des Cahiers de jeunesse commencés dès le séminaire en 1845 jusqu’aux Feuilles détachées de 1891. Cette dimension celtique a été très bien étudiée par René M. Galand dans son livre L’Ame celtique de Renan paru en 19594.
2J’en tiendrai compte pour mieux circonscrire mon propos qui ne concerne que le problème chrétien. La seconde raison, aussi existentielle que la première, mais beaucoup plus dramatique, est que le christianisme a été la grande question de la vie de Renan et la constante de son œuvre. Rappelons la phrase-clé de sa lettre du 10 octobre 1845 à l’abbé Dupanloup quand, ayant renoncé au sous-diaconat, il renonce à Saint-Sulpice : « Tout est chrétien en moi, excepté la raison »5. Or l’éveil à la culture celtique en tant que culture écrite coïncide avec ce moment-là. Comme si le christianisme celtique, que lui font découvrir en 1846-1847 les cours d’Ozanam et de Gérusez à la Sorbonne, devait être un christianisme de substitution, voire de revendication. Renan ne cessera d’enrichir sa documentation en ce domaine, qu’elle soit irlandaise, galloise ou bretonne. René M. Galand ne la trouvera défaillante que vers la fin. Mais chez Renan l’érudition est toujours une esthétique. Les deux raisons que je viens d’indiquer se conjugueront pour donner à son évocation du christianisme celtique une tonalité particulière, sentimentale et forte, à l’image précisément du modèle. Mais avant de voir comment Renan s’est personnellement représenté ce christianisme celtique et ce qu’un tel mouvement a d’après lui apporté à l’histoire de la religion, commençons par nous demander quand et sous quelles conditions il s’est manifesté et développé.
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3L’historien des Origines du christianisme ne pouvait qu’être attentif au moment où le monde celtique allait rencontrer le christianisme. Une fois nouée la rencontre, on s’arrêtera, – et avec quelle fascination chez Renan ! – sur cette période de quelques siècles où l’Eglise celtique s’est imposée. Non sans qu’on soit obligé, du début à la fin, de poser la question : comment les choses se sont-elle passées ?
4On sent que Renan a hâte que tout s’ébranle et qu’une nouvelle ère commence enfin dans l’Occident du Nord. Tant pis pour le druidisme mais la caste sacerdotale qui en a la charge s’est repliée sur ses mystères et cela ne suffit plus. Quant au naturalisme populaire, si poétique qu’il soit, non seulement il n’est porteur d’aucun avenir mais il est « vide de sens moral »6. Pourtant ces deux phénomènes, primauté du spirituel et quête obscure d’un sens, et qu’on pourrait appeler « religion celtique », signifient combien les Celtes sont disposés à recevoir la religion nouvelle. Dès le ii e siècle, pour Renan, le christianisme avait germé en Irlande. Il est vrai que ce pays qui n’avait pas connu l’occupation romaine pouvait être touché plus directement. C’est quand il étudie l’extension du christianisme à la fin de son Marc-Aurèle que Renan justifie la date qu’il propose. Il n’en reste pas aux fables du moine Gildas sur « l’île des saints ». Il s’appuie surtout sur le particularisme calendaire de la pâque qui est à ses yeux un emprunt d’Asie mineure, des Phrygiens précisément. Il cite, en particulier, le témoignage d’Origène qui, vers 240, écrit que « la vertu du nom de Jésus-Christ a passé les mers pour aller chercher les Bretons dans un autre monde »7. L’autre premier moment, si l’on peut dire, est celui qui marque le début des grandes migrations sous la poussée des envahisseurs anglo-saxons vers le milieu du v e siècle. Le véritable essor du christianisme celtique est alors donné. Et les Souvenirs d’enfance et de jeunesse qui s’ouvrent sur le poème des origines commémorent l’arrivée de Tugdual au pays de Tréguier en même temps que celle du clan Renan, « bonnes gens venus de Cardigan sous la conduite de Fragan vers 480 »8.
5Commence alors la grande époque des chrétientés celtiques, qui va occuper tout le haut Moyen Age. Au sens restreint, leur établissement se situe du v e au ix e siècle, moment d’autres invasions, celles des Normands. Les signes éclatants de ce beau temps de civilisation sont les innombrables monastères dont Renan ne se lasse pas d’égrener les noms : Clonart avec ses 3 000 disciples, Iona, Lindisferne, Clonfert de Brandan, Bangor de Colomban et Gall, Lismore… Jamais la primauté du spirituel n’avait été si intensément cultivée. Chaque fois qu’il en parle, surtout dans l’essai de 1854, Renan n’use que de superlatifs absolus. Ce moment qui illumine la nuit du haut Moyen Age le séduit tellement qu’il voudrait le prolonger jusqu’au xii e siècle. Car, dit-il, dans les Souvenirs, « ce n’est qu’à partir du xii e siècle, et par suite de l’appui que les Normands de France donnèrent au siège de Rome que le christianisme breton fut entraîné bien nettement dans le courant de la catholicité »9. Il avait, pour sa part, l’exemple de son évêché de Tréguier qui fut, si je ne me trompe, le dernier évêché breton à capituler devant la métropole de Tours.
6On vient de voir la fin : la soumission à Rome ; on a vu le début : une Irlande attendant le Sauveur. Mais dans tout l’entre-temps à quel rythme s’est déroulée la conversion ? Il est certain que Renan, qui croit à la prédestination des mentalités et des paysages, est persuadé que les peuples celtiques étaient faits pour le christianisme. Mieux : ils s’en sont appropriés, il est devenu, écrit-il « le fruit de leurs entrailles », leur religion « nationale »10. La preuve encore, c’est qu’il n’y eut pas chez eux de martyrs. Ce qui n’empêchait pas Renan de penser non sans une certaine jubilation que si le christianisme ne pouvait que l’emporter, il n’avait pas réussi si facilement. Distinguons avec lui le peuple et les hommes de pouvoir. Comment réagissent ces derniers ? Assez mal. Dès 1846, dans ses Cahiers de jeunesse, Renan écrit ceci : « Le christianisme, en s’introduisant chez les peuples celtiques, éprouva peu de persécutions, mais il eut à lutter contre la mauvaise humeur des bardes, des guerriers, des prêtres, des hommes de l’ancien système qui réagissaient vivement contre ces chanteurs de psaumes doux et humbles »11. De la mauvaise humeur seulement ? Dans La Poésie des races celtiques Renan revient sur le sujet : « La lutte, écrit-il, se prolongea d’autant plus que le christianisme, chez les races celtiques, n’employa jamais la force pour détruire les cultes rivaux et qu’il laissa du moins aux vaincus la liberté de la mauvaise humeur »12. C’est que la mauvaise humeur n’a rien de dogmatique. Et les nouveaux venus avaient encore bien des moyens de l’amadouer : un je ne sais quel « charme », un parfum d’hommes en blanc, quelque chose de fort et de « féminin » à la fois. De quoi énerver les plus endurcis. Dom Gougaud proteste contre cette approche idyllique de Renan qui va jusqu’à parler d’une Eglise de bonne composition, voire de compromission. Est-ce à dire qu’il n’y eut aucun conflit dogmatique, même pour Renan ? Mais ce dernier notera, par exemple, les difficultés rencontrées par l’Eglise en face du dogme celtique de la résurrection des héros. En tout cas, patience et longueur de temps furent bien nécessaires. Elles le furent également devant les formes de résistance passive du peuple qui gardait ses superstitions. Celles-ci ont du moins l’avantage de ne pas engendrer de fanatisme. Et elles sont anti-dogmatiques par nature. Il y eut pourtant, remarque Renan, les prescriptions des conciles contre tous ces cultes païens, ces croyances aux « forces indépendantes »13. Même les Jésuites du xvii e siècle n’en vinrent pas à bout. Notre Bas-Breton de Tréguier pouvait, plus que tout autre, en témoigner : « J’ai vu, écrit-il, le monde primitif. L’époque de l’émigration galloise était visible dans les campagnes pour un œil exercé »14. Mais ces restes de superstitions n’avaient rien à voir avec le christianisme celtique tel que Renan le définit pour en tirer un modèle. Le christianisme celtique est d’un autre ordre, de l’ordre le plus haut.
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7Il y a toujours du visionnaire chez Renan, ce positiviste romantique. Quand il évoque ce christianisme celtique du haut Moyen Age, il le voit en même temps qu’il le revit. Dans cette vision émotionnelle je détacherai quatre points particuliers.
8 Premier point : un monachisme unique au monde et dans l’Histoire. « Une forte couleur monacale, lit-on dès l’ouverture des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, était le trait dominant de ce christianisme britannique »15. Ce mode d’existence se déploie à deux niveaux, celui de l’ermitage, celui de la cité-monastère. Quand Ernest, dans son enfance, allait à Bréhat, il entrait dans l’embouchure sacrée du Trieux. En face de la maison de tante Perrine il pouvait voir l’ermitage de Modez. Quand, ayant quitté Saint-Sulpice, il se retrouvera sous le ciel rabougri de Paris, il se plaira à imaginer un autre ermitage aussi consolant : « Ah ! si j’étais là-bas, dans une cabane bâtie au milieu de la lande, sur le bord de la mer, en pente, les rochers vis-à-vis, et des arbres au sommet morts sur le fossé, près de la Clarté ! »16. Mais lorsqu’il s’agit des cités-monastères dont nous avons déjà égrené quelques noms, on dirait que Dieu se reconstruit à chaque fois sur la terre. Dans ces asiles de l’âme, ces « pabu », où veillent les pères abbés, les papae, un peuple entier vit idéalement. L’esprit sustente le corporel. Mais prières et louanges ne suffisaient pas au moine qui avait fait de sa cellule un « scriptorium », une sorte de laboratoire. C’est dans un de ces monastères que Scot Erigène dont le jeune Renan découvrit avec ravissement les ouvrages à Avranches a élevé si haut la spéculation intellectuelle. Mais il y avait, à côté, tous ces tâcherons scientifiques ! Le second mémoire présenté à 24 ans par l’ancien séminariste à l’institut, inédit jusqu’à nos jours mais qui sera bientôt publié, porte sur la diffusion de la culture grecque dans l’Occident du Moyen Age. L’essentiel de ce travail est un hommage à l’action des hommes de l’Eglise celtique grâce auxquels la culture antique est passée à la Renaissance. Pour Renan les héros de ces temps obscurs qui ont alors sauvé la civilisation est le moine celte copiste, le moine philologue :
9« La copie des manuscrits, écrit Renan dans son mémoire, devint l’objet d’un soin spécial ; le métier de copiste fut ennobli et sanctifié et une foule de légendes font foi du prestige de sainteté dont on entoura ces pacifiques professions [..] Saint Killian voyait chaque nuit l’image qu’il reproduisait le lendemain sur son manuscrit. Aussi le livre était-il sacré. Le copiste priait pour que Dieu l’inspirât. Beaucoup de saints avaient été copistes »17.
10 Deuxième point : des saints fondateurs indépendants. Que de monastères fondés par les Celtes à travers l’Europe ! Mais le regard de Renan s’arrêtera davantage sur son propre pays quand l’Armorique est devenue la Bretagne. Parmi tous ces pères abbés migrant avec leurs clans, l’auteur a particulièrement retenu deux noms : ceux de Tugdual et de Ronan. Papa Tugdual, ou Tual, dont le peuple, sans doute entraîné phonétiquement, fit même un pape, lui aussi grand voyageur, fonda le monastère de Lantreguer dont il deviendra, dit-on, le premier évêque. Il est l’un des sept qui créèrent les évêchés bretons. Sa ville natale reste, en effet, pour Renan, le berceau de sa vision religieuse. Il est fils légitime de la chrétienté celtique. Quant à Ronan, il est bien l’ancêtre patronymique. Il faut relire dans les Souvenirs les pages qu’il a consacrées à cet Irlandais terrible : « mort, qu’il fasse encore à sa tête », s’écria l’entourage devant le grand cadavre qu’on préférera confier à la garde d’une charrette et de ses bœufs sans guide pour l’offenser…18. Tels sont les héros de ce peuple si doux à propos duquel Renan écrit qu’« aucune race n’a eu le sentiment religieux plus indépendant »19. Le réalisme de leurs statues, le pouvoir qu’ils exercent dans leurs chapelles et sur leur pré, la foi absolue qu’ils inspirent, tout prouve que ces hommes sont des maîtres de la nature, des richis comme en Inde, encore des druides tout simplement. Renan, qui adore égrener la litanie de leurs noms, des plus fameux comme Iltud ou Brandan aux plus obscurs comme Golgon ou Tenenan, reprend aussi l’antienne du saint et druide, du monastère mi-chrétien mi-druidique. La chrétienté de la Petite Bretagne est fille et sœur de la chrétienté celtique. Elle est plus singulière encore et aussi nationale, et si fortement originale. Si toutes « les fraudes pieuses » qu’elle utilisera pour prouver que saint Samson de Dol avait été « métropolitain »20 de peur de tomber sous la coupe de Tours, cette métropole étrangère, ont échoué, elle aura du moins réussi, envers et contre Rome, envers et contre le temps même, à faire de ses fondateurs des saints.
11 Troisième point : les aventuriers fabuleux. Ces « abbés gyrovagues »21 ainsi que les appelle Renan, comme il ont aimé les longs et beaux voyages ! C’est une grâce que Dieu a donnée aux Celtes que de les faire vivre au bord, au rythme de la mer. Alors, à la grâce de Dieu… Renan qui, « dans les premières lueurs de [son] être [a] senti, comme il l’écrit superbement dans les Souvenirs, les froides brumes de la mer »22, ce fils de marin et grand voyageur devant l’Eternel, rêvera toujours de ces migrants des chrétientés celtiques partant à l’aventure dans leurs bateaux de cuir. Quand il se retrouve tout seul, à la sortie du séminaire, à 22 ans, il se console ainsi dans ses Cahiers de jeunesse. « Ces moines blancs, cette terre de promission, ce voyage après l’autre monde, ah ! mon Dieu, comme cela me transporte ! »23. Nous avons noté la formule : « ce voyage après l’autre monde ». Nous voici en plein vocabulaire celtique, à la fois terrestre et transcendant. A la fin de sa vie, alors qu’il travaille, en luttant contre le temps, à l'Histoire du peuple d'Israël, il se surprend à oublier ces Hébreux qui ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme pour retrouver les Celtes, c’est-à-dire lui-même : « Nous sommes, écrit-il, les adeptes d’une folle chevalerie, poursuivant des rêves et, au fond, reposant sur la croyance en l’immortalité »24. La Poésie des races celtiques consacre tout un chapitre à ces deux ouvrages triomphaux du Moyen Age le Voyage de Brandan et le Purgatoire de saint Patrice, lesquels sont la mise en forme littéraire tardive d’aventures fabuleuses liées à deux des plus grands saints d’Irlande. Finalement le royaume de Dieu ne serait-il pas plutôt de ce monde et le purgatoire ne serait-il pas que l’objet d’une quête chevaleresque ? C’est que les chrétientés celtiques portaient en elles tout un univers qui en se laïcisant allait donner au monde un nouveau territoire, celui de l’imaginaire. Par elles le rêve descendait sur terre, le cauchemar se dissolvait, l’infini livrait ses secrets, toute une poétique du « merveilleux » se dessinait que Renan définissait comme « le grand mystère de la fatalité se dévoilant par la conspiration secrète de tous les êtres »25.
12Elles n’inspiraient pas que des poètes. Elles inspiraient aussi la philosophie même. En intitulant mon quatrième point « les hardis philosophes », je ne fais que reprendre l’expression de La Poésie des races celtiques où elle est somptueusement mariée aux « philologues studieux ». Nous avons déjà, dans la légion des copistes, distingué Scot Erigène. Le moment est venu de retrouver son maître Pélage. La foi jugée excessive de ce dernier dans la liberté de l’homme devait fatalement l’opposer à son contemporain saint Augustin. Son nom reste lié à celui de la grande hérésie celtique, et lui-même est appelé l’hérésiarque. Il ne fallut pas moins de deux campagnes du grand Germain l’Auxerrois pour enrayer l’épidémie. « Qu’est-ce que M. Renan fait du péché ? — Mon Dieu, je crois que je le supprime ». L’anecdote se situe dans le discours du retour à Tréguier le 2 août 1884. Elle accompagne cette déclaration sur lui-même et les Bretons : « Nous sommes tous les vrais fils de Pélage qui niait le péché originel. » Et notre nouveau Pélage, pour sa part, se légitimait par cet aveu : « Je ne comprends rien à ces dogmes tristes. »26 Ainsi d’une hérésie exceptionnelle et limitée dans le temps, elle-même résultat d’une pensée schématisée, Renan tirait une généralisation d’évidence. On ne pouvait traiter de chrétienté celtique sans rencontrer cette hérésie, ou plutôt, du point de vue de Renan, ce miracle prophétique.
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13Nous avons surtout vu ce qui, dans le christianisme celtique, cette belle aventure, a intéressé Renan. Il faut maintenant se demander avec lui ce qu’un tel mouvement a pu apporter à l’histoire des religions, au christianisme lui-même. Il se sont rencontrés pour s’enrichir mutuellement l’un de l’autre. Mieux encore : le christianisme ne sera devenu ce qu’il est que par l’apport des Celtes d’Occident.
14J’ai commencé cet exposé en disant, avec Renan, que l’Irlande, puis les peuples celtiques, étaient prédestinés à la révélation chrétienne. On a vu les obstacles venus de leur propre culture. Et s’il y en avait aussi qui viendraient de la religion nouvelle ? C’est que derrière les moines blancs qui enseignaient la doctrine de Jésus il y avait tout un monde lointain, si étranger, le monde des Sémites d’Orient. C’est dans la leçon inaugurale du Collège de France qui traite « de la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation » que Renan a les mots les plus nets pour caractériser l’élément sémitique : « dur, étroit, égoïste ». Dans le même texte, et ailleurs, il reviendra sur un autre trait, qui est la « sécheresse »27. Il donnera, aux funérailles d’Ernest Havet, le 24 décembre 1889, des exemples précis de cet état d’esprit : « l’égoïste David, l’exterminateur Jéhu, le fanatique Esdras, le strict observateur Néhémie »28. Le génie de Jésus a été justement de se libérer des « entraves étroites de l’esprit sémitique »29. Il n’en est pas moins vrai que l’esprit sémitique subsiste. Il n’en est pas moins vrai également que sans lui il n’y aurait eu ni la Bible ni le christianisme, éléments si essentiels aux « assises de notre culture intellectuelle et morale »30. Ainsi nous voyons l’apport incommensurable de ce christianisme d’Orient. Mais pour le faire fructifier au mieux il fallait d’autres forces qui ne pouvaient venir que de l’Occident.
15Il est remarquable, en effet, qu’à chaque fois Renan oppose aux nécessaires insuffisances sémitiques les richesses de l’âme et de la nature celtiques. Reprenons les termes de l’éloge, toujours dans le discours aux funérailles d’Ernest Havet : « une rare profondeur de sentiment, un délirant amour de la nature, une imagination débordante »31. Telle apparaît, du reste, la trinité de la mentalité celtique. La rudesse de la Bible et même de l’Evangile, toute cette part sémitique, s’amollit ici en douceur liquide. Quant à l’amour de la nature, elle éclate d’un bout à l’autre de La Poésie des races celtiques. L’eau et les poissons, les arbres et les oiseaux recomposent le poème divin. Tout l’espace de là-haut favorise l’imagination et l’esprit de liberté. De là, par exemple, les audaces d’un Brandan ou d’un Pélage. Derrière tout cela se joue, en réalité, la grande opposition, la nécessaire complémentarité du désert et de la mer. Ainsi le christianisme celtique et son naturalisme congénital ont vivifié le christianisme même. Ce qui permet à Renan d’affirmer en 1889 : « Le christianisme, c’est nous-mêmes, et ce que nous aimons le plus en lui, c’est nous. Nos vertes et froides fontaines, nos forêts de chênes y ont collaboré »32.
16On constatera le prodigieux transfert. Non seulement le christianisme avait besoin du celtisme, mais c’est le celtisme qui le fait à son tour se dépasser pour s’universaliser encore plus, si l’on peut parler ainsi, en occidentalisant l’Orient. Mais non content de lui redonner ce qu’il avait en surabondance, il le réapproprie, selon une tendance que nous n’avons cessé de vérifier, comme œuvre d’Occident. Renan va jusqu’à récupérer saint Bernard, Jeanne d’Arc, et surtout saint François d’Assise, le double de Jésus. Pensait-il au fond de lui-même au double trégorrois de François d’Assise, son compatriote Yves Hélouri de Kermartin, et qui se serait, dit-on, agrégé à l’ordre des franciscains ? Cette poétique d’un « christianisme celte et vert » débouchait, en réalité, sur une nouvelle façon de lire l’histoire du christianisme puisqu’alors, comme le dit si justement Mme Laudyce Rétat, « Renan découvre ou veut découvrir ailleurs qu’en Israël la source de “notre” christianisme, entendu comme un fait de culture »33. Ce qui va plus loin qu’un prodigieux transfert. J’ajouterai que la sensibilité celtique telle que le traduit Renan n’a pas peu contribué à humaniser, à renaturaliser Jésus encore plus.
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17Je me contenterai, pour résumer ce court voyage à travers les chrétientés celtiques, guidé par un pilote magicien, de lui rendre la parole en faisant entendre l’invocation qui clôt la « Préface » des Essais de morale et de critique de 1859 :
18« O pères de la tribu obscure au foyer de laquelle je puisai la foi à l’invisible, humble clan de laboureurs et de marins, à qui je dois d’avoir conservé la vigueur de mon âme en un pays éteint, en un siècle sans espérance, vous errâtes sans doute sur ces mers enchantées où notre père Brandan chercha la terre de promission ; vous contemplâtes les vertes îles dont les herbes se baignaient dans les flots ; vous parcourûtes avec saint Patrice les cercles de ce monde que nos yeux ne savent plus voir. Quelquefois je regrette que votre barque, en quittant l’Irlande ou la Cambrie, n’ait point obéi à d’autres vents. Je les vois dans mes rêves, ces cités pacifiques de Clonfert et de Lismore, où j’aurais dû vivre, pauvre Irlande, nourri au son de tes cloches, au récit de tes mystérieuses odyssées. Inutiles tous deux en ce monde qui ne comprend que ce qui le dompte ou le sert, fuyons ensemble vers l’Eden splendide des joies de l’âme, celui-là même que nos saints virent dans leurs songes. Consolons-nous par nos chimères, par notre noblesse, par notre dédain. Qui sait si nos rêves, à nous, ne sont pas plus vrais que la réalité ? Dieu m’est témoin, vieux pères, que ma seule joie, c’est que parfois je songe que je suis votre conscience, et que par moi vous arrivez à la vie et à la voix »34.
19Si Renan est si heureux et si fier de pouvoir rendre ainsi, par la grâce celtique, « vie » et « voix » à ses vieux « pères », c’est pour que nous comprenions sur quoi il construit sa propre vie. Les regrets qu’il exprime ici sont autant de ressources. Il n’a pas accumulé en vain toute cette masse poétique. Au temps de l’« invocation » succédera le temps de l’insurrection. Mais il ne faudra jamais oublier dans le grand combat déjà engagé de la science et du rationalisme la part permanente du passé. Faite de celtisme et de christianisme, et, comme j’ai essayé de le montrer, plus précisément de christianisme celtique, elle se sublime dans l’ensemble sous le nom d’idéalisme.
20 Mémorial Renan, Paris, Champion, 1993
Notes de bas de page
1 Dom Louis Gougaud, Librairie V. Lecoffre, Bibliothèque de l’enseignement de l'histoire ecclésiastique. Olivier Loyer, PUF, Mythes et religions.
2 Dom L. Gougaud, Avant-Propos, II. La citation de Renan est dans O.C., II, 292 : toutes nos citations renvoient aux O.C. éditées en 10 volumes par Henriette Psichari, de 1947 à 1961, chez Calmann-Lévy.
3 Loyer, op. cit., 311.
4 René M. Galand, Yale University Press New Haven, PUF.
5 O.C., X. 13.
6 Nouvelles études d’histoire religieuse, in O. C., VIII, 725.
7 O.C., V, 1029.
8 O.C., II, 767.
9 O.C., II, 762.
10 O.C., VII, 725. Le manuscrit de La Poésie des races celtiques (B.N., n. acq. fr. 11462) développait, beaucoup plus nettement, le thème : « Le vieux culte lui-même, écrivait Renan, semble par d’insensibles nuances s’incliner vers le nouveau et s’identifier avec lui. La messe se célébrait d’abord dans les cercles druidiques, sur un autel de pierre, en plein air. Le Lan, l’église celtique primitive, constitué essentiellement par un espace réservé et jouissant du droit d’asile, succédait au cromlec’h ; presque tous les termes de l’ancienne religion s’adaptèrent d’eux-mêmes à celle qui la remplaçait. Une foule de bardes furent admis d’emblée à la prêtrise et leur costume devint celui des clercs » (f° 483).
11 O.C., IX, 93-94. Renan insiste particulièrement sur le thème de l’humble, du petit, de l’innocent et qui prédisposait le doux peuple celtique au christianisme, religion des pauvres (O.C., II, 229).
12 O.C., II, 286. Voir encore : « Grâce à cette tolérance, le bardisme se continua avec un langage convenu et des symboles empruntés presque tous à la divinité solaire d’Arthur » (ibid., 287).
13 O.C., II, 277. A preuve L’antipathie des nains et des korrigans contre le christianisme, en particulier contre la Vierge (O.C., II, 287). Le ms ajoutait que les nains (d’anciennes princesses hostiles à la religion nouvelle) se livraient à des actes obscènes au pied de la croix et à des « danses dans les carrefours » (f. 624).
14 O.C., II, 766. Ainsi dans le ms f°492 : « La coutume des offrandes aux fontaines s’est perpétuée jusqu’à nos jours ».
15 O.C., II, 725.
16 O.C., IX, 123. La Clarté est située près de Perros-Guirec.
17 Biblothèque de l’institut. 2e partie, fol. 107.
18 Pour l’histoire de saint Rouan, voir O.C., II, 764-766.
19 O.C., II, 762.
20 O.C., II, 726.
21 Voyages. Italie (1849), Norvège (1870), 123. Non imprimé dans O.C.
22 O.C., II, 772.
23 O.C., IX, 107.
24 O.C., VI, 977.
25 O.C., II, 277.
26 O.C, I, 851. Voir ce que disait déjà Renan à propos du Voyage de Brandan (O.C., II, 295) : « C’est le monde vu à travers le cristal d’une conscience sans tache : on dirait une autre nature humaine comme le voulait Pélage, qui n’aurait point péché. »
27 O.C., II, 327, 332. Voir encore O.C., VII, 726.
28 O.C., II, 1129.
29 O.C., II, 332.
30 O.C., II, 727.
31 O.C, VII, 726.
32 O.C., II, 1129. Dans une note barrée du ms f° 526 Renan proclamait : « la croix même est celtique ». Ajoutons qu’à la fin Renan ajoutera les influences germaniques alors qu’il opposait alors les Germains et les Celtes.
33 Laudyce Rétat, Ernest Renan, Légendes patriarcales des Juifs et des Arabes, Cours au Collège de France, Hermann, 1989, XIII.
34 O.C., II, 22-23.
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