L’oreille musicienne de Loti
p. 243-249
Texte intégral
1Lisons ce paragraphe, écoutons cette phrase ! Dans Pêcheur d’Islande : « Sa voix grave... devenait... de plus en plus fraîche et caressante... il savait la faire vibrer avec une extrême douceur, comme une musique voilée d’instruments à cordes. » Et, dans Ramuntcho : « Oh ! le vieux banc de pierre sous des branches... Le leur était une vraie cachette d’amour, et même il se faisait là chaque soir une musique pour eux, car, dans toutes les pierres du mur voisin, habitaient de ces rainettes chanteuses, bestioles du Midi, qui, dès la nuit tombée, donnent de minute en minute une petite note brève, discrète, drôle, participant de la cloche de cristal et du gosier d’enfant. On produirait quelque chose de semblable en touchant çà et là, sans jamais appuyer ni tenir, le clavier d’un orgue à voix céleste... »
2Loti avait l’ouïe très fine, et il avait une oreille exercée. Comprenons ici l’ouïe comme la faculté innée de recevoir des vibrations sonores, c’est-à-dire la simple perception auditive, plus ou moins aiguisée, et comprenons l’oreille comme une aptitude, acquise et améliorée par l’étude, à reconnaître les sons et leurs caractères variables – intensité, hauteur, timbre.
3Quand, dans sa chambre de la caserne Saint-Maurice à Rochefort, Loti recense les bruits mêlés qui s’éteignent progressivement dans la nuit d’octobre « chants lointains des matelots ; concerts monotones des grenouilles dans les prés tout proches ; notes tristes et intermittentes des chouettes ; cris plaintifs des oiseaux de marais », il me semble le voir accoudé à son pupitre, chef d’orchestre attentif aux différents instruments d’un ensemble polyphonique entendus tout à la fois individuellement et collectivement.
4Dès son tout jeune âge, la chanson de la marchande ambulante – « Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds » – ouvre au petit Julien Viaud les perspectives d’un vaste monde à découvrir. Plus encore il éprouve la puissance incantatoire de ces chants de matelots, dans le lointain, qui, étrangement, suscitent en lui des phantasmes de colonies, de navires, d’aventure. Mais sa première forte impression musicale lui vint d’un adagio joué par un violoniste, impression triste liée au chagrin d’un chien perdu, car, dit Loti, les petits morceaux de piano qu’il jouait alors n’étaient que bruits doux et rythmés à l’oreille. Puis sa grande amie de la Limoise, Lucette Duplais, lui enseigne en cachette les rudiments du piano. Un soir, à l’occasion d’une fête de famille, il exécute les airs du Petit Suisse et du Rocher de Saint-Malo. Et Lucette demeure son professeur jusqu’à l’époque, raconte Loti, de Chopin et de Liszt.
5Les membres de la famille Viaud sont tous très doués, peinture et musique font partie des activités de chacun. Marie, la sœur aînée de Julien, agrémente les concerts dominicaux de sa voix très pure. Gustave, le chirurgien de marine, ne se sépare pas de son violon, et Julien s’inquiète de la façon dont son grand frère, de retour au logis après une longue absence, jugera ses progrès au clavier.
6La musique transporte vers des ailleurs à peine chimériques ce petit garçon délicat, imaginatif, exagérément impressionnable. Vers sa douzième année, il est ensorcelé par Sémiramis ; les harmonies rossiniennes lui suggèrent « les lourdes magnificences de Ninive ou de Babylone » qu’il découvrira sans réelle surprise quelque trente ans plus tard. Ceci n’est qu’un exemple troublant parmi d’autres.
7Lucien a treize ans quand ses parents lui offrent un piano neuf, « la plus délicieuse des surprises ». Jusqu’aux pénibles revers de fortune qui contraignirent à les supprimer, Julien reçoit alors les leçons d’un professeur de piano et d’un professeur de violoncelle. C’est d’eux, sans doute, qu’il a appris assez de solfège pour pouvoir noter sommairement, par la suite, des airs curieux ou pittoresques. A la fin de sa vie rédigeant Prime jeunesse, Loti se souviendra encore qu’il était en train d’étudier l’Orage de Steibelt, « où la foudre gronde dans les notes basses », lorsque Marie lui apprend qu’il est autorisé, selon son plus cher désir, à préparer l’École navale.
8A Paris où, malheureux et solitaire, il suit les cours du lycée Napoléon, « mon piano, écrira-t-il, m’était une diversion précieuse. On m’avait confié à un excellent professeur qui, s’intéressant à ce qu’il appelait ma « qualité de son », m’apprenait surtout à faire chanter mes doigts. » Son répertoire s’élargit, son talent s’affirme. Quand on le prie de jouer devant le cénacle de l’Union des Poètes, chez sa tante Nelly Lieutier, les applaudissements ne le laissent pas indifférent, mais de retour à Rochefort, après son succès au concours pour l’École navale, c’est de sa mère surtout qu’il attend la récompense de ses efforts. Pour commencer, il lui joue les variations de Mozart sur l’air Lison dormait - Mozart qui a toujours le don d’attirer près du piano le chat préféré de Julien -, il attaque ensuite l’Appassionata de Beethoven. « Je savais bien que tu aurais du talent, mon chéri », lui dit-elle, émue et ravie, en l’embrassant. « Vraiment, conclut Loti, cette journée de retour était tout à fait bonne. »
9A Rochefort, janvier 1876 : en proie à une profonde détresse, Loti se livre avec de hardis compagnons à « du tapage nocturne », il court les bouges pour s’étourdir et note tristement dans son journal : « Je ne fais plus de peinture ni de musique ; si, à une certaine époque de ma vie, je me suis cru artiste, si j’ai eu autrefois quelques éclairs, tout cela s’est fort obscurci et je sens plus que jamais mon impuissance saisir cet idéal que parfois j’entrevois encore... ». Par bonheur, ce n’est là qu’un épisode dépressif passager, car la musique, sur les bases solides acquises dans sa jeunesse, n’a cessé et ne cessera de lui apporter réconfort et consolation, alors que sa véritable vocation, tout au moins celle qui lui vaudra la gloire, s’affirme être littéraire.
10A Dakar, en 1874, enchanté de la sonorité merveilleuse d’un piano provenant du yacht de Napoléon III, il ne peut s’empêcher de l’acheter, malgré la maigreur de sa bourse d’enseigne. A bord du Friedland, il s’amuse des résonances étranges de son piano dans sa petite chambre aux murailles de fer ; le Désert de Félicien David l’enthousiasme alors, qui évoque pour lui la tristesse arabe et la poésie de l’Islam. A Tahiti, il accompagne un de ses camarades qui chante l’Algérienne de Meyerbeer – « Pays merveilleux... jardins parfumés... » – devant la vieille reine Pomaré IV et ses suivantes. Un autre soir, dans l’île délicieuse, pour ranimer un bal sans gaîté, il joue avec fièvre tout ce qu’il trouve de partitions sur le piano et nous apprenons ainsi que Loti déchiffrait avec facilité, ce qui n’est pas donné à tous les instrumentistes. Sur le Vautour, dans les eaux de Constantinople, un imposant piano à queue occupe le salon du commandant ; celui-ci joue du Chopin et du Franck. Plus tard, Loti dira qu’il n’aime plus beaucoup Chopin, « rengaine », qu’il lui préfère Bach, Brahms, Franck, Wagner. Il interprète, dans la grande salle de sa maison de Rochefort, le largo de Haendel. La musique, confiera-t-il au soir de sa vie à une oreille amie, a le pouvoir de calmer ses angoisses.
11On sait qu’il lui plaît, à l’occasion, de jouer de l’harmonium ou de l’orgue dans de jolies églises romanes, ou comme il le fit à Stamboul le 24 décembre 1876, pendant la messe de Minuit, chez les Sœurs de Péra. En janvier 1893, autre occasion : Loti tient le pupitre de l’orgue, à Saint-Jean-de-Luz, pour accompagner Bogidar Karageorgevitch qui chante en solo au mariage d’un ami. Ce jeune prince serbe, très versé dans tous les arts d’agrément, partage avec Loti l’amour de la musique. Ils vont ensemble à l’Opéra, au concert... et au cabaret du Chat Noir pour y applaudir les chansonniers.
12Certes, Loti ne posait pas au virtuose, mais, si l’une des Désenchantées note non sans dédain qu’il avait « peu d’exécution », nous croirons plus volontiers Gabriel Pierné : « J’eus le très vif plaisir de jouer à quatre mains avec Loti, excellent pianiste, des zortzicos, des airs basques très caractéristiques et même quelques fragments d’une symphonie classique. »
13Excellent pianiste d’après un juge digne de foi. Loti était aussi un chanteur estimable. Nous savons exactement quelle était sa tessiture, puisqu’il écrivait drôlement en avril 1892 à Juliette Adam : « A l’Opéra, il y a un baryton pour lequel j’ai une admiration grande, Renaud, surtout parce qu’il chante ce que je chante. Je me mets sérieusement au chant, et je compte lui demander des leçons. » Intention qui ne fut pas suivie d’effet, mais la voix de Loti était suffisamment travaillée pour qu’il ait interprété avec succès le rôle de Raoul de Nangis dans une représentation partielle des Huguenots, cette œuvre de Meyerbeer qu’il affectionnait particulièrement. Le spectacle fut donné à Rochefort, le 30 juillet 1912, en l’honneur de la princesse de Monaco, devant une centaine d’invités, dans la salle gothique de la maison de Loti où une petite scène avait été aménagée pour la circonstance. Rendant compte de l’événement, l’Illustration loue « la voix souple et habilement conduite » de Pierre Loti, « son jeu scénique plein d’aisance et d’exactitude ». De cet interprète sexagénaire, le critique de l’Illustration note la jeunesse d’allure : « Alerte, preste, fringant, séduisant, il paraissait vingt ans à peine. » Un peu exagéré, peut-être ?
14On se rappellera, à propos de musique vocale, que des refrains, des couplets, des airs populaires ont ponctué depuis sa tendre enfance certaines impressions certains épisodes marquants de la vie de Julien Viaud. Les chansons, par exemple, tenaient une place importante chez « l’Oncle du Midi », dans le Lot, où la troupe des petits camarades de Julien tournait en rond comme des derviches sur l’air, chanté à quatre voix, « l’astre des nuits dans son paisible éclat... » A Toulon en 1876, Julien se laisse enrôler dans la « bande lyrique » qui donne des concerts de charité dans les localités avoisinantes. Chez Alphonse Daudet, il chante des mélodies de Schubert, de Grieg, à moins que des invités ne reprennent en chœur l’himéné tahitien ou le gwerziou breton dont il les régale. Goncourt commente une de ces soirées : « Loti... chante jusqu’à minuit, accompagné sur le piano par Mme Daudet, chante, en faisant des effets de cuisse rocaille, des chansons bretonnes qui ont l’air du Dies irœ sur le biniou. »
15A Pékin, à la tribune de l’église semi-gothique désaffectée, construite jadis par les Jésuites au cœur de la Cité Interdite, Loti interprète du Bach et du Haendel extravagante péripétie d’une vie pourtant riche en curiosités exotiques.
16Mélomane toujours vigilant. Loti cite, parmi les compositeurs chantés dans les harems au début de notre siècle, Wagner, Saint-Saëns, Chaminade, Augusta Holmès. Il connaissait bien cette dernière, compositeur fêté en son temps, bien oublié de nos jours sauf pour son fameux Noël ; il avait déchiffré ses mélodies. En juillet 1899, il la remercie : « J’ai chanté les exquises choses que vous m’avez envoyées, et je les aime tellement qu’il me semble, quand je les chante, que ma voix devienne beaucoup plus vibrante et plus douce... » A propos de la musique de scène du drame Pêcheur d’Islande, il écrit à Porel, alors directeur de l’Éden Théâtre : « Je viens d’entendre la musique de Ropartz. C’est une merveille... Il a écrit une partition superbe. » Regrettant que Rarahu ne soit pas libre, il assure Henri-René Lenormand qu’il aurait été heureux de lui « fournir de la musique étrange de là-bas... J’aimais votre musique, je l’admirais bien et je vous aurais confié l’œuvre avec joie. » On sait de quelle nostalgie proche des larmes il fut étreint à l’audition de l’Ile du rêve, du jeune Reynaldo Hahn. « Loti, dit justement Léon Daudet, est musicien et capable de restituer un paysage avec un air, comme il le fait avec une odeur. » Loti ne cesse, tout au long de ses livres, de le dire et de le redire : « Il n’est pas un air qui n’éveille en nous des milliers de souvenirs. » Et encore : « Des lambeaux de mélodies ont le don de me rappeler, mieux que des images, certains lieux de la terre, certaines figures qui ont traversé mon existence... »
17Pour clore ce chapitre – non épuisé, tant s’en faut – de la mémoire musicale de Loti, permettez-moi de citer ces quelques lignes de Farrère. Je ne sais trop pourquoi elles m’ont attendrie. « 6 janvier 1904. A la mer, par mauvais temps. Quatre heures durant, Loti, qui est toujours plus nerveux qu’il ne conviendrait les jours de forte brise, siffle obstinément un motif du Roy d’Ys. Je lui demande tout à coup s’il aime Lalo. Il me regarde avec stupeur. Il est clair qu’il sifflait tout à fait machinalement et ne songeait qu’au vent et à la houle. »
18De musique, tout l’œuvre de Loti est imprégné. Dans Reflets sur la sombre route, « Impressions de théâtre » – treize pages consacrées à la première représentations de L’Ile du rêve à l’Opéra-Comique – comment Loti entend-il, comment qualifie-t-il la musique de Reynaldo Hahn ? Au fil du texte, relevons ces expressions : l’incantation lointaine de l’orchestre : au prélude, quelque chose de doux et d’étrange s’envolant des archets ; le bercement exquis de la musique, sa magie, son charme, sa puissance enchantée, sa puissance inexpliquée ; des harmonies délicieuses, évocatrices ; une phrase chantée « très mystérieusement agrandie par la musique »...
19Ces termes dont Loti s’est servi pour tenter d’analyser la musique de scène de L’Ile du rêve, ce sont ceux-là mêmes que la plupart des critiques et commentateurs emploient pour définir le style du romancier, sa « grâce fluide », sa « douceur profonde », cette « prose musicale » à laquelle personne ne peut refuser un singulier pouvoir, quasi hypnotique. Robert Kemp écrit : le style de Loti « comporte un mystère dans la façon dont il relie les mots courants en une musique inexplicable qui échappe à l’analyse. » Jorgensen décrit l’impression laissée par la lecture d’une page du Roman d’un enfant : « C’était comme l’un de ces coups d’archet sous lesquels le violon rend presque un son de violoncelle, et qui vous déchirent tout le cœur jusqu’en ses fibres les plus profondes, si douloureusement qu’on redoute le coup d’archet suivant. » Le problème ne s’en trouve pas résolu pour autant. Reconnaissons avec humilité que nous sommes incapables d’expliquer, à la façon dont on résoudrait une équation algébrique, ni ce par quoi telle musique nous arrache à l’heure présente, ni ce par quoi, plus qu’un autre, Loti a le pouvoir de nous toucher, de nous troubler, de nous séduire. Après s’être essayé à une exégèse de ce style incomparable, Robert de Traz donne sa langue au chat, si vous me permettez l’expression : « Toute poésie est miraculeuse. »
20Dans le 66e numéro des Cahiers Pierre Loti, M. Jacques Legrand, après avoir dûment rappelé que le secret d’un art échappe aux plus minutieuses analyses, tente néanmoins de démonter le mécanisme du style lotien, pour « mettre en évidence certaine parenté entre l’art de Loti et celui des variations musicales ». Étudiant Un vieux collier, il dégage de cette nouvelle, parue dans le Château de la Belle au bois dormant, un certain nombre de thèmes qui donnent naissance à des motifs groupés en reprises et enchaînements variés. Il souligne les changements de tempo dans la phrase, les effets de nuances et de caractère, sans parler de l’emploi judicieux de la coda, qui produisent sa ductibilité, sa plasticité mélodique. Oui, décidément, « Loti était un musicien qui écrivait en prose. » Conclusion à laquelle souscrit Edmond Jaloux : « C’est avec des procédés semblables à ceux d’un grand compositeur qu’il remue en nous ce que nous avons de plus pur, de plus sensible, de plus tendre. »
21Il serait naïf de supposer que Loti eût conquis par hasard ses galons d’écrivain hors de pair, candide de croire qu’il n’écrivit que mû par une sorte d’instinct irrésistible. Élevé dans un milieu artiste et lettré, soumis par ses proches à une véritable surchauffe sentimentale et intellectuelle, depuis l’enfance on l’incitait à analyser ses impressions et à les rédiger ; depuis l’adolescence il tenait un journal. Quand il écrivit le Mariage de Loti, il serait faux de prétendre que sa plume était tout à fait novice. Plus tard, avec l’expérience acquise, il savait fort bien quels procédés employer pour obtenir les effets voulus ; il avait pleine conscience des moyens de son art. A l’Académie française, faisant l’éloge – un éloge retenu – de son prédécesseur, Octave Feuillet, il lance cette pique : « Jamais il ne s’attarde à se bercer avec la musique des mots. » A propos de la traduction du Roi Lear, par Emile Vedel, Loti propose à Jules Claretie de revoir au besoin le texte, « pour y ajouter, si je puis, un peu de musique sauvage dans les mots ». Dans Mes souvenirs sur Pierre Loti et Francis Jammes, Frédéric Chassériau nous apprend que Loti écrivait vite de premier jet, mais dès qu’il se relisait, la mise au point était fort lente ; pour son travail, ajoute Chassériau, il s’imposait une discipline sévère. Rien de tout ceci ne suggère l’improvisation. Odette Valence écrit que les mots, pris individuellement, inspiraient à Loti de la sympathie ou de la haine... Harmonies ou discordances sensibles, en bien ou en mal, en plaisir ou en souffrance, à cette organisation délicate !
22Une étude systématique des moyens métriques et prosodiques mis en œuvre – consciemment ou intuitivement – par Loti pour obtenir cette musicalité berceuse qui lui est propre nous entraînerait fort loin et déborderait à l’évidence le cadre de cette causerie. Cependant, pour un aperçu sommaire de ces moyens techniques, je vous proposerais de feuilleter l’une de ses relations de voyage, par exemple Jérusalem, et d’y faire l’évaluation quantitative des mots ou des phrases qui traduisent une impression auditive : bruits, échos sonores, musiques et, non moins significatifs de ce point de vue, silences. Mon édition Nelson compte 267 pages de texte. Sur ce total, 94 pages font référence à l’une ou l’autre de ces impressions auditives, parfois à plusieurs reprises dans une même page. A quelques feuillets de distance, le rapprochement de ces deux passages m’a paru amusant : «... voici que, de l’un des grands tombeaux, s’échappe aussi tout à coup le bruit d’une toux humaine, qui semble partie de très loin et de très bas, grossie et répercutée dans des sonorités de dessous terre... » (p. 244) et : « La clameur des chiens de Jérusalem... ici m’arrive lointaine, sonore et légère ; des échos sans doute la déplacent, car elle semble partir d’en haut, tomber du ciel » (p. 249). Cet effet de contraste plaît à Loti ; témoin, à titre de comparaison, cette citation tirée de Vers Ispahan : « Après le grand porche d’émail, voici la nuit verte du jardin, et la discrète symphonie habituelle à ce lieu : tout en haut vers le ciel et la lumière, chants d’hirondelles ou de mésanges ; en bas, gargouillis léger des fumeurs couchés et bruissement du jet d’eau dans le bassin. » La réduction pour le piano semble s’imposer d’elle-même ! Revenons à Jérusalem. Les mots « silence » et « silencieux » y sont employés 28 fois, fréquence remarquable. Quelques exemples ? « Tout se tait, la voix, les cloches et les sonnailles des troupeaux, dans un recueillement infini, et un hymne de silence monte de la campagne antique, du fond des vallées pierreuses, vers les étoiles du ciel... », « Le même silence plane sur les mêmes apparences de mort. », « Vallée de la mort, sol rempli d’os et de poussière d’hommes, temple silencieux du néant... », « Un silencieux crépuscule d’or... ». Ceci encore, sur une note ailée : « Passé minuit, quand tout enfin se tait, le silence appartient aux rossignols qui emplissent l’oasis d’une exquise et grêle musique de cristal. » Sans doute Loti aurait-il volontiers souscrit à cette jolie réflexion d’Alain : « La musique et le silence sont ensemble dans une solitude peuplée. »
23Son métier de marin, sa passion des voyages ont permis à Loti de satisfaire tout autour du monde sa curiosité passionnée de musique exotique. De Tahiti au pays Basque, des Indes en Turquie, d’Extrême-Orient en Afrique, il écoute d’une oreille avertie les voix humaines et les instruments bizarres, des plus primitifs comme le gong et le tam-tam, ou plus élaborés comme le chamécen, la guitare au long manche de madame Chrysanthème. Inlassablement il note les timbres et les rythmes. Il met en lumière l’accord intime d’un peuple avec sa musique. « La musique des peuples, lisons-nous dans L’Exilée, est faite pour être entendue dans son lieu d’éclosion, dans son cadre naturel de sonorités, de senteurs et de ciels. »
24Loti était tout bruissant de musique, à preuve sa Nuit de fièvre. Sous l’empire d’un accès de paludisme, dans sa maison d’Hendaye, un soir de Noël, Loti rêve de déserts excédés de soleils, de rizières excédées de pluie, « marais sans fin où sommeillent les caïmans gris... Et, maintenant, je compose un oratorio merveilleux, sur l’Apocalypse. Pour la sonnerie de la dernière trompette, il me vient, d’inspiration subite, une phrase qui me donne à moi-même le frisson de la grande épouvante, le vertige des fins du monde. Je m’admire d’être un musicien si intuitif, et je me promets de cultiver ça... »
25Pour finir par un sourire, laissons la parole à Théodore Viaud. Écrivant à sa fille Marie, le père du petit Julien, alors âgé de dix-sept mois, s’émerveille : « Ce que je ne puis rendre, c’est l’air qu’il a quand il parle, c’est l’accent musical... »
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