Le retour du narratif : le choix de l’esthétisme ludique dans les dernières années du xxe siècle
p. 295-304
Texte intégral
1Je me propose d’évaluer un petit canton littéraire, celui des éditions de Minuit dans l’ultime décennie du xxe siècle. Différents de la cohorte phare des années soixante-quatre-vingt, leurs auteurs actuels présentent des convergences créatives remarquables, intégrant, avec conscience et science, un patrimoine proche ou très lointain, jouant avec les codes et nommant transversalement les modèles. Ironie, érudition, narration éclatée, jeux rhétoriques, travail musical, forte présence énonciative, non dépourvue d’émotion, sont quelques-uns des points de cette littérature que j’envisage dans un parcours restreint puisqu’il ne s’agira que de romans.
2On peut cadrer une période littéraire française « fin de siècle » – que j’essaierai de nommer en fin de parcours – dont feraient partie, entre autres, Christian Gailly, Éric Laurrent, Christian Oster, Jean-Philippe Toussaint, Yves Ravey, Laurent Mauvignier, Jean Pierre Chanod, Eugène Savitzkaya, et bien sûr Jean Echenoz, tous lecteurs des « ancêtres » : Romanesques d’Alain Robbe-Grillet, Mahu ou le matériau de Robert Pinget, et chez qui l’écriture de Nathalie Sarraute, les expériences de l’Oulipo, voire le théorique Ricardou, travaillent en sous-main.
3Trois directions constituent une synergie dominante, justifiant l’identité, sinon d’un groupe, du moins d’un courant : la reconquête de la diégèse, l’esthétisme ludique, et la présence auctoriale.
Reconquête de la diégèse
4Personnage et stabilité chrono-spatiale ont été mis à mal par les recherches romanesques du Nouveau Roman et son héritage est perceptible dans un travail émancipé. Une réflexion de Claude Simon résume assez bien l’état des lieux :
[...] A partir du moment où l’on n’écrit plus une histoire à prétentions exemplaires comme dans le roman conventionnel où l’intrigue est toujours plus ou moins au service d’une démonstration quelconque (le fameux « tableau de mœurs » ou la non moins fameuse « analyse psychologique »), l’écriture, alors, et ses nécessités propres prennent de plus en plus d’importance, et [...] si un ou plusieurs des éléments ou des événements thématiques peuvent en effet se trouver fragmentés, « oubliés » même par moments (en fait ils ne le sont jamais, existant toujours en filigrane), puis repris, puis oubliés de nouveau, par contre, le texte, lui, va présenter une bien plus grande continuité puisque ses articulations, ses charnières, sa progression, ne dépendront plus que des relations qualitatives entre les éléments qui le constituent. Et je dirais que ce que le texte narre alors sans plus de faux-semblants, c’est cette continuité même, la façon dont il se construit peu à peu, cette progression qu’il guide lui-même.1
5C’est à la lumière de cette citation de caractère programmatique que j’ai lu les bulletins trimestriels que les Editions de Minuit consacrent à leurs nouvelles publications. Les présentations qui s’y trouvent offrent une double caractéristique. Les résumés suggèrent une thématique, disons, représentative, mais le commentaire qui en est fait indique que l’écriture est prioritaire selon, évidemment, des choix personnalisés. On en jugera sur quelques exemples :
6Eric Laurrent, Les Atomiques, octobre 1996
Résumé | Commentaire |
On charge un jour Atom Pexoto de surveiller un trafic de déchets nucléaires. Rien de bien compliqué pour un agent secret ; et le fait que ce trafic soit un faux trafic destiné à en couvrir un vrai n’entame nullement la simplicité de cette mission. | Filatures, micros, écoutes téléphoniques, la mission réclamera une stratégie classique, à ceci près que ce sera pour ne rien apprendre. Et si le faux était le vrai, et si le vrai était le faux ? En ce cas où se situer soi-même ? |
7Jean Echenoz, Un An, 1997
Résumé | Commentaire |
N’étant que trop sûre d’avoir provoqué la mort de Félix, Victoire aime autant s’éloigner. Où qu’elle se trouve alors, Louis-Philippe passe l’informer de temps en temps des suites de cette affaire. Or Louis-Philippe ment. | Echenoz s’amuse avec son récit (et avec son lecteur) comme un chat avec une souris. Il en est à ce point maître qu’il lui concède l’illusion de la liberté, il le laisse aller, feint de le perdre de vue, de l’oublier, le rattrape d’un coup de patte, l’emmène un peu plus loin, s’endort à côté, ronronne, sursaute, il finira bien par l’avalet Tout rond. |
8Christian Ostei, Le Pique-Nique, 1997
Résumé | Commentaire |
Un banal rendez-vous en forêt de Sénart, pour un pique-nique, avec d’anciens amis : Louis s’y rend sans enthousiasme avec sa fille Pauline, cinq ans. Il ne trouve pas ses amis. Il les cherche donc A force de les chercher, il finit par se perdre. Comme à l’évidence ça ne suffit pas, voilà qu’il perd sa fille. Il la cherche, il ne la retrouve pas. En revanche, il rencontre une femme très belle, très séduisante. Mais que peut-on faire d’une femme même très séduisante quand on vient de perdre sa fille qui est tout ce qu’on a au monde ? | Christian Oster dissimule sous la succession d’apparence chaotique des épisodes le roman d’une écriture en train de se frayer une voie et captant au passage une multitude de fragments du réel. C’est une carte laissée blanche à l’écriture, un roman qui a un charme fou. |
9Tout se passe comme si le terrain théorique, champ de bataille de la génération précédente, avait laissé un nouvel espace de liberté. Personnages, intégration des réalités de l’époque, rien n’est plus tabou mais tout est différent des productions littéraires connues. La narration s’ébroue avec complaisance, sans scrupule et surtout sans maître à penser. Mais elle joue pour elle-même et non pas pour quelque démonstration. Certes, il sera toujours possible de trouver dans le développement de telle ou telle page, matière à sociologie2 ou à psychanalyse – la littérature est faite d’épaisseurs de lecture – mais les changements de registres souvent rapides, du sérieux au comique, du descriptif au théâtral, bloquent rapidement toute tentative d’annexion autre que l’attirance pour une écriture toujours tenue en laisse. Ainsi dans Je m’en vais, le dernier roman d’Echenoz, les deux personnages principaux portent chacun un destin romanesque que la narration défait progressivement. Histoires et personnages échangent un certain nombre d’éléments, mais tout peut toujours, grâce à la comparaison, devenir autre chose que ce qu’il est : les voitures dans les embouteillages « progressent par saccades comme une toux » ; la vie sans cigarettes est comparable à « l’ascension indéfinie d’une corde lisse ». D’une manière assez générale, dans une continuité qui a résolu, ou dépassé sereinement la gêne lectorale du Voyeur, si tant est que l’on puisse parler de gêne, ce qui se raconte est une circulation des signes et des valeurs variables accordées aux objets, aux comportements ou aux fonctionnements artistiques. Maîtresse et servante, narration et description ont décidément quitté leur statut historique de rivalité pour une alliance masquée que n’aurait pas désavouée Marivaux.
10Si le narratif n’a rien perdu de son potentiel attractif, même après la forte ascèse que lui ont imposée les Nouveaux Romanciers, il a trouvé une place originale dans la dernière décennie du vingtième siècle en tressant sans hiérarchie récit et discours, fantaisie et réalité, sérieux et non sérieux. C’est pourquoi je parlerais volontiers de métafiction dont la référence est certainement Romanesques comme le souligne Guy Scarpetta :
Robbe-Grillet, un peu à la façon d’un magicien qui dévoile ses tours (mais peut-être cela n’est-il qu’une ruse supplémentaire), ne cesse ainsi d’afficher son écriture, comme pour entraver (ou du moins perturber) toute adhésion simple à ce qu’il raconte ou décrit.3
11Ceci me conduit à un autre phénomène scriptural dominant : l’esthétisme et le ludique.
L’esthétisme ludique
12On pourra, éventuellement, expliquer que ces deux caractéristiques, l’esthétisme et le ludique, sont une réaction contre la rigueur dogmatique de la période précédente, ou une certaine dérision du roman qui rappellerait certains traits dada, ou encore une absorption de l’hétérogénéité du monde contemporain où le volatil est en tout présent. Je ne saurais trancher absolument mais je constate que les nombreux romans édités par les éditions de Minuit ces dernières années sont généralement pleins d’humour et de « gai savoir » même si la thématique est parfois noire comme chez Eugène Savitzkaya. L’intrigue résumable étant réintégrée, n’est pas pour autant surestimée. Avec dextérité et légèreté, on lui impose des règles pour jouer à plusieurs – auteur, narrateur, narrataire, lecteur.
13Et de fait, c’est souvent le sourire ou le plaisir d’être là, en tête à tête avec un écrivain, cultivé, agile, rusé et moqueur dans un dialogue littéraire qui a peu à peu construit une connivence codée :
14– une écriture travaillée d’où naît un plaisir esthétique raffiné. Pour le démontrer et sans faire d’injustice, il faudrait une analyse particulière de tous les romans. A défaut, j’évoque ici quelques traits appartenant à des œuvres précises mais qui me semblent assez bien rendre compte de l’ensemble : syncope de la syntaxe, changement incessant de tempo comme dans Be-bop de Christian Gailly (1996), ou présence d’alexandrins qui donnent un rythme très particulier au livre d’Eric Laurrent, Dehors (2000), ou encore ruptures et reprises narratives dans les 33 séquences de Nuages rouges (2000) de Christian Gailly.
15– la saisie d’une multitude de fragments du réel, dans la dérision ou l’humour. Petites scènes de la vie quotidienne ou exubérance fantastique des objets, tout ce que l’on peut côtoyer, ou faire, est récupéré et magnifié par la poétique : ainsi ce bref passage de Autoportrait (à l’étranger) de Jean-Philippe Toussaint (2000), transcrivant l’achat banal d’une tranche de terrine dans une charcuterie de Berlin. Le plaisir procuré vient de la mise sous microscope du minuscule pour le grossir par le comique de répétition :
[...] lorsqu’on entre dans le magasin, il faut, dit-on, après s’être essuyé les pieds, s’excuser presque de vouloir acheter quelque chose [...] Comme ça ? a-t-elle dit. Plus grosse, j’ai dit. Elle a déplacé le couteau vers la droite. Comme ça, a-t-elle dit. Un tout petit peu moins grosse, j’ai dit. Elle a relevé les yeux, m’a regardé, mais elle n’a plus résisté, elle était sous ma coupe maintenant.4
16– le plaisir sensuel des mots dont le signifiant est sollicité avec gourmandise pour des descriptions où la finesse s’allie à l’élégance dans une nouvelle version d’un dandysme épicurien, comme cette surprenante évocation de Montevideo dans Sauvez la reine de Jean-Pierre Chanod (1994), qui a des échos pongiens :
Montevideo est un de ces noms de rêve : un nom qui serpente dans la bouche et dont les syllabes-anneaux évoquent la Conquista, le courage des premiers navigateurs, les aras, les tapirs, les Indiens nus sur les dunes [...] Le nom de Montevideo s’enroule autour du corps, caresse le cou de sa peau froide et lisse de serpent, puis descend le long du bras, en quête de cette main qui lui caressera la gueule, fermera ses mâchoires venimeuses.5
17– l’intégration de la métatextualité comme procédé usuel de l’écriture, donnant comme admis, oubliées les vaines polémiques, que le texte littéraire est autoréférentiel. L’introduction de Pique-Nique de Christian Oster (1997), parlant des arbres de la forêt, futur cadre de la diégèse, est assez remarquable dans le jeu de connivence qu’il établit : nuances végétales et nuances sémantiques se mêlent harmonieusement :
Ainsi, en l’absence du chatoyant et parfois subtil dégradé chromatique qu’offre leur sénescence, la sensation s’imposera d’abord d’une forme, d’un dessin.
Un tel dessin, cependant, demeurera le plus souvent flou : en forêt tout feuillage, à distance, ne présente qu’une silhouette que brouille son intrication avec d’autres, et ne livre au promeneur, pour autant que celui-ci s’attarde du regard à l’échelle de la branche, qu’une découpe approximative.
Pauline, elle, s’intéressait aux rares feuilles précocement tombées.
Vertes encore, elle les ramassait puis les tendait à Louis. Soucieux de complaire à sa fille, Louis les remisait dans une poche de son sac à dos sans se départir de la pensée que déjà, au bout de ces deux cents mètres qu’ils avaient parcourus ensemble, tous deux faisaient fausse route.6
18Comme on le voit, il y a dans ce passage une double autoréférentialité : d’abord l’image du dessin du feuillage qui métaphorise le jeu d’une écriture « floue », où chaque séquence narrative « ne présente qu’une silhouette qui brouille son intrication avec d’autres et ne livre (le mot « livre » vient à point nommé) au [lecteur], pour autant que celui-ci s’attarde du regard à l’échelle [du chapitre ou du paragraphe] qu’une découpe approximative ». Deuxième image autoréférentielle, celle qui renvoie à un parcours narratif piégé, disant des deux personnages : « tous deux faisaient fausse route ».
19Ce jeu avec le lecteur est une transition pour envisager un autre aspect qui rassemble les écrivains actuels de Minuit : leur présence dans le texte.
Présence auctoriale
20La stylistique de l’énonciation présente des traits notables et itératifs : phrase courte, parfois brutalement interrompue, jeux sur les temps et les modes, intertextualité hétérogène et non hiérarchique, rhétorique très présente, palette lexicale qui s’étend sans vergogne sur tous les niveaux de la langue, de l’extrême préciosité à la très grande familiarité, voire au budesque, polysémie suggestive des mots.
21D’une manière générale, les incipit présentent de telles marques de ressemblance qu’à eux seuls ils pourraient identifier « une famille » : rapides et désinvoltes, souvent avec une seule phrase lapidaire qui lance la lecture comme un clic sur le fichier d’un ordinateur.
22Christian Gailly : Les Évadés
Un jour, un homme partit avec la femme d’un autre. Comme cet autre était très riche, l’homme lui vola aussi une forte somme d’argent, très forte, presque tout l’argent. Le lendemain cependant, la femme le quittait à son tour, elle emporta l’argent.7
23Christian Gailly : Be-Bop
Elle avait des pieds pas ordinaires.
À cause de ses pieds, elle était obligée d’aller là où elle ne serait pas allée si elle avait eu des pieds ordinaires.8
24Jean Echenoz : L’Équipée malaise
Trente ans auparavant, deux hommes avaient aimé Nicole Fischer.
L’inconnu qu’elle leur préféra, pilote de chasse de son état, n’eut pas plus le temps de l’épouser que de s’éjecter de son prototype en vrille, pulvérisé sur la Haute-Saône en plein midi de mai. Blonde et baptisée Justine trois mois plus tard, l’enfant de ses œuvres porterait donc le nom de sa mère.9
25Laurent Mauvignier : Loin d’eux
C’est pas comme un bijou mais ça se porte aussi, un secret. Du moins, lui, c’était marqué sur le front qu’il portait une histoire qu’il n’a jamais dite.10
26Jean-Pierre Chanod : Sauvez la reine
Fin de sieste. Tout commence lentement. La paupière gauche s’en- trouvre, la droite se crispe, retient dans le noir ce qui reste du sommeil.11
27Christian Oster : Le pique-nique
L’homme auquel j’aimerais donner ici quelque importance, banalement je l’appellerai Louis. Ou Charles. Ou Julien. A la mi journée d’un samedi donc, Louis, je crois que pour cette fois ce sera Louis, je préfère Louis, marchait d’un pas forcément lent aux côtés de Pauline, sa fille, cinq ans, dans un environnement proche de Paris, à une saison qu’on choisira belle encore, fin d’été, par exemple, ou tout au début d’automne, de manière qu’aux arbres la forme des feuilles, et non les nuances de leurs teintes, prenne un tour caractéristique.12
28Ce choix d’écrire, volontairement simpliste et direct, ne masque guère sa finalité : casser d’entrée l’illusion référentielle et exhiber l’auteur-narrateur. Mais, simultanément, et c’est un paradoxe, on y perçoit la reprise d’une tradition qui remonte à Fielding, Sterne ou Diderot : l’incipit ouvrant une histoire, définit son statut. Comme le dit Jean Echenoz, il s’agit « de la mettre en scène comme une histoire racontée et non pas comme un effet réaliste ». Aux antipodes du roman réaliste se voulant à énonciation transparente, des incipit tels que ceux que je viens de citer sont une procédure d’opacification de l’énonciation.
29Quant au classique et solennel « moi haïssable », il est accueilli sans complexe chez les écrivains de cette mouvance. La frontière entre l’omniscience et la focalisation est totalement ouverte et elle se franchit allègrement dans les deux sens.
30Je m’en tiendrai au développement d’un seul exemple : le dernier roman d’Echenoz qui est, à cet égard, fort intéressant. Le romancier a commencé par la troisième personne, depuis Le Méridien de Greenwich (1979), jusqu’à Lac (1989). L’émergence du « je » a lieu avec Nous trois (1992) et s’exacerbe avec Les Grandes Blondes (1995). Mais Je m’en vais (1999), le théâtralise et en même temps lui « tord le cou » comme le souhaitait Victor Hugo pour la rhétorique. Le « je » existe mais il a trop fait parler de lui. Alors, il a droit à un règlement de compte : il n’est exhibé dès la page liminaire que pour être mieux dilué ensuite : « Je m’en vais dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars ». Quatre fois « je » pour deux toutes petites phrases. On poursuit et on lit page 9 : « Il parvint au sixième étage moins essoufflé que j’aurais cru ». « Je » n’est plus Ferrer, « je » est un autre, au statut indécidable entre narrateur et auteur. Mais on lit aussi bien et sans avertissement linguistique, page 62 : « Nous apprenons à l’instant en effet la disparition tragique de Delahaye ». Et le « nous » change sa première lettre rapidement pour offrir à la page 70 une recette d’enterrement de bon aloi : « Vous avez le cercueil sur les tréteaux, disposé les pieds devant. A la base du cercueil, vous avez une couronne de fleurs à l’ordre de son occupant. Vous avez le prêtre [...] » S’ajoutent à cela, imprévisibles, des « on » et des « tu » jusqu’à un aveu qui explose comme une colère page 189 : « Personnellement, je commence à en avoir un peu assez, de Baumgartner ». Echenoz admet volontiers ce cache-cache avec l’instance narrative comme la construction d’un reflet de la multiplicité de l’être qui a le droit à la transformation contingente et il le dit dans une très pertinente comparaison avec le cinéma :
On change de caméra, il y a plusieurs caméras sur le plateau, on change d’angle, de focale, à chaque fois j’ai l’impression de décaler les choses, de prendre du recul, ce « je » qui intervient de temps en temps depuis la page 9, c’est à la fois le narrateur et l’auteur, c’est-à-dire moi, peut-être un peu plus que pour d’autres, « je », J.E., ce sont mes initiales.13
31Pour conclure provisoirement cet état des lieux, je dirai que les écrivains cités ici ne représentent pas, j’en suis bien consciente, l’ensemble de la littérature contemporaine. Mais ces écrivains ont une conception similaire de l’écriture artistique. Est-ce leur appartenance à la maison d’édition qui les regroupe qui crée ce phénomène de convergence ou bien est-ce le choix individuel de chacun d’eux qui les a conduits vers le même éditeur ? Interrogation mineure par rapport au phénomène engendré, car ce qui émerge, c’est l’existence d’une option scripturale suffisamment large et caractérisée pour permettre une identification. Il est notable de rencontrer des échos d’une œuvre à l’autre, comme si les romans de cette génération construisaient la « symphonie » du monde nouveau avec ses fantasmes sexuels, médiatiques, ses zones d’ombre et ses prouesses technologiques14, bien différemment de certains best-sellers dont la conception du texte n’est souvent que « le support inerte de l’idéologie et l’écriture une simple couche de finition » comme le dit Jean-Claude Lebrun.
32Ultime paradoxe, c’est chez ces écrivains ayant fait le choix du travail sur la langue que se trouveront, probablement dans quelques années, les échos les plus représentatifs et les plus fiables des sensibilités et des modes de pensée des temps que nous vivons au jour le jour. Mais comment les nommer ? Après de nombreuses ratures, doutes et hésitations, je me suis décidée pour un qualificatif, modeste essai d’un label de reconnaissance, sans qu’il soit question de « groupe » ou d’« étiquette » qui ne conviennent pas à la liberté de ces écrivains, et j’ai fini par choisir le terme de « sémillants ».
Notes de bas de page
1 Simon (Claude), « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier » (1972), in Idées sur le roman, sous la direction de Henri Coulet, Paris, Larousse, 1992, p. 419-420.
2 C’est ce que récuse Jean Echenoz dans un entretien (11 octobre 1996) avec Jean-Claude Lebrun, journaliste à L’Humanité :
– On ne vous a pas fait grâce, non plus, de certaines lectures sociologiques. Ainsi, après Les Grandes blondes, on a pu dire que votre univers romanesque, avec son champ de références, y compris culturelles, serait celui des couches moyennes supérieures. Est-ce que pour vous, pour votre projet d’écriture, une telle remarque peut avoir une quelconque pertinence ?
– Je voulais situer les choses dans le milieu de la télévision et des médias. Sans faire de prêche, je voulais montrer ce qui me paraissait étrange. Mais ce n’est pas le sujet du livre, seulement le point de départ, le déclic. En même temps, j’ai fait quelques années de sociologie à l’université, j’ai toujours envie de marquer les situations par des objets, par des systèmes de discours, par des types d’échanges... En fait, je ne peux pas m’empêcher de raconter une histoire et de la mettre en scène comme histoire racontée et non pas comme reflet réaliste, même s’il peut y avoir un jeu dans cela aussi. Et puis, il y a la dimension ironique, dont je ne peux pas me passer. A un moment, l’efficacité du récit me paraît bizarrement plus satisfaisante si elle passe par une couche d’air, qui relève à la fois de la mise à distance et du sourire. C’est aussi une tendance naturelle à souhaiter échapper au pathos.
3 Scarpetta (Guy), L’Âge d’or du roman, Paris, Grasset, 1996, p. 236.
4 Toussaint (Jean-Philippe), Autoportrait (à l’étranger), Paris, Minuit, 2000, p. 70-71.
5 Chanod (Jean-Pierre), Sauvez la reine, Paris, Minuit, 1994, p. 28.
6 Oster (Christian), Le Pique-nique, Paris, Minuit, 1997, p. 10.
7 Gailly (Christian), Les Évadés, Paris, Minuit, 1997, p. 9.
8 Gailly (Christian), Be-Bop, Paris, Minuit, 1996, p. 11.
9 Echenoz (Jean), L’Équipée malaise, Paris, Minuit, 1986, p. 9.
10 Mauvignier (Laurent), Loin d’eux, Paris, Minuit, 1999, p. 9.
11 Chanod (Jean-Pierre), op. cit., p. 7.
12 Oster (Christian), op. cit., p. 9.
13 Article paru dans Libération le 27/8/99. Echenoz donne bien facilement (trop ?) les règles du jeu du caché-montré. Il affirme son nom comme réel (Libération du 3 novembre 1999) mais on attend un jour qu’il évoque le jeu qui ne peut lui échapper : l’homonymie avec le nom du voyageur d’Impressions d’Afrique de Raymond Roussel.
14 Ainsi le « Boustrophédon », vieux cargo rouillé de L’Équipée malaise, qui trace le fil du roman de Jean Echenoz ou le « Desgroseillers », bateau de Je m’en vais, croisent le fil d’un autre roman avec les cargos-épaves que le capitaine Geycamp, personnage de Sauvez la reine, roman de Jean-Pierre Chanod, pilote vers des chantiers de démolition du tiers-monde.
Auteur
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