Dater le nouveau roman ?
p. 271-281
Texte intégral
1La périodisation littéraire du xxe siècle doit poser la question des critères qui permettent de déterminer l’appartenance ou la non-appartenance d’une œuvre, d’un auteur à un ensemble d’œuvres et d’auteurs que l’on qualifiera de groupe, de génération, de mouvement, d’école et que l’on enfermera dans les limites d’une période. Le Nouveau Roman, comme le surréalisme, comme le groupe Sagesse, pose ce problème de méthode qui relève moins de la définition de critères internes – poétiques, esthétiques, thématiques, éthiques – que de la définition de la notion de période.
2La période, c’est un espace de temps caractérisé par des événements marquants : le Nouveau Roman répond à cette caractérisation. Dans un second sens, la notion présuppose des durées constantes ponctuées du retour d’éléments variables d’une même valeur. Par exemple, en chimie, une période couvre l’ensemble des éléments figurant sur une même ligne dans le tableau de la classification périodique des éléments réalisée d’après l’ordre croissant des numéros atomiques et groupant les éléments ayant des propriétés réactionnelles communes. Penser la périodicité littéraire impliquerait l’articulation de segments temporels datés en fonction d’une temporalité externe, socio-historique, et de variations d’éléments constitutifs fondamentaux, internes, dont la nature serait scripturale et/ou littéraire, philosophique, éthique. Ceux-ci formeraient un tableau périodique intéressant, et, par leur caractère fondamental, introduiraient dans l’historicité, des composantes, sinon achroniques, du moins diachroniques susceptibles de renvoyer à d’autres segments temporels, antérieurs ou postérieurs.
3La réflexion sur la notion de périodisation s’embarrasse dans la confrontation de la chronologie ponctuée de dates et d’événements et d’une diachronie de la littérature supposant des valeurs subissant lentement des modifications : toute périodisation, événementielle, confronte des durées brèves et une durée longue, celle, bien énigmatique, de la littérature. L’exemple du Nouveau Roman permettra, je l’espère, d’illustrer ce point.
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4Pour penser dans une ou des périodes le Nouveau Roman, il faut établir des segments temporels, et donc élire des faits susceptibles de marquer un temps fort dans l’histoire du Nouveau Roman.
5Le fait éditorial a souvent été retenu pour la définition du Nouveau Roman, puiqu’on a pu le qualifier d’« Ecole de Minuit ». Une photographie prise en 1959 devant le siège des éditions de Minuit par un photographe italien, Mario Dondero, pour L’Espresso, représente autour de Jérôme Lindon certains auteurs jugés comme des représentants de la modernité : Beckett, Robbe-Grillet, Simon, Mauriac, Pinget, Sarraute, Ollier. Elle confortait l’idée colportée par des articles de presse de l’existence d’un groupe, une idée qui n’est pas sans fondement : par exemple, dans un interview de Simon à Madeleine Chapsal publié dans L’Express du 12 janvier 1961, à la question posée par la journaliste sur l’existence du Nouveau Roman, Claude Simon répond :
Nous en avons beaucoup discuté ces derniers temps aux éditions de Minuit et nous nous sommes aperçus que nous étions beaucoup plus d’accord que nous ne le croyions. Entre Alain Robbe-Grillet et moi, par exemple, il peut y avoir des différences de vocabulaire, mais autrement nous nous entendons à peu près sur tous les points.
6Les éditions de Minuit, depuis la publication de Molloy, en 1951, formaient, selon Jérôme Lindon, dans le même interview, le lieu où des écrivains « à la recherche d’un nouvelle manière d’écrire » et sans éditeurs, pouvaient trouver une écoute et des « encouragements ».
7Il faut pourtant nuancer les composantes de cette « orientation » éditoriale. Tous les écrivains présents sur la photographie ne sont pas publiés chez Minuit : par exemple, Nathalie Sarraute, labellisée Nouveau Roman, n’a alors publié chez Minuit que Tropismes racheté en 1957 à Denoël. Elle est un auteur Gallimard. Quant à Simon, il a publié deux romans aux Editions du Sagittaire, et deux romans chez Calmann-Lévy. En fait, seuls deux auteurs sont réellement de chez Minuit et le resteront : Beckett et Robbe-Grillet. Entré chez Minuit avec Graal Flibuste, Pinget ne quittera pas Minuit. Par contre, Butor, après quatre romans et les Répertoires, Claude Ollier après ses deux premiers romans, quitteront Minuit. La fin des années cinquante correspond à ce moment où, Jean Ricardou et Marguerite Duras exceptés, tous les Nouveaux Romanciers ont rejoint les éditions de Minuit. C’est un phénomène ponctuel, qui ne suffit pas à créer une période.
8Ce label Minuit s’identifie d’autant plus au Nouveau Roman que, dans la période de la guerre d’Algérie, Minuit publie des textes, La Gangrène, La Question, saisis dès publication. La critique d’humeur et une partie du public amalgament d’autant plus le Nouveau Roman au scandale provoqué par Henri Alleg – qui dénonce la torture et s’attaque aux officiers français – que certains Nouveaux Romanciers, tel Claude Simon, signent le manifeste des 121. L’événement historique n’est pas ainsi étranger à la constitution du groupe : du reste, ha Route des Flandres de Claude Simon (1960) ou La Mise en scène de Claude Ollier (1958) posent les questions de l’armée française et de la (dé)colonisation du Maghreb. Du fait éditorial, nous passons au fait historique, la décolonisation française. Mais comment former les segments ? Le fait éditorial commence-t-il avec la reprise des Éditions du Sagittaire par Jérôme Lindon, en 1947, et inclut-il les Editions du Sagittaire, pour débuter en 1945 ? La décolonisation doit-elle être interprétée comme une conséquence du second conflit mondial ? Ainsi les déclarations et textes des années 1958-1962 seraient les signes manifestes d’une crise historique s’étendant de 1945 à 1962. Les déclarations de Simon, bien postérieures, sur les conséquences d’Auschwitz sur l’écriture romanesque, confirmeraient cet enracinement du Nouveau Roman dans le second conflit mondial.
9Le fait éditorial correspondrait au fait historique, mais non pas à l’usage littéraire de la notion de Nouveau Roman. Son usage est à l’origine polémique. La Préface à L’Ère du soupçon (1956) de Nathalie Sarraute évoque ce contexte polémique :
L’intérêt que suscitent depuis quelque temps les discussions sur le roman, et notamment les idées exprimées par les tenants de ce qu’on nomme le « Nouveau Roman », porte bien des gens à s’imaginer que ces romanciers sont de froids expérimentateurs qui ont commencé par élaborer des théories, puis qui ont voulu les mettre en pratique dans leurs livres. C’est ainsi qu’on a pu dire que ces romans étaient des « expériences de laboratoire »1.
10Ces essais ne proposent pas que des définitions : ils dialoguent constamment avec des interlocuteurs, critiques ou lecteurs, présentés comme les tenants d’un roman ancien. Emile Henriot, critique littéraire du Monde, en mai 1957, tourne en dérision Tropismes et ha Jalousie. En 1959, l’appellation se répand pour se banaliser dans les années soixante, mais, sous la plume de Huguenin (Arts), de BlochMichel (Preuves) ou de Genette (France-Observateur) qui y voit (déjà) une notion fourre-tout, elle demeure problématique2.
11L’instabilité de la notion est évidente quand on se tourne vers les autres appellations employées : si le terme de nouveau apparaît dans « Roman nouveau » de Dort (1956), « Nouveau réalisme » de Jean Lagrolet (1958), les définitions négatives, « roman de la table rase », « roman au ras du sol » (Dort, 1956), « roman d’avant-garde » associé à un « anti-roman » (Bosquet, 1957 ; Sartre dans sa présentation faite en 1947 du Portrait d’un inconnu), « roman de l’homme absent » et « école du refus » (Pingaud, repris par Dort, 1958), « roman sans romanesque » (Boisdeffre, 1960), définissent par défaut le roman. On assiste ainsi à une fracture dans l’histoire du roman du xxe siècle, qui trace les contours d’une forme romanesque imprécise difficile à circonscrire dans son émergence critique – de 1947 à 1961 pour les exemples choisis – d’autant plus imprécise que le Nouveau Roman est présenté comme la négation d’un roman traditionnel, souvent qualifié de balzacien, comme si aucun autre type de roman n’avait été écrit depuis la première moitié du xixe siècle.
12La datation des romans et textes critiques du Nouveau Roman déplace la datation initiale vers les années quarante, voire vers les années trente. Les essais de L’Ère du soupçon répondent aux réactions provoquées par Tropismes (1939) et Portrait d’un inconnu (1948). Si Molloy paraît chez Minuit en 1951, il est écrit en 1948. Quant à Murphy, il fut composé à Londres entre 1933 et 1936. Que faire du Tricheur de Claude Simon composé, si l’on en croit la date indiquée à la dernière page, en avril 1941, et de La Corde raide (1947) ? On multiplierait à l’envi les exemples qui montrent la difficulté de créer une concordance entre les dates de publication et l’émergence d’une notion les caractérisant.
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13Les Nouveaux Romanciers ont été et sont conscients de ces problèmes de périodisation. Certains d’entre eux, Alain Robbe-Grillet, Jean Ricardou, Claude Simon pour son œuvre propre, ont proposé un découpage en périodes du phénomène « Nouveau Roman ». Par exemple, Robbe-Grillet distingue une première période, de 1953 (Les Gommes ; mais Le Regicide date de 1949) à 1964 – où les romanciers, qui travaillent chacun dans leur direction propre, sont réunis autour d’un certain nombre de refus – d’une seconde période, qui débute en 1965, caractérisée par
la modification des écritures de presque tous les écrivains de ce groupe (en tout cas d’une bonne partie d’entre eux, en particulier Pinget, Simon ou moi-même), dans un sens extrêmement précis, qui est l’abandon du dogme de la représentation. (Alain Robbe-Grillet, Entretiens avec le Nouveau Roman, p. 38)
14Le sommet théorique de cette seconde période se situe dans les années 19701975, aux colloques de Cerisy-la-Salle – consacrés en juillet 1971 au Nouveau Roman, en 1973 à Michel Butor, en 1974 à Claude Simon, en 1975 à Alain RobbeGrillet – et à la parution du Nouveau roman, bilan théorique de Jean Ricardou, au Seuil en 1973. On peut mettre fin à cette seconde période de deux manières. On observe dans l’écriture des romanciers un retour à la question de la représentation après 1975. Claude Simon demeure muet jusqu’en 1981, date à laquelle Les Géorgiques fondées sur des documents – les archives de son ancêtre qui a vécu sous la Révolution française et l’Empire – et Homage to Catalonia de George Orwell exhibent le recours à des référents identifiables. Alain Robbe-Grillet envisage de rédiger pour la série du Seuil « Les Ecrivains de toujours » un Robbe-Grillet par lui- même, qui, s’il ne verra pas le jour, affiche un projet autobiographique et donc autoreprésentatif. Le colloque de New-York de 1982, qui réunit Robert Pinget, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, met un terme aux débats soulevés par la seconde période.
15Cette périodisation doit beaucoup aux débats suscités par l’effort de théorisation conduit par Jean Ricardou contre les notions de représentation et d’expression de soi. Un premier Nouveau Roman des années cinquante qui
opère une division tendancielle de l’Unité diégétique et ouvre, de la sorte, une période contestataire
16est distingué d’un second Nouveau Roman ou Nouveau Nouveau Roman qui
met en scène l’assemblage impossible d’un Pluriel diégétique et ouvre, de la sorte, une période subversive.3
17Tandis que le premier stade conteste par des variations effectuées sur une même histoire ou diégèse, des doutes systématiques, des mises en abyme, la cohérence d’une histoire et n’apporte pas de solution finale à une situation initiale (Le Voyeur de Robbe-Grillet, La Route des Flandres de Claude Simon), le second stade prend acte d’une pluralité d’intrigues, d’histoires, de narrateurs et de leur impossible réunion en une unité cohérente (La Maison de rendez-vous de Robbe-Grillet, Les Corps conducteurs de Claude Simon, Le Libera de Robert Pinget).
18L’esthétique du roman, et ses enjeux idéologiques, ne suffisent pourtant pas à l’établissement d’une périodisation. Si l’on se réfère à la réception du Nouveau Roman des années cinquante, on constate que certaines périphrases, de Barthes, « littérature objective », « littérature littérale », d’Henriot, « l’école du regard », de Lagrolet, « nouveau réalisme », associaient nouveau roman, réalisme et problématique de la représentation. La question du réalisme est du reste au cœur de la réflexion de Nathalie Sarraute dans L’Ère du soupçon. Même si les périodisations de Robbe-Grillet et de Ricardou semblent se rencontrer, elles se contredisent l’une l’autre, puisque celui-ci rejette la représentation à laquelle celui-là demeure attaché. L’instabilité, cette fois touchant à l’esthétique du roman, demeure.
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19On pourrait, évidemment, trouver dans l’établissement d’une liste de romanciers rattachés au Nouveau Roman le point de départ de la consitution du phénomène. Jean Ricardou était du reste conscient de l’importance de ce point. Faisaient partie du groupe les romanciers qui avaient accepté l’invitation de Cerisy. Etaient exclus de fait Beckett, peu enclin à participer à ces cérémonies, et Duras. Pourtant, la première période s’était voulue problématique quant à la reconnaissance d’une école : Barthes écrit un article intitulé « Il n’y a pas d’école RobbeGrillet » en 1958 dans Arguments. La quatrième de couverture de Pour un Nouveau Roman de Robbe-Grillet témoigne de beaucoup de prudence et de volonté de respecter les singularités de chaque écrivain :
Il n’y a là qu’une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d’exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l’homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c’est-à-dire à inventer l’homme.
20En substituant la notion de « scripteur » à celle d’auteur, en rejetant la conception de l’écrivain doué d’une personnalité unique et d’une biographie, qui a une originalité et est dépositaire d’un sens, au profit de celle de l’écrivain produit dans et par le travail de l’écriture, dont la pratique, confrontée à d’autres pratiques, permet de mettre en place une théorisation qui rend possible, à son tour, la relance d’une écriture, Jean Ricardou résolvait la question du groupe par le rejet idéologique des individualités :
L’auteur, Marguerite Duras par exemple, si, du moins, l’on porte foi aux dires d’Alain Robbe-Grillet : « Marguerite Duras est quelqu’un d’extraordinairement personnel ; obsédée par sa personnalité ». Celui- là, l’ensemble [=le groupe], il le refuse purement et simplement : « Elle ne supporte pas d’être mélangée à quoi que ce soit ». Ainsi, à l’opposite, le scripteur, ce serait mon cas par exemple, si, du moins, l’on accorde crédit à cet aveu : l’idée de voir mes travaux comparés à tels autres sous l’angle du similaire et du différent ne m’importune en rien. Celui-là, l’ensemble [=le groupe], pourvu que sa constitution soit pertinente, il peut même aller jusqu’à le promouvoir.4
21Au colloque de New-York de 1982, tous les participants, selon le journaliste Philippe Romon de Libération, Pinget, Robbe-Grillet, Sarraute, Simon, se sont accordés pour dénoncer le « terrorisme ricardolien ». La polémique, au-delà de sa médiatique virulence, fait subsister une contradiction : tout en revendiquant leur indépendance de pensée et leur liberté, les Nouveaux Romanciers n’en continuent pas moins d’affirmer l’existence du Nouveau Roman dont l’essence (problématique) se révèle être l’invention constante de nouvelles formes et donc la liberté de création.
Je suis contre toute idée restrictive de Nouveau Roman parce qu’une idée restrictive est contraire au projet d’invention du roman. On ne peut pas dire : on va inventer le roman ; et aussitôt voilà les règles de l’invention. Ce que j’ai réclamé pour le romancier, c’est justement la liberté. De sorte que considérer qu’un tel correspond mal aux normes figées par Ricardou m’est antipathique. Bref, pour moi, Duras fait partie du Nouveau Roman. Ainsi que Beckett.5
22Dans ce cadre, s’effectue le retour du refoulé – le réfèrent, historique et biographique – et des refoulés. L’exemple de Marguerite Duras, qui a récusé l’invitation au colloque de Cerisy de 1971, et qui occupe une place ambiguë dans le corpus du Nouveau Roman, comme le signale Alain Robbe-Grillet à Cerisy, est très significatif6. Dans L’Amant (1984, Minuit) les traits d’écriture Nouveau Roman sont multiples : rejet de la chronologie ; substitution à la narration linéaire, suivant la progression du sentiment, d’images fixes, décrites successivement, soumises à un rythme mémoriel et affectif ; alternance de formulations fortes et d’approximations qui miment par l’écriture le travail de la mémoire ; appels au lecteur, etc. Et pourtant, le roman affiche nettement le recours au référent biographique, et impose même une relecture de l’œuvre passée, en particulier Un Barrage contre le Pacifique, qui perturbe les périodisations antérieures :
L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de celle-ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant j’ai parlé des périodes claires, de celles qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements, (p. 14)
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23En 1983, Enfance de Nathalie Sarraute sonne comme un défi, celui de retourner vers soi-même, vers ses propres origines, les tropismes qui ont formé le projet romanesque de l’écrivain. Claude Simon, avec Les Géorgiques (1981) et L’Acacia (1989), puis Le Jardin des plantes (1997) affiche pleinement son passé personnel et familial, nous invitant à relire des romans passés – La Route des Flandres, Le Palace – ou à revenir sur des textes négligés – La Corde raide (1947). La critique s’attache, depuis, à relire l’œuvre en fonction d’une problématique de l’écriture de soi, hésitant entre autofiction et autobiographie. Le Portrait de l’artiste en jeune singe de Michel Butor avait posé, en 1967, les mêmes questions. Dans cette troisième période, les Nouveaux Romanciers ont-ils renoncé au Nouveau Roman ?
24L’instabilité de la composition du groupe et de la notion conduit certains critiques à réduire l’extension de la période du Nouveau Roman. Roger-Mchel Allemand, en s’appuyant sur des déclarations des romanciers, situe la fin de la période du Nouveau Roman entre 1961 et 19647. Selon Butor, il existe une période « classique » de 1953 à 1963, réunissant des écrivains publiés chez Minuit8. Mais peut-on dire que Robbe-Grillet, qui passe du « militantisme politique » des premiers romans « au profit d’un formalisme ludique » avec Dans le labyrinthe, puis La Maison de rendez-vous ne correspond plus au Nouveau Roman9 ? Le critère de changement d’écriture est fragile, et, qui plus est, ne résiste pas à la génétique du texte. Par exemple, est publié dans Les Lettres françaises des 19-25 janvier 1961 un fragment intitulé Sous le kimono dont l’écriture annonce l’écriture d’Histoire (1967) et dont le sujet annonce certaines pages de La Bataille de Pharsale (1969). Cette relativité ne manque pas d’être gênante pour l’historien de la littérature, confronté à des parcours individuels d’écrivains revendiquant leur différence.
25Le critère retenu par Roger-Michel Allemand pour réduire à environ dix années le Nouveau Roman est l’écriture. La clé de la périodisation se trouve-t-elle dans la poétique et l’esthétique ? Sur ce point encore, la prudence s’impose. Certains traits constitutifs du Nouveau Roman de la première période s’appliquent à des romans qui excèdent cette période. La phénoménologie constitue un trait pertinent, mais non suffisant, pour caractériser l’écriture du Nouveau Roman. En effet, du Voyeur au Miroir qui revient, du Vent au Jardin des plantes, se lit chez Robbe-Grillet et Simon la permanence d’une expérience phénoménologique du monde, dictant chez Simon un projet poétique. Cette phénoménologie peut être réinscrite dans un contexte littéraire large dominé par les figures de MedeauPonty et de Sartre contre qui se prononcent les Nouveaux Romanciers du point de vue de l’engagement, mais dont ils reprennent certains acquis, telles la théorie poétique du mot exposée Qu’est-ce que la littérature ? et les analyses sur le temps romanesque faulknérien développées avant la Seconde Guerre mondiale et reprises dans Situations I. En fait la référence à cette philosophie couvre une ample période, de l’après-guerre aux années quatre-vingt et englobe des nouveaux romanciers et des écrivains qui n’appartiennent pas au groupe du Nouveau Roman : je pense, par exemple, à Jacques Réda, aux Ruines de Paris, ou La Liberté des rues. Un autre trait pertinent, les refus d’écriture, ne me semble pas suffisant : Queneau écrit, avant les Nouveaux Romanciers, un roman du refus de l’intrigue, de l’homognéité du personnage, par exemple dans Le Dimanche de la vie. Blanchot théorise, dès les années qui suivent la Seconde guerre mondiale, la question de la fin du récit et de l’écriture de la mémoire. La mise en échec des grands récits selon Jean-François Lyotard qui serait caractéristique de l’échec que l’humanisme aurait subi à Auschwitz traverse le Nouveau Roman, de Simon, de Robbe-Grillet, dont le roman n’est peut-être pas si ludique, de Pinget à partir de Passacaille (1969), voire Quelqu’un où le récit d’une simple matinée devient une entreprise impossible : mais elle n’est pas étrangère à l’écriture de Duras, ni à celle d’écrivains comme Jacques Réda, dans Les Ruines de Paris ou les premiers poèmes de Amen et Récitatif. Enfin, si j’ajoute le trait pertinent de la description l’emportant sur la narration, je suis de nouveau contraint d’intégrer au Nouveau Roman Butor, par exemple la Description de San Marco qui est aussi une mise en crise des grands récits, et, pourquoi pas, Jacques Réda, dont l’écriture poétique est fondée sur la description. En prenant chaque trait prêté au Nouveau Roman, on excède les limites du Nouveau Roman défini précairement par des critères éditoriaux et critiques, limites de la sphère des auteurs concernés, des genres concernés, de la durée.
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26Faut-il en conclure que la périodisation doit être établie autour des grandes fractures historiques uniquement et qu’elle se rit des groupes littéraires et des genres littéraires ? Les arguments historiques ont leur importance : mais ils ne sont pas seuls à peser sur le devenir littéraire. Peut-être faut-il, une dernière fois, revenir sur la notion même de Nouveau Roman, baptisé dans sa seconde période de Nouveau nouveau roman par Jean Ricardou, et en fonction de laquelle RobbeGrillet définit son écriture dans le Miroir qui revient10
27La notion de nouveau, de renouvellement de l’écriture romanesque, s’oppose, dans le Nouveau Roman, à la caricature d’un ancien roman traditionnel, confondu avec le roman balzacien, où l’individu bourgeois s’identifie par projection au monde qu’il s’approprie économiquement, politiquement, idéologiquement, et dont le modèle se serait pérennisé dans le roman commercial du xxe siècle, voire chez certains romanciers du xxe siècle. Ainsi comprise, la nouveauté devient un critère d’inclusion et d’exclusion du groupe, qui permet, en outre, de repenser la littérature post-balzacienne. On constate, à propos de Marguerite Duras, que les nouveaux romanciers et les théoriciens opèrent un partage dans son œuvre en fonction de la nouveauté qu’ils revendiquent : Alain Robbe-Grillet juge que ses premiers romans – Un Barrage contre le Pacifique, Les Petits chevaux de Tarquinia – relèvent d’un « naturalisme consenti », alors que des œuvres postérieures, Détruire, dit-elle, par exemple, abandonnent le « personnage traditionnel »11. En fait, cette nouveauté doit aussi être située par rapport à la question de la modernité. Le Nouveau Roman prend acte de la destruction de l’humanisme et du rationalisme par la Seconde guerre mondiale, qu’il projette dans un roman qu’il reconstruit de toutes pièces, et proclame, à son tour, après la seconde moitié du xixe siècle, la fin de l’art et de la littérature. Significativement, Claude Mauriac situe les nouveaux romanciers dans une époque postérieure à la littérature : celle de l’alitérature, où prennent place Samuel Beckett, dont les romans, « en leur point d’ultime réussite, deviennent proprement illisibles », Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet, L’Emploi du temps de Michel Butor, qui demeure encore « trop lyrique, car on ne se défait pas du jour au lendemain d’habitudes millénaires » (Le Figaro, 14 novembre 1956). En fait, dans le substantif forgé par Claude Mauriac sur le modèle d’amoralisme, le a privatif désigne une négation, celle de l’ancienne littérature, et l’émergence d’une nouvelle forme de littérature qui marque un retour à ce qui serait l’origine de la littérature, « transmettre l’inexprimable » :
L’alittérature (c’est-à-dire la littérature délivrée des facilités qui ont donné à ce mot un sens péjoratif) est un pôle jamais atteint, mais c’est dans sa direction que vont depuis qu’il y a des hommes et qui écrivent les auteurs honnêtes. Aussi l’histoire de la littérature et celle de l’alittérature sont-elles parallèles. (L’Alittérature contemporaine)
28Qu’est-ce que cet « inexprimable » ? Claude Mauriac désigne un « pôle » commun à tous les écrivains, qui excède l’expression de soi. La notion est surprenante : peu propre au roman, elle nous renvoie à la poésie moderne. Ainsi le Nouveau Roman se situerait dans le droit prolongement de la modernité, et au cœur des débats soulevés par la notion de moderne. Avec le discours de Claude Mauriac, il retrouve le couple représentation/expression, et s’approche des thèses développées par Hugo Friedrich dans les Structures de la poésie moderne, pour qui l’obscurité croissante de la poésie et la désolation du lecteur sont inséparables du recul de la fonction représentative de la littérature et de la fonction expressive du moi ainsi que de l’avènement de la poésie-création formelle et artificielle. La déréalisation est inséparable d’un recul de la vision, « d’un quelque chose à dire concernant le monde » comme l’écrit Ricardou. Quant à la dimension créatrice, elle s’affirme pleinement dans la notion de « production » propre au même Ricardou qui substitue non seulement au soi, mais aussi à l’auteur, la notion de « scripteur » produit par l’écriture, elle-même soumise aux relations établies avec d’autres écritures.
29Il y aurait donc, pour le Nouveau Roman et pour d’autres phénomènes littéraires, une durée longue – la période dite moderne – et une durée brève, une évolution – je n’attache aucun finalisme à ce terme – lente et une évolution plus saccadée, la première indissociable d’une histoire de la littérature, relevant d’une esthétique et d’une réception, la seconde ancrée dans l’histoire des écrits et des écrivains. C’est non seulement le choix des critères et de la méthode qui est déterminant pour la périodisation, c’est aussi l’articulation de ces critères qui importe. La concentration myope sur la chronologie multiplie les différences : l’observation panoramique les gomme.
Notes de bas de page
1 Sarraute (Nathalie), L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, Idées, 1956.
2 Sur ce point, voir Claudette Oriol-Boyer, Nouveau Roman et discours critique, Ellug, 1990, p. 34-35.
3 Ricardou (Jean), Le Nouveau roman, Paris, Le Seuil, Points, 1973, p. 152.
4 Ibid, p. 241-242.
5 Micromegas, n°20, « Survivre à sa mode », Rome, 1981.
6 Voir Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, Paris, UGE, 10/18, 1971, tome I, p. 323.
7 Le Nouveau Roman, Paris, Ellipses, 1996, p. 31.
8 Voir, par exemple, « Le Nouveau roman et le roman policier : entretien avec Michel Butor », in Entretiens, quarante ans de vie littéraire, Nantes, Joseph K., 1999, tome II, p. 224.
9 Le Nouveau Roman, op. cit., p. 31.
10 « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de mot Comme c’était de l’intérieur ; on ne s’en est guère aperçu. Heureusement. Car je viens là, en deux lignes, de prononcer trois termes suspects, honteux, déplorables, sur lesquels j’ai largement concouru à jeter le discrédit et qui suffiront, demain encore, à me faire condamner par plusieurs de mes pairs et la plupart de mes descendants : « moi », « intérieur », « parler de » [...]. Dès qu’une aventureuse théorie, affirmée dans la passion du combat, est devenue dogme, elle perd aussitôt son charme et sa violence, et du même coup son efficacité. Elle cesse d’être ferment de liberté, de découverte ; elle apporte sagement, étourdiment, une pierre de plus à l’édifice de l’ordre établi.
Le moment est alors venu de s’avancer sur d’autres pistes, et de retourner comme un gant la belle théorie nouvellement promue, afin de débusquer la bureaucratie renaissante qu’elle nourrit en cachette. Maintenant que le Nouveau Roman définit de façon positive ses valeurs, édicté ses lois, ramène sur le droit chemin ses mauvais élèves, enrôle ses francs-tireurs sous l’uniforme, excommunie ses libres penseurs, il devient urgent de tout remettre en cause, et, replaçant les pions à leur point de départ, l’écriture à ses origines, l’auteur à son premier livre, de s’interroger à nouveau sur le rôle ambigu que jouent, dans le récit moderne, la représentation du monde et l’expression d’une personne, qui est à la fois un corps, une projection intentionnelle et un inconscient » p. 10 et 11-12.
11 Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, Paris, UGE, 1972, tome II, p. 167.
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