Le courant noir dans le roman français des années trente à cinquante
p. 243-252
Texte intégral
1Au début des années trente, les récits de Louis-Ferdinand Céline, de Louis Guilloux, d’Eugène Dabit colorent la veine romanesque d’une teinte noire qui émane de la médiocrité sociale et morale des personnages, de la conscience de la détresse, des aberrations de l’Histoire : s’imposent alors, et pour deux décennies au moins, la figure de l’« anti-héros », le délabrement du décor « pittoresque », le choix d’une écriture dite « non-littéraire ».
2Le problème posé par l’émergence de cette esthétique est, au moins, triple :
- faire entrer dans ce courant noir des auteurs parfois très différents relève-t-il d’une commodité de classement ou d’une réelle convergence due à leurs recherches stylistiques ?
- la réception critique de ces œuvres, au moment de leur parution comme aujourd’hui, est-elle à la hauteur de l’invention dont elles procèdent ?
- la frontière entre les catégories littéraires « académiques » et celles considérées comme paralittéraires peut-elle et doit-elle être maintenue ?
3Dans les limites de cette étude, je n’aurai certes pas la possibilité de répondre, avec suffisamment de précision, à ces différentes questions mais, en suivant quelques-unes de pistes que je trace, j’estime que c’est une part essentielle de la création romanesque contemporaine qu’il s’agit d’envisager afin de se demander dans quels termes il convient de l’inscrire dans l’histoire de la littérature.
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4Mon propos n’est pas d’insister sur l’importance de Voyage au bout de la nuit ou de La Nausée, par exemple, pour montrer que le roman des années trente à cinquante est porteur de plusieurs signes négatifs quant au langage, au décor, à l’intrigue ou au caractère des personnages : c’est sur un aspect plus discret du courant noir que je voudrais attirer l’attention et, par la même occasion, sur des liens parfois peu visibles entre des œuvres dues à des romanciers dont on ne soupçonne pas toujours la proximité.
5Il y a d’abord Emmanuel Bove, dont on peut dire que les textes suivent diverses nuances, entre le gris et le noir, et qui a su varier sa facture depuis le récit très anecdotique de Mes amis (1924) jusqu’à la narration étonnamment complexe de La Dernière nuit (1939)1 : l’intérêt d’un auteur comme Bove, c’est que, tout en restant très soucieux de la qualité de son style, de la technique et des effets romanesques, il a pu donner l’impression d’une sorte de « naturel », de « simplicité », que l’on a parfois imprudemment prise pour la traduction directe de la banalité quotidienne et confondue avec une écriture « neutre »2. C’est cette superposition du sujet traité à la manière employée qui me semble marquer péjorativement les œuvres que je fais entrer dans le courant noir, comme si la médiocrité des situations entraînait celle de l’œuvre et le ratage des personnages celui de l’écrivain. Aux grandes et lumineuses ambitions, les auteurs puissants, aux modestes et sombres entreprises, les romanciers calamiteux, telle est, ou a été, la devise d’une opinion critique qui, tout au long du vingtième siècle, a trop souvent lorgné du côté de Sainte-Beuve.
6Et si, dans l’optique d’une périodisation de l’histoire de la littérature, il fallait rendre justice, pour leur travail et leurs dons, à des auteurs encore trop négligés, je convoquerais volontiers Henri Calet, surtout pour Le Mérinos (1937)3, Fièvre des polders (1939)4 ou Monsieur Paul (1950)5, parus tous trois chez Gallimard où il bénéficiait du soutien aussi amical qu’inconditionnel de Jean Paulhan6 et de Francis Ponge, lequel trouvait au conteur de La Belle lurette (1935)7 un talent égal à celui de Charles-Louis Philippe ou d’Eugène Dabit8. Toutefois, contrairement à celle d’un Raymond Guérin, au registre plus « physiologique », la contribution de Calet au courant noir reste toute morale, étant donnée la retenue de son style, comme le dit Ponge :
Tout cela en bon français. Sans se débattre. Sobre. Correct. Possible.9
7Ce qui lui donne une efficacité redoutable contre les champions de l’optimisme. Calet qui avait le chagrin réservé10, traduisait l’humilité des petites gens, qui se lit aussi chez Bove ou Céline, et sa discrétion lui a valu d’être vite oublié. Il convient, par conséquent, de saluer toutes les initiatives, individuelles ou collectives, qui visent à redonner à l’œuvre de cet écrivain, si caractéristique de la période trente à cinquante, la place qui lui était reconnue en son temps : par exemple, le recueil Lire Calet11, dirigé par Philippe Wahl, dans lequel est proposée, pour la première fois, une approche d’ensemble des romans, des nouvelles et des reportages. Ou, dans un autre domaine, l’attribution du Prix de la Réédition, décerné par La Société des Gens de Lettres, en 1997, au Dilettante pour la publication du Mérinos12 Calet, attendant son heure, écrivait dans Peau d’ours, à propos de René Daumal :
Certaines pierres précieuses ne donnent leur plus vif éclat que dans une lumière noire.13
8Il savait de quoi il parlait.
9Si Louis Guilloux, malgré les tentatives régulières visant à sa réhabilitation14, ne rencontre toujours pas, avec Le Sang noir (1935), le succès qu’il mérite, son nom bénéficie néanmoins d’une relative notoriété ; mais il y a ceux dont on arrive à croire qu’une véritable « poisse » les poursuit et que ni les rééditions ni les comptes rendus qui leur sont consacrés n’arrivent à sortir de l’omière.
10J’ai tenté ainsi, pour ma part, d’attirer l’attention sur l’œuvre de Julien Blanc, d’abord dans un article sur Joyeux, fais ton fourbi... (1946), son roman « bataillonnaire »15, puis dans celui où j’ai évoqué Confusion des peines (1943), au côté des récits d’enfance de Luc Dietrich et de Jean Douassot16 ; il faudrait aussi relire Toxique que Pierre Tisné avait publié en 1939, Mort-né, paru en 1941 chez Albin Michel et dédié à Francis Carco, ou encore Le Temps des hommes, à joindre aux romans inspirés par la guerre d’Espagne17. Julien Blanc n’était pas un inconnu, les articles suscités par sa disparition le prouvent, et Jacques Audiberti l’évoque, dans Dimanche m’attend (1965), à l’occasion de l’enterrement de Drieu La Rochelle18 ; il n’avait de « blanc » que le patronyme, la tonalité de ses romans étant fort noire, « cafardeuse », comme l’écrivait Marcel Espiau à la parution de Seule, la vie... en 1943.
11Le cas de Luc Dietrich est un peu différent, car son évolution, au cours d’une vie très brève – il est mort à 31 ans – a été autre19 : sa fréquentation de Lanza del Vasto l’aura conduit sur des chemins étrangers au désespoir comme le montrent Le Dialogue de l’amitié (1942) ou L’Injuste grandeur (posthume, 1951). Mais on ne peut oublier qu’il fit une entrée, très remarquée, en littérature avec Le Bonheur des tristes (1935) et L’Apprentissage de la ville (1942), édités par Denoël : ces deux récits, qui font toucher à plusieurs reprises le fond de la nasse, reflètent terriblement la déréliction commune à tant des individus qui hantent les romans des années trente à cinquante. Le Bonheur des tristes a été régulièrement réédité jusqu’en 1997, les articles de réception ont été abondants20, mais il n’y a eu, jusqu’ici, que peu d’études qui fassent comprendre pourquoi l’écriture de Dietrich est à la fois si singulière et si symptomatique de son temps, cherchant au bout de la nuit la promesse de l’aube.
12Cette lueur Jean Douassot n’avait guère de chance de l’apercevoir depuis La Gana, que Maurice Nadeau avait publié en 1958 et que l’on réédite aujourd’hui21 ; la violence, morale et verbale, la brutalité du style, qui vont au-delà de ce que Louis Calaferte, par exemple, avait tenté avec son Requiem des innocents (1952), en font un des livres les plus inquiétants à l’égard de la possibilité même du discours romanesque. Une telle menace, Raymond Guérin, qui était pourtant partisan de « tout dire », l’avait sentie en lisant et en préfaçant Ainsi soit-il, le roman qui inaugurait, en 1947, l’étonnante carrière de Maurice Raphaël, comme je l’ai indiqué dans un article22 – on voudra bien me pardonner de tant me citer – pour le titre duquel j’avais plagié Marguerite Yourcenar, sans vraiment tenir compte des réalités de l’opération alchimique convoquée : l’« œuvre au noir », en l’occurence, me paraissait, et me paraît encore, l’expression la mieux appropriée pour désigner l’entreprise raphaëlienne.
13Je rappellerai que Maurice Raphaël n’est que l’un des nombreux pseudonymes de Victor-Marie Lepage et que le choix du nom23 de l’archange, qui a guéri le vieux Tobit de sa cécité et l’inspire à louer le Seigneur, ne manque pas d’ironie : quoi de plus définitivement privés de lumière, par exemple, que des textes comme ceux réunis par les éditions J.A.R. (Jeunes Auteurs Réunis), en 1953, sous le titre L’Emploi du temps et dont l’exergue est emprunté à un blues de Langston Hugues24, l’un d’eux, Les Yeux de la tête, mettant justement en scène un aveugle ? Mais quoi de plus lucide également que cette Morte saison (1954) qui, davantage peut-être que Claquemur (1948), justifie la formule inventée par André Breton à l’occasion : « cryptesthésie lyrique des bas-fonds »25 ? Les bas-fonds, ceux de Paris et d’ailleurs, feront certes le succès d’Ange ( !) Bastiani, le pseudonyme le plus connu de Lepage, mais, avant d’entamer cette carrière commerciale, lassé par l’échec de ses « vrais » romans, Raphaël avait visité les lieux secrets de l’âme humaine et n’en avait pu rapporter que des images « fondues au noir ».
14Il faut également rappeler, au sujet de Maurice Raphaël, qu’Ainsi soit-il avait été publié par Jean d’Halluin qui dirigeait les éditions du Scorpion et qu’il voisinait, au catalogue de cette trop éphémère maison, en cette même année 1947, avec Raymond Guérin, pour La Main passe, Raymond Queneau qui, signant Sally Mara, donnait On est toujours trop bon avec les femmes et, surtout, avec Boris Vian, sous son patronyme pour L’Automne à Pékin, alias Vernon Sullivan pour Les Morts ont tous la mime peau ; J’irai cracher sur vos tombes, sorti en novembre 1946, devait devenir le best-seller de la saison littéraire 47 et rendre célèbres l’auteur et l’éditeur.
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15Ce qui me semble intéressant est ce phénomène qui, naissant en ces années- là, va fragiliser la démarcation entre la « bonne » et la « mauvaise » littérature, avec toutes les acceptions que revêtent ces qualificatifs : il y a certes du jeu dans l’« encanaillement » de Guérin et Queneau, il y a bien sûr un besoin d’argent dans la métamorphose de Vian en Sullivan et de l’intérêt, dans la politique éditoriale de d’Halluin ; mais il n’est pas indifférent que le roman « noir », au sens admis du terme, ait tenté des écrivains connus pour d’autres registres. Comme il n’est pas indifférent que Raphaël/Bastiani, avant de devenir l’un des meilleurs auteurs de la Série noire, que dirigeait Marcel Duhamel chez Gallimard, ait été d’abord l’auteur d’Ainsi soit-il. C’est pourquoi, sans vouloir confondre sans nuance les productions du « fleuve noir » et les ouvrages de Blanc ou de Dietrich, il me paraît opportun de se pencher sur un courant noir qui soit compris comme un ensemble de thèmes, de techniques et d’idées. On sait bien que le roman américain, dans les années quarante, a beaucoup influencé la création française, mais on ne se préoccupe pas toujours de savoir pourquoi ; or, ces causes, si elles sont indéniablement esthétiques, sont aussi profondément morales et je voudrais soutenir cette thèse en faisant appel à un écrivain malchanceux, une sorte de Simenon « en creux »26, je veux parier d’André Héléna (1919-1972), lequel a placé des dizaines de titres « noirs » chez autant d’éditeurs différents. En 1951, en guise de préface à son roman Le Festival des macchabées, Héléna rédige une « Défense du roman noir » dans laquelle il répond à ceux des « Littérateurs » qui accusent, au nom des bonnes mœurs, l’auteur « noir » d’être responsable des crimes réellement commis :
Si quelques écrivains n’avaient pris à tâche de montrer l’humanité telle qu’elle est et non pas telle qu’elle devrait être27, tout cela, paraît- il, n’existerait pas [...] Il n’y aurait plus que de bons fils, de tendres pucelles et de rougissantes fiancées. [...] Malheureusement nous sommes d’une génération qui avait vingt ans quand la guerre a éclaté. [...] Notre adolescence s’est écoulée dans un monde où les valeurs les plus évidentes étaient remplacées par l’aigent, le problème de la tripe, la chair et la haine.
Nous avons vécu les plus belles années de notre vie à éviter la mort partout présente, et la faim et le froid28.
16À peu de choses près, on croirait entendre le Guérin d’Un Romancier dit son mot29 fulminer contre les « plumitifs » qui se pincent le nez en feuilletant ses ouvrages d’un « réalisme » incommodant ; quant à Hyvernaud, son passage sur les « cabinets », dans La Peau et les os, ne dit rien de moins, je le cite pour mémoire :
Quand des écrivains feront des livres sur la captiviré, c’est les cabinets qu’ils devront décrire et méditer. Rien que cela. Ça suffira. Décrire consciencieusement les cabinets et les hommes aux cabinets. Si les écrivains sont des types sérieux, ils s’en tiendront là. Parce que c’est l’essentiel, le rite majeur, le parfait symbole.30
17Et Georges Hyvemaud, dans tous ses textes « théoriques », écrits avant qu’il compose ce premier récit, aussi bien ceux rassemblés dans L’Ivrogne et l’Emmerdeur31 que dans Feuilles volantes32, ne cesse de s’en prendre à l’hypocrisie des auteurs, et des lecteurs, qui mêlent sans discernement fiction et mensonge.
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18Il me semble donc important d’examiner dans quelle mesure le « roman noir », auquel ont contribué, entre autres, Simenon, Héléna. ou Bastiani, rejoint le courant noir d’un Bove, d’un Guérin ou d’un Gadenne ; tout en réfléchissant à ce qui, sur un plan générique, distinguerait les récits de Vian et de Sullivan, ceux de Queneau et de Sally Mara car la noirceur n’est pas moindre dans L’Écume des jours ou dans Un Rude hiver que dans les titres que ces deux mêmes auteurs ont donnés à un genre qui participe d’une « paralittérature », selon les catégories établies.
19La réponse tient sans doute au rapport entre le sérieux et l’ironie, au jeu avec les clichés, les conventions et les références, car le pont qui permet de joindre les deux bords d’une même écriture, la rive riche et la rive pauvre si l’on veut, je le verrais volontiers jeté par l’humour33 qui, livre après livre, sait construire de solides piles. Sous lui passe ce courant noir34 qui roule des eaux diversement troubles, d’une densité très variable mais dont aucune, au fond, n’est à laisser perdre si, comme je le pense, doit s’écrire une histoire la plus exhaustive possible de la vie littéraire entre le début des années trente et la fin du premier demi-siècle. Certes Léo Malet n’est pas Camus mais La Chute prend pour décor les bas-fonds d’Amsterdam et les canaux bataves n’y sont que le reflet des quais parisiens ; la différence, et elle est essentielle, j’y insiste, tient à l’intention – la hauteur de vue – et au travail sur le langage : c’est à ce décalage entre les degrés qu’il faut s’intéresser en identifiant, cependant, les matériaux communs qui les cimentent.
20Aux noms des principaux auteurs du courant noir que j’ai déjà cités, j’aimerais en ajouter quelques autres, que je convoque par ordre alphabétique et pour leurs romans les plus remarquables : Jean Forton35 (1930-1982), auteur de L’Oncle Léon (Gallimard, 1956) et des Sables mouvants (Gallimard, 1966)36 ; Jean Malaquais (1908-1998) et ses Javanais (Denoël, 1939)37 ; de Jean Marie Amédée Paroutaud (1912-1978), dont seuls Temps fous (Confluences, 1945)38 et La Ville incertaine (Robert Marin, 1950)39 furent publiés, en volumes, de son vivant, il faut aussi mentionner La Descente infinie (Puyraimond, 197740) et Le Pays des eaux (Le Tout sur le Tout, 1983)41 ; René de Solier dont La Meffraie (Minuit, 1951) apparaît d’une très grande force, morale et stylistique, dès lors qu’on est attiré par la lumière noire que les écrivains de l’après-guerre ont jetée sur l’humanité.
21Sous bénéfice d’inventaire, il faudrait leur adjoindre d’autres compagnons de misère littéraire, comme André de Richaud (1907-1968), dont La Douleur (1931)42, La Fontaine des Lunatiques (1932)43ou La Barrette rouge (1938)44 mêlent l’incarnat du sang à l’opacité noire de la folie et de la mort. Mais c’est à Emmanuel Robin (1900-1981)45 que je voudrais faire sa place, lui qui fut considéré par Bernanos et Mauriac comme l’initiateur du romanesque « moderne » pour son unique œuvre, ou presque, L’Accusé (1929)46, laquelle préfigure ces romans majeurs, de Céline ou de Beckett, qui traduisent, dans les années trente à cinquante, le malheur d’être né. On peut se demander pourquoi cet écrivain exceptionnel ne produisit quasiment plus rien après L’Accusé ; voici une réponse :
On peut difficilement exiger d’un auteur qui a su atteindre d’emblée à ce degré de noirceur et de désespérance qu’il poursuive longtemps dans la même voie sans mettre de l’eau dans son encre. Robin tenait sans doute trop à la pureté de son encre : d’un noir sans mélange.47
22Certes, la figure d’Emmanuel Robin n’est pas forcément emblématique mais, à la réflexion, il ne semble pas impossible de penser que, pour certains auteurs, la difficulté à les répertorier tient à leur refus d’être « noirs » une fois pour toutes.
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23C’est alors l’histoire de la réception des œuvres de notre corpus qui reste à écrire, dans une double perspective, celle de leur vie contemporaine et celle de leur « revie » littéraire, au moment de leur republication.
24S’il est tout à fait légitime de penser de La Nausée qu’il reste le seul roman vraiment « noir » de Sartre, cela ne vient pas, aujourd’hui, contredire fondamentalement l’accueil qu’on fit à ce premier ouvrage, en 1938, et ne porte aucun préjudice à son auteui, par ailleurs si prolifique. Estimer que Céline a donné un chef- d’œuvre de noirceur avec Voyage au bout de la nuit, et même si cela relève d’une optique légèrement différente, n’entame pas gravement le monument qu’est, par exemple, la trilogie nordique.
25Il en va autrement pour les écrivains d’une notoriété moindre, voire nulle, et c’est ce qui rend problématique leur inscription dans l’histoire de la littérature, dès lors que l’on s’attelle à une périodisation du siècle qui s’achève : pour revenir à Raymond Guérin, les meilleurs lecteurs – Arland, Etiemble – de son premier récit, Zobain (1936), qui n’a rien d’un roman noir, ont cru qu’il ne donnerait rien de mieux et c’est, justement, l’un des titres qui n’ont jamais été réédités ; quant à ceux qui voulaient voir dans Quand vient la fin (1941)48, perçu comme une étude naturaliste, sa facture définitive, ils ignoraient qu’il renouvellerait complètement sa manière avec La Tête vide (1952)49, proche à la fois du roman noir américain et du Nouveau Roman français. Aussi, pour classer Guérin dans un chapitre de l’histoire de la littérature, faudrait-il le compter au nombre des auteurs du courant noir qui, eux, ont donné à leur(s) œuvre(s) une teinte uniforme, tels Calet, Hyvernaud ou Raphaël ? Et, du coup, négliger ceux de ses romans qui échappent à cette catégorisation ? A contrario, étant donné que l’on ne saurait faire de Paul Gadenne un auteur noir, faudrait-il pour cela ignorer Le Vent noir (1947) dans la liste des meilleures réussites de ce courant ?
26Les questions, on le voit, sont complexes dès lors que l’on cherche à définir des critères de périodisation : doit-on indexer les auteurs, les ouvrages ou les genres ? S’agissant du courant noir sur lequel je me suis interrogé, je crois que la méthode la moins aléatoire est de dénombrer les titres parus au cours de la période de référence, de leur reconnaître des points communs (types de personnages, techniques narratives, options philosophiques ou morales...) et de contextualiser la production de ces ouvrages au plan socio-politique, idéologique ou culturel. Certes, il y a, dans la période trente-cinquante, des écrivains « noirs » comme il y a eu, à la fin du dix-neuvième siècle, des décadents : mais on sait que, si Huysmans a donné au décadentisme À rebours, ce n’est pas pour autant que l’on peut en faire un écrivain, à part entière, de ce mouvement Il est donc prudent, pour certains auteurs au moins, de reconnaître leur contribution à une forme esthétique d’une période définie sans les y reclure ; c’est vrai, quant à la tonalité, des romanciers que je viens d’évoquer, c’est vrai, quant au genre, de ceux qui ont participé au courant noir autrement que par le roman noir, si celui-ci, au vingtième siècle, ne doit désigner que le roman « policier », ce que je conteste, évidemment : nul n’ignore que Georges Simenon, pour ne citer que lui, a écrit des romans très fortement noirs en dehors de la série des « Maigret ».
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27Je dirais volontiers que pour bien périodiser, il faudrait savoir se défaire des clichés et des idées reçues, ce qui me paraît moins improbable dès lors que l’on s’attache davantage aux textes qu’à la personnalité de ceux qui les ont écrits : c’est ainsi que l’on admettra dans le courant noir tel ouvrage, fut-il isolé, d’un auteur tout pétri d’humanisme et dont le talent, dans ce registre, surpasse celui de tel écrivain abonné au désespoir, dixit la doxa. Je ne livre pas de noms puisque ce sont les titres et eux seuls qui, en définitive, instruisent l’histoire de la littérature.
Notes de bas de page
1 Ce récit aurait été, en fait, écrit en 1927, donc peu après Mes Amis ; voir la quatrième de couverture de la réédition au Castor astral en 1987.
2 Voir mon article « Mes Amis : une écriture blanche pour un roman noir ? », à paraître dans Roman 20-50, n° 31, juin 2001.
3 Rééd. Paris, Le Dilettante, 1996.
4 Rééd. Nantes, Le Passeur, 1997.
5 Rééd Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1996.
6 Ainsi que l’atteste la correspondance entre Calet et Paulhan, établie par Jean-Pierre Baril, à paraître.
7 Rééd. Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1979.
8 Nouveau nouveau recueil, Paris, Gallimard, t.III, 1992, p. 120.
9 Le Grand recueil, Lyres, Paris, Gallimard, 1961 ; rééd. Poésie, 1980, p. 49.
10 Exprimé avec une extrême justesse par le portrait que Jean Dubuffet a fait de son ami – ils se sont beaucoup vus à Vence où Calet est mort – et mentionné dans Dominique Aury, Vocation : clandestine, Paris, Gallimard, 1999, p. 81. Ce portrait, reproduit dans la réédition des Murs de Fresnes (1945), Paris, Viviane Hamy, 1993, p. 125, a été donné par Dubuffet au Musée des Arts décoratifs de Paris en 1967.
11 Presses Universitaires de Lyon, 1999.
12 Voir l’article de Georges-Olivier Châteaureyaund dans le Journal des Lettres et de l’Audiovisuel, n° 24, été 1997, p. 61-62.
13 Peau d’ours. Notes pour un roman, édité par Christiane Martin du Gard chez Gallimard en 1958 ; rééd. L’Imaginaire, 1985, p. 121.
14 Voir, par exemple, Roman 20-50, n° 12, décembre 1991, et, au-delà des différents articles qui ont marqué le centenaire de sa naissance, l’ouvrage d’Henri Godard, Louis Guilloux, romancier de la condition humaine, Paris, Gallimard, 1999. Voir aussi Louis Guilloux, écrivain, Presses Universitaires de Rennes, 2000.
15 « Julien Blanc : une voix dans le désert », Roman 20-50, n° 14, décembre 1992, p. 117-123.
16 « Julien Blanc, Luc Dietrich, Jean Douassot : le roman de l’enfance malheureuse, une question de bon genre ? », Roman 20-50, n° 18, décembre 1994, p. 129-137.
17 Voir l’article de Paul Renard, « Deux romans pour l’Espagne républicaine : Nous reviendrons (1946) de Louis Parrot et Le Temps des hommes (1948) de Julien Blanc », Roman 20-50, n° 25, juin 1998, p. 189-200.
18 Rééd. Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1993, p. 266-267.
19 Julien Blanc n’a vécu, malgré tout, que quarante-trois ans (1908-1951). Luc Dietrich, né en 1913, est mort en 1944.
20 Voir la bibliographie établie par Frédéric Richaud dans le Cahier Luc Dietrich qu’il a coordonné au Temps qu’il fait en 1998, p. 246-256.
21 Marseille, André Dimanche, 1999 ; l’auteur, octogénaire, y a repris son nom de Fred Deux, qui l’a fait connaître comme peintre. Voir l’article de François Kasbi dans La Quinzaine littéraire, 15-31 juillet 1999.
22 « Maurice Raphaël : une œuvre au noir », Roman 20-50, n° 13, juin 1992, p. 199-206.
23 Qui signifie « Dieu a guéri »...
24 « Ma vie c’est rien/Mais un tas de Dieu sait quoi/J’ai dit que ma vie c’est rien/Qu’un tas de Dieu sait quoi/juste une chose après une autre/Ajoutée à tous les ennuis » ; deux des trois nouvelles de ce recueil, Les Yeux de la tête et Les Chevaux de bois sont ivres, ont été rééditées séparément par Le Dilettante en 1986 et 1992.
25 Voir la quatrième de couverture de la réédition au Tout sur le Tout (1983).
26 Sa photographie la plus célèbre le montre « pipe au bec », mais moins assuré que le créateur de Maigret.
27 Formule qui prouve qu’Héléna connaissait ses classiques.
28 Paris, Armand Fleury, p. 5-6.
29 Paris, Corréa, 1948 ; rééd Charlieu, La Bartavelle, 1997.
30 Paris, Editions du Scorpion, 1948, p. 53-54. C’est ce chapitre qui avait été publié dans Les Temps modernes, n° 15, décembre 1946.
31 Lettres à sa femme, 1939-1940 ; édition établie, annotée et présentée par Andrée Hyvernaud, Paris, Seghers, 1991.
32 Inédits de 1935 à 1944 réunis par Andrée Hyvernaud, avec la collaboration de Christian Pouillon et Roland Desné, Paris, Le Dilettante, 1995.
33 À la suite d’Henri Godard qui l’a dit de Céline, notamment dans son introduction au tome II des Romans, (Paris, Gallimard, La Pléiade, 1974), j’ai tenté de montrer à propos de Guérin, de Raphaël ou d’Hyvernaud que l’humour est la vertu la plus remarquable des écrivains désespérés ; voir mon essai Raymond Guérin. Une écriture de la dérision, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 148 et suiv.
34 Il est amusant de noter que les collections « noires » empruntent des images nettement référentielles, ainsi « Le Moulin noir » des éditions du Champ-de-Mars où André Héléna avait publié Passeport pour l’au-delà en 1962 ; ce titre fait partie d’une fresque en dix volumes, Les Compagnons du destin, « formant une anthologie du malheur et de la pègre de l’Après-guerre », selon les termes de l’éditeur Fanval, qui a repris la série en 1988.
35 Libraire à Bordeaux, il avait lié amitié avec Guérin et publié, de ce dernier, Du côté de chez Malaparte à l’enseigne de La Boîte à clous, en 1950. Voir l’article de Jean-Claude Raspiengeas, « Je n’ai pas connu Jean Forton », dans Grandes Largeurs, n° 6-7, printemps-été 1983, p. 79-83.
36 Rééd. Paris, Le Dilettante, 1997.
37 Rééd. Paris, Phébus, 1995.
38 Rééd. Paris, Puyraimond, 1977.
39 Rééd. Paris, Puyraimond, 1976 ; Paris, Le Dilettante, 1997.
40 Rééd. Paris, Le Tout sur le Tout, 1983.
41 Les textes qui constituent ce recueil avaient été publiés d’abord dans différentes revues, comme Confluences, Les Quatre vents ou Poésie vivante, entre 1941 et 1962.
42 Rééd. Paris, Grasset, Les Cahiers rouges, 1988.
43 Rééd. Nantes, Le Passeur, 1995.
44 Rééd. Paris, Grasset, Les Cahiers rouges, 1987.
45 À ne pas confondre avec Armand Robin (1912-1961), l’auteur du recueil Le Temps qu’il fait, Paris, Gallimard, 1941.
46 Un deuxième récit, Catherine Pecq, fut publié en 1933 mais contre le gré de l’auteur qui n’en était pas satisfait. D’abord paru sous le titre Accusé, lève-toi, imposé par l’éditeur (Plon), Robin avait toujours souhaité que son premier roman, dûment corrigé et rebaptisé L’Accusé, fût réédité ; ce qu’ont fait les éditions Phébus en 1986.
47 Préface à l’édition citée, p. 16.
48 Corrigé et augmenté de Après la fin, Paris, Gallimard, 1945.
49 Rééd. Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1998.
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