La poésie du lieu dans la littérature du xxe siècle
p. 151-160
Texte intégral
1Même si elle caractérise largement la poésie du xxe siècle, la question de la relation au lieu n’est pas nouvelle, et remonte au moins à Rousseau, Nerval, Thoreau, dans une acception qui a largement marqué les modernes. On est déterminé par un lieu, et on le cherche, l’évidence du pays natal ou rencontré devenant de plus en plus problématique.
2Les grands noms auxquels on peut songer tout d’abord pour l’écriture du lieu au xxe siècle sont Barrés et Proust, avec respectivement La Colline inspirée (1912) et Du côté de chez Swann et plus particulièrement « Noms de pays » (1913). Mais ces grands romanciers, dont les œuvres ont été publiées avant la guerre de Quatorze, n’ont pas connu de postérité directe chez les poètes, et si l’on songe à une naissance de la modernité poétique, c’est après le premier conflit mondial qu’il faut la situer avec les surréalistes, même si l’on néglige ainsi Apollinaire, mort trop tôt mais parrain du mouvement, ainsi que Ségalen, Saint-John Perse et Claudel, indépendants.
3Les surréalistes se constituent – entre autres – contre Barrés, avec le fameux procès intenté à l’écrivain en 1921. Il s’agit surtout d’un désenchantement, car l’auteur du Culte du moi a compté pour les jeunes Aragon et Breton. Cependant la question du lieu n’est pas centrale dans cette dénonciation, ou plutôt elle l’est indirectement, sans que le mot même soit employé, sous le forme de la dénonciation du nationalisme. Dans l’acte d’accusation, Barrés est présenté comme
un des piliers du boulangisme, un des lieutenants de Paul Déroulède, un des instigateurs de l’Affaire Dreyfus, un des dénonciateurs de Panama, nationaliste, apôtre du culte des morts, président de la Ligue des Patriotes, [...] auteur de La Grande pitié des églises de France, partisan de la revanche, l’homme de l’annexion de la rive gauche du Rhin, l’homme de Jeanne d’Arc.1
4On distingue un premier Barrés, proche de la jeunesse, d’un second, réactionnaire2
5Toutefois le lieu tel qu’il apparaît chez Breton et Aragon est sans rapport avec ce qu’il était chez Barrés, encore que l’on puisse remarquer une sacralisation chez Aragon qui n’est pas sans relation avec ce que dit l’auteur de La Coltine inspirée. Aragon dans Le Paysan de Paris (1926) emploie le terme même de « lieu » et rêve d’une « métaphysique des lieux3 », liée à une notion de « mystère4 » : or le propos initial de Barrés dans La Colline inspirée, même si ensuite il « dérape » dans le nationalisme et la religiosité, n’est pas loin :
Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse.5
6Aragon prend toutefois bien soin de se démarquer des « lieux sacrés6 », et pour montrer leur modernité, les surréalistes auront à cœur de célébrer la ville où ils vivent. Quand Aragon évoque la campagne, il s’agit d’un univers marqué par la modernité automobile :
Si je parcours les campagnes [...] ce sont de grands dieux rouges, de grands dieux jaunes, de grands dieux verts [...]. Bariolés de mots anglais et de mots de création nouvelle, avec un seul bras long et souple, une tête lumineuse et sans visage, le pied unique et le ventre à la roue chiffrée, les distributeurs d’essence ont parfois l’allure des divinités de l’Egypte ou de celles des peuplades qui n’adorent que la guerre. Ô Texaco motor oil,
Eco, Shell, grandes inscriptions du potentiel humain !7
7Dans la ville Aragon choisit le lieu le plus artificiel, le plus dépourvu de végétation et de respiration aérienne, à savoir le passage, qui en est comme la quintessence. Et s’il évoque « le sentiment de la nature », notion romantique dont il se moque, c’est dans le cadre urbain des Buttes-Chaumont, cerné par le chemin de fer de ceinture et le « halètement des rues8 ». C’est à Paris que vit désormais le paysan, et tout n’y est qu’artifice. Et pourtant l’on y trouve des lieux, au cœur de la capitale.
8Il s’agit du lieu traditionnel, du haut-lieu comme le célébrait Barrés pour découvrir des lieux modernes et pourtant pas moins spirituels. Ainsi commence Le Paysan de Paris :
On n’adore plus aujourd’hui les dieux sur les hauteurs [...]. L’esprit des cultes en se dispersant dans la poussière a déserté les lieux sacrés. Mais il est d’autres lieux qui fleurissent parmi les hommes, d’autres lieux où les hommes vaquent sans souci à leur vie mystérieuse, et qui peu à peu naissent à une religion profonde.9
9Ces lieux se situent dans le passage, alliant tradition et modernité, passé et présent, car ils sont bien l’émanation de la grande ville et en même temps, à la manière des anciens hauts-lieux ce sont des centres, des microcosmes où le monde entier se rassemble. Dans le passage de l’Opéra, les quatre points cardinaux sont réunis :
C’est un double tunnel qui s’ouvre par une seule porte au nord sur la rue Chauchat et par deux au sud sur Le Boulevard. Des deux galeries, l’occidentale, la galerie du Baromètre, est réunie à l’orientale (galerie du Thermomètre) par deux traverses, l’une à la partie septentrionale du passage, la seconde tout près du Boulevard, juste derrière le libraire et le café qui occupent l’intervalle des deux portes méridionales.10
10Breton dans Nadja deux ans plus tard ne trouvera pas d’emblée son lieu, contrairement à Aragon, mais il erre dans Paris en compagnie de la femme aimée et s’exprime lui aussi en termes de lieu. Le lieu, une fois qu’on l’a trouvé, se caractérise par son évidence, et par le fait qu’on ne souhaite plus le quitter. Ainsi la Place Dauphine est-elle
un des lieux les plus profondément retirés que je connaisse, un des pires terrains vagues qui soient à Paris. Chaque fois que je m’y suis trouvé, j’ai senti m’abandonner peu à peu l’envie d’aller ailleurs, il m’a fallu argumenter avec moi-même pour me dégager d’une étreinte très douce, trop agréablement insistante et, à tout prendre, brisante.11
11Breton pour justifier ce magnétisme s’exprime en termes sexuels – pour lui « c’est à ne pouvoir se méprendre, le sexe de Paris qui se dessine sous ces ombrages12 » – et de fait pour les surréalistes ces labyrinthes ressortent du mystère de la femme, goût pour l’érotisme qui est une des caractéristiques de ce mouvement. Pour Aragon les passages, humides et hantés par la prostitution, sont une gigantesque métaphore féminine.
12Breton se promène dans la ville, et pourtant c’est grâce à une retraite à la campagne, au manoir d’Ango, qu’il a pu écrire. Aragon ne parle du « sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont » que pour mieux s’en moquer, alors que Breton ne dédaigne pas la nature. Dès 1937, dans L’Amour fou, celle-ci devient le cadre même de son aventure, avec tout d’abord le pic du Teide à Tenerife, avec lequel Breton souhaite se confondre13, puis la promenade au Fort-Bloqué, qui fait retrouver à l’auteur ses origines bretonnes. Enfin, en 1944, Arcane 17 mettra en scène le fameux Roché-Percé, perdu au large de la Gaspésie, sans que jamais les grandes villes américaines soient évoquées. Néanmoins les surréalistes ont toujours été perçus comme urbains, et c’est contre ce parisianisme que se dresseront les écrivains du lieu, qui tous revendiqueront une province ou décriront Paris comme un village.
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13Les surréalistes ont tenu le devant de la scène jusqu’à la guerre, puis l’engagement prédominera, et enfin l’existentialisime éclipsera un peu la poésie. Cependant un mouvement profond commence dès les années trente, en écho aux romanciers-poètes que sont Ramuz et le Giono de la première époque. À partir de 1925, Ramuz publie chez Grasset avec La Grande peur dans la montagne (1926), La Beauté sur la terre (1927), Derborence (1934), Si le soleil ne revenait pas (1937), et il influencera aussi bien Giono dans un premier temps que plus tard Jaccottet, vau- dois comme lui. Face à la modernité urbaine des surréalistes, on ose revendiquer ses racines, suisses ou provençales. C’est l’époque des grands romans lyriques de Giono, avec la trilogie de Pan et surtout Le Chant du monde (1934), œuvres qui feront l’admiration du jeune René Char, qui écrira à Giono pour demander sa collaboration à la revue Méridiens.
14Follain publie en 1935 son Paris, et il réussit le tour de force de faire ressur- gir la terre sous le pavé. Il n’est que de rappeler l’incipit : « Un jour, je sentis que sous le pavé de Paris il y avait la terre...14 ». Arraché à Canisy, le poète éprouve le besoin de retrouver la campagne, au cœur même de la capitale. Char de son côté, rompant avec le surréalisme, redécouvre la Provence, et c’est à partir de 1938 qu’il commence à élaborer le futur Fureur et mystère. De même, c’est en 1937 que Range écrit la Petite suite vivaraise, qui témoigne également d’un retour au lieu. Cependant à ce moment-là ces poètes, sinon les romanciers, ne sont guère connus et le mouvement qui les inspire est souterrain, naissant.
15Une nouvelle poésie fait son apparition, tournée vers le monde concret et non la magie du songe. Cette génération reprochera vivement aux surréalistes d’avoir bafoué le lieu, le recouvrant d’une glose qui l’anéantirait. Ainsi Bonnefoy dénoncera-t-il « l’image surréaliste [qui] brouille la figure de notre lieu, nous prive de la musique du lieu15 » et Follain ainsi que Jaccottet rêveront d’une poésie sans images, pour accéder directement au réel.
16Cette inspiration ne doit toutefois pas être confondue avec le régionalisme, qui s’était développé dans la première moitié du siècle et qui, s’il ne s’y était pas borné, avait tendu au renouveau des langues vernaculaires (provençal, alsacien, breton) dans un esprit folklorisant. Les poètes de la génération qui suit le surréalisme sont certes nostalgiques du passé, mais fondamentalement modernes, ils savent que celui-ci jamais ne reviendra. Enfin, s’ils sont liés à une province, les écrivains du lieu ont toujours eu une envergure nationale, vivant souvent à Paris et s’y faisant éditer, au contraire d’un mouvement régionaliste fonctionnant en circuit fermé par opposition à la capitale.
17Giono aura une position ambiguë pendant la guerre, cependant tel ne sera pas le cas des futurs poètes du lieu, qui ne se réclameront pas de lui. Par nécessité beaucoup de citadins redécouvrent la campagne où ils se réfugient – tel est le cas des membres de l’Ecole de Rochefort -, et le maquis constitue également une expérience fondamentale pour quelqu’un comme Char.
18La poésie du lieu pendant la guerre est marginale – moderne, pas faite pour plaire à Vichy. On peut penser en particulier à Terraqué du communiste Guillevic paru en 1942, la même année que Le Parti pris des choses, du résistant Ponge, avec déjà des poèmes sur Carnac16 et le Carnet du bois de pins qui date de 1940 et se veut révolutionnaire :
Je tiens en tout cas que chaque écrivain « digne de ce nom » doit écrire contre tout de qui a été écrit jusqu’à lui [...] – contre toutes les règles existantes notamment.17
19Ces écrivains n’exaltent pas la communauté paysanne, célébrée par Vichy pour qui « la terre ne ment pas », mais une campagne solitaire, « paysages avec figures absentes » comme le dira plus tard Jaccottet. Alors qu’un monde disparaît, celui de la nature et de l’amitié de l’homme avec le monde, il est important de le nommer, tout en connaissant sa précarité. Peut-être a-t-on ici également l’opposition entre le roman, qui met en scène des personnages, et la poésie, qui s’attache davantage au lieu.
20Pendant la guerre, le devant de la scène est occupé par les poètes de l’engagement, comme Aragon et Éluard ainsi que les innombrables « poètes casqués » de Pierre Seghers. À la Libération, après un moment d’intense effervescence poétique, la poésie se fait plus discrète et se voit attaquée par Sartre dans « Situation de l’écrivain en 1947 ». Cependant Sartre, qui n’est pas vraiment familier de la poésie, s’en prend au surréalisme et ignore la poésie du lieu qui est en train de prendre son essor.
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21Les anathèmes de Sartre n’empêchent pas la poésie de se développer, d’autant plus que l’écrivain, pourtant auteur d’un remarquable article sur Ponge18, est perçu comme complètement coupé du monde poétique. Char après le silence – volontaire – de la guerre publie abondamment, Frénaud écrit tout en différant la composition des recueils, les plus jeunes (Jaccottet, Bonnefoy, du Bouchet) lentement mûrissent. La poésie du lieu est éclatée, même si certains auteurs se connaissent et se fréquentent : à part la fraternité avec Camus et les peintres, Char est plutôt solitaire, tout en protégeant dans leurs débuts Jacques Dupin et André du Bouchet ; Frénaud, Follain, Guillevic, se voient souvent à Paris ; des amitiés vont s’ébaucher pour Jaccottet dans les milieux de la NRF avec Ponge et de la revue 84 avec d’hôtel et Thomas.
22Pourquoi un tel épanouissement de la poésie du lieu à ce moment- là ? L’expérience du lieu commence paradoxalement par la perte, et ceci permet de comprendre que le lieu, qui pourrait sembler réactionnaire, est lui aussi moderne. Certes la fascination qu’il suscite, à l’image de la grotte de Lascaux découverte en 1940, est manifestement d’ordre régressif. On souhaite s’enfouir pour retrouver le temps perdu, et selon une logique nervalienne à laquelle Proust fait écho, la dimension spatiale ou plutôt « locale » est indissociable de la dimension temporelle. Selon l’épithète de nature employée par Frénaud, le pays est toujours « vieux ».
23Le pays aimé est généralement le pays de l’enfance (Char, Follain, Frénaud, Bonnefoy, Schéhadé, Saint-John Perse...) et l’on tend à idéaliser une époque à jamais révolue : âge d’or d’une civilisation rurale où l’unité était le village, vaste famille où chacun respectait autrui et le monde. Alors était le bonheur, dans l’harmonie du monde et de la nature. Aujourd’hui le « chef-lieu » n’est plus, la Sorgue agonise, « se meurt la patrie désirable19 ».
24Au courant progressiste du surréalisme dont la figure emblématique, célébrée par Benjamin, est le passage, aurait ainsi succédé à partir des années trente une constellation de poètes éventuellement de gauche (Char, Guillevic), et néanmoins en réaction contre le modernisme qui avait inspiré les avant-gardes du début du siècle. Peu à peu toute référence au monde contemporain disparaîtra, on évoquera soit un passé indéfini (Follain), soit une nature archaïque et sacrée (Char, Jaccottet) dans une langue assagie, renouant avec la tradition.
25Or la nostalgie n’est pas le fait des seuls poètes du lieu. Les tenants de la modernité étaient pris dans l’histoire et rendaient compte de leur époque, c’est-à- dire de la grande ville. Pourtant ils ne célébraient pas le progrès mais montraient l’usure, le passage. Devant les bouleversements haussmanniens, Baudelaire regrette le vieux Paris ; Aragon évoque un lieu voué à la démolition ; et Benjamin étudie le xixe siècle.
26La poésie du lieu s’oriente souvent vers la prose, et le commentaire, la méditation philosophique, l’emportent sur le vers proprement dit. L’influence de Heidegger (progressicement traduit ) est importante dans ces années, et la poésie, comme celle de Hölderlin étudiée par le théoricien allemand, se fait pensante, interrogeant notre rapport au monde.
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271960 pourrait correspondre à un choc entre la modernité de Tel Quel et la nostalgie des écrivains du lieu. Or la revue, par opposition à l’existentialisme et à Sartre, se place sous le haut patronage de la poésie et de Ponge, présent presqu’à chaque numéro. Dans la logique de ce poète, qui pourrait être aussi celle de tous les écrivains du lieu, on se propose d’aller à la rencontre des choses les plus simples. Le non-engagement de la revue durera jusqu’en 1968, et il faut attendre les années soixante-dix pour que se développe un marxisme virulent.
28Cet « inengagement », pour reprendre le mot de Barthes, va de pair au début avec une grande importance accordée à la littérature du lieu, dans une convergence entre poésie et Nouveau Roman, qui est le mouvement littéraire sur lequel s’appuie la revue avant d’élaborer sa propre doctrine. Ce lieu peut être réaliste comme « La Presqu’île » de Jean Cayrol20, mais aussi plus philosophique et abstrait21, comme dans les admirables textes de Jean Laude22 accompagnant « Retour », la traduction par Michel Deguy de la conférence de Heidegger sur Hölderlin.
29La revue publie du Bouchet et Dupin, et en dehors de sa production propre qui va devenir prépondérante avec Denis Roche, Marcelin Pleynet, Jacqueline Risset, elle célèbre la poésie du lieu, comme le montre un important article de Pleynet en forme de bilan poétique de l’année 196123. Tout commence par une prise de position à l’égard de l’engagement ; le lieu est ensuite défini comme sujet privilégié de l’interrogation des poètes. Les maîtres de cette nouvelle poésie sont reconnus comme étant René Char, Henri Michaux, Francis Ponge ; de même Jaccottet est-il régulièrement salué. Pleynet remarque que l’inspiration de ces poètes néglige la ville24, mais il espère que d’autres prendront le relais.
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30Cependant le véritable asile de la poésie du lieu sera à partir de 1967 L’Éphémère, dirigé d’abord par Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Louis-René des Forêts et Gaëtan Picon – ce dernier pour une courte période ; après 1968 se joindront aux trois premiers Paul Celan, Jacques Dupin et Michel Leiris. Cette inspiration se poursuivra dans la revue qui, en 1973, prendra la succession de L’Éphémère, Argile, toujours éditée chez Maeght, mais dirigée cette fois par Claude Esteban. Argile est à partir de 1978 paralysée entre avant-garde et simplicité du lieu. Quand la revue s’interrompt en 1981, les uns, comme Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, rejoindront Michel Deguy et Po&sie, les autres regagneront la NRF qui ne les avait jamais abandonnés et se fera d’autant plus accueillante lorsque Réda en prendra la direction.
31L’écriture du lieu dans la période qui va de la guerre à nos jours comporte des œuvres majeures, dans lesquelles la théorie accompagne la pratique : dans Les Matinaux, Char en 1950 célèbre la Provence d’une écriture déliée, versant tempéré et lumineux de son inspiration généralement plus âpre ; dans Retour amont en 1965 on apprend que si l’on remonte à la source, « le pire lieu déshérité qui soit », ce n’est que pour rejaillir un peu plus loin, plus fort. La fragmentation chez René Char n’est pas seulement un fait d’écriture, il s’agit de la manière dont Char conçoit le monde. En effet pour ce poète, à l’instar des anciens peuples, l’univers n’est pas homogène, mais constitué d’un ensemble de points plus intenses, vivants, méritant que l’on s’y arrête. Comme le dit Char dans la Lettera amorosa en 1953, alors c’est l’extase :
Il est des parcelles de lieux où l’âme rare subitement exulte. Alentour ce n’est qu’espace indifférent. Du sol glacé elle s’élève, déploie tel un chant sa fourrure, pour protéger ce qui la bouleverse, l’ôter de la vue du froid.25
32Ces points aimantés de l’espace sont animés par la présence des dieux, qui en disent la qualité vivante et fascinante. Proches et lointains nous ne parvenons pas à les saisit, ainsi le lieu. Le paysage est alors l’espace d’un instant l’occasion d’un miracle, d’une épiphanie, et il convient de savoir respecter le sacré entrevu.
33Un des textes peut-être les plus importants de la littérature du lieu est celui de L’Arrière-pays de Bonnefoy (1972), ouvrage en prose dans lequel le poète définit le « vrai lieu » par la dialectique de l’ici et de l’ailleurs dont il est de centre :
Un lieu et l’évidence ont été identifiés l’un à l’autre, l’ici et l’ailleurs ne s’opposent plus.
34Et Bonnefoy d’évoquer « la présence, le fait du sol, depuis son recourbement qui produit un lieu26 ». C’est à Jaïpur ou à Amber que Bonnefoy reconnaît le « vrai lieu » dans L’Arrière-pays en 1972. Cependant plus tard, dans un article de la revue Autrement sur les hauts lieux, en 1990, il dira qu’il faut se méfier des lieux reconnus, et que le plus souvent c’est au détour d’un terrain vague, salué par le seul poète, que se trouve le vrai lieu :
Sur le terrain vague, là où l’on brûle des planches, dans la fumée, on peut comprendre ce qu’est le lieu, le vrai lieu, mieux qu’à Lhassa ou à Nara.27
35Pour mieux aboutit, comme Réda, il faudrait éviter les sites trop chargés d’histoire, s’attachant à des lieux plus modestes que le poète va rendre mémorables :
36Je ne décrirai que les lieux qui m’auront attiré parce qu’ils sont sans mémoire, auxquels s’ouvre le refuge de la mienne...28
37La Semaison (1971), suivie en 1996 de La Seconde semaison, est un journal de graines, mêlant réflexion et ébauches poétiques, et à la vérité la réflexion est présente dans toutes les œuvres de prose. Dans L’Entretien des muses (1968), le critique nostalgie des écrivains du lieu. Or la revue, par opposition à l’existentialisme et à Sartre, se place sous le haut patronage de la poésie et de Ponge, présent presqu’à chaque numéro. Dans la logique de ce poète, qui pourrait être aussi celle de tous les écrivains du lieu, on se propose d’aller à la rencontre des choses les plus simples. Le non-engagement de la revue durera jusqu’en 1968, et il faut attendre les années soixante-dix pour que se développe un marxisme virulent.
38Cet « inengagement », pour reprendre le mot de Barthes, va de pair au début avec une grande importance accordée à la littérature du lieu, dans une convergence entre poésie et Nouveau Roman, qui est le mouvement littéraire sur lequel s’appuie la revue avant d’élaborer sa propre doctrine. Ce lieu peut être réaliste comme « La Presqu’île » de Jean Cayrol29, mais aussi plus philosophique et abstrait, comme dans les admirables textes de Jean Laude30 accompagnant « Retour », la traduction par Michel Deguy de la conférence de Heidegger sur Hölderlin.
39La revue publie du Bouchet et Dupin, et en dehors de sa production propre qui va devenir prépondérante avec Denis Roche, Marcelin Pleynet, Jacqueline Risset, elle célèbre la poésie du lieu, comme le montre un important article de Pleynet en forme de bilan poétique de l’année 196131 Tout commence par une prise de position à l’égard de l’engagement ; le lieu est ensuite défini comme sujet privilégié de l’interrogation des poètes. Les maîtres de cette nouvelle poésie sont reconnus comme étant René Char, Henri Michaux, Francis Ponge ; de même Jaccottet est-il régulièrement salué. Pleynet remarque que l’inspiration de ces poètes néglige la ville32, mais il espère que d’autres prendront le relais.
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40Cependant le véritable asile de la poésie du lieu sera à partir de 1967 L’Éphémère, dirigé d’abord par Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Louis-René des Forêts et Gaëtan Picon – ce dernier pour une courte période ; après 1968 se joindront aux trois premiers Paul Celan, Jacques Dupin et Michel Leiris. Cette inspiration se poursuivra dans la revue qui, en 1973, prendra la succession de L’Éphémère, Argile, toujours éditée chez Maeght, mais dirigée cette fois par Qaude Esteban. Argile est à partir de 1978 paralysée entre avant-garde et simplicité du lieu. Quand la revue s’interrompt en 1981, les uns, comme Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, rejoindront Mchel Deguy et Poesie, les autres regagneront la NRF qui ne les avait jamais abandonnés et se fera d’autant plus accueillante lorsque Réda en prendra la direction.
41L’écriture du lieu dans la période qui va de la guerre à nos jours comporte des œuvres majeures, dans lesquelles la théorie accompagne la pratique : dans Les Matinaux, Char en 1950 célèbre la Provence d’une écriture déliée, versant tempéré et lumineux de son inspiration généralement plus âpre ; dans Retour amont
Notes de bas de page
1 « L’Affaire Barrés », dossier préparé et présenté par Marguerite Bonnet, Paris, José Corti, Actual, 1987, p. 25.
2 Ibid, p. 52 : « quoique j’aie aimé le premier Barrés et qu’il ait exercé sur moi une longue influence, aujourd’hui sa première attitude m’est presque aussi antipathique que la seconde. » (Jacques Rigault).
3 Aragon (Louis), Le Paysan de Paris, « Le Passage de l’Opéra », Paris, Gallimard, Folio, 1990.
4 Ibid, p. 20.
5 Barrés (Maurice), La Colline inspirée. Monaco, Ed. du Rocher, 1993, p. 9.
6 « L’esprit des cultes [...] a déserté les lieux sacrés ». (Aragon, op. cit., p. 19).
7 Ibid., p. 144-145.
8 Ibid., p. 176-177.
9 Ibid, incipit, p. 19.
10 Ibid, p. 22.
11 Breton (André), Nadja, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 695.
12 Selon un commentaire que Breton fera plus tard dans La Clef des champs, cité dans les notes de La Pléiade, p. 1545.
13 « Teide admirable, prends ma vie ! [...] Je ne veux faire avec toi qu’un seul être de ta chair.. » (André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, Folio, p. 98).
14 Follain (Jean), Paris, Paris, Phœbus, 1978, p. 17.
15 Bonnefoy (Yves), « Entretien avec John E. Jackson sur le surréalisme » (1976), Entretiens sur la poésie 1972-1990, Paris, Mercure de France, 1990, p. 83.
16 Guillevic (Eugène), Terraqué, Paris, Gallimard, Poésie, 1968, p. 56-57.
17 Ponge (Francis), La Ragi de l’expression, Paris, Gallimard, Poésie, 1980, p. 169.
18 Sartre (Jean-Paul), « L’Homme et les choses », Situations I, Paris, Gallimard, 1978, p. 226-270.
19 Frénaud(André), « Vieux pays », Depuis toujours déjà, Paris, Gallimard, Poésie, 1984, p. 161.
20 Tel Quel, n° 1, Printemps 1960, p. 9-13.
21 Tel Quel, n° 6, été 1961.
22 Tel Quel, n° 2, été 1960 et n° 7 automne 1961.
23 Pleynet (Marcelin), « Poésie 1961 », Tel Quel, n° 8, hiver 1961.
24 Ibid, p. 56
25 Char (René), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1983, p. 345.
26 Bonnefoy (Yves), L’Arrière-pays, Genève, Skira, Les Sentiers de la création, 1972.
27 Bonnefoy (Yves), « Existe-t-il des « hauts lieux » ?, Hauts lieux ; Autrement n° 115, mai 1990, p. 19.
28 Réda (Jacques), « Un Voyage aux sources de la Seine », Recommandations aux promeneurs,, Paris,Gallimard, 1988, p. 125.
29 Jaccottet (Philippe), « Remarques », L’Entretien des muses, Paris, Gallimard, 1987, p. 301.
30 Ibid, p. 305.
31 Ibid
32 Jaccottet (Philippe), Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, 1976, p. 9.
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