Le refus du contrat : L’Homme sans qualités
p. 47-56
Texte intégral
1Tout texte narratif, si l’on reprend les observations d’Umberto Eco1, implique une « coopération prévisionnelle du lecteur ». C’est dire qu’il repose sur un contrat implicite auquel aucun texte littéraire n’échappe, même lorsqu’il est tenu par un très grand nombre de lecteurs potentiels pour illisible, comme c’est le cas par exemple de Finnegan’s wake de James Joyce. Le recours d’Umberto Eco à la notion de « Lecteur Modèle » soulignait le fait que tout écrivain porte en lui, lors de l’élaboration même de son projet, l’image d’un destinataire avec lequel il engage un contrat de lecture dont les termes sont définis par les codes culturels dans lesquels il s’inscrit : codes linguistiques, codes génériques, et plus largement ceux des institutions culturelles dans lesquelles le texte est destiné à fonctionner. Le cas de Robert Musil et de son Homme sans qualités paraît faire problème au regard de ces constatations dans la mesure où la notion de contrat semble ici récusée à tous les niveaux du texte.
2Le refus des engagements contractuels – et plus largement des conventions qui régissent les rapports humains dans le contexte de la civilisation européenne – est fortement thématisé par le roman musilien, à partir de ses personnages d’abord. La figure centrale, éponyme, Ulrich, désigné par son ami Walter comme « un homme sans qualités » (ein Mann ohne Eigenschaften), c’est à dire « sans caractère propre », sans identification possible à une catégorie sociale ou professionnelle particulière, refuse toutes les formes d’engagement, familial, sentimental, professionnel, artistique, politique… Les liens qui le rattachaient à sa famille avant l’apparition de sa « sœur oubliée » (Die vergessene Schwester) au début de la troisième partie du roman, semblent avoir été des plus distendus. Le père n’est évoqué que de manière allusive dans les développements précédents. Il n’apparaît véritablement dans le récit que sous la forme d’un cadavre à l’occasion de ses obsèques. L’absence totale de la figure de la mère, le caractère très flou des rapports de parenté signalés par Ulrich à propos du personnage de Diotime (Ermelinda Tuzzi) qu’il désigne comme sa cousine, les rares indications que nous pouvons relever sur l’enfance de l’Homme sans qualités, contribuent à composer l’image d’un individu libre de toute attache. Ses rapports érotiques avec Léone, Bonadea, Clarisse ou Gerda ne l’engagent pas davantage : aucun contrat de fidélité ne saurait être attendu de sa part dans ce domaine. Sa réputation d’homme frivole s’accorde avec l’absence d’unité qui fonde aussi son Eigenschaftlosigkeit (absence de « qualités »). La manière dont il se dégagera par ailleurs des responsabilités politiques qui lui avaient été confiées dans le grand projet autrichien de l’Action Parallèle, la légèreté même de son comportement dans le cercle de Diotime où ce projet patriotique est censé se développer, sont d’autres illustrations de ce refus des engagements qui caractérise d’abord Ulrich.
3Agathe, désignée symboliquement comme la « sœur jumelle », voire « siamoise2 » manifeste, dans un autre registre, le même irrespect congénital à l’égard des contrats. Son geste inaugural dans le roman consiste à falsifier le testament de son père, ainsi qu’à profaner le rituel funéraire en glissant l’une de ses jarretelles dans la poche du mort avant la fermeture du cercueil, tournant ainsi en dérision les dernières volontés du défunt, qui avait pensé avoir organisé par avance les détails de ses obsèques, et souhaité être enterré avec ses décorations. Le comportement étrange d’Agathe laisse prévoir ses attitudes provocatrices à l’égard des normes sociales en général dans la suite du roman. Son indifférence à l’égard des lois s’exprimera par exemple à propos de son projet de divorce avec son second mari, le professeur Hagauer. Les relations ambivalentes qu’elle noue avec l’autre pédagogue, Lindner, qui a décidé de la réconcilier avec ce qu’il tient pour les valeurs de la vie, relèvent aussi de la provocation envers ces mêmes valeurs éthiques, morales et religieuses qui fondaient le contrat social dans la société habsbourgeoise.
4D’autres figures de cet univers de fiction peuvent apparaître, à d’autres titres, comme l’expression du refus des conventions : l’infidélité aux engagements est un trait récurrent dans le monde « cacanien », satire de la société autrichienne de la Double Monarchie, où régnaient l’indolence (die Nachlässigkeit), l’irrésolution (die Unentschlossenheit), le laisser-aller (die Fahrlässigkeit). Rien ici ne peut arriver, ainsi que l’annonçait ironiquement le titre de la première séquence du roman : « Woraus bemerkenswerter Weise nichts hervorgeht » (D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit), parce que les « grandes idées » sont toujours abandonnées, personne n’acceptant de les prendre véritablement en charge.
5Mais le refus du contrat, lorsqu’il s’agit plus précisément de ce type d’engagement implicite qui lie un écrivain à son public, se trouve problématisé dans le texte musilien à partir des représentations qui nous y sont données de l’activité littéraire : Robert Musil y a inscrit plusieurs personnages de littérateurs qui composent, a contrario, une image de son refus d’accepter le jeu littéraire et les compromis qu’il suppose. Arnheim, qui occupe une place importante dans le cercle de Diotime, est un riche industriel allemand qui rend grotesque par là même l’entreprise patriotique autrichienne baptisée « Action Parallèle » (Parallelaktion) ayant d’abord pour but de devancer les initiatives allemandes de même nature et de les concurrencer. Mais Arnheim est aussi présenté comme le type du « Grand-écrivain » (Der Großschriftsteller). Ce représentant du monde des affaires est aussi un polygraphe dont les livres connaissent de grands succès en raison de l’éclectisme de leurs sujets propres à répondre aux attentes des publics les plus variés :
Bald im wirtschaftlichen, bald im politischen oder im kulturellen Teil der großen Blätter aller Nationen erschien eine Nachricht über ihn, die Würdigung einer Arbeit aus seiner Feder…
Tantôt à la page économique, tantôt à la page politique ou culturelle des grands journaux de tous les pays, on trouvait son nom, la recension d’un ouvrage de sa main…3
6Une telle réputation littéraire ne va pas sans contraintes :
umgeben von dem Zauberschein seines Reichtums und dem Gerücht seiner Bedeutung, mußte er immer mit Menschen verkehren, die ih auf ihre Gebiet überragten, aber er gefiel ihnen als Fachfremder mit überraschenden Kenntnissen von ihrem Fach und schüchterte sie ein, indem er in seiner Person Beziehungen ihrer Welt zu anderen Welten darstellte, von denen sie keine Ahnung hatten.
Auréolé du halo magique de sa richesse et du bruit de son importance, il devait constamment fréquenter des gens qui, dans leur domaine propre, lui étaient supérieurs ; il leur plaisait pourtant, parce qu’il avait une connaissance étonnante de leur spécialité pour un non-spécialiste, et il les intimidait dans la mesure même où sa personne représentait une relation entre leur monde et d’autres mondes dont ils n’avaient pas la moindre idée.4
7Cette gloire mondaine, fondée sur une « alliance de l’esprit avec les affaires, du bien-être avec la culture livresque » (Diese Verbindung von Geist, Geschäft, Wohlleben und Belesenheit), est perçue par Ulrich comme « intolérable au plus haut point » (im höchsten Grade unerträglich)5. Elle implique à ses yeux un opportunisme grossier. Arnheim est une sorte d’Arlequin social composé de tous les talents exploitables. La critique biographique, à la recherche de « clefs » pour éclairer l’œuvre de Robert Musil a cru voir derrière ce personnage Walter Rathenau, homme politique allemand, industriel et auteur de nombreux ouvrages. Mais ce sont, à l’évidence tous les écrivains à succès qui sont ici visés. Franz Werfel ou Thomas Mann, autres contemporains de Musil, pourraient aussi bien être évoqués dans la mesure où l’auteur de L’Homme sans qualités leur reprochait de trop sacrifier aux exigences commerciales et mondaines de l’édition littéraire. D’autres types de producteurs de textes, également soumis à des impératifs d’ordre social ou idéologique, traversent le roman : le poète pacifiste Feuermaul, qui incarne « l’une des composantes de l’esprit du temps » (ein Exponent des Zeitgeistes), ainsi que le définit le général von Stumm dans la séquence 38 de la troisième partie du roman, orne l’une des périodes du salon de Diotime. Le journaliste Meserichter, auquel ses chroniques flatteuses pour les gens de pouvoir ont valu le titre envié de « Conseiller gouvernemental », est un autre exemple de compromission entre les talents d’écriture et les intérêts matériels et mondains.
8Le refus du contrat littéraire est surtout manifeste de la part de l’homme sans qualités lui-même à travers les rapports qu’il entretient avec la littérature : Ulrich s’adonne à l’écriture, mais de manière exclusivement privée. Le Journal qu’il rédige demeure secret. Agathe le découvre clandestinement d’abord. Y sont consignées des notes, des réflexions personnelles qui ne paraissent pas orientées vers un public et qui ne sont en aucun cas déterminées par une demande sociale6. On est tenté de renvoyer sur ce point au comportement de Robert Musil lui-même à l’égard de la littérature. Le développement de son œuvre a été marqué par une succession de refus d’intégration dans le champ littéraire : le succès, exceptionnel, de son premier roman, Les désarrois de l’élève Törless, en 1906, aurait pu lui ouvrir une heureuse carrière d’écrivain s’il avait répondu aux sollicitations de son premier éditeur. Il préféra alors se détourner de la littérature, estimant que l’accueil ainsi réservé à son roman de la part d’un public nombreux traduisait un malentendu. Il se consacra alors à des études de philosophie, préparant sa thèse sur Ernst Mach. Cet autre type de production textuelle, qui l’orientait aussi vers un autre champ contractuel possible, celui d’une carrière universitaire, ne pouvait pas non plus le satisfaire. Ayant obtenu son doctorat, il refusa la proposition qui lui était faite d’un emploi d’assistant à l’université de Graz. Il revint alors à des travaux plus littéraires, composant des nouvelles et des pièces de théâtre dont les choix thématiques et formels se heurtaient aux conceptions de la majorité de ses contemporains, et l’exposaient à des difficultés matérielles. Les avatars de l’édition de L’Homme sans qualités à partir de 1930 illustrent encore cette difficulté de Musil à se soumettre à des contrats. Seule la patience de son éditeur Rowohlt a permis alors de faire paraître les premiers états du texte, qui ne représentaient qu’une petite partie de ce qui avait été écrit7.
9Mais le refus de la « coopération prévisionnelle du lecteur » se traduit surtout ici par les choix structurels du roman. L’apparente désorganisation des séquences, même dans les parties contrôlées par l’auteur lors de l’édition, le caractère désinvolte et souvent provocateur des titres attribués à ces chapitres, la figuration ironique dans de nombreux passages des instances entre lesquelles se joue le « contrat de lecture », peuvent être analysées de ce point de vue.
10La désorganisation du récit, son aspect discontinu, sa dispersion entre des intrigues parallèles qui semblent ne se rencontrer que sous l’effet du hasard, les effets de suspension et d’inachèvement auxquels elles aboutissent, sont autant de données propres à décevoir l’horizon d’attente des lecteurs, et à les dissuader de poursuivre la lecture. Le caractère proliférant du texte renforce ces effets, ainsi que sa structure de type « gigogne », telle « scène » n’apparaissant souvent que comme un prétexte à des conversations au cours desquelles se développent des réflexions divergentes par rapport à l’intrigue esquissée, le recours à des sous-titres qui pourraient compenser par leur fonction indicielle ce manque de cohérence s’avérant inopérant. La première séquence du roman, placée dans un ensemble désigné comme « une manière d’introduction » (Eine Art Einleitung), nous annonce, nous l’avons vu, que « rien ne s’ensuit ». Elle situe d’emblée le lecteur dans un champ de contradictions. Dans la suite, des formules de titres assez traditionnelles (« Amis d’enfance », « Rupture avec Bonadea »…) alternent avec des énoncés métaphoriques plus énigmatiques comme « Un rayon brûlant et des murs refroidis », ou avec des formules délibérément provocatrices à l’égard du lecteur comme : « Un chapitre que peut sauter quiconque n’a pas d’opinion personnelle sur le maniement des pensées » (I, 28), ou encore : « Toujours la même histoire ou pourquoi n’invente-t-on pas l’Histoire » (I, 83).
11La tonalité ironique de la plupart de ces titres préfigure le régime du doute qui domine dans l’ensemble du texte, le statut hypothétique de la plupart des réflexions qui y sont consignées. Le lecteur en attente de certitudes ne peut qu’être déconcerté par ces dérobades fréquentes. Une observation de la manière dont sont exprimés les rapports entre les diverses instances à l’œuvre dans la communication littéraire dans L’Homme sans qualités corrobore ce refus du contrat de la part de l’auteur.
12Dans le plan de l’énonciation, le récit est d’abord pris en charge par un narrateur hétéro-diégétique du type « omniscient », dont la présence, occultée, se manifeste parfois plus précisément dans les chapitres réunis pour les éditions posthumes notamment, où il apparaît sous le nom de « l’auteur » (Der Autor). Ces séquences, présentées souvent, il est vrai comme des ébauches et études, associent des notes à la première personne et des aphorismes ou réflexions attribuées à Ulrich ou Agathe. Une structure complexe de relais de voix narratives qui se traduit notamment par des dialogues de facture très libre, mais aussi par des conversations rapportées ou encore des fragments de récits emboîtés, contribue à perturber le rapport auteur/lecteur. Le libre jeu de la conversation, qui procède le plus souvent de manière aléatoire, est parfois désigné, ainsi au début du fragment intitulé « Souffles d’un jour d’été » (Atemzüge eines Sommertags), auquel Musil travaillait encore le jour de sa mort, nous lisons :
Die Sonne war unterdessen höhergestiegen ; die Stühle hatten sie wie gestrandete Boote in dem flachen Schatten beim Haus zurückgelassen, und lagen auf einer Wiese im Garten unter der vollen Tiefe des Sommertags. Sie taten es schon eine ganze Weile, und obgleich die Umstände gewechselt hatten, kam es ihnen kaum als Veränderung zu Bewußtsein. Ja eigentlich tat dies auch nicht der Stillstand des Gesprächs; es war hängen geblieben, ohne ein Riß verspuren zu lassen.
Le soleil, entre temps, s’était élevé dans le ciel. Ils avaient abandonné les chaises telles des barques échouées dans l’ombre plate de la maison, et s’étaient étendus sur une pelouse, dans le jardin, dans la ronde profondeur du jour d’été. Ils étaient ainsi depuis assez longtemps, et, bien que les circonstances eussent changé, ils en avaient à peine conscience. Pas plus qu’ils ne remarquaient l’arrêt de la conversation : elle était restée en suspens sans trahir la moindre faille.8
13Le texte tend de plus en plus, à mesure qu’il se complète, à superposer les divers niveaux d'énonciation, de même qu’il mêle les époques historiques de référence, la période qui précéda la première Guerre mondiale se confondant parfois avec la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche dans les années trente.
14La manifestation de l’instance réceptrice n’est pas moins déconcertante. Les figures de lecteurs sont multiples et renvoient aux statuts les plus divers de la communication écrite : de nombreuses lettres sont données à lire à certains personnages : lettre du père à Ulrich, lettres d’Hagauer à Agathe et Ulrich, lettres de Clarisse. Le texte de L’Homme sans qualités se fait aussi l’écho de nombreuses lectures littéraires à travers les références à des œuvres célèbres, et l’usage fréquent des citations. Le recours à des citations, qui relève de la manie chez certains personnages comme le professeur Hagauer, est aussi une façon de dénoncer un certain manquement au contrat de lecture, de la part des lecteurs cette fois. L’exploitation d’un fragment de texte, détaché de son contexte dans le seul but de conférer une autorité à une opinion, ou plus simplement de se faire valoir dans un milieu social, est une manière de trahison. Ulrich lui-même n’est pas avare de citations qui l’aident souvent à préciser ses pensées, mais il n’en fait jamais étalage. Elles n’apparaissent que dans son Journal, essentiellement privé, ou dans des conversations avec Agathe qui est son double féminin. Sous les plumes d’Arnheim, ou du philosophe nietzschéen Meingast, ou encore mentionnées par Diotime, Walter ou Clarisse, elles prennent une valeur satirique. Agathe déclare par exemple dans une conversation avec Ulrich à propos de son mari au chapitre xxx de la troisième partie du roman :
Und ich glaube beinahe, was es an Musik, Dichtung und Kunst gibt, das gebildete Kreise entzückt, könnte ich auch ganz gut entbehren. Hagauer zum Beispiel nicht ; Hagauer braucht das allein schon für seine Zitate und Hinweise. Er hat wenigstens das Erfreuliche und Ordentliche einer Sammlung immer für sich.
Et je suis près de croire que toute cette musique, cette littérature et ces beaux arts qui font les délices des gens cultivés, je pourrais aussi fort bien m’en passer. Hagauer non par exemple ; Hagauer en a besoin, ne fût-ce que pour ses allusions et citations. Il a pour lui au moins le côté réjouissant et ordonné des collections9
15Agathe est elle-même lectrice : elle prend un plaisir secret d’abord à lire en cachette le Journal d’Ulrich qui nous est ainsi révélé indirectement avant qu’il ne nous soit montré dans son mouvement d’élaboration. Ce Journal se présente sous la forme de « papiers épars », de « notes raturées, incohérentes et pas toujours aisées à déchiffrer ».10 Cette lecture est une autre manifestation du goût d’Agathe pour le clandestin, l’effraction, par esprit de jeu. Ces passages ont aussi une valeur programmatique. Agathe précisera plus loin à son frère qu’elle a tout lu, « le commencement et la fin, et même ce qui est entre deux, bien que je n’aie pas tout compris ».11
16Curieux mode d’emploi d’un texte qui ne répond pas au type de dévoilement que propose habituellement le discours littéraire. Le Journal d’Ulrich est le miroir du roman dans lequel il est inséré : composé de réflexions sur la nature du sentiment par exemple, il multiplie les appendices, les projets de notes marginales « écartées de leur place primitive pour ne pas interrompre l’argumentation » :
In einem Anhang folgten nun noch einzelne Beispiele, die eigentlich Randbemerkungen hätten sein sollen, an der ihnen zugedachten Stelle aber unterdrückt worden waren, damit sie die Darlegung nicht unterbrächen. Und so gehörten diese aus dem Zusammenhang geratenen Nachzügler nun auch nicht mehr zu einer bestimmten Stelle, obwohl sie zum Ganzen gehörten und Einfâlle zu dessen möglicher Anwendung festhielten.
Dans un appendice suivaient quelques exemples isolés qui auraient dû servir de notes marginales mais avaient été écartés de leur place primitive pour ne pas interrompre l’argumentation. De la sorte, ces retardataires égarés n’avaient plus de place réservée, bien qu’ils fissent partie de l’ensemble et enregistrassent des idées utiles à son éventuelle application.12
17L’état actuel de l’édition du roman, telle qu’elle a été donnée par Adolf Frisé de 1978 à 1981, confirme cette observation. Le second volume qui rassemble plus de 1 000 pages de textes du « Nachlass » (fonds posthume), compte 300 pages de « feuilles d’étude et notices » (Studien-Blätter und Notizen), qui se rapportent légitimement au roman sans que l’on puisse les y intégrer aisément. On sait par ailleurs qu’une masse au moins aussi importante de textes perdus ou non encore répertoriés n’a jamais été publiée.
18Une telle disposition ne saurait pourtant, sans contresens, être interprétée comme un aveu d’indifférence à la composition du roman. Toutes ces notes, esquisses et ébauches reprises, réécrites, provisoirement abandonnées, révèlent au contraire une quête incessante, dès les premiers projets de l’œuvre qui remontent à l’année 1903, une constante recherche de la forme chez Robert Musil. Cette quête se heurtait aux conventions génériques trop complaisantes à ses yeux, qui ne pouvaient conduire qu’à mettre la réalité en ordre pour la satisfaction d’une majorité de lecteurs potentiels sans doute. L’Homme sans qualités récuse cette forme de contrat implicite. Ces textes ne cherchent pas non plus à sacrifier de manière systématique à des consignes de nouveauté, de subversion des codes, qui seraient une autre manière de s’assurer les faveurs d’un public.
19Musil savait que ses lecteurs seraient rares, parce qu’il convenait d’abord de transformer leur conception même de la littérature. L’une des notes recueillies dans l’édition d’Adolf Frisé disait ceci :
Die Leser sind gewöhnt zu verlangen, daß man ihnen vom Leben erzähle und nicht vom Widerschein des Leben in den Köpfen der Literatur und der Menschen. Das ist aber mit Sicherheit nur soweit berechtigt, als dieser Widerschein bloß ein verarmter, konventionell gewordener Abzug des Lebens ist. Ich suche ihnen Original zu bieten. Sie müssen also ihr Vorurteil suspendieren.
13Les lecteurs ont l’habitude d’exiger qu’on leur parle de la vie et non pas de l’écho de la vie dans les esprits de la littérature et des êtres humains. Ceci ne se justifie pourtant avec certitude que dans la mesure où cet écho n’est qu’une copie appauvrie et devenue conventionnelle de la vie. Je cherche à leur offrir l’original. Ils doivent en conséquence suspendre aussi leur préjugé.
20On peut s’interroger, pour conclure, sur les motifs profonds de cette attitude du refus du contrat littéraire de la part de Robert Musil. On pourrait y voir un aspect particulier de sa personnalité, non discordant par ailleurs avec une certaine représentation, quelque peu stéréotypée, d’une mentalité « Europe centrale » (Mitteleuropäisch) dont nous retrouverions des traits chez Kafka, Hermann Broch, Karl Kraus, Peter Altenberg et bien d’autres sans doute en littérature. On peut aussi mettre nos observations en relation avec le désarroi de toute une génération d’Européens profondément désorientée par les événements politiques qui ont marqué la première moitié du vingtième siècle, suscitant une remise en question des codes culturels dont on retrouve d’autres expressions en peinture chez les cubistes, les expressionnistes ou les dadaïstes, en musique, avec les explorateurs de la dissonance et de l’atonalité. Musil n’aurait sans doute pas récusé tout à fait de tels rapprochements. Mais ses défis reposaient sur des constatations d’une autre nature qui engageaient l’écriture comme mode de connaissance. Le caractère toujours fuyant de la réalité, l’indétermination constitutive de toute représentation, indépendamment des circonstances historiques dans lesquelles elle est située, fondent le paradoxe de l’écriture littéraire, pourtant perçue comme nécessaire. Dans un chapitre du fonds posthume intitulé Nachdenken (Réflexion) les pensées intérieures d’Ulrich nous sont présentées en ces termes :
Er war wohl offenbar ausgezogen, um mit allen Menschen davon zu sprechen ; aber es lag ja auch an dem Vorwurf selbst, daß sich nichts was man über ihn zu sagen vermochte, in einer fortschreitenden Art aneinander fügte, sondern daß sich alles ebenso vielfältig zerstreute wie berührte.
Bien sûr il était parti dans la vie pour en parler avec tout le monde ; mais l’objet même de sa recherche voulait que rien de ce qu’on pouvait en dire ne s’organisât d’une manière progressive : la dispersion y était aussi multiple que les contacts14.
Notes de bas de page
1 Notamment in Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Milan, 1979 et Paris, 1985.
2 Le frère et la sœur se déclarent « Siamesische Zwillinge » (jumeaux siamois).
3 Der Mann ohne Eigenschaften, I, Rowohlt, 1990, p. 192. Traduction de Philippe Jaccottet, L’homme sans qualités, vol. 1, éditions du Seuil, 1957, p. 230.
4 ibid. p. 193 (texte allemand) et 231-32 (traduction).
5 ibid p. 176-77. Je traduis.
6 Ulrich répond à sa sœur, lorsqu’elle lui reproche de lui avoir caché son Journal : « J’écris parce qu’il y a beaucoup de choses que j’aimerais comprendre mieux » (Seuil, II, p. 731). (Ich schreibe, weil ich manches verstehen möchte, Rowohlt, II, p. 1273)
7 Voir à ce sujet : Marie-Louise Roth, Robert Musil. Un écrivain au double visage, Balland, 1987.
8 Édition Rowohlt, II, p. 1232, traduction française, Seuil, II, p. 533-34.
9 Ibid. I, p. 955 et II, p. 326. Sur le statut des citations dans L’Homme sans qualités, voir l’article de Laurence Gahan-Gahida : « Poétique de la lecture chez Musil », in La lecture littéraire, numéro spécial Robert Musil, Klincksieck, nov. 2000, p. 72-89 et celui de Florence Godeau : « Ulrich, lector in fabula sine qualitatibus (…comme une méduse flottant dans l’eau) », ibid., p. 210 à 222.
10 op. cit. trad. française, II, p. 639-40.
11 ibid. p. 731.
12 ibid. Rowohlt, II, p. 1172 et Seuil, II, p. 694.
13 ibid. II, p. 1937. Je traduis.
14 Ibid. II, p. 1411 et II, p. 574.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007