Au-delà des frontières, une voix poétique intemporelle
p. 421-429
Texte intégral
1Joachim Du Bellay a quitté le royaume de France en 1560. Il n’avait que 37 ans mais son œuvre était déjà portée par un souffle poétique qui allait, au-delà des espaces, traverser les siècles. C’est donc avec une émotion toute esthétique que nous voulons rendre hommage, 450 ans après, au jeune poète angevin qui a si bien chanté son « Loir gaulois » et défendu la langue de son roi, à l’enfant de Liré qui contenait déjà dans son nom, les secrets d’une lyre prometteuse des plus beaux sonnets.
2Mais Liré c’est aussi l’Anjou, et au-delà le Val de Loire, la vallée heureuse où résonnent les plaisirs des Grands et les échos les plus beaux de la langue du roi, devenue officielle depuis 1535. Il lui fallait un défenseur dans un monde encore latin ou dialectal, il lui fallait un illustrateur pour la couronner et lui donner ses lettres de noblesse : ce fut Joachim Du Bellay, porte-parole de la jeune Pléiade des poètes de la région. À nouvelle langue, nouveaux mots et nouvelle poétique. Ce fut donc le fondateur de notre langue moderne, l’inspirateur des Lyriades et le poète qui a su faire d’une vie trop brève une œuvre encore vivante.
« Il a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs1 »
3Liré, c’est en effet le berceau du poète né en 1522 à la Turmelière dans une puissante famille de la région, illustre tant pour son ancienneté que pour son rôle dans l’Église et l’État. Mais le père de Joachim, Jean du Bellay appartient à la branche aînée qui ne connaît plus l’éclat passé. Marié à Renée Chabot, de petite noblesse, il vit retiré en Anjou avec ses trois enfants. L’ainé sera le tuteur de Joachim quand il sera orphelin. Plus tard, le poète dira dans la seconde Préface de L’Olive : « j’ay passé l’aage de mon enfance et la meilleure part de mon adolescence assez inutilement ». Pourtant, sa culture latine lui permet de commencer à Poitiers, en 1545, des études de droit qui doivent le préparer à l’état ecclésiastique, et la tonsure qu’il reçoit le rend digne de percevoir des bénéfices. Il y rencontre quelques poètes comme Macrin et Muret et, vers 1546-1547, Peletier et Ronsard, qu’il retrouve bientôt au collège de Coqueret, sur la montagne Sainte-Geneviève, dont Dorât est le principal. C’est là qu’il lie connaissance avec Jean-Antoine de Baïf. Tous travaillent ardemment et le surcroît de fatigue, joint à une nature fragile, déclenche chez lui une tuberculose pulmonaire et une surdité très grave dès 1552. Il publie en 1549 le manifeste de la Pléiade, La Deffence et illustration de la langue francoyse, L’Olive, l’Antérotique et les Vers lyriques. En 1550, paraît une seconde édition de L’Olive et la Musagnoeomachie. Des problèmes familiaux surgissent – la mort de son frère aîné, des procès de succession – mais le poète poursuit son oeuvre en publiant une traduction de l'Enéide, puis les Œuvres de l’invention de l’Autheur et, en mars 1553, la seconde édition de son Recueil de poésie tout en rédigeant L'Adieu aux Muses.
4Mais, Du Bellay n’a pas d’état et son oncle, le cardinal Jean du Bellay, qui vient de se voir confier par le roi Henri II la direction de la mission française auprès du Saint-Siège, lui propose, sans doute en raison de ses qualités de juriste et d’administrateur, de l’emmener à Rome comme intendant. Joachim part donc plein d’enthousiasme au printemps 1553 et, après être passé par Lyon et les Alpes, il arrive à Rome en juin. En tant qu’intendant et gentilhomme suivant, il gère la lourde organisation d’un somptueux palais et accompagne le Cardinal dans ses différentes obligations. Il participe donc à la vie romaine, politique et religieuse, troublée à l’époque par les rivalités espagnole et française dont Les Regrets nous laissent un tableau satirique. Le cardinal du Bellay avait été chargé de négocier avec Jules III, puis d’œuvrer en faveur du renouvellement de la trêve signée entre Henri II et le Pape le 16 avril 1552. Mais, après l’élection de Marcel II dont le pontificat ne dure que 21 jours, celle de Paul IV signe la disgrâce du cardinal : il n’a pas observé les recommandations d’Henri II lors du conclave de 1555 qui fit de Giovanni Pietro Caraffa le pape Paul IV mais a préféré soutenir celui qui va le nommer doyen du Sacré Collège et évêque d’Ostie. Aussi est-il bientôt déchargé de ses fonctions par Jean d’Avanson, chef de la délégation française auprès du Saint-Siège et ensuite par le cardinal de Lorraine, envoyé en mission à Rome. De plus, le neveu du Pape, Carlo Caraffa, ayant appris les relations qu’il entretient avec le cardinal Carpi du parti impérial, va le desservir auprès du pape, hostile à cette tendance. Celui-ci veut en effet délivrer l’Italie des espagnols et, pour cela, cherche l’appui des français. La trêve de Vaucelles (15 février 1556) est finalement rompue par la France en septembre 1556 et les troupes de Monluc et de Strozzi répondent à l’appel du pape. François de Guise, attiré par Naples, arrive à son tour. Mais, à la suite de difficultés et de revers, il est bientôt contraint, après le désastre de Saint-Quentin (10 août 1557), de regagner la France où de nouvelles hostilités s’étaient déclarées avec les impériaux depuis le début de l’année. Le pape se voit donc obligé de traiter avec l’Espagne. Dès lors, la France n’a plus de rôle à jouer en Italie et, tandis que le cardinal du Bellay reste exilé à Rome où il mourra en 1560, son neveu retourne en France.
5La situation n’y a guère changé. Mais Henri II aspire à la paix, après des combats trop fréquents et ruineux (Saint-Quentin, Calais, Guines). Les négociations, qui sont longues mais facilitées toutefois par le décès de Charles Quint (21 septembre 1558), aboutissent finalement à la signature du traité de Cateau- Cambrésis (3 avril 1559) et aux mariages d’Elisabeth de France, fille d’Henri II, avec Philippe II et de Marguerite, sœur du roi, avec Emmanuel-Philibert de Savoie, qui donneront lieu à de grandes fêtes tragiquement entachées par la mort du roi (10 juillet 1559). Il s’ensuit des bouleversements politiques et des renversements d’influences : François II abandonne la régence à sa mère, Catherine de Medicis, le connétable de Montmorency est écarté, François de Guise et le Cardinal de Lorraine ont des pouvoirs étendus. Diane de Poitiers est chassée. La répression religieuse, accentuée depuis l’édit d’Ecouen (2 juin), s’intensifie à la fin de 1559. À Paris et en Anjou, Du Bellay s’occupe de ses biens (plusieurs prieurés et des bénéfices ecclésiastiques) et des intérêts que le cardinal a conservés en France : droits dans l’administration d’évêchés, notamment ceux de Bayonne, Bordeaux, Limoges, Le Mans et Paris. L’administration de ces charges ne va pas sans difficultés comme le montrent les lettres qu’il adresse à son oncle. Il est aussi occupé, à la même époque, par le procès de la succession de son frère qui l’oppose au connétable de Montmorency pour la terre d’Oudon. Mais, en 1559, l’affaire trouve une issue et, en échange d’une indemnité, Du Bellay renonce aux droits sur le domaine de son neveu dont il avait la tutelle. Malgré sa santé fragile et sa surdité grandissante, il poursuit son œuvre poétique et, après avoir publié, entre autres, Les Regrets, les Divers jeux rustiques, Les Antiquitez et les Poemata, le Discours au Roy en 1558, il compose l'Ample Discours au Roy sur lefaict des quatre Estais du Royaume de France et fait paraître, en 1559, Le poète Courtisan et Le Tombeau de Henri II. Il travaille beaucoup à l’occasion du mariage de sa protectrice (9 juillet 1559) : non seulement il fait les Inscriptions du tournoi mais il publie un Epithalame sur le mariage de très illustre prince Philibert Emmanuel duc de Sauoye et très illustre princesse Marguerite de France (chez Morel en 1559) qui devait être mis en scène pour le festin nuptial. Son activité littéraire est donc intense et on en trouve des échos à la fois dans les lettres qu’il adresse au Cardinal pour justifier Les Regrets et dans celles qu’il envoie à son fidèle ami Jean de Morel. C’est dans le cercle humaniste, que ce dernier tient rue Pavée à Paris, qu’il retrouve entre autres, Jean Dorat, Salmon Macrin, Michel de L’Hospital, Jérôme de La Rovère. Bénéficiant, grâce au cardinal, de solides rentes, il mène donc dans la capitale une vie de lettré aisé. Mais, à la fin 1559, la santé du poète décline rapidement et, après avoir été invité par le cardinal Charles de Lorraine dans sa résidence de Meudon, il séjourne chez Claude de Bize où il décède d’une crise d’apoplexie, dans la nuit du 1er janvier 1560, à l’âge de trente-sept ans.
Une victoire sur le temps et l’espace
6Mais cette existence bien brève, qui a connu ses commencements dans le petit Lyré, s’est trouvée amplifiée par l’écriture tout comme le village qui l’a vu naître. Liré et son ardoise fine ont toujours été dans l’imaginaire de Du Bellay le symbole de l’harmonie heureuse, d’un temps où le poète « à la nuit brune » menait « danser les muses/sur le vert tapis d’un rivage écarté », une terre promise pour ce voyageur exilé sur les rives du « Tibre tortu ». Aussi Liré se pare-t-il des plus belles couleurs et prend-il dans l’Odyssée du poète les contours mythiques d’une Ithaque poétique à retrouver, lieu d’un retour chez soi et sur soi pour mieux retrouver l’inspiration créatrice. Aussi ce petit point sur la carte devient-il par l’écriture de Du Bellay un espace élargi à la France, mère des « arts, des armes et des lois », et aux terres natales de tous les exilés que le temps de l’écriture a éternisées.
7Le poète nourri de textes, de souvenirs, de formules tisse dans son œuvre poétique et, en particulier, dans Les Regrets que je vais prendre comme exemple, un réseau de références qui donne à l’écriture la profondeur des âges et l’immobilité des mythes. Sa voix se fait l’écho d’autres voix déjà immortalisées par l’écriture et ressuscitées par la mémoire du lecteur lettré2.
8Ce sont d’abord celles des écrivains contemporains ou du siècle précédent, ses amis de La Pléiade, notamment Ronsard, mais aussi celles des poètes satiriques italiens, comme Burchiello ou Berni et, en particulier, l’Arioste. Mais c’est sur le recueil tout entier que se profile l’ombre éloignée et prestigieuse de Pétrarque. Au-delà de ces échos, plus ou moins proches du poète et du lecteur contemporain, résonnent les voix nombreuses de l’immense concert des Anciens. Les poètes latins dominent ce chœur. Il s’agit surtout de Perse, Horace, Virgile, Ovide, Properce, Lucrèce, Claudien, Catulle, Térence, Stace, Martial, Tibulle, Juvénal. Mais les auteurs grecs, comme Héraclite, Homère, Hésiode, Socrate, Platon, ne sont pas absents. Ces voix qui traversent les siècles inscrivent les événements contingents des sociétés et éphémères des vies individuelles dans la répétition des âges. La permanence des visions esthétiques à travers des motifs, des éléments rhétoriques et stylistiques apparentés, souligne la récursivité des expériences et la continuité de l’espace temporel.
9Les lieux et les temps sont rapprochés dans le présent élargi de l’humanité. La Rome contemporaine est comparée à la Rome antique (p. ex. : l, lxxxiii), à multiples reprises : derrière le château Saint-Ange se profile le tombeau de l’Empe- reur Hadrien (cxiii), les dignitaires ecclésiastiques sont assimilés aux « saincts prestres Romains » (lxxvii), le chancelier Olivier est un nouveau Scipion (clxii). Mais « le Borgne de Libye » qui a ouvert « le chemin de France en Italie » est responsable des troubles actuels de Rome (xcv), le « bany Romain » est donné en exemple (l), le pédant critiqué au sonnet lxxvi est mis en parallèle avec le « Syracusien », les « beaux noms de Rome et de Grece » sont portés par des « faquins contemporains » (c), Paul IV est accusé d’imiter César (cxi), Néron est évoqué pour suggérer les malheurs de la Rome actuelle (cxiv). Cependant la France a les « escripts navarrois » si elle n’a ceux de Virgile ou d’Homère (clxxiii).
10Du Bellay est un nouvel Ovide, comme lui exilé loin de sa patrie et, même si les circonstances sont profondément différentes, il reprend en les assimilant des éléments des Tristes (ou des Pontiques), comme le montrent les poèmes liminaires « A monsieur d’Avanson » et « A son livre ». Il adopte la forme de l’épître qui devient « un discours rhétorique plus concerté3 », l’écriture du ressassement caractéristique du style du poète latin, le titre même de Tristes, repris dans les Pœmata et traduit par Regrets4. Des constantes se retrouvent de l’œuvre latine à l’œuvre française : le froid scythe, qui est déjà un thème favori de la poésie latine de l’Empire, est transposé par Du Bellay pour traduire l’hiver de l’âme aux sonnets viii, xxvii, l’impossibilité de créer ou de communiquer que connaît Ovide au milieu des Barbares est ressentie par notre poète aux sonnets vii ou x.
11L’allongement de la durée, la perte de l’identité que les sonnets élégiaques expriment souvent (p. ex. ix, x, xxiv, xxv, xxviii, xxxv, xlii) sont communs aux deux auteurs. On retrouve chez l’un et l’autre la même envie de se réfugier dans l’imaginaire (p. ex. aux sonnets xiii, xxv, xxxi). Le refus de la gloire, la prédilection pour la poésie simple, que Du Bellay affiche dès les premiers vers, sont déjà présents chez Ovide. Des motifs comme celui de la mer et de la tempête, qui sont véritablement récurrents dans Les Regrets (xxvi, xl, xlix, li, lvi, cxvi, cxxviii, cxxix), apparaissent à plusieurs reprises dans les Tristes.
12Des images, des tours ou des expressions rappellent aussi d’autres œuvres et inscrivent les poèmes dans une sorte d’âge d’or poétique. Horace lui inspire l’image de la danse des Muses (vi), bien répandue par ailleurs au xvie siècle, l’hyperbole « la moitié de mon âme » (viii), le parallèle entre le talent poétique et le cheval vieillissant (xvii)), l’expression « Heureux qui... » (xxxi), le premier quatrain du sonnet lxix, pour ne citer que quelques exemples.
13Virgile est aussi très présent à la pensée du poète. C’est L’Enéide qui fournit le plus de réminiscences : l’évocation de la Sybille (vii, clxxx) ou des Enfers (xvii, cxxxiv, cxxxvii, clxxiv), les allusions à l’apothéose réservée aux héros (xx) ou aux « campagnes humides » de la mer (cxxviii). Des proverbes latins ou provenant des Adages d’Erasme5 placent en marge du temps un grand nombre de poèmes, comme les sonnets vil, xxxiii, xlvi, xlviii, clxxxviii notamment.
14Certaines références contribuent plus particulièrement à faire pénétrer le lecteur dans un temps imaginaire et mythique. C’est un monde épique qu’évoquent les allusions aux romans merveilleux (cxii) ou aux œuvres de l’Arioste : les rivages d’Alcine (lxxxvii), les personnages de Roland et de Logistile (xxiii, lxxi, lxxxviii, lxxxix). Mais ce sont surtout les épopées d’Homère, de Virgile et de Ronsard qui, avec l’évocation des fables antiques, nous introduisent dans l’espace immuable des mythes6.
15La première partie des Regrets offre ainsi la vision d’un monde inconnu, où régnent : Mars et Saturne (xxv), d’une mer hostile bordée par le rivage des morts, aux portes mêmes de l’Enfer, où le temps semble s’être arrêté : « des Hyperborez les eternelz hyvers/ne portent que le froid, la neige, et la bruine » (viii), « Nous autres ce pendant, le long de ceste plage/En vain tendons les mains vers le Nautonnier sourd » (xvii). C’est un monde où le temps de l’errance est comparé à un siège de Troie (xxxvi) et qui contraste avec « le vert tapy d’un rivage escuarté » (vi), « le monde du Parnasse et des Muses et le séjour des bienheureux » (xvii). Ce milieu hostile qui semble frappé d’éternité devient dans la seconde partie une sorte de Chaos (lxxviii), un « cloaque immunde » comparé aux « estables d’Augee » (cix) où « se void le jeu de la Fortune » (lxxxii), où régnent « les harpyes friandes » (lxxxix). Mars y est « desenchainé » et Rome est une nouvelle « hydre » (cviii). En comparaison, la France représente l’Elysée (cxxxvii), la poésie évoque le siècle d’or (cxlvii), Apollon et les Muses, et la Rome antique, un lieu où régnaient « la paix et le bon temps » (lxxxiii). Mais, avec la présence de la Princesse Marguerite et le retour de l’inspiration poétique, ce siècle de fer se transforme progressivement en siècle doré (clxx) : il semble au poète voir « Des antiques vertuz les escadrons aelez/N’ayant rien délaissé de leur saison dorée » (clxxix). La princesse « de ses vertuz redore » « l’aage de fer » (clxxxv). Limbes, Enfers ou saison dorée, il s’agit toujours d’espaces mythiques aux marges de l’histoire où se croisent les ombres prestigieuses des dieux et des héros antiques dont les exploits parlent à la mémoire du lecteur et suscitent ses constructions imaginaires.
16Dans ce monde où se mêlent les allusions mythologiques (plus de 200 pour l’ensemble du recueil soit en moyenne une par sonnet pour les deux premières parties et deux au moins pour la fin) et les références à un réel stylisé, le poète évolue sous plusieurs masques et entre plusieurs figures empruntés à la fable7. Dans les poèmes élégiaques, il évoque le monde regretté de la grande poésie dominé par Apollon-Phœbus (iii-iv) qui règne sur le Parnasse et a transmis, avec les Muses, la fureur poétique (vii) à des maîtres prestigieux comme Horace et Pétrarque ou aux poètes inspirés comme Ronsard. Mais Jason et Ulysse (xxxi, xl) ne sont que des héros enviés auxquels il ne peut s’identifier. Si les grandes figures mythologiques sont convoquées pour caractériser le présent de l’auteur, c’est dans leurs aspects les moins glorieux. Le poète est un troyen assiégé (xxxvi), un Ulysse dans la tempête (xxxi, xlix), un marinier à « la nef percée » (xxxiv) que la Fortune (iii) a abandonné, un « Prométhée cloué sur l’Aventin » (x), un errant qui tend « les mains vers le Nautonnier sourd » (xvii). Mais ce sont surtout les figures humaines ou les représentations animales qui servent alors d’éléments de comparaison moins prestigieux pour le poète : il est semblable à l’ouvrier, au laboureur, au pèlerin, à l’aventurier, au prisonnier (xii), au « cheval d’âge » (xviii), il est l’agneau que sa « nourrice appelle » (ix), au milieu des animaux sauvages. Finalement le je omniprésent, en se drapant dans des représentations imaginaires transhistoriques, dit et redit son mal de vivre tout en se parant des traits exemplaires de l’exilé.
17Dans les sonnets satiriques, les attributs qu’il se donne le montrent encore de façon parfois négative : il n’est « digne de l’Or » (lx), il n’est pas prince (lxvii), ni seigneur, marquis ou comte (lxxiv) il n’est « plus rien qu’un vieil tronc animé » (lxxxvii. Mais, s’il fut jadis Hercule, désormais « Pasquin », il se nomme (cviii) et sa force sera d’essayer de « surmonter la fureur de cette hydre de Rome » (cviii). Aussi les figures, plus rarement appliquées à lui-même, le montrent-elles déterminé, dans le rôle d’un aventurier (i), d’un homme d’étude (lix), d’un guerrier animé par la vengeance (lxix, lxx) à l’exemple de Pithois, Nise, Pylade, Pythie, d’un Ulysse ou d’un Roger en proie à la séduction (lxxxvii-xc), d’un Jason emportant le butin de la toison dorée (xcm), d’un Ulysse arrivé à bon port mais accablé de soucis (cxxviii-cxxx) qui doit tenir « les yeux attachez en hault » (clv), du fils d’Anchise entrant dans l’Elysée (cxxxvii). Leje n’est donc plus replié sur lui-même mais tourné vers les autres dans une attitude critique.
18Dans les derniers sonnets, l’image de la Princesse Marguerite ranime son inspiration et même, en la voyant, il est « de merveille ravy » (clxxxv). Les figures sont davantage réservées aux interlocuteurs ou aux dédicataires qu’à l’énonciateur lui-même. Quand elles s’appliquent à lui ou à ses amis, elles ont trait à ses facultés de poète ou aux leurs. Aux Muses, il bâtit d’un « nouvel édifice un palais magnifique à quatre appartements » (clvii), il s’exhorte à faire résonner avec « l’aerain tortu » « ce que sonne Triton de sa trope tortue » (clxxvi), c’est un nouvel Orphée (clxxxvi) mais « il tend d’aelle trop foible et basse au premier rang » (clxxxiv) et souhaite, « comme un cygne nouveau, au ciel monter aveques plus haulte aelle » (clxxxix). On voit qu’à la fin du recueil, son esprit est « relâché de ce penible enfer », et « jouit du repoz des beaux champs Elysees » (clxxiv).
19La fable contribue donc à gommer l’individualité du poète et à marquer, par les étapes morales ou les valeurs qu’elle véhicule, son itinéraire poétique. Sa voix, plurielle, se fait l’écho de celles des autres poètes et place Les Regrets dans leur sillage, à la recherche du temps des émotions esthétiques qui est particulièrement bien servi par la textualité des sonnets.
20Le temps sans retour des événements qui fait la destinée des sociétés et des hommes s’inscrit en filigrane des Regrets comme générateur d’un autre temps, le temps intérieur du poète qui vit l’exil comme une durée sans fin, le séjour à Rome comme un âge mythique décadent, le retour en France comme une aspiration à l’intemporalité. Son écriture sélective, allusive et stylisée immobilise l’écoulement du temps dans un présent élargi ou omnitemporel. Sa voix reprend d’autres voix, le monde qu’il évoque renvoie à d’autres mondes. La forme qu’il modèle déroule ses tours et ses retours pour se replier sur elle-même. Le lecteur participe ainsi à un temps transhistorique très largement symbolique de la destinée mythique de l’humanité, de l’exil à la terre promise ou du temps perdu au temps retrouvé, celui de la reconquête du souffle poétique, de la victoire du poète sur l’homme.
21Le poète « a donc passé ainsi que la fleur des champs » mais son œuvre continue d’enchanter nos mémoires et de nous faire partager quelques éclats de son éternité.
Notes de bas de page
1 Adaptation d’une citation bien connue, extraite de l'Oraison funèbre à Henriette d’Angleterre de Bossuet.
2 Cf. A. Tournon, « Repérage et dissémination des vestiges textuels », Cahiers Textuel 33/44, 1994, n° 14, p. 9-20.
3 Cf. M. D. Legrand, « Exil et poésie : les Tristes et les Pontiques d’Ovide, Les souspirs d’O. de Magny, Les Regrets de Du Bellay, Littératures, n° 17, automne 1987, p. 33-47.
4 Cf. M. F. Marein, « Ovide, Du Bellay : l’exilé de Rome, l’exilé à Rome », CahiersJ. Laprade, 2, J. Dauphiné et P. Mironneau (éd.), 1994, p. 79.
5 Cf. A. Bertin, « L’écriture gnomique » et M. M. Legrand, « Les Adages d’Erasme au sein des Regrets de Joachim Du Bellay », Cahiers J. deLaprade 2, J. Dauphiné et P. Mironneau (éd.), 1994, p. 47 et 65.
6 Cf. R. Esclapez, « Rome “forêt de symboles” dans la poésie de Du Bellay », Ibidem, p. 23 : Y. Bellenger, « La fable moisie des Regrets », Cahiers Textuel 33/44, 1994, n° 14, p. 21-33 ; Serrier, « “D’un vers non fabuleux”. Le propre et le figuré dans Les regrets », Ibidem, p. 91.
7 Cf. C. Herzfeld, « Les Regrets entre Jason et Orphée », Actes du Colloque International d’Angers, 1989, Presses de l’Université d’Angers, éd. G. Cesbron, 1990, p. 119.
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