Discours à l’occasion du 450e anniversaire de la mort du poète de Liré
p. 417-420
Texte intégral
Lecture d’un sonnet de Du Bellay1
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
(J. Du Bellay, Les Regrets, 6)
1Monsieur le maire, cher Jean-Claude Antonini,
2Monsieur le président des Lyriades de la langue française, cher Dominique Brossier,
3Monsieur le délégué à la langue française et aux langues de France, cher Xavier North,
4Mesdames et Messieurs,
5Chers amis,
6Si j’ai choisi de vous lire le poème le plus célèbre de Du Bellay, alors que, bien sûr, tant d’autres sonnets méritent d’être relus sans cesse, c’est parce que je crois que son succès même illustre à la perfection la réussite du poète et son inscription profonde dans notre mémoire nationale.
7Il y a dans notre littérature – et indissociablement dans notre conscience à tous – un « moment Du Bellay ». C’est le moment très riche d’une Renaissance à la française. C’est par Du Bellay, avant tout, que l’attachement charnel à la France, à ses territoires et ses terroirs se construit, et il se construit au sein même de l’humanisme, à travers les deux figures du détour et du retour. Jacqueline de Romilly disait, je crois, « la culture, c’est le détour » et, au fond, l’intérêt du voyage initiatique de Du Bellay à Rome, le voyage humaniste par excellence (et pourtant c’était avant la Villa Médicis… !), ce n’est pas seulement la déception de constater que « Rome n’est plus dans Rome ». Ce n’est pas seulement le ballet corrompu de la cour pontificale et de ses « monsignori », qui « marchent d’un grave pas » et lui inspirent de savoureuses satires. Ce n’est pas seulement la maladie, les amis absents, l’aliénation d’un travail dans des bureaux avec ses intrigues et sa monotonie, une vie faite sur mesure pour désespérer un poète… Non, l’intérêt de ce voyage, c’est que, par le retour, Du Bellay transforme l’humanisme en un détour vers soi-même, vers ses racines repensées et reconquises. Celle de son terroir, de son « petit Liré », mais celles aussi de la grande lyre de la langue française.
8« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage et puis est retourné » : j’insiste sur le « et puis ». Je ne vais pas me livrer ici à un commentaire de texte, mais il est évident que le « et puis » n’est pas simplement temporel, il ne désigne pas seulement la suite des événements dans leur déroulement. Il n’est pas uniquement chronologique, mais il est aussi logique. Il suggère que le départ est nécessaire, mais qu’il est indissociable d’un retour aux sources ainsi revisitées et revivifiées, que les racines ne sont rien sans le détour humaniste, mais que le voyage, si indispensable soit-il, n’est pas le dernier mot de l’Homme. Car celui-ci doit trouver un séjour qui répond fondamentalement – et non seulement par un effet de rimes présent dans le poème – au cycle humaniste et enraciné du détour et du retour. C’est le même mouvement d’un nomadisme et d’une ouverture qui donnent tout son sens et toute sa profondeur à la sédentarité, que l’on retrouve dans cet autre séjour de l’être humain qu’est sa langue. Et Du Bellay, au fond, dans ce sonnet même, ne fait rien d’autre que cela, habiter le pays fertile de la langue française. Et ainsi, tout en chantant Liré et son « Loire gaulois », Du Bellay fait de la langue française un séjour, une « région où vivre », comme disait Mallarmé, la vraie patrie peut-être, celle de nos représentations, de nos modes de pensée et de sentir, celle du partage de la raison et de l’émotion. Cioran le disait : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre ». Cette langue, ce « séjour » que Du Bellay bâtit autant que ses aïeux, elle est elle-même un lieu du détour et du retour à travers les figures de la traduction et de l’adaptation, que ce soit du latin ou de l’italien, avec l’influence bien connue du grand humaniste Pétrarque. En cela, l’expérience de Du Bellay n’est peut-être pas si différente de celle que nous vivons aujourd’hui dans la mondialisation, c’est-à-dire un moment où la langue française peut et doit être à la fois séjour et ouverture. Et plus que jamais pour la « défense et illustration de la langue française » du xxie siècle, nous avons besoin d’une telle capacité à traduire, c’est-à-dire à accueillir la culture de l’Autre dans le creuset de notre langue, afin d’enrichir également notre langue et notre culture. Du Bellay nous suggère ainsi en somme qu’en matière de langue, la meilleure défense, c’est l’illustration. Non seulement il serait inutile et vain de transformer la langue en une forteresse assiégée, d’avoir une conception hexagonale et obsidionale de la langue. La meilleure défense, ce n’est pas la défense, si je puis dire, mais ce pas non plus l’attaque, selon la formule célèbre : c’est bien le rayonnement par les œuvres et, plus généralement, par l’hospitalité et la créativité. C’est bien la « défense et illustration », aussi liées l’une à l’autre que le voyage et le retour. Sur tout cela encore, Du Bellay nous donne une leçon toujours valable et sans cesse à méditer pas moins de quatre-cent cinquante ans après sa disparition.
9La Défense nous enseigne qu’une langue n’est ni un élément stable (car elle ne cesse d’évoluer et de se métamorphoser tout en restant elle-même), ni un composé chimiquement pur, car elle ne se refuse pas à l’emprunt. En ce sens, elle est une invention continue et collective, un peu à la manière de la nation selon Renan, ce « plébiscite de tous les jours ». C’est pourquoi il y a bien un usage et une conception de la langue qui nourrissent et soutiennent notre idéal démocratique. En effet, la langue est partage et c’est aussi pour cela que je suis ici aujourd’hui parmi vous. Pour célébrer la mémoire de Du Bellay, l’enfant du pays, comme viennent de le faire avec brio les comédiens qui nous ont dit les textes d’un magnifique « Tombeau de Du Bellay ». Mais c’est aussi pour rendre hommage au travail exemplaire accompli depuis plus d’une dizaine d’années, autour de ce « génie du lieu » et de cette figure tutélaire de notre langue et de notre littérature, pour saluer ces « ministres » de la langue française – c’est-à-dire ces grands serviteurs de langue française et de la francophonie – que sont les fondateurs et les dirigeants éclairés de l’association des Lyriades, qui forment un peu, à leur manière, une nouvelle « Pléiade »…
10Je ne pouvais répondre à leur amicale invitation sans les remercier chaleureusement et les gratifier aussi de cette distinction propre au ministre de la Culture qu’est l’Ordre des Arts et des Lettres. Ce n’est donc pas maintenant la séquence « France, mère des arts, des armes et des lois », mais plutôt « Angers, terre des arts et des lettres »… ! Je le fais avec émotion et avec reconnaissance pour un travail que je sais assidu et acharné parce qu’il est passionné. La journée d’aujourd’hui et tout le festival des Lyriades en témoignent avec éclat.
11C’est pourquoi, au nom de la République française, cher Dominique Brossier [Président des Lyriades de la langue française], chère Françoise Argod-Dutard, [Professeur, responsable du Conseil scientifique des Lyriades], cher Dominique Beaumon [Coordonnateur général des Lyriades de la langue française], et cher Bernard Staub, nous avons le grand plaisir et l’honneur de vous faire, chacun, chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Notes de bas de page
1 Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l’occasion des 5es Rencontres de Liré, à Angers, le vendredi 28 mai 2010.
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Le français et les langues d'Europe
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- (2013) Notes de présentation. Carrefours de l'éducation, 35. DOI: 10.3917/cdle.035.0267
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