Plurilinguisme et cultures
p. 123-126
Texte intégral
1La diversité des langues fait-elle partie intégrante de la diversité culturelle, dont elle serait l’une des dimensions essentielles ? La question – qui n’est pas sans incidences sur la définition et la mise en œuvre, aujourd’hui, des politiques culturelles – est plus complexe qu’il y paraît. Car s’il est vrai qu’une langue n’est pas seulement un outil de communication (auquel correspondraient des « compétences » réceptives, productives...), mais aussi une certaine façon d’appréhender ou de découper le réel, si l’expérience nous persuade que toute langue implique une vision du monde et que toute langue est ainsi à la fois une expression culturelle et l’expression d’une culture, quelles conséquences peut-on en tirer sur le dialogue interculturel dans la mondialisation ?
2Pour tenter de répondre à la question qui nous est posée, rappelons d’abord quelques données difficilement réfutables. La diversité linguistique n’est pas seulement une donnée de fait, observable et vérifiable ; c’est aussi une volonté, reconnaissons-le. La philosophe française Barbara Cassin dit très bien qu’il s’agit là d’une sorte de coup de force pragmatique, mettons un postulat ou une pétition de principe : « lorsque nous disons (par exemple) : l’Europe est multilingue », nous ne nous contentons pas d’observer ou de vérifier une réalité, nous affirmons un projet, « nous la faisons être telle par là-même, nous décidons que c’est là son identité ou une part importante de son identité ». C’est un acte politique.
3Or la valorisation du multilinguisme (ou du plurilinguisme : nous admettrons ici, provisoirement, que les deux mots sont synonymes) implique nécessairement une certaine conception de la langue, et c’est évidemment celle qui nous réunit aujourd’hui. C’est la conviction que la diversité des langues est une chance et une force, et non pas une malédiction (ce qu’elle est dans la Bible, ne l’oublions pas) et un handicap (ce que chacun peut pourtant constater pour la communication courante). Faut-il maintenir et encourager la pluralité des langues et des cultures ? Lévi-Strauss le croit, pour qui « la civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité ». Mais, pour admettre que la diversité des langues est une chance, il faut nécessairement admettre que chacune d’elle traduit à sa manière l’expérience humaine – et contribue par conséquent à enrichir l’expérience de tous – et que cet avantage compense largement l’inconvénient qu’il y a à ne pas toujours se comprendre, à se heurter à ce qu’on appelle communément l’obstacle linguistique. Pour admettre que la diversité des langues est une chance, il faut aussi admettre qu’une langue n’est pas seulement un outil de communication auquel correspondraient des compétences, mais qu’elle est aussi une certaine façon d’appréhender ou de découper le réel, ou pour le dire trivialement, qu’elle implique une vision du monde.
4Car de deux choses l’une, en effet : ou bien une langue n’est qu’un outil de communication, ou bien les langues ne sont que les habits différents des mêmes concepts, auquel cas il serait plus simple et combien plus efficace de s’entendre sur une langue unique : c’est la thèse que défendent les partisans du monolinguisme. Ou bien au contraire, chaque langue est aussi l’expression d’une culture, chaque langue est un filet jeté sur le réel, qui nous ramène chaque fois un autre aspect du monde, auquel cas le multilinguisme a un sens et peut être une valeur. Et, de même que pour Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on ne dit jamais la même chose dans une langue et dans une autre.
5Que chaque langue traduise le monde à sa manière, nous en faisons l’expérience chaque fois que nous cherchons à transmettre une langue au locuteur d’une autre langue ou à transférer des significations d’une langue à l’autre, c’est à dire à traduire (c’est d’ailleurs pourquoi il est si important, dans les projets éducatif ? d’initier les élèves à la traduction : c’est aussi important que l’apprentissage des langues proprement dit). Les limites de la traduction avaient déjà été pointées par Du Bellay, lorsqu’il évoque ce qu’il appelle « l’éloquence » dans la traduction littéraire, c’est-à-dire ce « dont la vertu gît aux mots propres, usités, et non aliénés du commun usage de parler, aux métaphores, allégories, comparaisons, similitudes, énergie, et tant d’autres figures et ornements, sans lesquels toute oraison et tout poème sont nus, manqués et débiles ». « Je ne croirai jamais qu’on puisse bien apprendre tout cela des traducteurs », ajoute-t-il, « parce qu’il est impossible de le rendre avec la même grâce dont l’auteur en a usé : d’autant que chaque langue a je ne sais quoi propre seulement à elle, dont si vous efforcez exprimer le naïf dans une autre langue, observant la loi de traduire, qui est n’espacer point hors des limites de l’auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce. Et qu’ainsi soit, qu’on me lise un Démosthène et Homère latins, un Cicéron et Virgile français, pour voir s’ils vous engendreront telles affections, voire ainsi qu’un Protée vous transformeront en diverses sortes, comme vous sentez, lisant ces auteurs en leurs langues. Il vous semblera passer de l’ardente montagne d’Etna sur le froid sommet du Caucase. » (Deffence, I, 5).
6Et de fait, dans le mot anglais « mind », on n’entend pas tout à fait la même chose que dans « geist » en allemand ou « esprit » en français. Et « pravda » en russe désigne à la fois la justice et la vérité. Ces ambiguïtés ne concernent pas seulement le vocabulaire de la philosophie. Le russe dispose de deux mots distincts pour désigner le bleu du ciel et le bleu de la mer. Et comment ne pas songer ici – pour citer un beau vers du poète Saint-John Perse – à « ces langues dravidiennes qui n’eurent pas de mots distincts pour “hier” et pour “demain” ». De sorte qu’une langue prédispose à une façon de penser et qu’en elle peut dès lors se reconnaître une collectivité dont la langue exprime ou reflète des particularismes culturels tout en déterminant ou en sur-déterminant ceux-ci. Parce que toute langue est l’expression d’une culture, une langue peut être aussi un marqueur d’identité.
7Le problème, c’est que l’alternative n’est pas aussi tranchée que mon raisonnement le laisserait supposer. Sans doute, une langue n’est-elle jamais exclusivement un outil de communication, dans aucun des champs de l’activité humaine ; c’est aussi un marqueur d’identité, un matériau de création et l’expression d’une culture ; autrement dit, ce n’est pas un habit provisoire ou accessoire dont un peuple pourrait changer à loisir selon les circonstances sans conséquences profondes pour son identité. De tous les liens que les hommes nouent dans la cité, le lien de la langue est souvent le plus fort (comme le prouve la violence des querelles linguistiques), parce que c’est lui qui fonde le sentiment d’appartenance à une communauté. Mais pour que ce lien subsiste ou perdure, pour qu’une langue reste l’expression d’une culture vivante, il faut que la langue reste un outil de communication ; bref, il faut qu’elle garde ce que les linguistes appellent sa « fonctionnalité », sinon, elle devient le véhicule d’une culture morte. Et de même (ou à l’inverse), pour qu’une langue joue pleinement son rôle dans la communication, il faut qu’elle garde – et même qu’elle exalte – ses capacités expressives ; il faut qu’elle garde son « efficacité », bref, qu’elle reste une langue de culture. On oppose souvent les notions de « langue de service », de « langue globale », de « lingua franca » – les termes étant pris ici comme des synonymes – à la notion de « langue de culture ». Mais toute langue « naturelle » est porteuse d’une culture, fût-elle appauvrie. Il ne faut pas croire que le « globish » soit un esperanto, cette langue artificielle dont la Commission n’encourage pas l’utilisation parce qu’elle n’a pas de référence culturelle (sic). Le « globish » n’est pas une langue spécifique, c’est un certain emploi de l’anglais, c’est de l’anglais, fût-il appauvri ou réduit à l’expression de besoins vitaux ou immédiats. Le « globish », l’anglais de communication internationale, est porteur d’une culture globale, cette culture fût-elle à bien des égards la négation de celle à laquelle nous croyons. Dans le constat que nous faisons sur la réalité des langues, en disant que « toute langue est un outil de communication et l’expression d’une culture », ce qui importe, c’est la conjonction de coordination et.
8Remarquons au passage que la France, dans la définition de ses politiques culturelles extérieures, ne se fait pas faute de jouer de cette ambiguïté, insistant tantôt (pour affirmer une solidarité francophone) sur le français comme outil de communication et sur les avantages que procure cet outil pour la compréhension entre les peuples, tantôt sur la diversité des langues comme expression de la diversité culturelle pour affirmer une solidarité européenne. Il ne faut pas voir là une contradiction : une langue est indissolublement l’un et l’autre, un outil de communication et l’expression d’une culture.
9Je n’insiste pas outre mesure sur ce point, sinon pour observer au passage que cette ambivalence profonde des langues (outils de communication et marqueurs d’identité) expose leur avenir à deux évolutions contraires, qui peuvent influer sur (et peut-être déterminer) leur transmission (et partant garantir ou hypothéquer la diversité linguistique dans le monde). Car il est clair que la diversité des langues est un obstacle à la communication dans le village global (je rappelle à nouveau que dans la Bible, Babel est une malédiction) ; mais il est non moins clair que dans le village global, chacun tient à affirmer son identité singulière. En d’autres termes, si les langues comme outils de communication tendent vers l’unité, les langues comme marqueurs d’identité, comme faits de culture, tendent vers la diversité ; et c’est dans cette tension qu’il faut penser leur avenir.
10Mais revenons pour conclure au multilinguisme comme valeur. La diversité des langues contribue à l’enrichissement de l’expérience humaine, ai-je dit, et permet de mieux comprendre l’homme parce que chaque langue ne dit qu’une petite partie de ce qui est dicible. Que serait un monde monolingue ? Nous ne le savons pas, car l’humanité ne l’a jamais été. Mais si nous ne savons pas ce que serait un monde monolingue, nous pouvons le redouter. Rien ne nous dit que la disparition des langues ne serait pas aussi désastreuse que la disparition des espèces biologiques : sur les 6 000 langues parlées sur la terre, il en disparaîtrait chaque mois plusieurs dizaines. Claude Lévi-Strauss dit très bien qu’un monde où ne serait plus parlé qu’une seule langue serait un monde d’une effroyable solitude ; et de fait, ce serait un monde où nous ne rencontrerions plus jamais l’autre, parce qu’il parlerait toujours la même langue, nous ramènerait toujours la même vision du monde. À quoi fait écho Régis Debray dans Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations : « le pire pour une culture, chacun le sait, c’est de rester seule ». Il faut donc maintenir la diversité des espèces linguistiques comme la diversité des espèces biologiques, car elle est indispensable à l’avenir de l’humanité.
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