Conclusion
p. 307-310
Texte intégral
1Au lieu de sombrer dans le marasme qui marque la fin de « l’ère de Pound », dans la deuxième moitié des années 1920, transition organise la relève. Tout en se situant dans la lignée du modernisme historique, la revue crée un nouveau modernisme en mineur. Elle promeut une esthétique néo-romantique de la nuit en contradiction avec le principe dur et clair de l’imagisme et du vorticisme ; elle exacerbe la présence de l’étranger à travers un multiculturalisme sans précédent même dans les revues d’exil ; elle développe une relation éminemment ambivalente à l’avant-gardisme, loin des ruptures nettes proposées par les revues du premier modernisme, de Blast à The Little Review ; enfin, elle est responsable de l’émergence de nouvelles écritures minoritaires, parmi lesquelles une avant-garde littéraire surréaliste américaine qui mérite d’être envisagée comme un mouvement riche et cohérent. Devenir minoritaire du modernisme historique, le « modernisme nocturne » établi par transition échoue à rejoindre un avenir majoritaire. Balayé dès le début des années 1930 par une nouvelle avant-garde qu’il contribue à mettre sur pied, il perd sa légitimité après la Deuxième Guerre mondiale et reste aujourd’hui encore largement invisible ; en témoigne le silence dans lequel dorment encore certains textes de cet écrivain pourtant canonique qu’est William Carlos Williams.
2Non seulement transition définit un moment charnière du modernisme qui s’avère aussi riche que méconnu, mais la revue présente deux autres intérêts majeurs pour la critique du mouvement. Tout d’abord, transition est sans doute le premier lieu de reconnaissance d’un lien positif entre modernisme et romantisme, avant même l’essai de Randall Jarrell « The End of the Line ». En 1942, Randall Jarrell, ancien collaborateur de transition, s’oppose à l’idée dominante selon laquelle le modernisme serait en rupture avec le romantisme. Il écrit notamment :
La poésie moderniste – la poésie de Pound, Eliot, Crane, Tate, Stevens, Cummings, MacLeish, etc. – semble constituer une rupture violente avec le romantisme, et est généralement considérée comme telle ; c’est en fait, je pense, une extension du romantisme, un produit abouti dans lequel la plupart des tendances du romantisme ont été poussées à leurs limites1.
3Selon lui, le modernisme et le romantisme ont de nombreux points communs, tels que goût pour l’expérimentation, intensité émotionnelle aiguë, inaccessibilité, attention au détail, intérêt pour le rêve et l’inconscient, condamnation du progrès, etc. En 1951, dans une version révisée de « The End of the Line », Jarrell demande à ses lecteurs de bien vouloir l’excuser : « J’ai bien peur que mon hypothèse d’un lien entre romantisme et modernisme, sans la multitude de preuves qui peuvent rendre une théorie plausible, ni l’enchevêtrement de prolongements et d’éclairages fortuits qui peuvent la rendre charmante, puisse sembler improbable ou désagréable à certains de mes lecteurs2. » Lier modernisme et romantisme, même au début des années 1950, est encore loin d’être simple. Il faudra en fait attendre une vingtaine d’années, puis l’ouvrage de Marjorie Perloff The Poetics of Indeterminacy, pour que soient démêlés deux fils directeurs du modernisme : le « mode symboliste » et le « mode “anti-symboliste”3 », auquel Perloff s’intéresse plus particulièrement. Or, nous l’avons vu, transition tient le même discours que Jarrell quinze ans auparavant, sans toutefois l’expliciter. Dès 1927, dans son discours éditorial comme à travers la sélection de textes qu’elle publie, la revue envisage le modernisme comme un prolongement du romantisme.
4 transition donne également un nouveau contenu à la notion de « modernisme tardif ». Tout en définissant le modernisme tardif comme un modernisme institutionnalisé et historicisé, ainsi que certaines écritures minoritaires auxquelles il donne naissance, la plupart des critiques, de James Mellard en 1980 à Nicholas Spencer en 2003, en passant par Alan Wilde, Art Berman et Tyrus Miller4, envisagent beaucoup moins le modernisme tardif comme un moment faisant suite au modernisme historique et repérable par une série de caractéristiques, que comme un lien temporel a posteriori entre modernisme et post-modernisme. L’article de Nicholas Spencer, qui retrace l’histoire du concept de « modernisme tardif », le montre bien :
Les problèmes majeurs qui se posent dans les débats sur le modernisme et le post-modernisme ne relèvent pas de désaccords ou de questions de définition, même si tout cela existe à foison, mais plutôt d’une pénurie de discours sur la façon dont le modernisme est devenu le post-modernisme. Le concept de « modernisme tardif » est utile précisément parce qu’il explique ce processus de transformation culturelle et permet à la littérature mineure de manifester son importance culturelle5.
5Pourquoi cette « pénurie de discours sur la façon dont le modernisme est devenu le post-modernisme » ? N’est-ce pas, précisément, parce que la disjonction entre modernisme et post-modernisme relève davantage de la théorie que de la chronologie6 ? Pour que la notion, utile, de « modernisme tardif » puisse se déployer, il semble nécessaire de ne pas lui assigner une mission non seulement problématique (un récit du passage du modernisme au post-modernisme) mais également en contradiction avec sa propre définition (uniquement articulée à celle du modernisme).
6L’étude d’un objet tel que transition permet d’envisager le modernisme tardif comme une entité temporelle caractérisée par un ensemble d’idées et de textes. Au terme de ce cheminement, certaines caractéristiques d’un nouveau « vortex » semblent se dégager, parfois en creux (dilution de l’esprit avant-gardiste qui avait caractérisé le premier modernisme, difficulté à former des groupes artistiques, interférences des discours avant-gardiste et post-avant-gardiste), parfois au contraire de façon positive : exploration de l’inconscient (et des thématiques qui lui sont associées : la nuit, le mou, l’organique, etc.) et exacerbation formaliste (signalée en particulier par les parutions de Work in Progress et de la « Révolution du Mot ») et, par réaction, promotion d’une « Révolution de l’Idée » (Salemson, Winters, Babbitt, Riding et son dictionnaire « de sens exact ») ; résurgence du « fil » romantique (Crane) ; rencontre du modernisme anglo-américain et du surréalisme français et naissance d’un courant surréaliste littéraire américain avec ses caractéristiques propres. Il reste maintenant à confronter ces conclusions à d’autres textes de la même période, mais aussi à tenter de circonscrire temporellement ce modernisme tardif, en envisageant éventuellement l’existence de plusieurs modernismes tardifs qui se seraient succédé les uns aux autres7.
7Revenons-en, pour finir, à transition. Si la revue, en son temps, a été ridiculisée, par le dessin de Life, ou diabolisée, par D. H. Lawrence qui lui reprochait la mort de Harry Crosby8, ou par Wyndham Lewis qui l’accusait de complot avec l’URSS, si elle a été, en outre, enterrée à la hâte après la Deuxième Guerre mondiale, ses acteurs ont également su lui reconnaître une qualité fondamentale : son dynamisme et sa quête d’écritures nouvelles. Sylvia Beach s’en souvient dans ses mémoires : « De toutes les revues avec lesquelles j’ai été en contact, transition était la plus vivante, la plus pérenne, et celle qui à mon avis défendait de la façon la plus intelligente les intérêts des écritures nouvelles9. » Malcolm Cowley lui-même le reconnaît : « La grande revue parisienne était Transition de Eugene Jolas. Il y avait là un sens extrêmement aigü qu’un nouveau type d’écriture était en train d’émerger10. » Mais le plus beau compliment vient peut-être de Pound, qui, après la disparition temporaire de transition en 1930, écrit à Harriet Monroe : « D’accord pour dire que transition publiait surtout de la bouillasse, mais la revue était utile. » [« Agree that transition was mainly slop, but the review was useful11. »].
Notes de bas de page
1 Randall Jarrell, traduit de Nation, vol. CLIV, n° 8, 21 février 1942, 222, reproduit dans Critical Essays on American Modernism, sous la direction de Michael J. Hoffman et Patrick D. Murphy, New York, Maxwell Macmillan International, 1992, p. 70-71.
2 Randall Jarrell, traduit de « The End of the Line » (version révisée), in Literary Opinion in America, sous la direction de Morton Dauwen Zabel, New York, Harper, 1951, p. 748.
3 Marjorie Perloff, traduit de The Poetics of Indeterminacy. Rimbaud to Cage, Evanston (Ill.), Northwestern University Press, collection « avant-garde & modernism studies », 1981, p. vii. Dans ce livre, comme dans 21st-Century Modernism, Perloff choisit le « mode anti-symboliste ».
4 James M. Mellard, The Exploded Form : The Modernist Novel in America, Urbana, University of Illinois Press, 1980 ; Alan Wilde, Horizons of Ascent : Modernism, Postmodernism, and the Ironic Imaginations, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1987 (voir également du même auteur « Surfacings : Reflections on the Epistemology of Late Modernism », boundary 2, vol. VIII, n° 2, hiver 1980, p. 209-227) ; Art Berman, Preface to Modernism, Urbana, University of Illinois Press, 1994 ; Tyrus Miller, Late Modernism : Politics, Fiction and the Arts between the World Wars, op. cit. ; Nicholas Spencer, « Late Modernism and the Minor Literature of Weldon Kees’s Poetry », in Weldon Kees and the Arts at Midcentury, sous la direction de Daniel A. Siedell, Lincoln (Neb.) et Londres, University of Nebraska Press, 2003, p. 147-85. Signalons qu’Anthony Mellors s’oppose dans un récent ouvrage à cette conception « transitionnelle » du modernisme tardif. Voir Anthony Mellors, Late Modernist Poetics, From Pound to Prynne, Manchester et New York, Manchester University Press, 2005, p. 3.
5 Nicholas Spencer, traduit de « Late Modernism and the Minor Literature of Weldon Kees’s Poetry », art. cit., p. 149.
6 Voir notamment à ce sujet Jean-François Lyotard, « Answering the Question : What is Postmodernism ? », in Innovation/Renovation, s. l. d. I. Hassan et S. Hassan, Madison, The University of Wisconsin Press, 1983, p. 338-339.
7 Je réponds ici à Anthony Mellors pour qui le modernisme tardif occupe les années 1945-1975 (Late Modernist Poetics, From Pound to Prynne, op. cit., p. 2) et qui s’insurge contre la possibilité de le faire commencer dans les années 1930 (op. cit., p. 3). Anthony Mellors « définit le modernisme tardif essentiellement en explorant la poésie “hermétique” de Pound, Olson et Prynne » (idem).
8 Après le suicide de Harry Crosby, Lawrence écrit à Rhys Davies : « As-tu lu que Harry Crosby, le jeune et riche Américain en exil à Paris qui m’a imprimé Escaped Cock, s’est suicidé à New York après avoir tué sa maîtresse ? Vraiment horrible ! La faute à trop d’argent – et au surréalisme de Transition –. » Traduit d’une lettre du 23 décembre 1929, in The Letters of D. H. Lawrence, vol. VII, 1928-1930, édition établie par Keith Sagar et James T. Boulton, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 1993, p. 607.
9 Sylvia Beach, traduit de Shakespeare and Company, op. cit., p. 148.
10 Thomas Daniel Young, traduit de Conversations with Malcolm Cowley, Jackson, University Press of Mississippi, 1986, p. 7.
11 Traduit d’une lettre du 27 mars 1931, The Letters of Ezra Pound, 1907-1941, op. cit., p. 231.
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