Conclusion de la troisième partie
p. 261-262
Texte intégral
1Ainsi, dès la fin des années 1920, transition contribue à la naissance de surréalismes autochtones américains. En particulier, la ligne éditoriale de la revue semble influencer le néo-romantisme des surréalismes de Nin et Miller. Mais transition ne se contente pas d’affecter les écritures surréalistes américaines : elle publie également de nombreuses expériences d’inspiration surréaliste en provenance des États-Unis. Parmi ces textes, une grande majorité présente une compréhension fantastique du surréalisme, lu, semble-t-il, à travers le prisme d’une grande œuvre du patrimoine culturel américain : Alice au pays des merveilles. Ainsi, les objets s’animent, les animaux sont personnifiés. Il y a vraisemblablement là une réaction collective à la fois aux productions surréalistes françaises et au Work in Progress de Joyce (dont les parentés avec Alice sont nettes), autant de textes que transition passe dans un même mouvement. Cette compréhension fantastique du surréalisme a d’ailleurs des répercussions bien au-delà de transition, comme le suggère le titre de la première exposition surréaliste au MoMA en 1936 : « L’art fantastique ».
2La question d’une reprise américaine du surréalisme français, posée par l’influence centrale d’Alice au pays des merveilles sur de nombreux textes examinés, est au cœur d’un débat implicite sur ce que devrait être le surréalisme transatlantique. Si certains expérimentateurs américains, en développant un surréalisme « néo-symboliste », entendent se situer dans une « tradition française » fantasmée, valorisée pour sa supériorité culturelle (« In Boston, in America, what piano ever cooled what hair ? I loathe Boston, where pianos are as shallow as spoons and where even hair is a deception. » (t24, p. 40) se plaint Wayne Andrews), en revanche d’autres – comme Murray Godwin, Nathanael West et William Carlos Williams – développent, chacun à leur manière mais selon certaines lignes de force communes, un « superréalisme américain », contre – aux deux sens du mot – le surréalisme français. Le rôle joué par transition dans la définition de ce « superréalisme » américain est crucial. D’une part la revue montre des textes auxquels les superréalistes s’opposent. D’autre part elle diffuse des textes (en particulier « Poetry and Pyschology » de Jung et « The Structure of the Personality » de Benn) dont les « superréalistes » s’alimentent. Il en résulte un surréalisme américain de grande qualité, reposant en particulier sur un travail du lien entre imagination et réalité, ainsi que sur l’exhibition du corps physiologique, également revendiqué, mais à l’intérieur d’un cadre néo-romantique déjà évoqué, par Miller et Nin.
3Ce faisant, transition favorise de nouvelles écritures surréalistes variées, qui, tout en manifestant des orientations diverses, se caractérisent, contrairement au surréalisme français, par leur apolitisme et leur détachement de toute figure tutélaire. Nombreux sont les écrivains américains d’inspiration surréaliste qui revendiquent leur individualisme. Une telle attitude a peut-être contribué à la dispersion de ces intellectuels, qui n’ont jamais formé de véritables groupes. Il faut également noter que le surréalisme est considéré par les Américains moins comme une avant-garde particulière que comme une attitude, un rapport au monde qui a toujours existé, s’oppose au réalisme et inclut naturellement les penseurs du rêve, comme Hölderlin, ou les artistes du fantastique, comme Lewis Carroll. C’est ainsi que Miller déclare dans sa « Lettre ouverte aux surréalistes du monde entier » : « J’écrivais de façon surréaliste aux États-Unis avant même d’avoir entendu le mot1. » Loin de se contenter de diffuser la littérature européenne, comme Contact le lui a indirectement reproché en affirmant vouloir « tracer une piste dans la jungle américaine sans l’aide d’une boussole européenne2 », transition contribue ainsi au développement de nouvelles écritures autochtones.
4Le rôle de transition dans la création de surréalismes littéraires aux États-Unis, aujourd’hui méconnu, était probablement davantage reconnu par les contemporains de la revue. Lorsque James Laughlin crée la revue New Directions in Prose and Poetry en 1936, il dédie ainsi le premier numéro, où sont publiés notamment « How to Write » de Williams et « Into the Night Life » de Miller, et dont la couverture porte les mentions « Dream Writing, American Surrealism » : « Aux rédacteurs/aux collaborateurs/& aux lecteurs/de/transition/qui ont entamé avec succès/la révolution du mot3. » Comme l’objectivisme, le surréalisme américain a échoué à se constituer en mouvement. Il n’en reste pas moins que le surréalisme, tout comme l’objectivisme, relativement mieux connu, contribue de façon essentielle à la vie littéraire de cette période.
Notes de bas de page
1 Henry Miller, traduit de « An Open Letter to Surrealists Everywhere », The Cosmological Eye, op. cit., p. 160.
2 Rappelons la citation : « Contact essaiera de tracer une piste à travers la jungle américaine sans l’aide d’une boussole européenne. » traduit de Contact, n° 1, février 1932, non paginé.
3 Traduit de New Directions in Prose and Poetry, n° 1, 1936, non paginé.
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