Troisième partie. Le rôle de transition dans la création de surréalismes littéraires aux États-Unis
p. 193-197
Texte intégral
« Le sur-réalisme, qui désigne en fait une extension du réalisme, ne s’est cependant pas limité exclusivement à l’art pictural. »
Charles Tracy, traduit de An American Sur-Realist, Boston, Christopher Publishing House, 1939, p. 13.
1 transition, nous l’avons vu, se distingue des autres revues modernistes en publiant massivement, et en traduction, les surréalistes français. Mais elle fait preuve de plus d’originalité encore en suscitant des expérimentations surréalistes littéraires aux États-Unis. Les surréalismes américains et britanniques sont avant tout des surréalismes visuels, comme en témoigne la critique. Tandis que les ouvrages sur les surréalismes artistiques aux États-Unis et en Grande-Bretagne sont relativement nombreux, il n’existe à ma connaissance aucun ouvrage portant spécifiquement sur les surréalismes littéraires de ces deux pays, et rares sont les études globales consacrées à la fois à leurs surréalismes picturaux et littéraires. Citons, parmi ces exceptions, Surrealism in Britain de Michel Remy (1999) et A Boatload of Madmen : Surrealism and the American Avant-Garde : 1920-1950, de Dickran Tashjian (1995).
2Aux États-Unis, l’émergence de l’expressionnisme abstrait, qui consacre, au milieu du siècle, le déplacement de l’avant-garde de Paris vers New York, témoigne de l’influence de l’automatisme surréaliste sur les peintres américains, et sur Pollock et Gorky en particulier. La présence à New York, dans les années 1940, de nombreux peintres surréalistes immigrés, dont Chagall, Ernst, Dali, Tanguy, Masson, Matta et Léger, contribue certainement à la naissance de cette nouvelle avant-garde. Mais ses origines sont sans doute plus précoces. Le surréalisme pictural est diffusé relativement tôt aux États-Unis, en particulier grâce à Julien Levy, qui, durant de nombreuses années, avec l’aide de sa belle-mère Mina Loy, exilée à Paris, introduit l’art surréaliste aux États-Unis, via sa galerie new-yorkaise, fondée en 1931. Parmi les artistes dont la première exposition monographique américaine est organisée à la Julien Levy Gallery se trouvent Max Ernst, Salvador Dali, Alberto Giacometti, René Magritte, Paul Delvaux, Man Ray, mais aussi Eugène Atget, dont transition reproduit dès 1928, grâce au concours de Berenice Abbott, plusieurs photographies. Julien Levy présente aussi à plusieurs reprises des œuvres de de Chirico, Duchamp, Tanguy, Miró, etc. Son influence est fondamentale. Levy est à l’origine de la première exposition surréaliste sur le sol américain, plus précisément à Hartford, dans le Connecticut, en décembre 1931. C’est aussi lui qui accueille l’année suivante, dans sa galerie, la première exposition surréaliste new-yorkaise. Enfin, comme le rappellent Ingrid Schaffner et Lisa Jacobs, la galerie de Levy fonctionne comme relais entre l’art moderne venu d’Europe et le MoMA1.
3Qu’en est-il du surréalisme littéraire américain ? De toute évidence, la diffusion de la littérature surréaliste française, qui aurait vraisemblablement suscité des expérimentations américaines, n’a pas connu la même fortune que celle des arts visuels. Eugene Jolas le souligne dans son autobiographie :
En fait, plusieurs éditeurs new-yorkais approchés par Maria en 1928 refusèrent le projet d’une anthologie mêlant traductions de prose et de poésie surréalistes et reproductions de peintures et sculptures en lien avec le mouvement. On lui répondait invariablement que ça n’intéresserait personne2.
4Était-il prématuré de proposer une telle anthologie en 1928, trois ans avant l’ouverture de la Julien Levy Gallery ? Toujours est-il qu’après cette occasion ratée, la rencontre entre le surréalisme littéraire français et les États-Unis s’avère difficile : seules certaines revues, principalement des revues d’exil (comme, rappelons-le, The Little Review, This Quarter et surtout transition), en assurent, plus ou moins régulièrement, la diffusion. Les conséquences de ce demi-échec sont patentes : ce n’est qu’en 1966, à Chicago, qu’émerge le « surréalisme américain », dans un contexte culturel – celui des Droits civiques, des mouvements étudiants et de l’opposition à la Guerre du Viêtnam – qui n’a plus rien à voir avec celui des années 1920 et 1930. Animé par des personnalités telles que Franklin et Penelope Rosemont, Paul Garon, Robert Green, Rikki et Guy Ducornet, il se voit relayé par la librairie Solidarity Workshop et les Éditions surréalistes de Chicago, mais aussi par des revues comme Arsenal/ Surrealist Subversion ou Radical America.
5Récemment, plusieurs anthologies et ouvrages critiques se sont fait l’écho de ce mouvement, qui donne toute sa mesure dans sa première décennie d’existence : l’Anthologie des poètes surréalistes américains de Jean-Jacques Celly (2002), The Forecast is Hot ! : Tracts and Other Collective Declarations of the Surrealist Movement in the US : 1966-76 de Franklin Rosemont (1997), Surrealist Subversions : Rants, Writings and Images by the Surrealist Movement in the US de Ron Sakolsky (2002), en sont quelques exemples. Certes, Jean-Jacques Celly mentionne transition dans la « préhistoire » du surréalisme américain. Mais la revue n’est citée que pour ses traductions de surréalistes français. De façon symptomatique, l’« histoire du surréalisme américain » ne commence qu’en 1932, avec la première exposition surréaliste new-yorkaise, et les premières références à des écrivains américains intéressés par le surréalisme n’interviennent dans la chronologie de Celly qu’en 1937 (H. P. Lovecraft mentionne le surréalisme pictural dans une lettre écrite juste avant sa mort) et 1941 (Philip Lamantia découvre le surréalisme à l’occasion d’une exposition Dali et Miró à San Francisco).
6Il ne s’agira pas ici de revendiquer l’existence d’un « mouvement [surréaliste américain] structuré3 » avant 1966, mais de s’intéresser aux nombreuses expériences d’écritures surréalistes américaines publiées dès la fin des années 1920 dans transition, soit bien avant l’arrivée de Breton et d’autres écrivains surréalistes français aux États-Unis, en tâchant de mettre en évidence certaines lignes de force qui se dégagent à la lecture de ces textes. En effet, loin de n’être confronté qu’à des écritures individuelles, le lecteur de transition voit se cristalliser des orientations esthétiques, qui, si elles n’autorisent pas à parler d’un « mouvement » surréaliste américain à cette date, permettent en revanche de remettre en question l’inexistence de surréalismes américains individuels et collectifs (même si les écrivains n’en sont pas forcément conscients) à la fin des années 1920 et dans les années 1930. Comme nous le verrons, Henry Miller ou Nathanael West, qui font partie des rares écrivains américains dont certains écrits antérieurs à la Deuxième Guerre mondiale sont considérés comme surréalistes, sont loin d’être des cas isolés.
Notes de bas de page
1 Ingrid Schaffner et Lisa Jacobs, Julien Levy : Portrait of an Art Gallery, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1998, p. 44.
2 Eugene Jolas, traduit de Man from Babel, op. cit., p. 90.
3 Franklin Rosemont écrit dans la préface à l’Anthologie des poètes surréalistes américains de Jean-Jacques Celly que « L’histoire du surréalisme américain, en tant que mouvement structuré et indigène, débute en 1966 avec la formation du groupe surréaliste de Chicago. » Franklin Rosemont, traduction de Jean-Jacques Celly, « Préface », Anthologie des poètes surréalistes américains, Remoulins-sur-Gardon, J. Brémond, 2002, p. 11.
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