Conclusion générale
p. 277-280
Texte intégral
1J’ai cherché la clé du Barzaz-Breiz et j’ai trouvé un corps. Certains pourraient appeler cela exégèse, d’autres démystification ou désacralisation ; je préfère le terme de lecture1. Pourquoi un corps ? Parce que ma thèse repose sur l’idée que c’est bien Théodore Hersart de La Villemarqué qui est au cœur de son texte ; tout en produisant une pensée sociale, politique et esthétique, il est un auteur qui se construit et s’invente. Et le Barzaz-Breiz est le produit de ce désir. Tout comme les autres auteurs du mouvement romantique, La Villemarqué refuse de vivre dans le monde que lui laissent les générations précédentes. Ce monde est insupportable et intolérable à ses yeux. Non seulement les bouleversements historiques incessants ont eu un effet dévastateur, mais les divers régimes qui se sont succédé n’ont pas donné satisfaction. Il reste la lutte, le refus de suivre la foule aliénée. Pour se sentir vivre, il est indispensable de se démarquer de ce temps et cette société informes en donnant à voir son individualité. Entre révolte et mélancolie2, le Moi ne s’est jamais autant épanché que dans ce mouvement romantique. Il est vrai que la période est un condensé d’éléments qui attisent la révolte, ce qui rend d’ailleurs sympathiques certaines attitudes des auteurs romantiques, notamment de La Villemarqué. Plutôt dans la révolte que dans la mélancolie ou la nostalgie, l’auteur du Barzaz-Breiz s’élabore une personnalité qui se démarque fermement de celle de ses pères et de ses pairs, et se forge une image qui pigmente l’ensemble de son texte et opère une séduction sur le lecteur. Il y a donc bien une sirène dans le monstre3.
2J’ai constaté que plusieurs niveaux de lecture de l’ouvrage sont possibles. Le premier est celui qui consiste à concevoir le Barzaz-Breiz comme un recueil de chants populaires accompagnés de commentaires. Mais je considère que cette lecture ne suffit pas à expliquer la force que possède ce texte et qui ne s’affaiblit pas au fil du temps4 : si l’on reste attaché à cette vision, comme Ulysse à son mât, on n’entendra jamais la sirène à l’intérieur du monstre. Un deuxième niveau de lecture se constitue pour faire voir au lecteur ce qu’il ne voit pas, à partir des réseaux thématiques, des mots que l’auteur redéfinit, qu’il éloigne ou rapproche d’autres termes, des images qu’il emploie, des formes métaphoriques qu’il donne aux objets qu’il expose, bref de son discours : les chants, matière contenant l’esprit, symbolisent l’esprit du peuple breton, c’est-à-dire un sentiment religieux et un sentiment national très puissants, qui se manifestent entre autres par un sentiment de justice et une morale inébranlables, un esprit de résistance pugnace face à l’étranger, une faculté d’imagination et de création illimitée, un ensemble de valeurs positivement présentées du fait de leur caractère naturel. Ce niveau de lecture permet à l’auteur de séduire le lecteur en jouant sur un certain nombre d’effets rhétoriques, analogiques et esthétiques. Un troisième niveau de lecture rend tout à fait particulier le Barzaz-Breiz par rapport à ce qui se fait localement en Bretagne et renvoie davantage aux courants de sensibilité d’Allemagne, de France ou encore d’Écosse : l’auteur fabrique un objet à travers lequel il se fabrique. Et il le fait par une formulation métaphorique du réel et par un assemblage de matériaux empruntés à un grand nombre d’auteurs de son époque. D’où viennent précisément tous ces matériaux et comment se les est-il procurés ? Cette question reste partiellement ouverte et fera sans doute l’objet d’études futures. Il me semble qu’avant d’y répondre, poser que le Barzaz-Breiz est une fiction qui permet à La Villemarqué de s’inventer ne pouvait pas ne pas être dit.
3Définir le Barzaz-Breiz m’a permis de comprendre pourquoi il ne ressemble à rien d’autre : l’auteur crée à la fois un Nous et un Je, et s’efforce sans cesse de grandir démesurément le Nous pour que le Je puisse se cacher derrière cet objet. Tout le jeu de La Villemarqué consiste à masquer sa présence derrière cette image imposante et opacifiée du Nous. C’est ainsi qu’il rend lui-même son texte sacré. Louis Tiercelin, en 1894 fournissait un témoignage de ce sentiment : « Le Barzaz-Breiz n’est sans doute pas mon dictionnaire, mais c’est mon bréviaire, c’est notre bréviaire à tous, Bretons5. » Il est vrai que le succès symbolique du Barzaz-Breiz est très important. Pourtant, aujourd’hui, si les personnes à le posséder sont nombreuses, il est peu lu. Ce succès mitigé et partagé entre succès symbolique et plaisir de la lecture provient sans doute en partie du décalage entre le niveau littéraire du texte et son niveau existentiel : le talent littéraire de l’auteur ne permet pas de le placer parmi les « bons » auteurs, son style est parfois pédant, le mélange entre le scientifique et le sentimental n’est pas toujours du meilleur goût, les digressions et excroissances du texte donnent une impression de longueur à la lecture ; mais la force des sentiments qui y sont exprimés trahit sans cesse le Moi de l’auteur qui se cherche, qui s’invente des rôles et qui projette au travers d’un objet ses révoltes en tout sens. Et c’est cela qui touche le lecteur. C’est dans son rapport au réel et dans la poéticité de son langage que se manifeste la présence de l’auteur dans son texte et qu’apparaît le corps dans les lettres.
4De plus, la poéticité, ce « mode spécifique d’entre-appartenance de la pensée et du langage » et qui présente « un rapport entre ce que l’un sait et ne sait pas et ce que l’autre dit et ne dit pas6 », est aussi porteuse d’ambivalence. Le vague dans lequel est plongée la frontière entre la réalité et la forme poétique que donne La Villemarqué au peuple breton nourrit sans cesse une ambiguïté qui joue en faveur de la séduction. Toute la puissance du romantisme objectif se déploie dans ce flou entre le réel et la fiction. L’auteur utilise la réalité, il présente des événements, des objets, des personnages qui ont existé, il décrit des faits dont le lecteur peut avoir constaté l’existence et tout cela nourrit l’impression de réel et éventuellement l’adhésion au Nous. C’est alors qu’intervient la puissance d’idéalité qui entoure le texte et qui charme le lecteur, qui le transporte poétiquement : la sirène chante, cachée dans le ventre du monstre.
5Par ailleurs, La Villemarqué ne propose aucun projet idéologique, aucune révolution pensée et réalisable, puisque la seule voie qui ressort de ses propos est un ensauvagement par retour au cadre primitif esthétisé et poétisé, donc une utopie. Tout est révolte : contre la bourgeoisie, contre les faux pauvres, contre l’argent, contre l’indifférence en matière de religion, contre le matérialisme, contre la loi, contre l’imprimerie, contre le protestantisme, contre la Révolution, contre la monarchie absolue, contre l’Empire, etc. Je pense que c’est aussi en cela que réside le succès du Barzaz-Breiz : il représente une charge de révolte, il est un réservoir symbolique de révolte. Les révoltes de l’auteur deviennent un principe, un concentré de révolte, valable pour tous les temps et tous les lieux, et cela grâce au passage incessant entre le Moi et le Nous, le ponctuel et l’éternel, l’individuel et le collectif. Rudel, dans son ouvrage sur la littérature bretonne, note que le Barzaz-Breiz est une « véritable légende des siècles celtiques, qui semble doué d’une éternelle jeunesse7 ». Parvenue au stade de principe, la révolte peut s’appliquer à d’autres objets et se réaliser à tout moment. Voilà sans doute aussi pourquoi le Barzaz-Breiz est ressenti comme un texte sacré, un texte qui garde sa jeunesse et sa puissance d’attraction et de séduction au fil du temps.
Notes de bas de page
1 Jacques Rançière, La chair des mots. Politiques de l’écriture, Paris, Galilée, coll. Incises, 1998, p. 56.
2 Michael Löwy, Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992.
3 Jacques Rançière, Mallarmé. La politique de la sirène, Paris, Hachette, coll. coup-double, 1996.
4 Voir Francis Gourvil, op. cit., p. 532, à propos de La Villemarqué : « Le cas Le Men mis à part, je crois qu’aucun auteur dont les méthodes scientifiques ont été discutées n’a, au contraire, reçu de la part de ses détracteurs autant de témoignages d’estime, et n’a vu décerner à son œuvre, pour le charme qui s’en dégage, autant de louanges que celles prodiguées au Barzaz-Breiz par ceux-là même qui s’efforçaient d’en démontrer le caractère apocryphe. »
5 Louis Tiercelin, « Hersart de La Villemarqué », Revue de Bretagne et de Vendée, 1894, p. 272. Cité par Jean-Yves Guiomar, Les historiens Bretons au xixe siècle. Le Bretonisme, thèse, Rennes, 1986, p. 333-334.
6 Jacques Rançière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, coll. Littératures, 1998, p. 40.
7 Yves-Marie Rudel, Panorama de la littérature bretonne des origines à nos jours, Rennes, Imprimerie Bretonne, 1950, p. 41
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