Un moi qui s’invente
p. 273-275
Texte intégral
1Le portrait de Théodore Hersart de La Villemarqué qui est le plus fréquemment publié le représente à un âge avancé, les cheveux gris, portant la barbe, au travail dans un cabinet. Mais cela ne doit pas faire oublier que c’est à l’âge de vingt- quatre ans que le jeune La Villemarqué, cadet d’une famille de huit enfants, publie son premier ouvrage, celui qui va le rendre célèbre, le Barzaz-Breiz. C’est-à-dire à un âge où l’on s’invente, où l’on se construit. Dans et par le Barzaz-Breiz, le jeune La Villemarqué se met à exister. Il est celui qui se montre en possession de chants populaires, celui qui découvre en eux une vérité plus profonde, il se montre en Champollion breton. Il est celui qui rétablit une continuité, qui dévoile la permanence sous les apparences trompeuses des événements. Il est ainsi celui qui restaure une poésie que la brisure sociale créée par la Révolution et la brisure spirituelle et poétique provoquée par l’Empire et encouragée par le monde bourgeois avaient anéantie. Il est capable de ramener du passé la poésie dont manque le présent. Mais il est aussi celui qui fait partie de la nation bretonne et donc possède les mêmes valeurs que le peuple qu’il décrit et dont il se dit l’ami, le grand frère et le propriétaire à la fois. Il est, comme lui, délicat et révolté, patriote et croyant. Il se libère de manière originale de toutes ses révoltes envers la société moderne et l’histoire qui s’emballe. De plus, l’ensemble de ses citations lui permet de montrer qu’il appartient aux cercles de connaissances d’un certain nombre de personnalités et érudits en vue à l’époque, en France, mais aussi à l’étranger. Il se façonne ainsi une image « par morceaux », par imitation, par analogie, par rapprochements de noms. Puis, dès la deuxième édition, en 1845, il est l’auteur du Barzaz-Breiz, dont les comptes rendus dans la presse sont élogieux et qui a été traduit dans plusieurs langues. Il se célèbre lui-même, se fait lui-même sa propre renommée, se façonnant une image à son image.
2En conclusion de son texte, La Villemarqué rappelle que les chants « retracent, en effet, le tableau fidèle des mœurs, des idées, des croyances, des opinions, des goûts, des plaisirs, des peines et des sentiments du peuple breton [...] Le portrait n’est qu’ébauché, sans doute, mais il est frappant de vérité1 ». C’est en fait le propre portrait de l’auteur qui se dessine sous celui de son peuple breton, bien plus que celui de la population bretonne au début du xixe siècle. Ce sont ses sentiments et ses opinions qui jaillissent du texte. Le portrait n’est qu’esquissé, mais il est sincère. À la fois produit conscient et inconscient de sa plume, le Barzaz-Breiz projette les enjeux du monde intérieur de La Villemarqué, il est « ce livre où mon pays s’est peint lui-même2 », c’est-à-dire le livre où La Villemarqué s’est peint lui-même.
3On sent en effet un être humain se construire dans ces lignes et c’est ce niveau existentiel de la lecture qui rend émouvant le Barzaz-Breiz. On entend résonner les difficultés du jeune noble dont le rang social et les titres ont perdu toutes leurs valeurs après la Révolution. Il se console en soupirant que, « si les révolutions les [les nobles] ont dépouillés de quelques vains titres, ils en acquerront de réels à l’estime des honnêtes gens ». Mais on peut déceler la puissance de la rancune qu’il garde des malheurs vécus par sa famille décimée à la Révolution, événements que sa mère lui a sans doute racontés. Il se souvient peut-être qu’elle lui a dit, tout comme le druide au jeune Breton, que « … des vaisseaux étrangers descendirent sur les rivages de la patrie, qu’ils la dévastèrent ; que les prêtres, pères et chefs du peuple, furent égorgés par eux ». Et c’est ainsi que « devant ce tableau plus saisissant encore que celui devant lequel fit serment le jeune Annibal, l’enfant va jurer haine à mort aux étrangers.3 »…
4J’ai déjà souligné la dualité des mondes qu’expose l’auteur et qu’il tisse au fil de répétitions et de rappels. Il insiste fortement sur leur imperméabilité l’un vis- à-vis de l’autre : le naturel s’oppose à l’artificiel, l’intérieur à l’extérieur, l’indigène à l’étranger, le latent au substitué, l’organique au mécanique, le populaire au bourgeois, etc. Il me semble que le fait même qu’il insiste sur cette barrière infranchissable entre les deux mondes — l’un renvoyant à la Bretagne, l’autre à la France — révèle un nœud personnel problématique pour l’auteur et que cette répétition se trouve être en fait un mécanisme de défense, un moyen de se confirmer et de se protéger contre un envahissement. C’est une façon, pour l’auteur, de vivre les diverses facettes de son acculturation — linguistique, relationnelle et sociale — et un moyen d’en apaiser les tiraillements et les sentiments d’insécurité qu’elle provoque. C’est une manière de créer le pur et d’exorciser l’impur, de retrouver l’unité en éliminant le multiple et le mélange.
5Il explique à plusieurs reprises que la matrice de la nation bretonne se maintient par la langue, que la langue est le ciment de la nation, que la nature de la matrice ne pourra jamais changer et que la seule chose qui puisse lui arriver est qu’elle disparaisse si la langue disparaît, il rappelle aussi sa connaissance et pratique du breton. Mais cela semble jouer le rôle de compensation à sa situation linguistique réelle qui est, certes une connaissance passive du breton, mais une pratique du français, à l’instar de toute la noblesse bretonne rurale au xixe siècle. La Villemarqué se révolte donc contre la France vers laquelle il tend inexorablement, il verbalise le tiraillementprovoqué par le fait qu’il franchit malgré lui, entraîné dans un courant sociolinguistique, le mur prétendu infranchissable entre les deux mondes, mur qu’il ne peut consolider que par ses mots pour contrer sa propre réalité.
6La deuxième facette de son acculturation est en rapport à son changement de lieu de vie. Encore une fois, c’est dans l’autre monde, le monde extérieur et étranger, que naît le Barzaz-Breiz. C’est de Paris, des salons ou mansardes que La Villemarqué écrit le Barzaz-Breiz, qu’il glorifie le peuple breton, les montagnards, les arbres dans lesquels se perchent les jeunes filles, les campagnes que courent les chanteurs et les mendiants, les prairies sur lesquelles se réunissent les enfants, les aires à battre et les champs. Cet exil est certes ressenti par l’auteur comme un arrachement à sa terre natale et à sa famille, donc aux valeurs qu’il prône, mais il est aussi un voyage vers la célébrité, vers un type de relations qui lui offre la possibilité d’exister comme écrivain. Le décalage entre d’une part sa dissidence face à la France et les valeurs que l’auteur lui attribue, face au monde bourgeois et aux faux pauvres qui apparaissent dans le monde ouvrier parisien, et d’autre part la nécessité de vivre à Paris pour devenir quelqu’un, font de l’auteur un insurgé qui rejette violemment le monde qui le fait exister et se retourne vers la Bretagne où, à l’âge de vingt-quatre ans, il n’est personne.
7Enfin, ce jeune noble qui n’a de cesse de suggérer dans son texte sa position de noble, de grand frère du peuple, d’aristocrate pieux et pratiquant la charité, est issu d’une famille dont la noblesse est toute récente, puisqu’elle a été anoblie sous Louis XV4, c’est-à-dire deux générations avant l’auteur du Barzaz-Breiz. Mais voilà qu’à peine anoblis, les nobles sont exclus de la société post-révolutionnaire qu’instaure la bourgeoisie. Ce qui explique aussi son refus de cautionner la bourgeoisie et ses révoltes viscérales contre elle.
8L’explication du contexte social dans lequel vit La Villemarqué et duquel il est issu apporte une dimension existentielle non négligeable qui permet de mieux comprendre la tourmente de l’auteur et les caractéristiques de ses révoltes. Pour lutter contre le sentiment de se voir disloquer et partager entre plusieurs cultures, et pour garder son intégrité, l’auteur fuit par les mots le monde dans lequel son existence prend forme, comme littérateur bourgeois, francophone et Parisien, et se réfugie dans un autre monde en se définissant avec obstination comme noble, bretonnant et Breton.
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