Le concept de peuple : une figure du cercle
p. 155-165
Texte intégral
1Le besoin et la nécessité que ressent l’homme de cerner, de regrouper, de découper et de séparer les choses autour de lui, afin de pouvoir en gérer l’ampleur et la complexité, nous en avons suivi les forces et les principes dans deux travaux précédents conduits sur le texte emblématique de la Genèse. Retournée au commencement de toutes choses, nous avions rapporté la Création au principe premier, fondateur, à l’arché de la ligne – le pouvoir de gouverner apparaissant comme l’apothéose des deux premiers, le pouvoir sécant et le pouvoir de clôture2. Nous retrouvons, dans l’opération de « cerner », la figure parfaite de la ligne, celle du « cercle3 ». D’un semblable découpage méréologique du monde est née la création des concepts que l’homme devait penser pour s’en saisir, et s’en rendre maître4. L’opération est toujours la même : elle consiste à ramener du complexe à du simple, le pluriel de l’expérience à l’unique du concept. Ainsi naissent les concepts, produits par l’entendement à partir du donné de l’expérience, savons-nous depuis Kant5.
2Reprenons cette opération pour en suivre moins le cours que le dépôt final, dans le cas particulier du concept de « peuple ». Aussi bien le concept de peuple que le peuple lui-même fournissent en effet un matériau de choix puisqu’ils permettent de suivre ces pouvoirs organisateurs et générateurs d’unité qui gèrent du multiple et qui le gouvernent. Qu’il s’agisse des anciennes cités grecques, des sultanats ottomans, des États contemporains (démocratiques ou non), toutes ces entités sont conduites par des « gouvernants » – qu’ils se nomment tyran, roi, sultan, ou président –, et le principe (arché) qui les meut est toujours le même : la nécessité d’organiser une totalité avec du multiple, et de la gérer, le multiple étant la multitude d’êtres sur laquelle le pouvoir organisateur va s’établir et opérer (quel que soit le statut reconnu par le maître d’œuvre à la multitude gouvernée, quels que soient les modes d’action auxquels celui-ci recourt). La finalité est de rassembler du multiple en un tout, une totalité, de dépasser ce qui sépare pour toucher à ce qui rassemble, transcendant ainsi les différences (qui séparent) pour que le principe créateur d’unité puisse opérer et fonder des entités uniques qu’il s’agit ensuite d’administrer.
3Dans le cas de la Création du monde, le principe de la ligne opérait au point le plus haut de tout l’édifice kantien6., au niveau des idées. Nous quittons ici les hauteurs de la Raison et des idées, pour descendre d’un niveau, nous installant au niveau de l’entendement (ce niveau que Kant établit entre la Raison – tout en haut – et la sensibilité – au dessous), et y considérer la figure de la ligne parfaite, le cercle7.
4C’est en effet en gravissant cette série de niveaux et d’emboîtements – qui s’échelonnent de la sensibilité à l’entendement et de l’entendement à la raison – qu’à partir de l’empirique, à partir des données de l’expérience peut naître, grâce au concours de l’entendement et de la raison, de l’homogène et de l’unité8. C’est ainsi que naît l’homogène et l’unité des idées, de ces concepts nécessaires, indépendants de tout objet, aucun ne leur étant adéquat. Et c’est ainsi que naît aussi l’homogène et l’unité qui vont être ici considérés, depuis la figure du cercle : l’homogène et l’unité produits par ces concepts non nécessaires qui peuvent être construits à partir de l’expérience, puisqu’ils ne la dépassent pas et qu’ils relèvent des règles de l’entendement9. Nous savons aussi que l’entendement a besoin de catégories pour fonctionner dans l’expérience10, et c’est l’une d’elles, la quantité, qui interviendra ici, puisqu’elle supporte le jeu de construction de ce concept particulier qu’est celui de « peuple ». Seront centraux la figure du cercle, la totalité qu’elle enserre et le principe les gouvernant.
5Le peuple est l’une de ces entités nées de la saisie11 – en langue et en réalité – enveloppante d’une pluralité, assise sur un « espace » délimité. Le terme allemand qui dit le peuple, Volk, dit aussi bien l’un – l’espace – que l’autre – la multitude vivant sur cet espace (un territoire, Land) et que le critère qui détermine l’opération de saisie enveloppante. Volk est le nom de cet « entier », de cette totalité qui n’existait pas encore et qui vient répondre au besoin d’organiser l’économie d’un multiple à rassembler. C’est à ce même besoin que répondent aussi bien le mot français de nation que celui de peuple : le besoin de nommer un « ensemble d’individus », et dans un second temps, de distinguer cet ensemble d’autres ensembles12. Le mot « peuple » dit, lui, cet « ensemble d’hommes vivant en société, habitant un territoire défini et ayant en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions… », nomme donc aussi cette unité imposée par le principe organisateur à la multitude13. L’État est d’une part le principe organisateur – du non-organisé devient de l’organisé – ; et il est d’autre part le principe qui régit cet organisé et qui enfin en assure le maintien, cette unité étant susceptible de se défaire, de se désorganiser si le principe organisateur n’en assure plus la cohésion. Nous avons retenu l’État comme principe organisateur, nous aurions pu retenir tout aussi bien la ville comme instance gouvernante, et « territoire » gouverné, le dictionnaire historique de A. Rey les donnant l’un comme l’autre dans sa définition du peuple : attesté dès 842 dans les Serments de Strasbourg sous la forme poblo, est issu par évolution phonétique du latin populus, qui désigne l’ensemble des habitants d’un État constitué ou d’une ville14.
6C’est la langue que nous allons convoquer pour suivre ce qui s’y est déposé, au fil du temps et des péripéties historiques et sociales, dans ce concept singulier de « peuple ». Et suivre avec ce mot les principes organisateurs à l’œuvre y créant de l’unité avec de la pluralité15.
7Nous avons évoqué plus haut les cités grecques. Le terme de cité partage une affinité avec ceux de « tribu » et de « peuple », les termes étant en effet à rapprocher étymologiquement de la même racine indo-européenne *teu-, et de sa racine élargie *teuta-, racines dont les significations vont illustrer les pouvoirs que nous avions reconnus à la ligne parfaite – le cercle. Un troisième élément viendra parfaire cet « ensemble », puisque l’adjectif latin tôtus « tout », est également à rapprocher de cette racine, *teuta-16. Notre remontée aux origines s’achèvera en convoquant une autre racine indo-européenne (nous la citons plus loin).
8Que disent les racines et que disent les mots qui en proviennent et qui nomment le Peuple ?
9Reprenons celle déjà mentionnée, *teuta-, qui porte la signification de « tribu/ peuple ». C’est la racine indo-européenne *teuta-, germanique *theudô- (« tribu »), all. Stamm, angl. tribe17. Outre en germanique, cette racine a servi en baltique, en celtique, messapien, osco-ombrien, vénète, c’est-à-dire là où n’était pas recouru (en Europe) à d’autres racines18. À cette racine *peoda « Stamm, Volk », se rapportent les noms vieux- haut-all. thiot, diot (masc., n.)/ thiota, diota (fém.), le moyen-haut-allemand attestant encore de cette racine, avec le substantif diet (volk, leute)19. Rappelons tout de suite, avant de revenir à Volk, que latin populus signifie « l’ensemble des habitants d’un État constitué ou d’une ville20 ». Et rappelons que populus s’opposait d’une part à senatus (sénat) et d’autre part à plebs (plèbe), mais qu’il a fini par se confondre à plebs, le sens du mot évoluant avec les mouvements et les réorganisations sociales21. Quant à son origine, le mot populus serait une forme à redoublement, la forme simple *pul- / pol-, « dont rien ne permet de déterminer quelle peut en être la racine22 ». (Nous reviendrons ci-dessous sur la racine *pel-, clairement identifiée quant à elle.)
10La racine sur laquelle la « cité », et le « peuple », sont construits est bien connue : c’est la racine *teu- que nous avions mentionnée en introduction, avec sa forme augmentée, *teuta. Cette dernière, *teuta, signifie « Menge, Volk, Land » (« quantité de, peuple, territoire »). Le gotique piuda /diot(a), le verbe vha. diuten (« verstandlich machen, erklaren, verdeutschen »/ « rendre compréhensible, expliquer, germaniser ») en proviennent, de même que la forme adjectivale, vha. thiutisk / diutisc. S’y est déposé le trait d’appartenance au « clan », porteur de reconnaissance, signalant un trait commun engageant au regroupement. Ainsi thiutisk, diutisk (racine élargie thiut- + suffixe d’appartenance -isk) signifie « zum eigenen Stamm oder Volk gehorig »/ « qui appartient à son propre peuple », cet adjectif signifiant en particulier « de ceux qui parlent notre langue, notre idiome ». Le signe s’inverse, dès lors qu’il sort de la communauté (et entre au service des autres) : le même signe passant en néerlandais va servir à désigner les Germains, les Teutons23.
11Ce signe de ralliement (du même, des mêmes) qui s’inverse en rejet (de l’autre, des autres) se dit aussi dans cette forme suffixée, *teut-onõs « ceux de la tribu » (they of the tribe), dès lors que le signe, la forme suffixée, franchit la ligne, le limes et devient un « emprunt » : via le celte, le latin emprunte la forme du nom de la tribu germanique, Teutônï, pour dire : « les Teutons24 ». C’est une semblable démarcation qui est signifiée par gotique piuda /diot(a), piuda qui sert à Wulfila, grâce à la forme composée Gut-piuda, à démarquer son peuple, sa tribu (les Goths christianisés) des Hellènes, ces « autres peuples », les « païens25.
12Se dit ainsi chaque fois une ligne de partage, qu’elle sépare le peuple des Goths des Hellènes, des païens, ou qu’elle sépare – c’est le limes, la frontière latine – les Latins des Germains, de ces « autres » nationes, qui parlent leur idiome, la langue de leur (Est liée à ce terme deutsch une singularité : celle de n’être ni d’ordre géographique, ni d’ordre ethnique, comme le sont la plupart des autres appellatifs, mais d’être formé sur une racine signifiant une auto-référence, la « référence à soi » : « (de) son propre peuple, (de) sa propre tribu26, parlant sa propre langue27 ».
13Le principe, la ligne qui encercle du « même que soi » et qui emporte avec elle l’idée d’ » enflure » (de gonflement, de quantité accrue) donne aussi le pouvoir de gouverner sur ce qu’elle a permis de cerner. C’est ce qui se dit par cette racine, *teu-, « schwellen », « gonfler », de laquelle sont tirés les termes mêmes du pouvoir. L’instance régnante se dit gotique piudans, « le roi », qui traduit grec βασιλεύς « roi » ; gotique piudinassus signifie aussi bien l’idée de « gouvernement », traduisant grec ἡγεμονία « Regierung », que celle « royaume », « empire », grec βασιλεία. Le verbe « gouverner », « régner » se dit gotique piudanon « herrschen ». Relève également de cette série de composés le nom propre germanique Théodoric, dérivé de germ. *thiudô-rik-, qui signifie « le roi du peuple » (« peoples’s king »), en vha. diutarich, nha. Dietrich.
14C’est donc, pour l’ensemble de ces termes (germaniques ou latins) un trait distinctif – /+ idiome parlé partagé/ ou /+ même religion/- qui va permettre de tracer un cercle autour d’un noyau, créant par là un espace contenant, lequel, limité sur son pourtour, pourra regrouper à l’intérieur une pluralité d’individus partageant le même trait : les Goths, ceux qui ne sont pas païens ; les Teutons, ceux qui parlent la même langue (entre eux), et qui n’est pas la nôtre, le latin. Nous remarquons que la délimitation d’une totalité engage aussi la force, le pouvoir, la gouvernance. Pokorny nous donne des termes tirés de cette racine *teu- : vieil indien taviti « ist stark, hat Macht »/ « est fort, a le pouvoir », avestique tav- « Vermögen »/ « puissance », tavah- « Macht, Kraft »/ « pouvoir, force28 ». Les notions de remplir et de force sont naturellement solidaires.
15Une fois la séparation et le regroupement accomplis, la visée, la vision peut s’intéresser à ce qui a été englobé (la ligne se referme), et le regard entre dans le contenu. La valeur de l’entier clos s’ouvre sur celle de l’ensemble qui a été regroupé. Le mot peuple peut se doubler de l’idée de « plein », de « rempli » (angefüllt), de « grande quantité », de « complet », comme le dit aussi le mot grec σύνολος « entier-complet29 ». Et comme le dit latin tõtus.
16Bader et Pokorny rapportent, nous l’avons vu, latin tõtus à la racine i-e. *teutā-. Pokorny lui rapporte de même les reconstructions latines *toveõ- « vollstopfen »/ « bourrer, remplir », de laquelle dérive *touetos qui donne tõtus « ganz », lequel a ainsi pour sens « vollgestopft », « kompakt »/ « rempli, compact30 ». La totalité apparaît être ainsi quelque chose de l’ordre du rempli, du compact, et ce sont ces notions mêmes qui se sont déposées dans le mot Volk : son étymologie en témoigne, et nous abordons la seconde racine que nous avions annoncée.
17C’est de la racine *pelə-1 – qui signifie « remplir et dont les dérivés réfèrent à l’abondance et à la multitude31 », que proviennent aussi bien all. voll/angl. full « plein » que all. viel, vieil anglais fyllu (« grande quantité de »/ « full amount of ») – et que vha. folc/vieil angl. folc (« peuple »), nha. Volk, angl. folk. En proviennent également les verbes vieil angl. (a-)fyllanf/vha. fulljan, fullen, issus du germanique *fulljan « remplir » de même que vha. fulli / vieil angl. fyllu « abondance »/ angl.fullness, soit l’ » état d’être rempli » – formations nominales issues du nom abstrait germanique full-ino. Se rapportent de même à cette racine latin plenus, et latin plēre « remplir ». Nous touchons au but, à l’étymologie de volk : c’est de la forme suffixée de cette racine, c’est-à-dire de *ple-go, que provient germanique folkam et dont sont issus les termes germaniques qui disent le nom du Peuple. Il se pourrait aussi que latin plēbs se rapportât à cette même racine augmentée, à sa variante *plē-32.
18Ce sont ces significations de « plein », au sens d’un accompli, d’un résultatif de « remplir » (et donc de valeur positive33) que nous retrouvons dans les dictionnaires, non seulement dès la définition que ceux-ci donnent à Volk (au lexème simple Volk), mais aussi dans la kyrielle de tous les composés qui fait suite. Si nous ouvrons ainsi le Grimm, les auteurs définissent Volk – et ce serait le sens le plus ancien – comme un « détachement clos de guerriers34 », et ce mot aurait été emprunté par les Slaves (slv. pluku = kriegsschar, « troupe de guerriers ») avant de revenir en allemand, comme mot d’emprunt (emprunt au slave) : ein pulk kosaken « kampfende Schar » (une troupe guerrière, guerroyant). Apparaissent comme traits distinctifs : la séparation (dé-tachement), la plénitude, le clos de l’ensemble constitué, ainsi que la finalité de ce regrouper (opéré en vue du combat, de la lutte) : /+ séparation/, /+ ensemble de/ et /+ finalité/. Les frères Grimm précisent que si ce dernier trait/+ finalité guerrière/ devient dominant, volk cède plutôt la place à germanique fylking, fylking étant une formation abstraite (abstraktbildung) dérivée du verbe fylkjan (in schlachtordnung stellen « mettre en ordre d’attaque »). Fylking est donc plus précis que volk, plus technique, puisque doté du trait /+formation des rangs/.
19Le mot volk pourra, au Moyen Âge, passer au pluriel volker et prendre le sens de « soldats », d’ » armée », de « troupes » (Soldaten, Heer, Truppen). C’est la pluralité, la multitude qui ressort alors. (Grimm nous rapporte les raisons de ces glissements sémantiques du mot, qui suivent les évolutions techniques des corps d’armée et des changements d’armes). Le pluriel, völker (die preussischen Völker), disparaît au xviiie siècle, le grammairien Adelung35 étant contre cet usage. Le recours au pluriel ne serait selon lui justifié que s’il devait renvoyer à des assemblages de plusieurs touts. Quant à l’usage du singulier, qui serait plus juste, il lui semble trop vil ! Grimm termine son historique en rappelant que le mot recouvrera plus tard sa noblesse.
20Au-delà des vicissitudes rencontrées par ce dérivé bien contemporain de la racine *plə-go, qu’est volk, ce sont des constantes qui lui sont associées, celles d’un tout, d’un entier construit par le nombre, et dont la multitude est transcendée.
21La grande variété de cette pluralité refermée (enclose) dans le cercle et qui se dit dans le terme de Volk, nous en constatons l’ampleur si nous reprenons les nombreux termes latins que Volk traduisait ou glosait. Outre populus36, volc glosait latin cuneus37, une « formation de bataille en forme de coin » – le premier sens de cuneus étant « coin (à fendre ou à caler) » – cuneus signifiant par ailleurs également « section de bancs au théâtre » – omnes cunei signifiant « tous les gradins », « toute l’assemblée ». (Nous trouvons tant la délimitation d’une totalité que la fonction instrumentale de la totalité circonscrite : la formation guerrière, la section des bancs.)
22Volc glosait aussi latin cohors, la « troupe en général », cohors pouvant être également appliqué à un contexte non guerrier, comme dans cohors amicorum (un « cortège d’amis »), cohors canum (une « meute de chiens »), cohors illa socratica (« l’école de Socrate) ou encore cohorsfebrium (« l’essaim des fièvres »). Ne retenant de même plus que le trait /+multitude/, volc glose-t-il ainsi également agmen « file, bande, troupe », et peut-il également s’employer pour désigner une « compagnie de perdrix » (ein ganzes kütt oder volck rebhühner).
23Si nous consultons un dictionnaire du moyen-haut-allemand (Lexer), nous trouvons pareillement l’idée d’ » armée », de « peuple guerrier » – volc : Volk (kriegsvolk, heer) – mais aussi celle d’une pluralité de sujets, d’une totalité soumise (untertanen « sujets », dienerschaft « la domesticité »), et enfin celle de pure quantité, de la pluralité indéterminée (schar, menege, haufen/ » troupe, masse, tas »).
24Si nous reprenons cette étude, consacrée au dévoilement du concept de Peuple, se dessinent quelques lignes directrices.
25La valeur d’entier, de totalité liée à celle de « plein » est centrale dans l’histoire de ce nom germanique du peuple, all. volk. La pluralité apparaît être ainsi le fondement, le soubassement de ce mot, ce que l’histoire du mot de même que sa racine révèlent.
26La valeur d’entier prend la valeur de tout, de puissance, de force, celles-ci étant dues à la cohésion du (grand) nombre. Cette valeur positive peut s’inverser dès que la valeur du tout qui fait le nombre se dissout, la valeur devenant négative, péjorative. Le (grand) nombre devient multiple, multitude, se dé-fait, dès que la finalité de la totalité s’efface (quand les causes, les finalités du regroupement, de la formation de l’entier unique perdent en détermination, conviction, clarté). Grimm nous rappelle que la valeur négative, péjorative de peuple, celle d’une multitude, a été corrigée, dans la seconde moitié du xviiie et au xixe siècle, par le mouvement de la philosophie esthétique et la venue des Romantiques, qui lui réinsufflèrent noblesse et grandeur.
27Se peut-il, dès lors, qu’il faille que les finalités ayant conduit à construire ces ensembles, ces totalités, gardent leur pleine visibilité, pour que la totalité garde grandeur et respectabilité ? Et donc qu’elles restent claires à la conscience, à l’esprit de chacun de ceux qui participent à l’ensemble, pour que l’ensemble reste convaincu du bien-fondé de sa raison d’être ?
28Se peut-il que le citoyen doive garder cette conscience d’être un particulier d’un ensemble pour que l’ensemble, la cité, demeure et reste une grandeur positive, grandeur que dit sa lointaine origine ? Que dit le nom latin civitas dont provient le français cité ? Si l’on remonte au-delà du latin civitas, c’est à la racine *tēu-, non pas augmentée de t, mais de *kei-wi, que civitas est à rapporter. Et cet « élargissement », *kei-wi, « associe le proche et le lointain38 ».
Bibliographie
Bibliographie
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Sonderegger, Stefan, Grundzüge der deutschen Sprachgeschichte, Berlin, W. De Gruyter, 1979.
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Watkins, Calvert, The American Heritage Dictionary of Indo-European Roots, Boston/New York, Houghton Mifflin, 20002.
Notes de bas de page
2 Cf. Françoise Dayiet-Taylor, « Du tracé de la ligne dans la Genèse », in C. Dumas, M. Gangl, (éd.), Théâtre du monde. Mélanges offerts à Manfred Eggert, université d’Angers, 2006, p. 65-83. Principe est la traduction du grec archè, qui signifie autant « commencement » que « gouvernement », « commandement ». La ligne est le début de la mise en ordre gouvernée du Chaos.
3 « Dans la circonférence [le cercle] commencement et fin coïncident », Héraclite, cf. ibid. Rappelons que « cerner » est à rapprocher de latin circinare « parcourir en formant un cercle ».
4 Cf. F. Daviet-Taylor, « Genèse du monde, architectonique de la pensée », in J.-M. Paul (éd), Kant. Raison, nature, société (Le texte et l’idée) Centre de Recherches Germaniques et Scandinaves de l’Université de Nancy 2, n° 19, 2004, p. 117-132.
5 Cf. ibid. Kant. Raison, nature, société.
6 Kant nomme « architectonique » cet édifice, une construction qu’il a élevée pour rendre compte de notre faculté de connaître.
7 Les trois niveaux constituent une série, entière, au sein de laquelle chacun joue son rôle. « L’entendement joue, par rapport à la raison, le même rôle que la sensibilité par rapport à l’entendement. » In Critique de la Raison Pure, 464 / Kritik der Reinen Vernunft, 692. Cf. F. Daviet-Taylor, « Genèse du monde, architectonique de la pensée », note 19.
8 Ibid. : « Si nous disons de l’entendement qu’il est le pouvoir de ramener les phénomènes à l’unité au moyen des règles, il faut dire de la raison qu’elle est la faculté de ramener à l’unité les règles de l’entendement au moyen de principes. Elle ne rapporte donc jamais immédiatement ni à l’expérience, ni à un objet quelconque, mais à l’entendement, afin de procurer, a priori et par concepts, aux connaissances variées de cette faculté une unité qu’on peut appeler rationnelle et qui est entièrement différente de celle que l’entendement peut fournir. » CRP, 256 / KRV, 384. Cf. F. Dayiet-Taylor, « Genèse du monde, architectonique de la pensée », note 18. Les soulignements sont de Kant.
9 Ibid.
10 « De même que l’entendement a[vait] besoin des catégories pour l’expérience, de même la raison contient en elle-même le fondement sous lequel je comprends des concepts nécessaires dont l’objet ne peut pour ainsi dire lui être donné par aucune expérience », cf. Dayiet-Taylor, « Genèse de la pensée... » ; Eisler, Kant Lexikon, 258. Rappelons ce que sont pour Kant les catégories. Ce sont les concepts fondamentaux de l’entendement pur (Stammbegriffe des reinen Verstandes, CRP, 97), des formes a priori de notre connaissance représentant toutes les fonctions essentielles de la pensée discursive. Elles sont produites par l’entendement pur. Kant les a obtenues par la réflexion, en réfléchissant aux formes fondamentales de la pensée et du jugement. Elles se ramènent à 4 grandes classes : la quantité, la qualité, la relation, la modalité.
11 Rappelons que les mots « concept » et « Begriff » renvoient à un « prendre », une « saisie » par l’esprit.
12 Il n’est pas de notre propos ici d’étudier les différences sémantiques caractérisant la distinction « peuple »/ » nation ». Le caractère de « totalité gouvernée » propre aux deux termes est ce qui nous importe. Le mot « nation » renvoie à « un ensemble d’individus nés en même temps dans le même lieu » (cf. Le Robert). Le mot de naciuns (v. 1120) d’où provient nation est emprunté au latin natio, -onis, dérivé du supin de nasci « naître ». Par métonymie et spécialisation, le pluriel nationes a désigné, à l’époque païenne, « les populations païennes pour les différencier, par opposition, du “peuple de Dieu”, des Chrétiens » (cf. Rey, DHLF). Le peuple renvoie également à la « totalité de la nation ».
13 Le Robert, vol. 5.
14 Rey, DHLF.
15 La langue dispose de très grandes ressources pour maîtriser le multiple, l’unité pouvant être a) d’ordre lexical – ainsi les condensifs, ces lexèmes simples au fort potentiel sémantique, qui permettent ces regroupements (comme forêt, tribu), ou encore des mots composés à préfixe jonctif (latin co-, grec syn-, gotique ga-, vieil anglais yi-, vieux-haut-allemand gi-, allemand ge-), comme Geflügel « volaille », ou des mots suffixés en –eraie (comme peupleraie), en –ière (fourmilière), -aille (volaille), en – ure (ramure) ; b) l’unité peut aussi être d’ordre morphologique (accord singulier du verbe avec deux sujets), d’ordre syntaxique, comme la coordination (entre concepts : Senatus Populusque Romae ; entre propositions : ga- jonctif ; dans la phrase « complexe » obtenue par unification de plusieurs propositions, grâce à des particules jonctives, ou des unités de subordination). Cf. Daviet-Taylor 2003.
16 Cf. Bader 1997, p. 82. Cf. également Pokorny 1959, tous deux en faveur de ce rapprochement étymologique de tōtus. D’autres auteurs (É. Benveniste, W. P. Lehmann) ne s’y rallient pas ; C. Watkins reste réservé. Nous n’entrons pas dans ces débats, et en restons à la position de Bader/Pokorny.
17 Les ouvrages auxquels nous renvoyons étant fondés sur la classification traditionnelle des langues qui reconnaît la famille de l’indo-européen, nous nous en tenons ici à cette appellation et au regroupement des langues dont elle témoigne. Rappelons cependant que des travaux reprenant cette classification, débutés au début du siècle et en pleine effervescence depuis trente ans, remettent en cause celle-ci, et propose de nouveaux regroupements des langues du monde, que les termes d’ » eurasiatique » et de « nostratique » reflètent. Lehmann donne people, tribe, nation pour la racine proto-indo-européenne (PIE) ; Watkins donne tribe (« tribu ») pour la racine i.-e., et people (« peuple ») pour la racine germanique.
18 Nous nous restreignons ici à cette partie de la frange occidentale indo-européenne. Pour l’étude de l’onomastique complète des autres tribus indo-européennes (Slaves, Hellènes, rapportées à la racine *s(w)el-(-wo-, -no-), cf. Bader 1997. L’auteur analyse cet « ensemble onomastique structuré ».
19 Lexer le donne avec les trois genres. Diefenbach le donne comme équivalent au lat. populus, à côté de volke.
20 A. Rey, DHLF.
21 « Toutefois, à l’époque impériale, quand a été perdu le sens de la vieille organisation sociale et politique, populus s’emploie pour plēbs », Ernout/Meillet. Les auteurs mentionnent l’adjectif correspondant, à savoir publicus, qui n’a « rien à faire étymologiquement avec populus », p. 522.
22 Ibid. « Rien ne permet de décider quelle peut être la racine, celle de pellō, celle de pleō ou quelque autre, ni s’il y a un rapport avec le radical de plēbs. Un emprunt n’est pas improbable, de même que pour plēbs (Cf. étrusque pupluna et le nom de la ville Populōnia.) Populus est le nom que Tite-Live emploie à plusieurs reprises pour désigner les douze cités confédérées d’Étrurie ».
23 Vieux néerlandais duutsch : german, of the Germans or Teutons, cf. Watkins, 2000 ; Pokorny, 1959.
24 Pokorny 1959 ; Bader, p. 82-83. Les noms des ethnies Praetuttii au nord d’Adria et des Tūtīnī en Calabre sont également issus de cette même racine. Cf. aussi Watkins.
25 Streitberg. ».
26 Sonderegger, p. 40-54 (Die Sprachbezeichnung Deutsch).
27 « Selbstbezeichnung », cf. ibid, p. 37-38. Donnons quelques exemples : de latium, région autour de Rome, provient l’adj. latinus, et le nom de la langue lingua latina ; de Schwyz, canton de Suisse centrale, provient le nom du Suisse et de sa langue (Schweizer, schweizerisch). Ainsi encore de Francia, de Norden (langues nordiques, norrois, etc.), de Orient (langues orientales).
28 Pokorny, 1959.
29 Bailly, p. 1865.
30 Pokorny, p. 1080. De cette racine augmentée proviennent également, par exemple, tumulus, dune, turgescent, tausend (germ. pus-hundi, “viel-hundert”).
31 Cf. Lehmann, p. 131, (F104. fulls) et aussi Watkins, p. 64 *pelə-1 : to fill ; with derivates referring to abundance and multitude. (Oldest form *pela-1 with variant (metathesized) form : * pleə1-, contracted to *plē.
32 Cf. ibid., *plē- : variante.
33 Il est intéressant de le constater. Comparons par exemple l’idée de heil « sain », « sauf », qui elle est de valeur négative, puisqu’elle signifie « unversehrt », « qui n’a pas subi de dommages », valeur transparente dans le français in-tact, (non touché).
34 Älteste bedeutung : geschlossene ab-teilung von kriegern. Rappelons que les substantifs dans le Deutsches Worterbuch des Grimm n’ont pas de majuscules.
35 Johann Christoph Adelung (1732-1806).
36 Grimm renvoie à Diefenbach et à son Glossaire : en face de populus, on y trouve : populus, vha. volke oder diet. Ainsi qu’à Graff pour les gloses de cuneus, cohors et agmen.
37 Gaffiot. Nous trouvons par ailleurs dans Gaffiot cunctus « en masse »/ « tout entier, tout ensemble, tout ». Ainsi cunctus senatus « le sénat tout entier », cuncta gallia « toute la Gaulle », cuncti cives « tous les citoyens, sans exception ! » Gaffiot ne donne aucune indication sur cette forme, d’un intérêt majeur.
38 Bader, ibid. Si tõtus est la forme « étymologiquement correspondante », avitās est la forme « sémantiquement correspondante » à cette racine.
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