Le peuple et La Mer
p. 123-134
Texte intégral
1En 1913, Marc Elder1 obtient le prix Concourt pour son Peuple de la mer2, roman dans « l’air du temps » divisé en trois parties, « La barque », « La femme » et « La mer ». Et s’il est vrai que la vie périlleuse des marins nous est contée, la première partie est consacrée à la jalousie3 des marins de Noirmoutier à l’égard d’Urbain qui vient d’acheter un bateau baptisé d’un nom qui signe l’individualisme beaucoup plus que la solidarité populaire : Le Dépit des Envieux. C’est, en effet, l’égoïsme qui prévaut, même ici, brouillant les distinctions de classe, vieille rengaine : c’est par « intérêt » que procréent les pêcheurs, comme les bourgeois s’en préservent. Mais, pour notre propos, il est bon de relever que, comme Georges Hyvernaud plus tard, Marc Elder s’efforce de restituer l’oralité populaire des « chie-dans-l’eau ! » et des autres : « C’est-il des poilus les gars du République ? – Envoie l’kilo, Coule-en-pente ! – La rincette à l’équipe, quoi4 ! » « Qui c’est qu’est neyé5 ? »
Le peuple de la mer
2Et tel est bien le problème lorsque l’on veut parler du peuple. La littérature, quand elle s’en charge, est parole et le peuple, quand il se manifeste, action. Parole peu probante des pamphlétaires, des auteurs de tracts émanant d’officines « engagées », porteurs de pancartes, parole à caractère utilitaire qui n’a rien à envier aux procédés de la persuasion clandestine des publicitaires. Alors, plutôt que de faire confiance à une prétendue objectivité historique, faut-il attendre de la littérature qu’elle dégage une vérité humaine des, comme on dit, « événements » ? Pas toujours. Au Peuple de la mer où le peuple est supplanté par la mer, nous préférerons La Mer de Michelet, métaphore bigarrée du Peuple, œuvre où ce dernier est vu à travers le prisme de ses déceptions. Péguy, sans métaphore, présente, lui aussi, le Peuple, au miroir déformant et fluctuant de son idéologie. Sa pensée est passée au crible par un ancien prisonnier de guerre, Georges Hyvernaud, qui, dans La Peau et les os, dégonfle la baudruche patriotarde. Belle occasion de démasquer « les mauvais bergers » (ô Mirbeau !), ceux qui vont au peuple et s’efforcent de parler en son nom, c’est-à-dire de le faire taire.
Les mots pour le dire
3L’exercice de la mémoire hémiplégique ou sélective est un sport très prisé en France. Les anciens pétainistes et les thoréziens français, même repentis, savent observer un silence prudent sur certains « événements » ou « détails » de l’histoire. Care à celui qui, à la Libération, ne « tricolorisait » pas ! Georges Hyvernaud en sut quelque chose : avec son récit, il avait mis à côté de la plaque… de verglas (voir Le chagrin et la pitié). Si je rappelle l’existence de ce phénomène, c’est que Michelet a tenté, lui, « par la bande », d’évoquer cette trahison de l’idéal révolutionnaire que fut, après l’euphorie de février 1848, la répression de juin.
« Tu chériras la mer »
4Déçu par le Peuple et son reflux, comme le sera Péguy, Michelet se console avec la mer, « monde prodigieux de vie, de guerre et d’amour6 ». On trouvera dans La Mer une représentation détournée, certes, du social. Equivalence : la mer est aussi « impénétrable7 » et mystérieuse que le Peuple et le mugissement qu’elle fait entendre n’a rien à envier au grondement des révoltes sociales : la première impression que l’on reçoit de la mer, « c’est la crainte8 ». « Si l’enfant et l’ignorant ont toujours devant ce sphinx une stupeur admirative et moins de plaisir que de crainte, il ne faut pas s’en étonner. Pour nous-mêmes, par bien des côtés, c’est encore une grande énigme9. » La mer, « inconnue et ténébreuse dans sa profonde épaisseur, apparut toujours redoutable à l’imagination humaine10 ». Indispensable à notre vie, la mer, indifférente, se passe très bien de nous. Dans Le Peuple, Michelet établissait que le génie est l’équivalent du peuple. Avec La Mer et le déplacement de l’humain vers la nature qu’implique le sujet de l’ouvrage, il ne peut plus en être question : la « barrière qui sépare les deux mondes11 » est aussi celle qui sépare le génie d’un monde autonome. Et « le bruit lointain », acousmatique, que fait entendre la mer n’est guère plus engageant, pour qui veut « aller au peuple », que les clameurs des foules.
Tempête(s)
5Le chapitre VII du livre premier de La Mer est intitulé « La tempête d’octobre 1859 » : « C’est celle qui sévit dans l’Ouest le 24 et le 25 octobre 1859, qui reprit plus furieuse et dans une horrible grandeur le vendredi 28 octobre, dura le 29, le 30 et le 31, implacable, infatigable, six jours et six nuits, sauf un court moment de repos12. » Michelet parle d’un
diabolique fourmillement. Était-ce la faute de mes yeux et de mon cerveau fatigué ? ou bien en était-il ainsi ? Elles me faisaient l’effet d’un épouvantable, d’une horrible populace, non d’hommes, mais de chiens aboyants, un million, un milliard de dogues acharnés, ou plutôt fous…13.
6Transposition du naufrage des journées de juin comme l’était, dans l'Histoire de la Révolution française, l’évocation du massacre du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791.
Chaos
7Davantage entendue que vue, en ses débuts, la tempête fait mesurer au témoin son insignifiance face à l’élément :
Cinq jours et cinq nuits, sans trêve, sans augmentation ni diminution, ce fut la même fureur et rien ne changea dans l’horrible. Point de tonnerre, point de combats de nuages, point de déchirement de la mer. Du premier coup, une grande tente grise ferma l’horizon en tous sens ; on se trouva enseveli dans ce linceul d’un morne gris de cendre, qui n’ôtait pas toute lumière, et laissait découvrir une mer de plomb et de plâtre, odieuse et désolante de monotonie furieuse. […] La furie de l’ouragan, par un effort désespéré réussit à desceller le gond d’un volet14.
8Monstres, « que demandez-vous ? – Ta mort et la mort universelle, la suppression de la terre, et le retour du chaos15 ».
Incertitude
9Avant le déclenchement de la tempête, règne « un calme sombre ». Derrière le narrateur montait « un monde de nuages noirs » contre lesquels soufflait « un vent de terre ». Sera-t-il de taille à repousser l’assaut de l’Océan ? Incertitude, et le phare de Cordouan laisse présager un « malheur16 ». Dans le chapitre qui suit « La tempête d’octobre 1859 », il est dit que le phare qui éclaire la tempête en préserve souvent, mais c’est toujours à lui qu’on s’en prend : « C’est ainsi que l’ignorance traite trop souvent le génie, l’accusant des maux qu’il révèle17 ». Ne pouvant s’identifier à la mer, le génie humain a trouvé dans le phare, réussite due au perfectionnement de la signalisation maritime, son homologue : « son regard de feu […] perce aux quatre coins de l’horizon18 ». C’est la « Providence humaine » qui a organisé sur la terre « un firmament secourable » : « Lorsque nul astre ne paraît », le marin voit encore les « feux » de ces « nobles monuments » et « reprend courage, en y revoyant son étoile, l’étoile de la Fraternité19 ».
Lucidité
10Le phare ne supprime pas la tempête. Ce qui est supprimé, c’est l’ignorance : « Du moins, si l’on périt, on sait pourquoi20 ».
11Loin de se substituer au peuple, de parler pour lui, c’est-à-dire à sa place, de s’autoproclamer son porte-parole, Michelet interprète l’événement et ne prétend pas être le peuple à lui tout seul.
Le peuple de Péguy
12Quand Péguy parle du peuple, il parle du peuple de France auquel il s’identifie. Quant aux autres peuples, désignés aussi par des noms synonymes, races, nations, ils sont, le plus souvent, évoqués au pluriel. Cependant, il distingue les « peuples opprimés » des « peuples libéraux », ceux où sont reconnus les droits de l’homme, peuples au nombre desquels il faut compter le peuple de France. Péguy établit aussi une hiérarchie : il existe des « peuples élus », le peuple français, pour les temps modernes, en est un.
Peuple-Révolution
13Rangé parmi les peuples libéraux et les peuples élus, le peuple français de Péguy apparaît comme romantique – le seul peuple révolutionnaire, selon Péguy. Romantique, le peuple est perçu à travers l’image qu’en donne Michelet. La dimension révolutionnaire est fournie par les événements qui marquent la période 1789-1793. L’élan révolutionnaire, on le retrouve pendant la Commune. Et, inutile de se frapper le cœur, c’est dans le Peuple, c’est dans la masse, et non chez les sauveurs suprêmes, que réside le génie – sans lequel il n’est pas de Peuple éternel –, inséparable de cet « élan ». Un mythe contre les mythes ! L’histoire c’est celle qui se fait sous l’impulsion du Peuple, non celle qui sera reconstruite par les historiens.
Démagogie
14Récupéré, sans qu’on lui ait demandé son avis (il a été tué en 1914), par le régime de Vichy, Péguy devient la tête de Turc de Georges Hyvernaud, prisonnier de guerre qui nous a laissé, entre autres, deux « récits » de la captivité et de l’état d’esprit dans la France libérée. Le spectacle qu’offre l’un des codétenus du narrateur, Beuret (« beurré », « petit beurre » ?), « âme molle et douce, que rien n’entame21 » est désolant. Encore qu’il ne faille pas le confondre, lui, l’ » imbécile », avec les pétainistes, « des gens bien, des gens sérieux, des gens soignés, des roublards, des petits salauds, des gens moraux, des gens nationaux, tout ce qui est pour la famille et pour le Travail et pour que les pauvres restent à leur place de pauvres ». Tout ça est pour Péguy : « Ils ont mis Péguy avec eux ». C’est tellement facile : « Il suffit de découper dans son œuvre les pages qu’il écrivait au nom de sa classe et qui se retournent contre elle22 ». Avec toutes ces formules empruntées à Péguy « qu’on plante partout à présent, comme des panneaux-réclame – la mystique et la politique, les époques et les périodes. (Sans oublier les pères de famille qui sont les grands aventuriers du monde moderne23.) »
Une belle âme
15Ce Beuret excite l’ire du narrateur parce que toutes les besognes qui « embêtent » le plus les prisonniers, « il les accomplit dans le ravissement », le « visage extasié ». C’est, à n’en pas douter, « une belle âme » : « Il cite Péguy. Il cite la mère de Péguy. Une belle âme elle aussi24 ». L’expression « belle âme » est l’équivalent exact de schone Seele, terme d’origine protestante qu’affectionnaient les plus grands écrivains allemands (Schiller et Goethe) et qui traduit une interrogation concernant les rapports qui peuvent exister entre éthique et esthétique, débat que le narrateur de La Mort à Venise expose en ces termes :
Et le style lui-même n’a-t-il pas double visage ? N’est-il pas à la fois moral et immoral, – moral en tant qu’il tient à une discipline et qu’il la formule, mais aussi immoral, et même antimoral, en tant qu’il suppose par nature l’indifférence à toute moralité25.
16D’ailleurs, la question se pose à propos de Georges Hyvernaud : quelle « morale » se dégage-t-il d’une œuvre que d’aucuns s’ingénient à réputer pessimiste en dépit des marques de sympathie qui émaillent le discours ? L’éthique, elle réside dans une écriture authentique évoquant un monde qui ne l’est pas.
La rempailleuse
17Le narrateur reprend l’expression de « belle âme », en l’affectant d’une nuance nettement péjorative : « Le sens de la vie, les bienfaits de la pauvreté, le culte du travail, tout cela s’arrange si bien dans une belle âme ». Le Peuple, comme on l’aime, et qui n’a pas intérêt à nous décevoir (cf. Brecht) ! Tenter (vainement, peut- être) de saisir le peuple n’est pas à l’ordre du jour. La mère de Péguy
rempaillait les chaises, comme chacun sait. Elle les rempaillait humblement et scrupuleusement et ne demandait rien d’autre à Dieu que des chaises à rempailler. C’était son honneur, sa religion. Une femme du peuple comme il en faudrait aujourd’hui ! Elle rempaillait ses chaises du même cœur que les gens du moyen âge bâtissaient des cathédrales…
18À cette différence près que « les bâtisseurs du xiiie siècle, c’était des gars comme nos charpentiers et nos maçons, et de condition pire. Toute la journée à remuer de la pierre ». Le narrateur essaie bien de faire comprendre à Beuret qu’ » ils pensaient à leur soupe. Ils ne pensaient pas tout le temps au bon dieu26 ». « Je lui disais qu’il faut prendre contre Péguy le parti de la mère de Péguy27 ». Peine perdue. Mais que peut la lucidité face à la résignation. La mère du narrateur était, elle aussi, « mollement et doucement » résignée. Comme les gens de son enfance, ces petites filles avec lesquelles il jouait sur les trottoirs qui savaient déjà « qu’elles étaient condamnées – condamnées aux lessives et aux ménages, à l’homme qui boit28 ». Ça ne vaut « même pas le coup d’essayer » de changer les choses : « Il n’y a qu’à rester à sa place ». Le narrateur revoit sa mère, « image menue et noire du renoncement et du consentement à tout ». Une femme du Peuple comme il en faudrait aujourd’hui ! Il faut « travailler tant qu’on peut29 », elle n’avait rien d’autre à lui enseigner. Quant à l’école de la Troisième république dont l’une des fonctions était de donner aux petits Français une formation civique, elle exaltait le « suffrage universel » et se gardait bien de mentionner les pressions idéologiques exercées sur lui par le Pouvoir, le rôle de l’État n’étant pas, à l’époque de jouer les arbitres, mais bien d’assurer, comme le soutenaient les anarchistes, l’exploitation d’une classe par une autre. Certes, Péguy se dit impressionné par La Société mourante et l’anarchie30, de Jean Crave31. Engagé dans la défense de Dreyfus, au nom des droits de l’homme, Péguy revient sur l’identification, valorisation positive, qu’il a, jusqu’alors, reconnue du « Peuple », des « humbles32 et du prolétariat. Le Peuple, façon Péguy. L’Affaire Dreyfus, servant de révélateur – le « peuple » se montre souvent incompétent –, fait tomber Péguy de haut. Il est des moments où le Peuple – dont on a construit l’image – se métamorphose en foule et, ivre de haine, pousse au crime. Peut-on encore, dans ces conditions, faire confiance à l’expression du suffrage universel ? Au lieu de s’en prendre à une gauche antisémite sans principes (cf. Jules Cuesde), Péguy incrimine l’esprit de parti et jette le bébé avec l’eau du bain. Cette démocratie qui nous est chère, malgré ses insuffisances manifestes – les aspirations du peuple, l’intérêt national même sont remplacés par les ambitions personnelles –, est confondue, par Péguy, avec les mœurs et pratiques parlementaires. Et Péguy en arrive, enfin (vers 1900), à cette conclusion, à laquelle était déjà arrivé Octave Mirbeau33.
Passéisme
19Selon Hyvernaud, Péguy, bien qu’ » il parle toujours de socialisme et de révolution », lui « non plus n’enseigne rien d’autre » que la mère du narrateur. Aussi ce dernier dit en savoir autant que Péguy sur « les modestes, les discrètes vertus populaires ». Leur Péguy ne l’« attendrit » pas34, le « laisse froid » : « Je laisse la piété aux niais et aux cyniques35. » Le champion des humbles, il s’entendait « comme pas un » à brouiller « les choses et les mots », ce qui ne l’empêchait pas, histoire de la paille et de la poutre, de reprocher à la social-démocratie allemande, impuissante, de dissimuler son réformisme derrière une phraséologie révolutionnaire, pendant que les Russes, en 1905, à Saint-Pétersbourg ont fait semblant, selon Péguy, de se révolter puisqu’ils ont adressé une supplique à leur tsar.
Le veau d’or
20Quoi qu’il pense des opérations des Allemands ou des Russes, il est mal placé pour exalter la révolution qu’incarnerait le peuple français. Il s’agit de « rejouer » 1789, à la manière des quarante-huitards vus par Flaubert. Plus tard, les bolcheviques prétendront refaire, en 1917, 1871. Ah ! la numérologie ! En fait, le socialisme de Péguy, c’est « une tendre rêverie sur le passé », sa révolution, « la résurrection de la paroisse médiévale, avec des ouvriers qui travailleraient quinze heures par jour et seraient contents comme ça ». France éternelle, notre bon maître ! Vers 1910, Péguy constate qu’il n’y a plus de peuple : il l’a escamoté ! Il fut un temps où le peuple existait. Il a été perverti par l’Argent. Certes. Est-ce une raison pour encourager la passivité chez les exploités en exaltant les vertus du bon vieux temps, du bon vieux peuple – vu par Péguy – structuré par les traditions ? Dans cette quête de l’Âge d’or, du temps immobile, on ne « remontera » jamais assez haut, au risque de s’anéantir dans les lointains de la race dont les échos nous parviendraient encore. On pense à Engels et à son invention du « communisme primitif », le Christ en plus.
Un petit malin
21Péguy était « malin » parce qu’il a su « préparer à ses biographes un Péguy en chromos. On n’a qu’à choisir. L’écolier, le paysan, l’officier de réserve, Péguy en sabots, Péguy en pèlerine. Un Péguy cassé, courbé, tordu, tortu, ce ne sont pas les adjectifs qui lui manquent36 ». Peur d’être pris pour un bourgeois, lui, « homme de peine, homme de peu, homme du peuple », à ce qu’il prétend. « Homme de terroir et de tradition ». Les preuves, les voici : « [I]l n’a jamais pu s’asseoir dans un fauteuil » et il tutoyait les typographes. Alors ? À force d’affirmer qu’il est peuple, il finit « par croire qu’il n’y a que lui qui soit peuple ». Le narrateur le lui concède : il était bien peuple, mais « par sa fidélité aux certitudes compactes, immobiles et limitées à son enfance », alors qu’il serait temps de comprendre que « tout est à inventer, le combat et les armes, les mythes et les dieux37 ».
Soviets libres
22La révolution – on l’a trop oublié – est un processus d’organisation, d’autoéducation, au cours duquel, par une progression régulière et/ou par de brusques mutations, le « peuple » trouve la force de vaincre le capitalisme et d’assurer la production collective. La victoire de la classe montante – à ne pas confondre avec le pronunciamento d’un parti – conduit à un stade supérieur de développement. Elle résulte de la collaboration volontaire, non de l’obéissance aveugle.
Figure mythique
23Clairvoyance du narrateur de La Peau et les os, lucidité de l’auteur, pourrait- on ajouter, qui a conscience que l’homme ne peut échapper au mythe. Le positivisme, mythe contre les mythes, est tributaire, bien que ses tenants prétendent le contraire, de l’imagination. Le « matérialisme » historique recourt au mythe christique pour décrire le prolétariat souffrant et martyr en mal de résurrection. Il vaut mieux reconnaître l’importance du mythe : il est des mythes destructeurs, tel le mythe nazi de Rosenberg, et des mythes de nature à donner à l’homme des raisons d’espérer, celui de Joseph, par exemple, et ses variations, conçu par T. Mann38.
Le socialisme sans mal au ventre
24Sa part faite à l’inévitable archaïsme (toujours présent en nous, comme l’ont montré Freud et Jung), il convient de trouver de nouvelles solutions, non d’appliquer des recettes qui ont fait la preuve de leur inefficacité ni, comme nous y invite Péguy, de « retourner vers un passé clos et chaud, sans problème, où l’on serait bien enfermé, bien tenu, relié aux vivants, relié à la terre et aux morts39 ». Le peuple selon Péguy, les gens de Vichy, « ça les arrange, ce socialisme désamorcé. Ça s’accorde parfaitement avec leurs intérêts et leurs peurs40 ».
Environnement
25Observateur lucide des travers de ses contemporains et ce avant la guerre, Georges Hyvernaud fait, avec la captivité, l’expérience de la « vacherie » humaine41. « Les fesses sur la planche à merde, mais la tête dans les hautes régions de la pensée », est-ce possible42 ? « L’expérience de la faim, de l’humiliation et de la peur donne aux choses leurs dimensions exactes43 » et, de l’homme, un portrait authentique. Que l’on n’attende pas du narrateur qu’il dise les choses autrement qu’il ne les dit, « exposées par exemple dans une solide étude critique comme [s]es maîtres [lui] ont appris à en écrire44 ».
« Sorbonicole »
26Trop peur de ressembler, ce faisant, à Péguy :
Il est dans sa boutique, la fameuse boutique de la rue de la Sorbonne. Debout, la main droite sur le dossier d’une chaise. Assurance, importance de boutiquier. Il me rappelle mon oncle le quincaillier. Mais surtout il fait penser, avec sa barbe et son binocle, aux professeurs de ce temps-là.
27Professeur intransigeant, sûr de lui, il est « tout à fait indifférent […] aux interpénétrations de la réalité ». On comprend que le narrateur ne puisse pas « sentir » cet écrivain aux « façons de mal parler exprès ». « Sale caractère », on ne se refait pas, mais « plein d’âcres passions, de haines énormes et puériles. Toujours engagé dans des querelles de cuistres ». On voit « clairement que les débats de Péguy avec quelques pions, ça ne compte pas ». S’acharnant sans relâche contre les collègues de la Sorbonne pour des « histoires de programmes et de nominations ». « Et tout de suite il crie à la trahison45. »
Mourir pour la patrie
28Ses discours « belliqueux » ne sont pas de nature à réhabiliter Péguy aux yeux du narrateur ? En 1870, on a raté le coche : le peuple allemand n’a pu échapper à l’unité façon prussienne et à la tyrannie. Celui qui « avait écrit : “Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre…” » – depuis le narrateur nous dit avoir vu pas mal de ces « cadavres heureux46 » – guettait la guerre « comme un autobus au coin de la rue ». Prière de Péguy : « Pourvu que ma génération ne rate pas ça – cette occasion de grandeur, d’héroïsme, d’Histoire47. » Il n’est pourtant « pas besoin de faire signe à la catastrophe. On ne la manquera pas [...]. On aura sa part, et bonne mesure. Sa part d’Histoire et d’épopée. Sa part de nuit, de neige, de crasse et de merde ». La réalité de la guerre et de la mort a de quoi « guérir d’un certain lyrisme martial ». Péguy était travaillé de « l’envie d’inscrire une grande histoire militaire dans l’histoire éternelle. Ce sont ses mots48 ». Qui n’a connu, vers ses quinze ans,
de ces farouches vieux pédagogues que le combat de Horace ou l’invocation aux soldats de l’an II (ô guerres, épopées49) jetaient dans un délire sacré. Grandeur du peuple français, exportateur de libertés. Que ferait l’Europe sans la France (cf. Michelet, Le Peuple) ? Péguy aussi, ça le ravissait, cet héroïsme de 14 juillet et de distribution de prix.
29Il y a peut-être
quelque part, Dieu sait où, des personnages de Corneille ou des soldats de l’an II. Mais pas ici. Ici, il y a seulement Ure et Pochon, et Faucheret, et Tronc. Et Chouvin qui chante :
La p’tite Amélie
Oua oua oua oua oua
M’avait bien promis
Oui oui oui oui oui50.
Le courage réel
30Commémorations, récupérations, s’agit-il de l’expression du Peuple ou de ceux qui prétendent parler en son nom ? Le courage « oratoire » est sans rapport avec « le courage réel », qui est « silence et solitude », prise de conscience, « la plus silencieuse » et « la plus solitaire », « déchirante et totale découverte de soi au fond d’une angoisse sans nom51 ». Courage du Peuple.
Protée
31Nous avons tenté de signaler l’évolution de Péguy quant à l’image qu’il voulait donner du Peuple. En fait, c’est un peuple-Protée qui se dégage de l’œuvre péguyste puisque l’accent est mis tantôt soit sur l’aspect « foule », soit sur l’aspect « Peuple ». Cette indécision est assez mal venue chez un penseur politique, mais chez un poète…
Aller au peuple ?
32Georges Hyvernaud ne se contente pas de régler son compte à notre écrivain- peuple. Critique littéraire, il fustige non seulement les écrivaillons qui sacrifient aux caprices de la « tendance », qui cherchent à briller, « un mois, deux semaines : le temps d’un prix littéraire52 », mais aussi les écrivains engagés, « encagés », ce qui entre davantage dans notre propos. Comment peut-on prétendre que l’on va au peuple et parler de lui avec quelque pertinence quand on prêche des convaincus ?
Tzara récite sa leçon, à côté de deux pions dont l’un croit qu’il est poète. Et trois ou quatre cents imbéciles écoutent docilement, Les Lettres françaises sur les genoux. Sages comme à la messe […] les du parti. […] Il y a quand même des opposants. Cinq en tout. Cinq types qui ont sifflé discrètement quand tout le monde applaudissait. Je voudrais être sûr qu’ils ont gêné le vieux Tzara, le vieux raté, le vieux rénégat qui joue les révoltés là où ça lui profite le plus53.
33Et, d’une manière plus générale, que dire du peuple quand, du fait même de l’écriture, nous ne pouvons donner de lui qu’une « représentation » ? Est-ce bien le peuple que nous saisissons ? Sans parler de la décence qui, pendant longtemps, a obligé et oblige encore certains écrivains à châtier, voire châtrer, leur langage. Il est vrai que le « style » ordurier peut nuire à la communication au « politiquement correct » de 1944, les uns tenant à faire oublier leur honteuse collaboration ou leur acceptation de l’ignoble pacte germano-soviétique. D’où le credo : toute la France a résisté. Certains sujets sont tabous. Les écrivains, « des types sérieux », tels qu’on les connaît, auront peur, après la guerre, de « ne pas avoir l’air assez distingué. Pas assez viril. Pas assez décent. Ils ne parleront pas des cabinets », ils parleront de « l’énergie spirituelle » qui a soutenu les prisonniers de guerre : « Monsieur Paul Valéry », « si parfaitement étranger aux trivialités de la souffrance réelle » a répondu – à un prisonnier qui lui avait écrit – qu’il était heureux de savoir que « l’énergie spirituelle » les soutenait, lui et ses camarades de captivité : « Parce qu’c’est son affaire, l’énergie spirituelle. Et quand l’énergie spirituelle va, tout va. » En fait, ce qui soutient, ces hommes que l’enfermement a rendus « gélatineux, mous, pourris », ce qui les soutient, on n’en sait trop rien. « Sans doute cette obstination à durer, ce tenace attachement, cet accrochement des vivants à la vie qui empêche les syphilitiques, les tuberculeux et les cancéreux, de se foutre à la rivière54 ». Halte aux marchands de « moraline ».
34Quoi qu’il en soit des écrivains à message(s), honte à l’écrivain qui singe le politicien, au faiseur de mots « tout prêts, tout faits, familiers, usés et sans conséquence, des mots qui simulent la pensée et qui préservent de penser55 ». Hyvernaud rejette l’écriture prostitutionnelle de ceux qui « vivent de leur plume » et considèrent leur stylo « avec la bienveillance que le vacher a pour sa vache56 ».
35Comme il a rendu compte de sa captivité, Hyvernaud nous donne « une image ébauchée » de son « ébauche » de rencontre avec « le peuple » :
L’intellectuel qui va au peuple ne rencontre pas le peuple : il rencontre seulement d’autres intellectuels. Des intellectuels inachevés et malchanceux. Le bénéfice n’est pas grand de ces confrontations. On s’y prend à douter d’une culture dont on reçoit l’image ébauchée, grimaçante et d’une pureté pathétique57.
36Qui dira ce que pense « le peuple » de ces considérations ?
Notes de bas de page
1 Pseudonyme de Marcel Tendron. Romancier et critique littéraire (cf. Grande Revue, 25 mai 1913 ; Deux essais : Octave Mirbeau et Romain Rolland, Cres, 1914).
2 1911. Arthème Fayard & C° éditeurs, 1926.
3 P. 17 et p. 37.
4 Op. cit., p. 96, Marc Edler.
5 Ibid., p. 115.
6 Michelet, La Mer, Gallimard, 1983, p. 48.
7 Op. cit., p. 48.
8 Ibidem, p. 43.
9 Ibid., p. 47.
10 Ibid., p. 43.
11 Ibid., p. 43.
12 Ibid., p. 85.
13 Ibid., p. 96.
14 Ibid., p. 93-94.
15 Ibid., p. 96.
16 Ibid., p. 92.
17 Ibid., p. 98.
18 Ibid., p. 101.
19 Ibid., p. 103.
20 Ibid., p. 246.
21 La Peau et les os, p. 131.
22 Ibidem, p. 136.
23 Ibid., p. 139.
24 Ibid., p. 128-129.
25 1913. Traduit de l’allemand par Félix Bertaux et Charles Sigwalt, Fayard, coll. Le Livre de poche, 1965, p. 48.
26 Hyvernaud, op. cit., p. 129. Ibid., p. 129.
27 Ibid., p. 130.
28 Ibid., p. 131.
29 Ibid., p. 132.
30 Stock, 1893. Le 28 février 1916, ce « pur et dur » de Jean Grave signe le Manifeste des seize qui exprime le ralliement à l’Union sacrée.
31 Cf. Octave Mirbeau – Jean Grave, Correspondance, annotée par Pierre Michel, Au Fourneau Edit., 1994.
32 C. Maurice Mæterlinck, Le Trésor des humbles et l’œuvre de Charles-Louis Philippe. »
33 Dans Le Journal d’une femme de chambre, Célestine constate que nous avons la soumission chevillée à l’âme, dans la peau.
34 Hyvernaud, op. cit., p. 138.
35 Ibid., p. 139.
36 Ibid., p. 133.
37 Ibid., p. 134.
38 Joseph et ses frères (1933-1943), traduit par L. Vic et L. Servicen, Gallimard, 1935-1948
39 Voir l’évocation de Fustel de Coulanges dans sa Cité antique ; Hyvernaud, op. cit. p. 134-135.
40 Ibid., p. 139.
41 Cf. Le Wagon à vaches, Editions Ramsay, 1985.
42 Ibid., p. 140.
43 Ibid., p. 143.
44 Ibid., p. 139.
45 Ibid., p. 141-143.
46 « On leur a volé leur montre et leurs bottes, et ils pourrissent au fond d’un fossé » (p. 144).
47 Ibid., p. 144.
48 Chez Péguy, à l’épopée est associée l’idée de joie ; cf. Ibid., p. 146.
49 Cf. le Hugo des Châtiments.
50 Hyvernaud, p. 147.
51 Ibid., p. 145.
52 Feuilles volantes, Editions Le Dilettante, 1995, p. 127.
53 Ibid., p. 152.
54 Ibid., p. 55.
55 Le Wagon…, op. cit., p. 150.
56 Feuilles…, op. cit., p. 125.
57 Ibid., p. 145.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007