Alexandre Dumas et le peuple démythifié
p. 106-122
Texte intégral
1Depuis toujours, la cause est entendue : Dumas est un écrivain populaire, on serait même tenté de dire l’écrivain populaire par excellence. Mais est-ce un écrivain du peuple, dans la lignée des Hugo, Michelet, Sue ? À l’époque qui voit le sacre du poète/prophète, qui réinterprète l’Histoire en la rendant aux masses anonymes, et qui attribue à la réflexion sociale une importance croissante, la question, peu explorée, mérite d’être posée. On sait que la figure du peuple (désignant les classes populaires et non plus l’ensemble de la nation) fait irruption sur la scène littéraire dès le début des années 1830 et devient l’objet d’une vaste construction mythique, née d’une vision progressiste de l’histoire. Dumas, indéniablement, se situe dans ce bouillonnement collectif, comme l’atteste sa participation aux Trois Glorieuses. Ses amitiés vont également dans ce sens : Hugo, Étienne Arago, Delacroix, et bientôt Michelet… L’autobiographie (Mes Mémoires) insiste largement sur sa fibre républicaine, sa volonté de se mêler au peuple insurgé. Mais c’est la production romanesque qu’on se propose d’examiner ici ; inévitablement amené à s’interroger sur le sens de l’histoire et sur le rôle joué par ce nouvel acteur, Dumas abandonne son « autoportrait de l’artiste en héros de Juillet » pour des prises de positions plus nuancées, parfois déroutantes, souvent révélatrices des hésitations des écrivains romantiques devant une nouvelle donnée historique.
Un engagement tardif
2Un premier survol rapide nous oblige à constater que Dumas n’est pas un chantre du peuple de la première heure. Si on veut dater dans son œuvre la première apparition nette de cette thématique, on peut prendre comme œuvre de référence Ange Pitou et La Comtesse de Charny, les deux derniers volets des Mémoires d’un médecin, dont l’action se passe sous la Révolution, et qui paraissent entre 1851 et 1856. C’est extrêmement tardif par rapport à ses contemporains. L’entreprise de Michelet (écrire l’histoire du point de vue du peuple) se présente comme née de « l’éclair de juillet ». C’est en 1830 aussi que paraît Le dernier Jour d’un condamné de Hugo, quelques années avant Claude Gueux (1834). À partir de 1845, obsédé par la question sociale, il met en chantier Les Misères qui deviendront Les Misérables (1862). En 1842, E. Sue publie Les Mystères de Paris. Pourquoi un tel décalage entre Dumas et des auteurs qu’il admire et dont il se réclame ? On peut invoquer un manque d’intérêt pour le collectif, une focalisation sur l’héroïsme individuel. Sans doute aussi la conscience de classe n’est-elle pas prédominante chez lui, qui s’intéresse surtout aux trajectoires personnelles. Ce qui nous invite à nous interroger sur la sienne.
3Faut-il être du peuple pour prétendre le représenter et se faire son porte-parole ? C’est ce que dit Michelet dans la lettre préfacielle du Peuple adressée à Edgar Quinet.
Ce livre est plus qu’un livre : c’est moi-même […] Recevez le donc, ce livre du Peuple, parce qu’il est vous, parce qu’il est moi… Nous représentons autant que d’autres, peut-être, les deux faces modernes du peuple et son récent avènement.
4On n’est pas obligé d’adhérer totalement à ce postulat, au vu de certains cas bien connus (Hugo, Sue), mais les origines familiales de Dumas méritent un rapide examen. Avec un grand-père marquis d’Ancien Régime, une grand-mère ancienne esclave, un père général d’Empire et une famille maternelle issue de la petite bourgeoisie de province, Dumas se définit volontiers comme un bâtard social, et ce n’est pas un hasard si cette figure est omniprésente dans son œuvre. Le mélange exclut tout ancrage profond et unique, tout sentiment d’appartenance exclusif au peuple. Une enfance modeste, marquée par la mort de son père, suscite chez lui un sentiment de revanche à prendre sur le destin, mais cette attitude caractérise plus largement toute la génération romantique. Installé à Paris, où il fait peu à peu sa place, grâce à une sinécure (un poste de secrétaire surnuméraire auprès du duc d’Orléans), il participe bien aux journées de Juillet, mais s’abstient ensuite de tout engagement politique marquant, jusqu’à l’année 1848, scandée par quelques campagnes électorales décevantes. S’il se proclame républicain depuis toujours1, force est d’admettre qu’il s’est trouvé parfaitement à son aise sous la monarchie de Juillet, honoré de l’amitié des princes. Considérant la question de l’ascension sociale dans sa dimension personnelle, il n’est pas, au contraire de Michelet, habité par le sentiment d’une dette infinie vis-à-vis des humbles, dont son œuvre constituerait le paiement. Il est donc logique qu’il privilégie le destin des individus d’exception : D’Artagnan, Monte-Cristo… Il semble bien que le climat général ne contamine que lentement l’œuvre dumasienne ; la réflexion sur le peuple viendra à son heure, fruit d’une évolution interne et d’une redéfinition de l’entreprise.
Une nouvelle Histoire
5Pour que la rencontre entre Dumas et le peuple fût possible, il aura fallu une inflexion essentielle de son entreprise littéraire : le choix, après une décennie de production théâtrale, de mettre l’histoire de France en romans, ce qui l’incite, comme ses contemporains, à s’interroger sur le traitement qu’elle nécessite. On trouve les premiers jalons de cette réflexion dans l’Introduction à nos feuilletons historiques (juillet 1836), qui récuse l’approche sèche et analytique du chroniqueur médiéval, transformant la vie en squelette. Or c’est précisément ce qu’est en train de faire, mutatis mutandis, la jeune historiographie libérale, incarnée par Thiers, Mignet, Guizot, qui se propose d’expliquer rationnellement la Révolution, de soumettre chaque épisode à une analyse détaillée, et de lui trouver un sens : la formation d’une nation de citoyens. Du sens, certes, mais pas de souffle : le politique tend à éliminer toutes les autres catégories. La raison et l’esprit critique du lecteur sont pris en compte, mais pas son besoin d’adhésion affective. À ce projet s’oppose celui de l’historiographie romantique, qui s’attache à redéfinir une nouvelle histoire, fruit de forces obscures, de passions, de réalités complexes et mouvantes dont le social ne serait pas l’éternel oublié. Une telle entreprise commande l’adoption d’une perspective totalisante. L’histoire politique ou militaire n’est que l’écume des choses ; il s’agit de faire revivre une époque dans son cadre, ses passions, ses mentalités. Cette nouvelle histoire ne peut se concevoir que portée par la grande masse des anonymes, dont la vie est aussi riche de significations que celle des grands. On reconnaît là le projet de Michelet, lui-même influencé par Vico et par le Herder d’Une autre philosophie de l’Histoire, et qui rend nécessaire une méthodologie différente2 : l’historien se propose de suivre la « voie royale », c’est-à-dire la tradition populaire, plutôt que d’autres témoignages plus autorisés. À ce nouvel agent est dévolue une mission proprement eschatologique : dans la pensée de Lamennais et de Quinet, le peuple est censé réaliser sur terre l’accomplissement du christianisme. Avec de telles options, l’histoire ne se limite plus à sa fonction scientifique, elle devient génératrice de mythe, d’idéologie et de prophétie (ce qui peut d’ailleurs être préjudiciable à la rigueur scientifique requise) ; en cela, elle se rapproche, chez Michelet notamment, du roman ou de l’épopée.
6Constatons cependant que chez Dumas, la redéfinition de l’Histoire et l’élargissement du cadre ne se font que petit à petit : pendant de longues années, l’action continue à se jouer dans le cercle restreint du pouvoir et le Peuple demeure quasiment inexistant, que ce soit dans le cycle Valois3, dont l’action se situe au xvie siècle, ou dans la Trilogie4, mis à part quelques épisodes de la Fronde brièvement esquissés. Mais avec Ange Pitou et La Comtesse de Charny, qui couvrent la période révolutionnaire, puis Les Mohicans de Paris (1854-59) qui racontent la préparation de 1830, l’histoire intervient en imposant son point de vue et en propulsant sur le devant de la scène ce nouvel acteur devenu incontournable. Le peuple s’invite donc dans le récit, avec des implications différentes : l’analyse politique prédomine dans le cycle Révolution, alors que Les Mohicans voit la prise en compte, encore timide, de la question sociale.
Les Mémoires d'un Médecin : la naissance du peuple
7Les deux derniers pans des Mémoires nous montrent les problèmes qui se posent au romancier pour concilier le traitement des personnages principaux et l’irruption d’une Histoire portée par la masse des anonymes. Des pans entiers du romanesque avortent, des destins individuels sont laissés en suspens puis hâtivement expédiés, cependant que de longs morceaux d’historiographie envahissent le texte dont ils changent la nature : procès-verbaux de séances à l’Assemblée, retranscription de discours. Est-ce encore du roman ? L’ensemble apparaît plutôt comme une vulgarisation de l’Histoire de la Révolution de Michelet, que Dumas lit en rédigeant, et recopie parfois littéralement. Mais son but n’est certainement pas de plagier une œuvre qu’il admire. Ce qu’il veut produire, c’est autre chose : une sorte de reportage à chaud, à mi-chemin entre le roman et l’histoire. Sur le plan idéologique, cette narration d’un nouveau genre, qui tour à tour exalte la Révolution et condamne ses excès, reflète les scrupules d’un Dumas démocrate modéré, qui se réserve le droit de s’écarter parfois de la « voie royale ». Ces hésitations se retrouvent dans le traitement réservé au peuple.
De la difficulté d'une définition
8Produire un discours cohérent sans simplification abusive à partir d’un objet encore peu maîtrisé, dire le mouvant, le multiple, en dégager une signification claire, tel est en effet le défi à relever. Comment définir le « peuple », sociologiquement et politiquement ? La difficulté de l’entreprise tient sans doute à son caractère encore non stabilisé. Si on s’en tient à l’acception politique du terme, le peuple est en train de se faire, il est en devenir. Refusant toute catégorisation nette, Dumas choisit de s’en tenir, dans un premier temps, à son acte de naissance au chapitre X d’Ange Pitou (« la nuit du 12 au 13 juillet »). Le peuple des Parisiens ne fait pas l’objet d’une description fouillée, il se présente tout d’abord comme un gigantesque cortège qui s’exprime par le biais de quelques voix plus puissantes. Rejoint par les gardes-françaises qui décident de s’allier avec lui contre les gardes autrichiens, il se constitue alors par le biais du sentiment national. Le lecteur assiste en direct à la naissance d’une communauté de citoyens, sans considération de classes sociales. De ce point de vue, il est défini en quelque sorte négativement : ni aristocratie, ni clergé (à part quelques éléments isolés), ni bien sûr l’étranger : c’est le Tiers État.
9À ce peuple viril, armé, fort d’une conviction politique très simple, fait pendant, un peu plus loin, un rassemblement essentiellement féminin qui a droit à une analyse plus marquée socialement. Les journées des 5 et 6 octobre à Versailles sont en effet présentées comme des émeutes de la faim. Les femmes venues réclamer du pain font l’objet d’un traitement sur le mode pathétique, qui insiste sur leur faiblesse et leur dénuement. Cette peinture en diptyque permet de résoudre la contradiction inhérente à la nature du Peuple : force/faiblesse, gloire/ souffrance, détermination/vulnérabilité, et rend possible un double discours, tour à tour compassionnel ou héroïsant. Le romancier manifeste ainsi la sympathie (au sens fort du terme) qui l’unit à son nouvel héros.
10Mais celui-ci déborde parfois de cette double nature. Les épisodes d’agitation populaire font immanquablement intervenir des éléments douteux, pillards ou assassins, dont on ne sait pas trop s’il faut les comprendre sous le vocable « peuple » ou au contraire les exclure irrévocablement. Hugo et Michelet établissent des distinctions précises, opposant au peuple la foule (agrégat humain à l’action incontrôlée en l’absence d’organe directif), ou la populace (la « canaille », les bas-fonds). Dumas, lui, est moins systématique : relatant les débordements sanglants qui suivent la prise de la Bastille, il s’en tient d’abord à cette ligne, et dénonce lui aussi « les masses que la peur a retenues loin du combat, que le bruit a irritées, les masses, à la fois féroces et lâches, [qui] cherchent après la victoire à prendre une part quelconque à ce combat qu’elles n’ont osé affronté en face5 ». Mais très vite, il renonce à dissocier le bon grain de l’ivraie : le philosophe Gilbert, son porte-parole, maudit « ce peuple qui, étant si grand, n’avait pas la force de rester pur et qui souillait sa victoire par un triple assassinat6 ». Le grand mot est lâché : la souillure. Au contraire de Michelet, pour qui le peuple, au travers des vicissitudes de son histoire, reste inaltérable, Dumas refuse de s’en tenir au concept alors que la réalité s’impose à son regard, et de le mettre à l’abri dans le royaume des idées. Le peuple, chez lui, n’est jamais une abstraction pure et n’existe que par rapport à ses incarnations.
11Quelques chapitres plus loin, la relation des journées des 5 et 6 octobre alimente encore la confusion. Après avoir consciencieusement défini les différentes vagues populaires, et nettement pointé les « hommes inconnus » venus « dans les ténèbres » pour « piller et assassiner », le romancier passe à des métaphores maritimes plus générales (le « flot populaire », la « mer humaine, pleine de vagues hurlantes »), puis change radicalement d’optique. Relatant l’accalmie, qui voit, après l’intervention de la garde nationale, la foule se calmer et acclamer la famille royale, Dumas explique ce phénomène en déclarant que « dans cette noble nation française, jusque dans les veines les plus roturières, il y a du sang de chevalier7 ». Du rassemblement de pillards à la « noble nations française », le retournement est inattendu. Par ailleurs, louer le peuple en lui attribuant des caractéristiques aristocratiques est pour le moins paradoxal. Ce « sang de chevalier », qui joue le rôle d’un dénominateur commun entre le peuple et l’aristocratie, montre que Dumas ne la rejette pas, comme de nombreux esprits de l’époque, en dehors de la communauté nationale. On retrouvera cette acception large et globale à plusieurs reprises. Mais de tels revirements laissent parfois le lecteur décontenancé. Faut-il accuser le romancier d’incohérence, évoquer des méthodes de rédaction parfois hâtives, sans relectures ? Il semble que cette hésitation, qu’on retrouve dans des textes politiques antérieurs, n’est cependant pas fortuite. Au moment où il rédige Ange Pitou, Dumas a encore à l’esprit le souvenir de 1848, l’année cruciale, qui détermine largement sa peinture des événements révolutionnaires. On sait quel retentissement ont eu, sur cette génération, les émeutes du 15 mai et les journées de Juin, concrétisant l’opposition entre la bourgeoisie républicaine et la masse des prolétaires. De quel côté situer le Peuple ? Et comment le distinguer de la populace ? Dans un article paru dans La liberté. Journal des peuples relatant l’invasion de la Chambre le 15 mai par des manifestants extrémistes, Dumas avoue son désarroi : « le peuple (nous voudrions trouver un autre mot pour rendre notre idée, mais nous sommes sous le poids de la pauvreté de la langue) le peuple fait irruption dans la salle8 ». La langue est-elle vraiment si pauvre, et l’écrivain si démuni ? D’autres parviennent fort bien à éviter cet amalgame, Hugo, par exemple, qui, au même moment, note dans Choses vues : « Qu’on se figure la halle mêlée au sénat, des flots d’hommes déguenillés descendants ou plutôt ruisselants le long des piliers des tribunes basses et même des tribunes hautes jusque dans la salle… ». Il semble bien, malgré les allégations de Dumas, que le problème ne soit pas uniquement d’ordre lexical, mais réside dans sa méfiance vis-à-vis de toute masse, peuple ou foule. Michelet, à la fin du Peuple, acceptait de reconnaître ce fossé : « le peuple, en sa plus haute idée, se trouve difficilement dans le peuple9 ». Dumas, foncièrement individualiste, prend comme point de départ cette désillusion in fine.
Le peuple, acteur de l’histoire ?
12Un problème similaire se retrouve quand il s’agit d’analyser l’action populaire. Pour introduire dans l’Histoire ce sujet inédit et lui faire accomplir l’événement inaugural par excellence qu’est la prise de la Bastille, Dumas éprouve le besoin d’un catalyseur, et ce catalyseur, c’est un personnage de fiction, le fermier Billot. Cette intervention résulte certes d’une nécessité romanesque (mélanger l’histoire et le roman), mais elle a une signification plus profonde. À la différence de Michelet qui voit dans cet épisode une initiative totalement collective10, le texte de Dumas insiste sur la nécessité du chef, de la personnalité d’exception, qui suscite l’élan initial, coordonne la masse confuse : comme dans le fameux tableau de Delacroix11, le peuple a besoin d’un guide.
Ah ! Parisiens, hurla le fermier ; ah ! vous avez des pioches et vous craignez les pierres ah ! vous avez du plomb et vous craignez le fer ; ah ! vous avez de la poudre et vous craignez le feu. Parisiens poltrons ; Parisiens lâches ; Parisiens machines à esclavage ! Mille démons ! Quel est l’homme de cœur qui veut venir avec moi et Pitou prendre la Bastille du Roi ? Je m’appelle Billot, fermier dans l’Île de France. En avant !
Billot venait de s’élever au sublime de l’audace.
La foule frémissante et enflammée s’agitait autour de lui en criant :
À la Bastille ! à la Bastille12 !
13Cet épisode du 14 juillet mérite une analyse qui peut servir de paradigme. Il met en lumière le caractère malléable du peuple, fondamentalement destiné à suivre. Tant qu’une « bonne » tête pensante dirige l’action, celle-ci prend un sens constructif et positif, et s’accomplit sur le mode de l’union. Son akmè, c’est-à-dire la prise de la Bastille, qui fait fugacement coïncider la réalité et les idéaux, donne lieu à une grande envolée lyrique : l’événement qui s’accomplit réclame une lecture autant religieuse qu’historique :
La Bastille est prise
À ce cri, les cœurs se fondirent, les yeux se mouillèrent, les bras s’ouvrirent ; il n’y eut plus de partis opposés, il n’y eut plus de castes ennemies, tous les Parisiens sentirent qu’ils étaient frères, tous les hommes comprirent qu’ils étaient libres.
Un million d’hommes s’étreignit dans un mutuel embrassement13.
14Mais une fois l’objectif atteint, la tête se retrouve dépassée, et l’action du géant incontrôlé devient excessive et dévastatrice. La Révolution se change alors en émeute : massacres et exécutions sommaires se multiplient. La division succède à l’union. L’instinct du peuple, célébré par Michelet14 – serait-il une propension à la violence ? Le romancier essaie d’en rejeter la faute sur de mauvais génies (Marat et Gonchon pour le 14 juillet, Marat et Verrières pour le 5 septembre, Westerman et Santerre pour le 10 août), mais il semble de moins en moins convaincu par cet argument. La Comtesse de Charny, malgré quelques épisodes au retentissement positif (la fête de la Fédération, la création de la Marseillaise) progresse en dents de scie et finit dans une tonalité extrêmement sombre, comme l’illustre la relation du 10 août. On sait que cet épisode se présente, chez Michelet, comme une apothéose populaire, injustement dénaturée par une mémoire partisane. L’historien tient à réhabiliter son héros : « Non, cette foule si mêlée des vainqueurs du 10 août n’était pas, comme on l’a dit, une bande de brigands, de barbares. C’était le peuple tout entier15. » Mais Dumas, s’il n’adhère pas à la vulgate royaliste, ne se satisfait pas non plus de cette version-là. Il se rend à l’évidence : le peuple est sanguinaire et l’histoire qu’il incarne est une suite de violentes convulsions, de plus en plus difficile à draper sous de nobles principes :
On le voit, nous ne débarbouillons pas le peuple ; nous le montrons au contraire crotté et sanglant comme il était… […]
Nous ne sommes pas les flatteurs du peuple, nous ; nous le savons, c’est le plus ingrat, le plus capricieux, le plus inconstant de tous les maîtres ; nous dirons donc ses crimes comme ses vertus.
Ce jour-là, il fut cruel ; il se rougit les mains avec délices ; ce jour-là, gentilshommes jetés vivants par les fenêtres ; Suisses, morts ou mourants, éventrés sur les escaliers ; cœurs arrachés aux poitrines et pressés à deux mains comme des éponges ; têtes coupées et portées au bout des piques ; ce jour-là, ce peuple… se donna toutes les sombres joies de la vengeance et de la cruauté16.
15Les derniers chapitres (massacres de septembre, exécution de Louis XVI) sont empreints d’une atmosphère de désolation. C’est une Histoire funeste qui vient à sa conclusion, sous la plume d’un romancier qui ne se présente pourtant pas comme un esprit réactionnaire. Prise de distance par rapport au bilan de la Révolution, dégoût devant l’action populaire : parti pour célébrer le début d’une ère nouvelle, Dumas se retrouve pris en flagrant délit de tiédeur et de scepticisme. Certes, cet examen critique du mythe fondateur ne signifie pas un rejet global, ce qui équivaudrait à mettre entre parenthèses la France moderne et ses idéaux démocratiques. Le travail auquel se livre le romancier est plutôt une opération d’ajustage ; quelques éléments invitent à nuancer ce pessimisme et suggèrent à quelles conditions le peuple peut se révéler la force vive de la nation.
Les voies de la rédemption
16Comment faire de la foule un peuple ? Ce problème que pose Hugo, Dumas le rencontre également, et il s’emploie à proposer quelques pistes. Dans cette perspective, l’armée lui paraît la grande force propre à canaliser les masses et leur énergie. L’article paru dans La Liberté. Journal des Peuples le 20 avril 1848, intitulé « L’armée c’est le peuple, et le peuple c’est l’armée » insiste sur la nécessité de cette fusion. La profession de foi aux électeurs de l’Yonne (juin 1848) continue dans ce sens : « fusion éternelle du peuple et de l’armée – la tranquillité de Paris et le salut de la France sont dans ces sept mots ». À cette condition, le candidat Dumas se porte garant du maintien de l’ordre. Les secousses de 48 ne doivent pas se répéter.
17Cette foi en l’armée, qui n’étonne guère de la part du fils d’un général de la République, est magnifiquement illustrée dans La Comtesse de Charny. Les massacres de Septembre ont fait l’objet d’un récit plein d’épouvante et de dégoût, où la Révolution apparaît irrémédiablement souillée. L’épopée de Valmy arrive à point nommé pour apporter un peu d’héroïsme après de tels épisodes, et ranimer un enthousiasme défaillant. Mais le récit va plus loin, et assigne à la jeune armée une mission purificatrice : changer le vil plomb en or. Il s’agit de « cette boue de Paris, cette écume du 2 septembre, qu’on avait poussée aux armées après le massacre », que Dumouriez ne veut appeler « ni citoyens, ni soldats, ni [s]es enfants ». Le miracle se produit : après la harangue du général,
non seulement ces hommes courbèrent la tête et devinrent d’excellents soldats, non seulement ils chassèrent les indignes, mais encore ils mirent en pièces ce misérable Charlot qui avait frappé la princesse de Lamballe d’une bûche et qui avait porté sa tête au bout d’une pique17.
18Élimination des irrécupérables, transformation de la « lie » en force au service de la nation : la rédemption passe par l’armée.
19Elle peut aussi passer par le sol. Nous avons jusque-là privilégié la peinture du peuple de Paris ; or, le roman est en continuelle tension entre deux lieux, la capitale et la campagne18, plus précisément Villers-Cotterets, patrie d’Ange Pitou (et de Dumas lui-même), où les tumultes de l’histoire n’arrivent qu’assourdis, où nulle violence n’est à déplorer. Théâtre de scènes burlesques ou solennelles, ce petit monde campagnard plein de réminiscences rousseauistes apparaît comme l’asile par excellence, où les hommes sont restés humains. Comme le montre l’épisode de la déclaration des Droits de l’Homme19, Villers-Cotterets représente le meilleur de la Révolution, c’est-à-dire l’instauration de l’égalité et de la fraternité. Certes, Paris aussi est le théâtre de moments grandioses, comme la fête de la Fédération, mais qui sont largement contrebalancées par des scènes insoutenables. La fin du roman se fait encore plus explicite : on y voit le départ pour l’Amérique de Gilbert et Billot, quittant sans regret une capitale à feu et à sang promise à la Terreur, mais aussi le destin obscur et heureux d’Ange Pitou dans son village préservé. La leçon est claire : le bon peuple, c’est celui des campagnes, où la France éternelle se perpétue.
20« De la première page à la dernière, [cette histoire] n’a eu qu’un héros : le peuple », écrit Michelet dans la conclusion de son Histoire de la Révolution. Dumas ne pourrait sans doute pas reprendre cette formule à son compte. Ses hésitations sont à mettre au compte de son absence d’esprit de système, de sa tiédeur idéologique, de son caractère individualiste. Incapable de produire un « catéchisme du peuple », il s’en tient à un questionnement plein d’incertitudes. Dans une logique partisane, cela peut être perçu comme une insuffisance : mais ce que le roman perd en cohérence, il le gagne en profondeur. Refusant les séductions du mythe, il est ainsi mieux à même de traduire la complexité des hommes et de leurs engagements.
Les Mohicans : une approche timide de la question sociale
21Les Mohicans, cet immense roman fleuve, a subi de nombreuses modifications en cours d’écriture, comme beaucoup d’autres romans de Dumas. Le titre originellement prévu, inspiré de Restif (Les Nuits de Paris par un tueur de chats), annonçait une photographie pittoresque du Paris nocturne, pour amateurs de curiosités touristiques. Ce titre change quelques semaines plus tard en hommage à Cooper, cependant que l’idée s’étoffe : vingt ans après Balzac, Dumas juge que les sauvages de la Prairie peuvent être avantageusement remplacés par ceux de Paris, promu nouvelle terre d’aventure. L’œuvre à paraître (en feuilletons) est présentée aux lecteurs du Mousquetaire dans une Causerie datée du 29 mars 1854 :
Le roman aura pour but, chers lecteurs, de vous montrer ce que devient Paris tandis que vous avez les yeux fermés.
Vous vous endormez à minuit, un peu plus tôt ou un peu plus tard.
Vous vous éveillez à huit heures du matin, un peu plus tard ou un peu plus tôt.
Vous retrouvez Paris tel que vous l’avez laissé, ou à peu près, et vous vous figurez que pendant ce temps-là, le préfet de police a mis Paris dans une boîte, a enfermé Paris à clef et a mis la clef sous l’oreiller. Il n’en est rien.
Nous appellerons à notre aide le souvenir de notre jeunesse, et nous vous raconterons ce que Paris fait pendant que vous dormez.
Dans nos réclames à trois francs, nous vous dirons que le nouveau roman sera le meilleur de tous nos romans, que les livres curieux d’Eugène Sue, les fantaisies terribles de Soulié, le chef-d’œuvre de Balzac ne seront rien à côté des Nuits de Paris.
22Avec de tels patronages, auxquels on pourrait adjoindre les Mémoires de Vidocq20, l’objectif est clair : promener le lecteur bourgeois dans les bas-fonds, avec frissons garantis. La peinture du peuple est-elle irrémédiablement vouée à ces opérations simplificatrices ? Cette déclaration de Dumas le fait tomber sous le coup de l’accusation de Michelet, déplorant dans Le Peuple que des auteurs « d’un grand talent, d’une fantasmagorie terrible, [donnent] pour la vie commune de nos villes celle d’un point où la police concentre sous sa main les repris de justice et les forçats libérés21 ». Dès ce premier projet, on voit toute la différence entre le statut du peuple dans Les Mémoires d’un médecin et les Mohicans : au peuple en marche, acteur de l’Histoire, fût-ce d’une histoire sanglante et discutable, succède une collection d’animaux féroces (« les voleurs à la carouble et à la fourline, les charrieurs, les scienneurs et les vantarliers22 ») complaisamment exposée sous les yeux du lecteur. Le peuple n’est guère alors qu’un filon littéraire, sans engagement profond de la part du romancier.
23Mais un élargissement de perspective très net se fait sentir dès le premier épisode, daté du 25 mai, détaillant le nouveau projet : dresser un état physique et moral du Paris de 1827. La dimension politique est certes importante, puisqu’il s’agit de raconter les préparatifs en coulisses de la révolution de juillet 1830. Elle implique l’analyse sociologique, indispensable pour descendre dans les profondeurs de l’histoire et en expliquer la progression. C’est ainsi que l’intérêt des Mohicans réside moins dans la chronique événementielle (les funérailles de La Rochefoucauld, le retrait de la « loi d’amour ») que dans la photographie sur le vif des Parisiens de la Restauration, sans limitation aux curiosités des quartiers mal famés. L’intrigue s’adapte rapidement et après quelques chapitres, laisse momentanément de côté les bas-fonds au profit des humbles, nouvelle incarnation du peuple. Une tout autre partie de la société est évoquée par le biais de personnages sur lesquels se concentre le récit : la petite paysannerie ruinée par les guerres de 1814, le menu peuple du faubourg Saint-Jacques. Ce sont d’obscurs destins qui sont ici esquissés, le pauvre maître d’école, la vieille mère aveugle, la sœur handicapée, l’étudiant noble, mais désargenté. Ces vies modestes et douloureuses suscitent un discours de dénonciation véhémente, comme si Dumas, quelques années avant Hugo, voulait lui aussi donner ses propres Misérables :
Oh ! Cette société française, c’est elle, cette fois-ci, que nous prenons corps à corps. Nous savons bien que nous succomberons, comme Jacob dans sa lutte avec l’ange ; mais quand nous irons rendre compte à Dieu, et que Dieu nous dira : « Qu’avez-vous fait ? » nous lui répondrons : « Il nous était impossible de vaincre ; nous avons lutté23 ».
24Certains accents ont même une résonance proprement autobiographique :
Oh ! Riez, riez, vous qui n’avez jamais eu à craindre la faim et le froid pour des êtres chéris ! Mais pour moi qui ai eu aussi une mère et un fils à nourrir avec cent francs par mois, rire est un sacrilège24 !
25Peinture des taudis, de la maladie, de la misère, indignation devant la pénibilité du travail… Tous les éléments sont là pour susciter une réflexion approfondie. Certes, ce n’est pas l’industrialisation de la société qui est en cause, les déshérités pris en compte ne sont pas des ouvriers, mais les maux dont ils souffrent sont les mêmes : un travail excessif les transforme en machines. Le maître d’école est comparé à « un moulin à travail dont le tic-tac ne s’arrêtait que de deux heures à six heures du matin », la jeune couturière, exploitée par des intermédiaires, « mène une vie de bête de somme ». Cependant, malgré le discours du narrateur, relayé par certains personnages, le lecteur reste quelque peu sur sa faim, comme si des déclarations de principes fort explicites n’empêchaient pas l’escamotage de la question sociale. La fonction dénonciatrice du discours est contredite par une narration teintée d’optimisme, à contre-courant du réalisme le plus élémentaire.
La providence des humbles
26On remarque tout d’abord que Dumas esquive la question qui tourmente Hugo : qu’est-ce qui fait tomber le pauvre ? La réponse est donnée dans Claude Gueux, sera répétée dans Les Misérables : l’ignorance et la misère, des lois excessivement sévères. Les romans de Hugo montrent des chutes, et procèdent à une peinture sans concession de la déchéance. La société est présentée comme un univers impitoyable où les plus faibles sont mécaniquement écrasés : « un homme à la mer » ou une femme à la rue, c’est l’engloutissement de l’individu dans la nuit qui se produit inexorablement. La conclusion s’impose : il faut changer la société dans son ensemble. Or, si Les Mohicans se réclame d’un projet comparable, l’intrigue, elle, fonctionne selon le principe consolant de la Providence, dont témoigne le sort des enfants, humbles parmi les humbles. Mina, l’enfant perdue à la barrière Saint-Jacques ne tombe pas entre les griffes de quelque louche créature, mais est recueillie par le bon maître d’école Justin (antithèse de celui de Sue). Sa vie dans le pauvre faubourg est présentée sous un jour modeste, mais qui n’exclut pas des possibilités de bonheur, dont elle est d’ailleurs agent actif : le récit, privilégiant le mode édifiant, raconte comment elle transforme une masure sinistre en logis accueillant, comme avec une « baguette magique ». Moralité : la pauvreté n’empêche pas d’être heureux pour peu qu’on le mérite.
27D’autres exemples vont dans la même logique : Rose de Noël, la petite fille recueillie par une chiffonnière, éveille en elle des réserves de bonté. Malade, elle est soignée et protégée par la charité d’une jeune princesse et de Salvator le commissionnaire. Il faut d’ailleurs noter que si ces deux enfants se trouvent dans une situation de fragilité et d’abandon, ce n’est pas la misère qui est à incriminer, mais des situations rocambolesques qui tiennent du mélodrame. La même providence veille sur les jeunes adultes : Carmélite, la couturière, évite la dégradation par la faim (contrairement à Fantine). Arrachée à la mort après une tentative de suicide, elle est promise au salut par l’art. La jeune Fragola, dont il est dit à mots couverts qu’elle a été prostituée, est protégée par l’amour de Salvator le bien nommé. Lui- même, après une douloureuse expérience de déclassement social, trouve sans trop de peine un travail qui lui permet de vivre décemment. Quant à la grisette Chante Lilas, qui vole de conquêtes en conquêtes, son sort ne suscite pas d’interrogations angoissantes. Comme le dit le riche banquier qui l’entretient : « Les enfants trouvés sont les rois de la terre. » Et un des derniers chapitres s’intitule explicitement « Tout est bien qui finit bien. » La Révolution de 1830 ne débouchera sur rien, mais tous les héros sont riches et heureux.
28Mais ces personnages ont-ils vraiment pour fonction de représenter les classes populaires ? Rien n’est moins sûr, tant ils échappent au déterminisme social. De ce peuple introuvable, ils se distinguent soit par l’origine (thème mélodramatique de la naissance mystérieuse), soit par l’instruction et l’éducation. Alors que Michelet se posait la question de la langue du peuple et constatait son incapacité à la transcrire, Dumas élude ce problème : du noble bâtard au pauvre maître d’école, en passant par les enfants trouvés, ses héros parlent tous de la même façon, se retrouvent sur pied d’égalité, s’aiment et se marieront entre eux. Ce sont des natures d’élite formant une fraternité d’élection, transcendant les différences de classes. Quant aux personnages appartenant réellement au peuple (la grisette, le gamin de Paris, la chiffonnière), ils n’ont qu’un rôle tout à fait mineur et leur destin n’est pas au centre de l’action.
29Cette évacuation du réalisme social s’explique si on prend en compte la question du genre. L’aspect protéiforme des Mémoires d’un Médecin se retrouve dans Les Mohicans, qui ne se cantonne pas au roman populaire et explore les voies du mélodrame et du conte merveilleux. Si Dumas, tout à son projet de résumer en une œuvre inclassable le summum de la littérature européenne, invoque les grandioses patronages de Goethe et de Shakespeare25, force est de constater qu’une large partie du roman fonctionne sur le mode de Ducray Diminil revu par Pixérécourt et en utilise tout le magasin aux accessoires : identités secrètes, château abandonné, victime innocente, traître d’opérette… La peinture de la société, devenue secondaire, en sort notablement édulcorée, au profit d’autres exigences : péripéties nombreuses, retournements imprévus, fin heureuse. Il ne s’agit plus de susciter chez le lecteur indignation ou réflexion, mais de lui offrir du suspens, du frisson et de l’émotion : le roman met en scène le peuple, mais ne se soucie pas de lui donner la parole.
Une Pègre fantaisiste
30C’est d’une même logique que procède la description des bas fonds. L’action démarre dans un tapis-franc, mauvais lieu fréquenté par un monde très mélangé, où se fait sentir, comme l’annonçait la Causerie du 29 mars déjà citée, l’influence de Sue et de Soulié. Faisant l’amalgame entre les « classes laborieuses » et les « classes dangereuses », le roman hésite pendant quelques pages entre le reportage touristique et le plaidoyer social (« ce n’est pas au cabaret qu’il faut voir les hommes », conclut le poète Jean Robert). Mais le ton change vite, privilégiant le burlesque dans la peinture des truands, et la réflexion sociale avorte.
31La pègre n’est pas vue comme un problème métaphysique, mais comme un élément du décor, du pittoresque. Sa prise en compte s’explique par l’ambition totalisante du projet dumasien : peindre toute la société, des zones les plus brillantes aux plus sombres. Mais, contrairement à Hugo, Dumas ne s’interroge pas sur ce qui reste d’humain dans l’homme des bas fonds, ni sur les conditions de sa rédemption. Son point de vue n’est pas celui de l’apôtre, mais du curieux, sans pour autant gagner en réalisme, comme le montre le personnage de Gibassier, création très réussie, surtout grâce à sa vis comica, mais brigand peu crédible. Refusant de pratiquer l’argot, il s’exprime en citations choisies et manifeste un humour irrésistible, qui rappelle le ton des Causeries dumasiennes ; on est bien loin des sombres figures du Chourineur et du Maître d’école des Mystères de Paris et du groupe de truands des Misérables, dont la langue nécessitera une traduction simultanée en notes26. Il s’agit d’ailleurs d’un choix revendiqué dès le premier chapitre :
Oh ! Qu’on se rassure, nous n’allons pas nous engager dans un dialogue d’argot et faire un livre que l’on ne puisse comprendre qu’à l’aide du dictionnaire infâme de Bicêtre ou de la Conciergerie.
Nous nous hâtons, au contraire, de nous débarrasser, pour n’y plus revenir, de tous ces termes immondes qui nous répugneraient ainsi qu’à nos lecteurs.
32Parler de la Pègre avec la langue classique pour ne pas effrayer un lectorat très vaste : avec un tel postulat de départ, la portée de l’entreprise est d’emblée bien amoindrie. Cela se retrouve dans la peinture du bagne, où aboutissent inéluctablement les truands. Comme Hugo dans Le dernier jour d’un condamné, Dumas s’attaque au morceau de choix que constitue la scène du ferrement, et la comparaison est très éclairante. Alors que le narrateur hugolien, c’est-à-dire le condamné à mort, livre une vision hallucinée de la chaîne et de la danse infernale des forçats, celui des Mohicans, lui, se comporte plutôt comme un reporter qui fait consciencieusement son travail, décrivant minutieusement la scène, mais sans implication personnelle ; avant tout, il peint un tableau, avec un regard totalement extérieur :
Mais le côté hideux du spectacle n’était pas là entièrement ; ce qui en faisait l’horreur, et, si on nous permet le mot, le pittoresque, c’était la contenance des personnages27.
33L’« horreur » laisse d’ailleurs vite place à l’ironie, qui s’exerce aux dépens des truands : la question de l’adoucissement des peines n’est pas vraiment au cœur du propos.
34Au terme du roman, les bons sont sauvés et heureux, les méchants morts ou écartés à jamais, les irrécupérables expédiés au bagne. Peut-on parler de manichéisme, ou tout au moins de conformisme social ? Il semble plus exact de dire que les membres de la pègre restent de simples silhouettes et n’accèdent jamais au statut de personnages à part entière, auquel le lecteur pourrait être tenté de s’identifier. Leur sort ne suscite pas de dénonciation des rigueurs de la loi ou de la déshumanisation de la prison. En 1836, avec Gabriel Lambert, Dumas avait fait d’un bagnard le personnage principal de son roman. Mais dans Les Mohicans, le propos a changé et le plaidoyer n’est plus à l’ordre du jour.
Un idéal de fraternité
35Force est donc de constater l’élimination de la question sociale dans une œuvre qui s’était fixé un autre programme. On peut, pour l’expliquer, proposer une hypothèse : la logique du roman n’est pas celle de la lutte des classes. Malgré les événements de 48 qui ont vu s’affronter bourgeois et prolétaires, malgré les analyses de Proudhon établissant l’incompatibilité de leurs intérêts, et donc leur nécessaire dissociation, Dumas continue à penser la société comme un tout qui peut (et qui devrait) former un tout harmonieux. La critique, explicite et virulente, porte sur la Restauration, dont les lois injustes et rétrogrades font le malheur des individus. Mais tous les espoirs reposent sur la jeune génération, acquise à de nouvelles valeurs, dont 1830 devrait logiquement marquer le triomphe. Or ce groupe formé par les héros a pour ambition de représenter la société tout entière : les quatre jeunes filles sont issues de la vieille aristocratie, du monde des affaires, de la moyenne et petite bourgeoisie, les jeunes gens incarnent les arts, la médecine et la religion : il ne s’agit pas de promouvoir une classe, quelle qu’elle soit, le peuple ou autre, mais de faire triompher un idéal de fraternité, leitmotiv des Mohicans. Ce n’est plus le peuple le moteur de l’histoire, c’est la jeunesse, la génération de Dumas et ses amis.
36Cet idéal rend la société mobile et perméable : entre ces mondes si différents, par la magie de l’amitié, les passages se font aisément, le commissionnaire fréquente les salons de la Chaussée d’Antin, la princesse visite les mansardes du faubourg Saint-Jacques. Quant à l’Amour, l’éternel révolutionnaire, il ne se laisse pas arrêter par la géographie sociale. L’aboutissement logique d’une telle dynamique est celui d’une fraternisation universelle, l’instauration sans crise sanglante et par un biais réformiste d’un « État providence » avant la lettre dont le héros Salvator esquisse les grands traits : « Dans le monde à venir, il n’y aura plus d’orphelins, car la société sera leur mère28. » À la misanthropie de Monte-Cristo (1844) succède l’affirmation de l’amour de l’Humanité tout entière, et un optimisme qui surprend chez un Dumas vieillissant, en butte à de nombreux revers29. Juillet n’a pas tenu ses promesses, mais la nostalgie des années de jeunesse reste inaltérable.
37Ambiguïtés, flottements, contradictions : le bilan de cette peinture du peuple laisse songeur. Sur le plan politique, Dumas a tendance à interpréter 89 et l’ensemble de la période révolutionnaire à travers les prismes trompeurs de 1830 et 1848. Les soulèvements se suivent et ne se ressemblent pas ; sans doute aussi les prises de position fluctuantes du romancier, alternant engagement, enthousiasme et désillusions, peuvent-elles fournir une part d’explication. Quant à la question sociale, on a vu qu’elle ne mettait pas davantage les masses populaires au cœur du débat. La conclusion s’impose : contrairement à Hugo, à Michelet, artisans d’une véritable mythologie du peuple, Dumas se refuse à cette entreprise, qui impliquerait simplification abusive et discours univoque. D’autres figures mythiques retiennent sa préférence : la nation, l’Humanité. Entre elles, des convergences sont bien sûr possibles (« un peuple ! une patrie ! une France ! » s’exclame Michelet30), mais il ne s’attache pas à les établir nettement. Le peuple n’est jamais qu’une partie de la nation, qu’une fraction de l’Humanité : privilégiant de plus vastes perspectives, le romancier se fait l’agent de sa démythification.
Bibliographie
Bibliographie
Œuvres de Dumas
– Les Mémoires d’un Médecin (Joseph Balsamo, le Collier de la reine, Ange Pitou, La comtesse de Charny), Robert Laffont, 1990, collection Bouquins.
– Les Mohicans de Paris, Gallimard, 1998, Collection Quarto.
– Mes Mémoires, Robert Laffont, 1989, collection Bouquins.
Textes critiques et historiques
Pierre Albouy, Mythes et mythologie dans la littérature française, Armand Colin, 1969. 1848, Alexandre Dumas dans la Révolution, recueils d’articles politiques de Dumas, cahiers A. Dumas n° 25, Amiens, édition Encrage, 1998.
Jules Michelet, Histoire de la révolution française, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952.
– Le peuple, Flammarion, 1974, nouvelle bibliothèque romantique Alain Pessin, Le mythe du peuple et la société française, PUF, 1992.
– Peuple, mythe et histoire, textes réunis et présentées par S. Bernard-Griffiths et A. Pessin, Presses universitaires du Mirail, 1997.
Paul Viallaneix, La Voie royale, essai sur l’idée de peuple dans l’œuvre de Michelet, Flammarion, 1971.
Notes de bas de page
1 Voir les Impressions de Voyage en Suisse. Le passage est également reproduit dans Mes mémoires, chap. CCLIII.
2 Voir notamment, dans l'Histoire de la révolution française, le début du livre III, « de la méthode et de l’esprit de ce livre ».
3 La Reine Margot, 1845 ; La Dame de Monsoreau, 1846 ; Les Quarante-Cinq, 1847.
4 Les Trois Mousquetaires, 1844 ; Vingt Ans après, 1845 ; Le Vicomte de Bragelonne, 1847-50.
5 Ange Pitou, chap. XIX.
6 Ibidem.
7 Ange Pitou, chap. XXV.
8 La Liberté. Journal des Peuples, n° du 16 mai 1848.
9 Le peuple, 2e partie, chap. VII.
10 « Personne ne proposa. Mais tous crurent, tous agirent. » In Histoire de la révolution française, livre I, chap. VII. Michelet fait la même analyse pour le 10 août (livre VII, chap. 1).
11 La Liberté guidant le Peuple date de 1830.
12 Ange Pitou, chap. XII.
13 Ange Pitou, chap. XVIII.
14 In Le Peuple, Partie II, chap. 2, « L’instinct du peuple, altéré mais puissant ».
15 Histoire de la Révolution, livre VII, chap. 1.
16 La comtesse de Charny, chap. CLVIII.
17 Ibidem, chap. CLXXII.
18 On retrouve cette même opposition dans Création et rédemption, qui date de 1870.
19 La Comtesse de Charny, chap. LV
20 Les Mémoires de cet ancien truand devenu chef de la Sûreté, qui inspira à Balzac le personnage de Vautrin, ont paru en 1827.
21 Voir notamment la préface (à E. Quinet) et le chapitre 1 de la deuxième partie, « L’instinct du peuple, peu étudié jusqu’ici ».
22 Les Mohicans, chap. I.
23 Les Mohicans, chap. XV
24 Ibidem, chap. XVI.
25 Les titres de chapitres sont révélateurs : « Le Roi Lear », « Mignon », « Wilhelm Meister ».
26 26 Voir notamment, dans la troisième partie des Misérables, le chapitre III du livre sixième, intitulé « Les péripéties de l’évasion », et le chapitre IV du livre huitième, « Cab roule en anglais et jappe en argot ». Le livre septième, intitulé « L’argot », se présente comme une réflexion sur les liens entre la langue et la société. Par ailleurs, dès 1847, Balzac a introduit l’argot dans le roman, dans Splendeur et Misères des courtisanes, 4e partie.
27 Les Mohicans, chap. CCCXXX.
28 Ibidem, chap. CCCXXXV.
29 Difficultés financières, succès en baisse, tracasseries dues au régime impérial : les années 1850 marquent pour Dumas le début d’un reflux progressif.
30 Le Peuple, introduction, « A M. Edgar Quinet ».
Auteur
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