Le mythe du peuple : de Herder aux romantiques de Heidelberg
p. 17-27
Texte intégral
1Peu de termes sont aussi polyvalents que celui de « peuple », que ce soit en France ou en Allemagne. Il est synonyme soit de nation soit de foule. Tout comme les classiques français, l'Aufklärung n’avait que mépris pour le peuple1, parce qu’elle le tenait pour grossier et ignare. En revanche, les représentants du Sturm und Drang le placent au cœur de leurs revendications esthétiques et sociales.
2La critique de la civilisation, qui a conduit Jean-Jacques Rousseau à donner une interprétation mythique du peuple dans La Nouvelle Héloïse (1761), a incité Herder à s’intéresser à la littérature populaire et à transmettre l’image d’un peuple-nature que l’on retrouvera chez Goethe. De leur côté, les Romantiques de Heidelberg (Arnim, Brentano, les frères Grimm) reprennent le patrimoine culturel et poétique comme condition de l’émergence d’une conscience nationale. C’est cette évolution que nous nous proposons de retracer tout au long de cet article.
La réhabilitation du peuple par Herder
3Les recherches sur l’origine des langues ont conduit Herder, à la suite de Rousseau2, à concevoir la poésie comme état de nature. Dès Königsberg, Herder a commencé à collectionner les poésies populaires et a approfondi cette expérience lors de son séjour à Riga, au milieu des traditions et du folklore des populations baltes. À la suite de Hamann3, Herder considère la poésie comme le langage originel du genre humain. Mais, avant Hamann et Herder, Macpherson avait, avec son Ossian, satisfait le goût pour la poésie des Primitifs, répandu en Angleterre et en France. En effet, Voltaire, dans son Précis de l’Ecclésiaste et son Cantique des Cantiques avait défendu, dès 1759, la poésie primitive de la Bible. Un an auparavant, Diderot écrivait : « En général, plus un peuple est civilisé, poli, moins ses mœurs sont poétiques ». Hamann et Herder ont trouvé dans ces écrits le point de départ de leur poétique4. Le recueil de ballades constitué, en Angleterre, par Percy – Reliques of ancient Englisch Poetry (1765) – a conforté Herder dans son appréciation de la poésie populaire. Tandis que Percy s’excuse encore de présenter « les productions barbares d’un temps non encore dégrossi5 », Herder estime que la barbarie de ces ballades présente au contraire un avantage. Il vante la force expressive de la langue, non affaiblie par la discursivité et l’intellectualité des langues modernes. Il loue l’expressivité énergique du langage, la force de suggestion des mots qui non seulement désignent, mais aussi caractérisent et dépeignent6. De plus en plus, à partir de 1769, l’idéal de Herder est non la « poésie primitive » des dithyrambes, qui ne peut plus renaître de nos jours, mais la « poésie populaire » qui peut exister aux côtés de la poésie savante. Ainsi Herder a commencé par poser l’équation – Poétique = Primitif – pour en venir à la triade – Poétique = Primitif = Populaire. La « poésie populaire » a en commun avec la « poésie naturelle » ou primitive que la forme y jaillit directement du contenu et se distingue de la « poésie savante » par son contenu concret et par la manière naïve dont elle s’exprime. Elle se caractérise aussi par sa musicalité et son caractère à la fois dramatique et lyrique. Dès lors, la poésie populaire n’est pas un genre particulier et n’a pas besoin d’avoir le peuple comme auteur, mais seulement comme public. Herder livre le poète à l’originalité collective de la nation, incarnée par le peuple. Finalement, la triade devient la double équation : Poétique = Primitif = Populaire = National7.
4L’intérêt porté par Herder aux formes anciennes de la langue est intensifié par la connaissance d’Ossian et des collections anglaises et écossaises. Dans son recueil de 1773 Du style et de l’art germaniques (Von deutscher Art und Kunst), considéré à juste titre comme le manifeste du Sturm und Drang, il rassemble des essais sur la littérature anglaise et écossaise, dont Shakespeare et Ossian, sur l’art gothique et sur l’histoire de l’Allemagne8. Dans Extrait d’une correspondance sur Ossian et les chants des peuples anciens (Über Ossian und die Lieder alter Völker), Herder cherche à traduire ses impressions sur Ossian et à corriger les explications et jugements de ses prédécesseurs9. Se démarquant de Denis, qui avait traduit Ossian en hexamètres et conféré à ces poèmes un caractère épique, Herder montre que ces poèmes n’ont rien d’épique, mais reflètent l’esprit d’un peuple sensible et sauvage. Selon son herméneutique, il s’agit de juger une œuvre de l’intérieur et dans Ossian, il retrouve bel et bien « l’esprit de la nature » et « le langage direct du cœur ». Dans cet essai, toute la réflexion de Herder porte sur l’analogie entre les Calédoniens et les Germains, les poèmes d’Ossian10 et les chants populaires, y compris ceux des Allemands. Reste à savoir ce qu’Ossian a de commun avec le génie allemand. Herder ne s’en explique pas, l’historicité joue un rôle mineur et ce qui compte, c’est le témoignage des temps anciens.
5Si Herder se réfère au génie national des peuples germaniques, c’est pour permettre aux Allemands de prendre conscience de leurs origines, de leur identité culturelle et nationale11. Herder érige en idéal la poésie nationale et populaire afin de remédier à toute imitation de l’étranger. En effet, depuis la Guerre de Trente ans, prévaut en Allemagne l’influence française, et la lutte contre le goût français est devenue la lutte contre l’imitation en général. De ce fait, la poésie populaire est censée servir de modèle aux poètes car elle reflète le génie national dans toute sa pureté12. Herder espérait préparer une littérature qui correspondît au génie et au peuple allemands. Par peuple, il faut entendre la couche inférieure de la société, qui « est la partie la plus grande et la plus respectable » (« der große ehrwürdige Theil13 ») de la nation, comprenant notamment « les femmes, les enfants et les paysans », restés à l’écart de la civilisation corruptrice et de l’influence étrangère. Car seule l’élite cultivée est capable d’apprécier l’imitation des modèles reconnus, alors que le peuple ne se laisse émouvoir que par le langage du cœur. L’éloignement socioculturel garantit ainsi la spontanéité, l’immédiateté et la sensibilité. Ce peuple, produit de la poésie, qui chante ses actions et agit comme dans ses chants et ses poèmes, ce peuple qui exprime l’accord immédiat entre la parole et l’action, est au cœur de la vérité et de la vie. C’est en lui que l’on peut retrouver les forces vitales et vives de la nation dont nos civilisations nous ont privés. De cette façon, il a pu transmettre l’ancienne culture nationale, ses croyances et ses chants, qui sont proches de l’état de nature.
6Tel est le sens du recueil des Volkslieder constitué par Herder dans Voix des peuples dans leurs chants (Stimmen der Völker in Liedern), publié en 1778-1779, qui témoigne d’un nouvel universalisme, se nourrissant des analogies entre les chants d’époques et de peuples différents. Agacé de voir Nicolai critiquer son idée de poésie populaire, Herder réplique que le terme de « peuple » n’est pas synonyme de « populace14 ». Herder procède de cette façon à un renversement des valeurs par rapport à l’Aufklarung15 qui considérait le bourgeois comme l’incarnation du génie national et le peuple comme appartenant à une minorité politique, intellectuelle et culturelle dont il ne pouvait espérer sortir qu’à la suite d’un long processus d’éducation. Or, pour Herder, l’idée de culture n’est pas seulement un processus d’acquisition livresque, mais elle peut être transmise directement, par une tradition audio-orale. Herder croit à « l’originalité distinctive » de chaque peuple, pour reprendre l’expression de Michelet. Le peuple est à la fois une langue, un souffle, une âme, une histoire, une légende. Ce ressourcement dans la culture des peuples se fonde sur l’idée que toutes les langues, tous les peuples ont une égale dignité. Grâce à cette nouvelle poétique opposée à l’esthétique normative du classicisme français16, Herder espère surmonter le clivage entre l’élite et le peuple et être entendu de la nation tout entière. L’art n’est vrai que s’il est à la fois l’expression d’une individualité créatrice et du génie national.
7Herder a fait des émules. Gottfried A. Bürger, dont le nom est associé à la ballade de Lenore (1774), déclare que toute poésie doit être populaire17. Plus exigeant encore que Herder, il voudrait que la poésie populaire soit purifiée des déformations qui l’ont altérée. Il recommande de recueillir les chansons répandues parmi les gens du peuple et promet au poète une « abondante moisson ». De son côté, Goethe, qui a entendu l’appel de Herder à Strasbourg en 1767, sait que « la poésie est un don accordé aux peuples, non l’héritage privé de quelques hommes fins et cultivés18 ». Il recueille les vestiges de la littérature ancienne et transcrit une dizaine de chants alsaciens. Fort de l’enseignement de son Maître, il apprend à connaître le caractère national allemand et propose les chants populaires comme modèle aux poètes de son époque. Goethe s’intéresse aussi aux ballades considérées comme plus authentiques que les simples chants. Goethe peut donner ainsi une orientation nouvelle à sa poésie : elle devient plus subjective, plus spontanée. Il transmet une image idyllique, mythique du peuple comme dans l’hymne Der Wanderer. Pour le voyageur, qui incarne l’homme moderne, la rencontre avec le peuple signifie une rencontre avec la nature et avec la destinée humaine dans toute son exemplarité.
8Le peuple-nature est au cœur du Werther. Werther est attiré par la vie simple à la campagne et trouve refuge à Wahlheim. Il esquisse un vrai tableau de genre, montrant des enfants, des gens simples vivant en contact étroit avec la nature. Comme pour Rousseau19, l’homme naît pour Werther naturellement bon et est corrompu par la société. La vue du peuple apaise Werther et contribue à la construction de son individualité. Dans les lettres des 22 et 26 mai 1777, la nature riche et florissante enseigne le principe de vie et d’organisation. L’homme n’est plus seul mais forme un tout avec elle. Werther a une prédilection pour une organisation sociale simple, paysanne. La fontaine devient le lieu d’abolition des classes sociales, où la princesse et le paysan se retrouvent. Werther aspire, après une solitude sciemment choisie, à une socialisation où le bas et le haut de la hiérarchie se lient harmonieusement. Cherchant à réaliser cette vision idyllique, il franchit lui-même la limite qui le sépare du peuple. Il se voit d’abord entravé par les pratiques condescendantes des couches sociales élevées vis-à-vis des paysans. L’image du peuple-nature sert de contrepoint positif à la satire de la bourgeoisie philistine, engourdie dans ses conventions, sa morale étriquée, et de la noblesse, emplie d’un orgueil nobiliaire. Toutefois, contrairement à Rousseau, Werther ne s’en prend pas aux classes privilégiées elles-mêmes, mais à leurs travers, à cet état sclérosé qui fait d’elles des marionnettes.
9Goethe s’est toutefois démarqué de cette belle image du peuple-nature, en montrant son aspect démoniaque et destructeur dans Götz von Berlichingen, ou encore en insistant sur son caractère inculte dans Hermann et Dorothée. Car la Révolution française a entraîné un changement de paradigme et sonne l’avènement d’une ère nouvelle. Désormais, le peuple joue un rôle actif et participe à l’Histoire qui était faite auparavant par les grands et les rois. Dès lors, naît une sensibilité nouvelle, non seulement liée à la Révolution, mais aussi à la Terreur et aux guerres napoléoniennes. Mais dès que le peuple s’insurge, il devient pour Goethe populace. Le mythe du peuple-nature s’estompe au profit d’une image plus réaliste. De ce fait, Goethe met un bémol à l’image positive du peuple, tel que l’avait conçu Herder.
Du Cor merveilleux de l’enfant aux Contes d’enfants et du foyer
10C’est autour de l’arrière-plan historique de la Révolution française qu’il faut considérer les prises de position des classiques de Weimar et des romantiques de Iéna à propos du « peuple ». Dès 1791, Schiller dénonce la théorie du « poète populaire » (« Volksdichter ») chère à Bürger20. Il est d’avis que le fossé entre l’élite et le peuple est trop grand pour que le poète puisse plaire aux deux publics. Dans le fragment21, Schlegel déclare qu’il y a deux sortes de « poésie populaire », une pour l’élite, l’autre pour le peuple et accentue le clivage culturel, renversant la théorie de Herder et de Bürger. Mais, tandis que les romantiques de Iéna aspirent à élaborer une nouvelle mythologie, les romantiques de Heidelberg, stimulés par un élan libérateur, poursuivent les efforts de Herder et des Stürmer und Dränger, en exaltant les spécificités culturelles. Face aux défaites allemandes contre Napoléon22, l’historique national a reçu un accent fort et le second romantisme, à partir de Clemens Brentano, place au centre de ses préoccupations l’histoire et la science du langage, l’origine et l’influence des religions, les traditions et les légendes populaires. À Berlin, Marbourg et Dresde, mais surtout à Heidelberg, les poètes se plongent dans l’histoire et les traditions allemandes et collectionnent la poésie historique populaire, les contes et les mythes. Les romantiques aspirent à retrouver l’âge d’or perdu, le Moyen Âge, qui avait réalisé une unité culturelle et religieuse. En même temps surgit une conscience nationale qui s’articule au niveau scientifique : en 1806, J. Görres fait, à Heidelberg, le premier cours d’étude de langues germaniques. Pour les romantiques de Heidelberg, une nation se définit par la différence et par l’enracinement dans un héritage. On naît membre d’une nation, on ne le devient pas.
11Les romantiques sont en même temps soucieux d’élaborer une nouvelle langue poétique, dans laquelle toutes les couches du peuple pourraient se reconnaître. Clemens Brentano et Achim von Arnim en sont les plus illustres représentants : ils suivent les conseils de Herder de recueillir la poésie populaire et publient entre 1806 et 1808 trois volumes de lieder sous le titre Le Cor merveilleux de l’enfant (Des Knaben Wunderhorn), anthologie de 500 fables, comptines et saynètes, constituant un univers tantôt naïf, tantôt cruel. On y rencontre pêle-mêle la candeur de l’enfance, la misère de la guerre, la hantise de la mort et la beauté de l’amour, textes qui inspireront plusieurs générations de poètes et de musiciens.
12Du recueil, il faut retenir l’essai A propos des chants populaires (Von Volksliedern) (1805) qui clôt le volume, où Arnim évoque le contexte idéologique et historique dans lequel s’insère Le Cor merveilleux de l’enfant. Il reprend à son compte le thème de la critique de la civilisation en faveur à la fin du xviiie siècle. Dans les temps modernes, l’économie a tué la poésie et a réduit les hommes au rang d’esclaves23. Arnim dénigre la superficialité de l’art de l’élite ainsi que la Volksaufklarung du gouvernement prussien inculquant au peuple un savoir rudimentaire et utilitaire qui tue l’art populaire24. Son argumentation repose sur une philosophie ternaire de l’histoire : à la vision élégiaque du passé succède la crise présente qui n’est pas définitive puisqu’un renouveau est en gestation (« avenir de l’esprit », « Zukunft des Geistes », 886). Et ce renouveau poétique et national est placé sous l’égide du chant populaire. Toutefois, Arnim ne dit nullement ce qu’il entend par Volkslied. Selon lui, les poésies populaires font partie d’un ensemble qui comprend les légendes, les dictons, les récits historiques ou prophétiques, les mélodies anciennes. Ce bien commun constitue l’unité du peuple en dépit des différences dialectales, politiques et religieuses. Comme l’Allemagne est actuellement morcelée, la tradition orale n’est pas suffisante et la publication d’un recueil est donc nécessaire. Arnim propose ainsi une ébauche d’unité à son pays.
13C’est précisément ce nationalisme qui va susciter des divergences entre Arnim et Brentano. Sous l’aiguillon de la défaite, Arnim se lance dans la poésie guerrière. Mais Brentano reste fidèle à la tendance humaniste de Goethe et exhorte son ami à ne pas devenir soldat. Cette dissonance est au cœur même du recueil : Arnim, sensible à l’âme allemande, voudrait libérer son pays des années d’oppression étrangère ; Brentano a un penchant pour le charme désuet des vieilles chansons et voudrait préserver leur forme dialectale, contrairement à Arnim qui les adapte en langue moderne afin de pouvoir toucher les masses populaires. Contrairement au recueil de Volkslieder constitué par Herder, où les chansons allemandes ne représentaient que la sixième partie, Arnim et Brentano font, l’un sciemment, l’autre sans le vouloir, œuvre nationale. Le Cor merveilleux de l’enfant, fidèle à l’esprit romantique, loue l’esprit communautaire et deux thèmes s’annoncent avec force : le thème religieux25 et le thème patriotique26, autant dire tout ce qui permet à un individu de se sentir appartenir à un groupe déterminé. Ce recueil lyrique donne une idée vivante de la vie du peuple allemand ; aussi ne faut-il pas s’étonner que Goethe, auquel ce livre était dédié, ait proclamé qu’il ne devait être absent d’aucun foyer allemand.
14À leur tour, les frères Grimm font œuvre de pionniers. Comme Rousseau, ils partent de la décadence progressive de la société et regrettent que le patrimoine de l’humanité, constitué par les mythes et la poésie épique, n’ait pas été conservé. Ils tirent la même conclusion que Herder : plus les contes sont anciens, plus ils sont beaux et vrais. Les frères Grimm postulent la valeur intrinsèque du conte anonyme parce qu’il manifeste le génie du peuple conçu comme un fait de nature, c’est-à-dire une expression du divin. À plusieurs reprises, ils insistent sur l’origine mythique de la poésie épique et de la tradition populaire. Les frères Grimm ont un double mérite : ils découvrent l’authentique tradition populaire allemande et stimulent le développement de recherches portant sur les traditions populaires de l’humanité. Ils se livrent à toute une réflexion sur la littérature orale : ils opposent notamment, comme le fait Herder, poésie d’art, poésie populaire et poésie de la nature27, cette dernière étant considérée comme particulièrement apte à garder vivant le passé national. Poésie de la nature contre poésie d’art, c’est précisément le patient travail de collecte, le respect d’une parole longtemps méprisée que l’on oppose à une surcharge esthétique accusée de détruire l’enchantement naïf du récit populaire et donc de lui enlever sa vigueur et sa richesse.
15C’est sur le terrain, particulièrement en Hesse et en Westphalie, que les frères Grimm ont recueilli la plupart de leurs Contes d’enfants et du foyer (Kinder-und Hausmarchen). Leurs informateurs ont été parfois des personnes de condition modeste comme la « Märchenfrau » du village de Zwehrn, près de Cassel. Manifestement, les femmes ont communiqué aux frères Grimm plus de 80 % des contes de leur recueil, ce qui signifie qu’ils n’ont connu qu’une partie de la tradition, surtout les contes de nourrice, d’où le titre donné au recueil. Dans les deux premiers volumes (parus en 1812 et 1815) figurent les contes qu’ils ont entendus de vive voix et, loin de chercher à corriger la narration orale, ils s’efforcent d’en rendre le ton, les tournures, le style. Dans leur forme orale, les contes sont objets de transmission et soumis à des modulations, tout en gardant intact une sorte de canevas28. Les frères Grimm voient dans le conte le reflet de la tradition orale, et donc du génie du peuple, conçu comme pur et divin. Au départ, leurs sources sont écrites : récits du xive siècle, fabliaux du xvie siècle, littérature baroque ; au fil des ans, ils modifient la forme, remanient les versions recueillies, les complètent les unes par les autres. Le troisième et dernier volume, qui rassemble commentaires et variantes, paraît en 182229. Entre 1812 et 185730, les Contes d’enfants et du foyer ont connu sept éditions. Wilhelm Grimm a, d’édition en édition, fortement remanié les récits31 et a contribué à mettre les Contes d’enfants et du foyer à la portée du public le plus large.
16L’optique des éditeurs est morale et chrétienne, avec pour valeur principale la famille qui apparaît comme un refuge, tant qu’elle n’est pas menacée par l’intrusion d’une méchante belle-mère ou par la jalousie des sœurs et la rivalité entre frères. Si la pauvreté y joue un grand rôle, au lieu d’être considérée comme un fait social, elle est souvent due à une mauvaise récolte ou apparaît comme une épreuve. Il n’y a pas dans les Contes d’enfants et du foyer de récrimination sociale et l’on ne saurait changer le monde. Et quand dans Le parrain : la mort (Der Gevatter Tod), un miséreux accuse le bon Dieu d’être injuste32, Wilhelm explique une telle provocation par l’ignorance du personnage33. D’autre part, tenant compte dès 1819 des critiques qui avaient été adressées, des éléments jugés grossiers, ne convenant pas aux enfants, ont été élagués, notamment en ce qui concerne la sexualité. En ce sens, les Contes d’enfants et du foyer reflètent une vision idyllique de la vie de famille, propre au Biedermeier, et estompent les problèmes sociaux au profit des problèmes psychologiques et moraux. Ce recueil apparaît comme un document de l’époque et c’est la raison pour laquelle il a rencontré un écho toujours plus grand. En faisant des Contes d’enfants et du foyer des « Buchmärchen », les frères Grimm ont suscité un intérêt croissant pour la tradition populaire. Ils ont pensé rendre service à « l’histoire de la poésie et de la mythologie34 » et par là-même, ils suggéraient que les Contes d’enfants et du foyer étaient aussi une œuvre nationale.
17L’esthétique de Herder réinvestit la notion de peuple d’un contenu différent de celui qui lui était attribué jusqu’à présent. Se fondant sur les travaux de Rudolf Große35, Ulrich Gaier a décrit la signification du mot « peuple » chez Herder. Pour lui, le mot recouvre deux acceptions distinctes : l’une désigne l’humanité, l’autre la nation. Quoi qu’il en soit, Herder pose le principe que chaque nation tient une partie véritable dans le concert des peuples. Il confère une dignité au peuple en montrant que cette partie apparemment inculte confère à une nation son originalité culturelle que les élites menacent de lui faire perdre. Herder et Goethe préparent à partir d’une littérature populaire un renouveau culturel qui pourrait être la prémisse d’un renouveau politique.
18Avec les romantiques de Heidelberg se dessine une réaction patriotique en réponse aux provocations françaises. Il s’agit d’exhumer et de réhabiliter la tradition dite populaire pour la présenter comme un miroir de l’identité du peuple allemand. Arnim et Brentano donnent ainsi une voix au patriotisme nouveau qui s’éveille sous la domination étrangère. Quant aux Contes d’enfants et du foyer, plus d’un y a décelé l’expression du caractère allemand36. Il est vrai que le caractère patriotique a été inhérent au travail des frères Grimm, bien que le lecteur d’aujourd’hui ait du mal à l’apercevoir.
Notes de bas de page
1 Cf. Johann Christoph Gottsched, « Von Idyllen oder Schafergedichten », in Versuch einer critischen Dichtkunst.
2 L’attention de Herder avait été attirée sur Rousseau par Kant, son professeur à Königsberg.
3 Johann George Hamann, « Aesthetica in nuce », in Sturm und Drang. Kritische Schriften, Hrsg. von E. Loewenthal, Heidelberg, 1949, p. 121.
4 Cf. Herder et les Lumières. L’Europe de la pluralité culturelle et linguistique, PUF, Paris, 2003.
5 Cf. Reliques of ancient Englisch Poetry, Leipzig, 1866, p. V. sq.
6 Johann Gottfried Herder, « Briefwechsel über Ossian », in Werke (W), I, Munchen, Wien, Carl Hanser Verlag, 1984, p. 505.
7 Johann Gottfried Herder, Sämtliche Werke (S), IX, hg. von Bernhard Suphan, Berlin, 1877-1909, p. 529.
8 Cf. L’Histoire d’Osnabrück de Möser dont Herder accueille des extraits dans sa préface.
9 Ses prédécesseurs avaient mis l’authenticité d’Ossian en doute. Toutefois, après la lecture de Harold en 1776, Herder a cessé croire en l’authenticité absolue des poèmes d’Ossian et il admet que Macpherson a remanié les poèmes primitifs.
10 S, V, p. 328 : « War Oßian nicht unser Bruder ? » (« Ossian n’était-il pas notre frère ? »).
11 Cf. Fragmente, 2. Sammlung, S, I, p. 290 : « Wir armen Deutschen […], noch ohne Publikum […] und ohne Vaterland ». (« Nous, pauvres Allemands, qui sommes encore privés de public et de patrie ».)
12 Préface de la 1re et de la 4e partie des Volkslieder, S, IX, p. 532.
13 Cf. aussi L’Encyclopédie, Neufchastel, 1765, t. 12, p. 476 : « Autrefois en France, le peuple était regardé comme la partie la plus utile, la plus précieuse et par conséquent la plus respectable de la nation. »
14 Préface aux Volkslieder, 2. Teil : « Volk heisst nicht der Pobel auf den Gassen ». (« Peuple ne signifie pas populace ».)
15 La relation entre l’Aufklärung et le Sturm und Drang ne se résume pas toujours à une rupture. Le patriotisme culturel anti-français se manifeste périodiquement depuis Leibniz et fut repris par Lessing. Cf. Le Sturm und Drang : une rupture ? Annales littéraires de l’université de Besançon, Les Belles Lettres, Paris, 1996.
16 Cf. K. Gerth, « Die Poetik des Sturm und Drang », in W. Hinck (hrsg.), Sturm und Drang. Ein literaturwissenschaftliches Studienbuch, Kronberg, 1978.
17 Cf. Von der Popularität der Poesie, 1784.
18 Cf. Dichtung und Wahrheit, livre x.
19 Cf. Discours sur les sciences et les arts, 1750.
20 Über Bürgers Gedichte, 1791.
21 Friedrich Schlegel, « Fragmente n° 4 », in Athenäum, 1798, 2e partie, p. 179 : « So theilt sich z. B. […] die Volkspoesie in die für das Volk und in die Volkspoesie für Standespersonen und Gelehrte. » ( Ainsi la poésie populaire se divise par exemple en poésie populaire pour le people et en poésie populaire pour les personnes de condition et les homes cultivés. »)
22 Cf. Otto W. Johnston, Der deutsche Nationalmythos. Ursprung einespolitischen Programms, Stuttgart, 1990.
23 Achim von Arnim, « Von Volksliedern », in Des Knaben Wunderhorn, München, Artermis § Winkler, 1957, p. 872.
24 Ibid., p. 876-877.
25 Il est significatif que Le Cor merveilleux de l’enfant ignore les différences confessionnelles. Indépendamment des chants de Noël, on y trouve des cantiques à la Vierge et des chorals empruntés aux Gesangbücher protestants.
26 Le Cor merveilleux de l’enfant contient d’anciennes chansons militaires, comme celle de la bataille de Sempach, celle de Guillaume Tell ou des chansons de lansquenets.
27 Les Contes des frères Grimm sont assortis d’une célèbre préface où se trouve définie la poésie de la nature.
28 Cf. Nicole Belmont, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale, Paris, Gallimard, 1999. Max Lüthi a essayé de dégager une stylistique du conte populaire : Max Lüthi, Das europäische Volksmürchen. Form und Wesen, Tübingen, Bâle, Francke, 1997, 1re édition 1947.
29 Les frères Grimm n’ont pas classé leurs contes. Plusieurs auteurs ont entrepris cette tâche en se fondant sur divers critères. W.A. Berendsohn les répartit en 7 groupes : Liebesmärchen ; Literarische Liebesgeschichten ; Animistische Zweizahl-Geschichten ; Schwanke ; Sagen ; Kindergeschichten ; Verschiedenes.
30 La version définitive est quatre fois plus longue que la première.
31 Cf. Ernest Tonnelat, Les Contes des Frères Grimm. Étude sur la composition et le style du recueil des Kinder-et Hausmärchen, Paris, 1912.
32 Die Märchen der Brüder Grimm, Wilhelm Goldmann Verlag, München, 1979, p. 159 : « Du gibst dem Reichen und lassest den Armen hungern ». (« Tu donnes aux riches et tu laisses les pauvres mourir de faim ».)
33 Ibid. : « So sprach der Mann, weil er nicht wußte, wie weislich Gott Reichtum und Armut verteilt. » (« Ainsi parlait cet homme car il ne savait pas à quel point Dieu sait répartir la pauvreté et la richesse. »)
34 Cf. Kinder-et Hausmärchen (KHM), München, 1949, p. 56.
35 Rudolf Grosse, « Zur Verwendung des Wortes “Volk” bei Herder », in Herder-Kolloquium 1978. Referate und Diskussionsbeitrage. Im Auftrag der Nationalen Forschungs- und Gedenkstatten der klassischen deutschen Literatur in Weimar, Weimar, 1980, p. 304-314. Selon Rudolf Große, il faut entendre quatre aspects du mot « peuple » chez Herder : communauté des individus, origine commune, pensée et mode de vie concordants, culture commune et même langue. Große conçoit aussi une « variante sociologique » du mot « peuple » qui, pour Gaier, n’est pas toujours convaincante. Car bien des déterminations herdériennes ne se conçoivent pas « sociologiquement ». Ce qui importait avant tout à Herder était l’origine des phénomènes.
Sur la philosophie de Herder, se reporter à : Max Rouché, La philosophie de l’histoire de Herder, Imprimerie Nouvelle, Thouars, 1940.
Sur la notion de peuple chez Herder, cf. Jean Mondot, Une autre notion de peuple chez Herder, in Jean Mondot et A.-M. Cocula, Peuple, Plèbe, Populace, Bordeaux, 1993, p. 345-358.
36 Cf. Gonthier-Louis Fink, « Wie deutsch ist das deutsche Märchen ? », in Alfred C. Baumgärtner (Hrsg.), Deutsch-französische Beziehungen in Jugendliteratur und Volksdichtung, Würzburg, 1992, p. 91-118.
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