Marguerite et Raymond
p. 291-300
Texte intégral
Avertissement
1En raison du caractère un peu funambulesque de l’exercice, je dois par avance remercier les lecteurs d’accepter de m’accompagner dans ces venelles critiques ; comme le philosophe de Pascal progressant au-dessus d’un précipice, je n’y avance que d’un pas mal assuré. Je n’en sais que trop gré à Bruno Blanckeman d’avoir accepté cette communication qui pourrait relever fâcheusement du simple « numéro ». Cette « captatio benevolentiae » n’est pas ici un simple ornement. Bien nécessaire, tout au contraire. Pourquoi ? Parce qu’il est probable qu’il n’y ait pas eu de rapports entre l’œuvre de Raymond Roussel et celle Marguerite Yourcenar. Il se peut que cette rencontre relève de l’artefact critique et que ni yourcenariens ni rousselliens ne s’y retrouvent tout à fait. Les uns et les autres n’en ont que plus de mérite.
Ensemble vide ?
2Pas tout à fait. Marguerite Yourcenar et Raymond Roussel ont été contemporains de 1903, année de naissance de la première, à 1933 quand mourut le second. Peut-être se sont-ils croisés à Nice dans les années 1910 ? Roussel s’y rendait régulièrement avec sa mère, Yourcenar, quant à elle, se rappelle d’avoir arpenté la Promenade des Anglais pendant son enfance. Mais rien n’atteste une rencontre. Dans l’ensemble des documents relatifs à la vie de Raymond Roussel que j’ai pu consulter, je n’ai relevé aucune allusion à Marguerite Yourcenar. Pourtant cette dernière a publié du vivant de Roussel : Alexis ou le traité du vain combat paru au Sans Pareil en 1929, La nouvelle Eurydice, chez Grasset en 1931, comme l’essai sur Pindare édité en 1932. Rien de surprenant toutefois que Roussel ne s’y soit pas intéressé, ses goûts littéraires le portaient essentiellement vers les classiques incarnés selon lui, outre le « très grand poète » François Coppée, par des hommes de théâtre tel Émile Augier, Victorien Sardou ou encore Alexandre Dumas fils ; très académique, sa bibliothèque n’offre pas de rayonnages aux jeunes écrivains.
3Au rebours, et en dépit d’une information moins exhaustive, il ne me semble pas que Marguerite Yourcenar se soit intéressée à l’œuvre de Raymond Roussel dont la renommée n’était certes pas très étendue et si cet écrivain n’a pas obtenu la gloire qu’il désirait, il était loin d’être aussi méconnu qu’il ne voulut le laisser croire pour alimenter objectivement le mythe du génie méconnu. La plupart des surréalistes, pour ne citer qu’eux, le connaissaient dès le milieu des années 1920. Cependant, il est certain que jusque dans les années 1960, date à laquelle Jean-Jacques Pauvert s’est lancé dans une réédition de ses œuvres, le lectorat de Roussel était tout à fait restreint et Marguerite Yourcenar n’en faisait pas partie.
4On peut rêver, en jouant sur le mode de l’uchronie, que Roussel aurait pu prêter attention à la Marguerite Yourcenar à partir du moment où elle est entrée à l’Académie française. D’un milieu de très grands bourgeois, Roussel avait hérité de sa mère, une autre Marguerite, amie de Paul Bourget, un goût marqué pour l’Académie française et toutes les vanités officielles qui lui faisaient cruellement défaut.
5Du point de vue littéraire, Marguerite Yourcenar ne semble pas avoir conçu une esthétique qui puisse la rapprocher de Raymond Roussel. Dès le seuil de Mémoires d’Hadrien, elle définit en quelque sorte les contours de sa littérature, il s’agit de saisir par le truchement des mots, la « pulsation vitale », de figer par l’écriture la dimension charnelle, concrète de l’existence, fût-ce sur le mode élégiaque :
Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître. Paix… J’aime mon corps 1.
6La littérature de Marguerite Yourcenar vient dire le tragique de la relation de soi à soi, comme s’il s’agissait d’une illustration des thèses chères à Thomas Pavel 2 sur l’incomplétude de l’être que le roman vient combler. Chez Roussel – lequel dans le fond n’est pas moins tragique – on ne pénètre pas de manière aussi directe dans des questions existentielles. Il y a moins de « vie » dans son œuvre. Martial Canterel personnage central de Locus solus dont il est le maître de cérémonie, et figure métonymique de l’écrivain, fait montre au début du chapitre IV, de préoccupations beaucoup plus morbides. Le roman n’est pas la vie, mais son ombre : « Canterel avait conçu l’espoir de donner une complète illusion de la vie en agissant sur de récents cadavres 3. » À cette fin, le savant, parent éloigné de Cornélius ou de Caligari, invente la « réssurectine » et le « vitalium », produits destinés – comme leur nom l’indique – à réveiller les morts ; ce sont surtout de belles métaphores de la plume et du papier. On arguera que la résurrection fait partie des deux projets, et ce n’est pas faux, mais chacun des deux auteurs joue sur un registre qui lui est propre.
Affinités électives ?
7Entre l’écrivain installée à « Monts-Déserts » et l’auteur de Locus Solus – le « lieu solitaire » de Montmorency, tout droit tiré, et sans doute sciemment, des Confessions de Jean-Jacques Rousseau –, il ne peut pas ne pas exister de secrètes affinités, des points de contact. La lecture d’un livre de Renée Montlaur procure à Marguerite Yourcenar une profonde impression ; et, bien des années après, elle évoque ce souvenir à Mathieu Galey.
Je savais à peine où était l’Égypte, et j’ai oublié l’intrigue, mais il y avait un passage sur lequel je suis tombée, où les personnages montaient en barque sur le Nil, au soleil couchant. Grande Impression, un coup de soleil sur le Nil, à l’âge de six ou sept ans 4.
8À peu près à l’époque de cette lecture d’enfance, Raymond Roussel accomplit un voyage en Égypte d’où il tirera en particulier sa dernière œuvre, Nouvelles Impressions d’Afrique. La place manque ici pour décrire la structure de cette œuvre très particulière – nous renvoyons aux belles pages que Michel Foucault lui a consacrées dans son Raymond Roussel5 – on y croise pourtant des « impressions » assez voisines :
Rasant le Nil, je vois fuir deux rives couvertes
De fleurs, d’ailes, d’éclairs, de riches plantes vertes,
Dont une suffirait à un de nos salons (…)
D’opaque frondaison, de rayons et de fruits 6.
9Par ailleurs, les deux écrivains partagent la même fascination pour Victor Hugo – qui frise l’hugolâtrie chez Roussel : il rebaptise son poème Mon Âme7 en L’Âme de Victor Hugo8. Et tous deux gardent un souvenir très vivant de leurs lectures de jeunesse. Marguerite Yourcenar est enchantée par Selma Lagerlof, Raymond Roussel porte véritablement Jules Verne aux nues. À son secrétaire Eugène Leiris, le père de Michel, qui cherchait à lui emprunter un ouvrage de Jules Verne, Roussel écrivit « […] demandez-moi la vie, mais pas un Jules Verne 9 ».
10Certes, ce sont des engouements relativement communs. Comme Proust, Roussel et Yourcenar commencent par publier à compte d’auteur, La Doublure10 pour le premier et le Jardin des Chimères (curieusement, c’est ainsi qu’aurait pu s’in-tituler Locus solus ). Néanmoins, à la différence de Marguerite Yourcenar, Roussel publie toute sa vie à compte d’auteur chez Alphonse Lemerre, déclinant même une proposition de la NRF.
11De manière plus singulière, Roussel et Yourcenar partagent la même fascination pour le peuple noir. Quand Roussel rédige l’un de ses premiers contes Parmi les Noirs11, qui sert de point de départ d’Impressions d’Afrique, Marguerite Yourcenar traduit des négro-spirituals Fleuve profond, sombre rivière12.
Le paradoxe de l’alchimie
12Le point de départ de cette quête comparative improbable a été donné par le motif commun de l’alchimie. Le chapitre VI de Locus Solus, le savant Martial Canterel est censé adapter une pseudo-découverte de Paracelse, les « placets », afin d’extraire des globules rouges, lesquels entrent dans la composition d’une substance explosive, le « pulvérin ».
[…] Canterel évoqua soudain une particularité touchant les célèbres placets de l’alchimiste Paracelse, qu’il regardait avec admiration, charlatanisme à part, comme l’un des plus puissants esprits du xvie siècle 13.
13Cette allusion à l’alchimie a peut-être eu pour vertu d’encourager certaines interprétations critiques, à telle enseigne que l’ouvrage de Jean Ferry, Une Étude sur Raymond Roussel14 fut précédé d’une préface d’André Breton, Fronton fVirage qui soutint la thèse selon laquelle Roussel aurait été initié au secret du Grand Œuvre pour rédiger La Poussière de Soleils15, un texte dont Jean Ferry montra que la structure narrative s’appuyait sur une succession de mots-thèmes constituant une « chaîne » qui pouvait se prêter à une lecture de type alchimique.
La chaîne de la Poussière de Soleils, telle que la reconstitue en pointillés Jean Ferry, me donne la quasi-certitude que Raymond Roussel s’est appliqué, au moins ici, à nous fournir les éléments nécessaires à la réalisation de ce que les alchimistes entendent par le Grand Œuvre et qu’il l’a fait par les seuls moyens traditionnellement permis 16.
14Il est probable qu’André Breton se soit trompé quant au caractère conscient et intentionnel d’un tel symbolisme. La métamorphose de Roussel en Fulcanelli relève moins de la réalité qu’elle ne réfracte l’évolution intellectuelle d’André Breton qui, à partir de 1945, fait montre d’un intérêt de plus en plus soutenu pour les sciences occultes ce qui, évidemment, fragilise le point de rapprochement. Reste que les deux textes paraissent entretenir, l’un comme l’autre, une relation ambiguë à l’alchimie. L’Œuvre au Noirest-il un texte sur l’alchimie ? L’alchimie n’y joue-t-elle pas, au contraire, un rôle plus décoratif, simple toile de fond pour développer un propos humaniste sur la liberté de l’homme. Zénon rejette « ce fatras de rêvasseries aussi antiques que l’illusion humaine 17 », ce qui place l’œuvre dans le voisinage du conte philosophique ou du traité moral. De même dans Locus solus, le passage alchimique revêt essentiellement un caractère anecdotique et s’il existe une alchimie dans ce roman, c’est une alchimie métaphorique, celle du verbe où le mot se transforme en roman, le phonème en récit et l’encre en gloire.
15La piste alchimique, un peu courte en soi, est une voie d’accès à la comparaison, mais sa vertu consiste davantage à nous introduire dans des espaces inattendus, lieux de ces hasards heureux que les Anglais nomment serendipity. Par une sorte d’effet secondaire, de rebond comparatiste, au-delà du seul motif alchimique, les textes se sont mis à entrer en résonance et à produire des échos inouïs.
Des pistes
16On ne sera pas peu surpris de constater que le texte de Marguerite Yourcenar devient parfois le lieu d’une sorte d’anamnèse. L’auteur des Mémoires d’Hadrien aurait été une lectrice de Roussel, lectrice qui aurait perdu le souvenir de ses lectures mais dont le texte se chargerait de garder la trace au prix d’un travail souterrain de la réminiscence. Sans écarter le jeu toujours possible de la méthode paranoïaque critique chère à Salvador Dali, qui fut avec quelques rares élus un des destinataires, en 1933, du testament littéraire de Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, on rencontre dans le texte yourcenarien des allusions nombreuses à l’œuvre roussellienne. Zénon, « […] riait aux éclats d’une joyeuseté latine de Martial 18 » rappelle le prénom de Canterel : Martial. Prénom d’une grande importance aux yeux de Roussel qui apprécie tout particulièrement le style très concis de ce poète, c’est d’ailleurs ce même prénom qu’il – Roussel – choisit comme pseudonyme – presque un hétéronyme – lorsque le psychiatre Pierre Janet lui propose d’exposer son cas pathologique dans son traité De l’Angoisse à l’Extase19, ce que Roussel accepte et où il figure dans le chapitre en effet intitulé : « le cas Martial ». Dans cette étude qui porte sur la crise de gloire qu’il a traversée à l’âge de dix-neuf ans, Roussel affirme « J’étais l’égal de Dante », formule reprise peu ou prou chez Yourcenar : « On verra bien si je suis par hasard l’égal d’Alexandre 20 ». Les deux œuvres font référence à Léonard de Vinci, au pape Jules II. Une sibylle évoquée par eux deux est l’objet d’un traitement presque similaire : « on se gaussait de cette sibylle 21 » écrit Yourcenar et chez Roussel, elle est une « vieille pauvresse à tignasse grise 22 ». Les deux auteurs emploient le terme « nadir », assez peu fréquent. Philibert, dans l’Œuvre au noirest le fils d’Henri-Juste, c’est le prénom du trisaïeul de Canterel dans Locus solus. Mot à mot, le catalogue se complète, la peau de Luc est « fustigée » par la sibylle de Roussel quand les marmots de Genève sont « fustigés jusqu’au sang ». « La meilleure aubaine 23 » était déjà présente dans l’œuvre de Roussel : « l’intégralité apparente de l’aubaine 24 ». La « poudre d’or » d’Italie est-elle la même qu’utilise, également en Italie, Gérard Lauwerys pour rédiger son poème dans Locus solus ? Aag, le Reître de Roussel fait-il partie du groupe de « deux ou trois reîtres 25 » ? Il est sans doute urgent d’arrêter là cette énumération pour tenter d’en saisir l’esprit. Avec un peu de patience, il est probable que l’on puisse tisser, fil à fil, une sorte d’édifice fragile, toile d’araignée lexicale dans laquelle les jours abondent. En systématisant cette approche « nanotextuelle », la perspective de créer un concordancier entre les deux œuvres permettrait de mettre en évidence un intertexte qui ne serait pas tout à fait du Roussel ni exactement du Yourcenar, mais un artefact critique, produit de leur conjonction improbable.
17On peut aussi conclure à l’insuffisance de ces simples éléments. À ce réseau d’allusions essentiellement verbales viennent s’ajouter de façon plus convaincante quelques images – dont on ne saurait exclure qu’elles participent de lieux communs partagés par les deux auteurs, preuve que leurs textes sont travaillés par l’esprit du temps, le Zeitgeist cher à Walter Benjamin. Il reste tout de même assez troublant qu’au-delà de ce lexique mutuel, des séquences narratives – qui font image – se retrouvent presque intactes dans les deux textes. On croise ainsi dans l’Œuvre au Noirun dessin représentant « une moricaude portant sur un plateau une framboise géante 26 » et chez Roussel, l’ekphrasis d’un tableau attribué à Antoine Vollon, La danseuse aux fruits, qui figure une jeune noire portant « séparément en périlleux équilibre au sommet de sa tête et sur le plat de ses mains trois corbeilles simples, contenant chacune un lourd stock de fruits indigènes disposés en pyramide élancée 27 ». Faut-il en conclure que les deux œuvres poursuivent une visée narrative commune, « l’aqua-permanens » de Yourcenar entre en dialogue avec « l’aquamicans » de Roussel, son « de vero medici mandato » (attribué à Paracelse) jouxte dans la bibliothèque qu’ils fréquentent le « liber singularis » de Yourcenar. Le latin de la Renaissance qu’ils convoquent tous les deux n’est pas présent par hasard : il accuse un goût voisin pour l’érudition fictive celle qui va provoquer dans le texte ce que Barthes nommait « l’effet de réel », fût-il celui des livres.
18L’érudition chez Roussel a pour fonction de compenser l’apparente incohérence des récits en renforçant le discours référentiel. À l’évidence cela produit l’effet inverse à ce qui est recherché : l’inquiétante étrangeté du texte procède justement de ce qui est censé l’exorciser. L’érudition sur laquelle s’appuie Marguerite Yourcenar semble chargée de remplir une autre fonction, elle vise à cimenter une réflexion philosophique dans l’espace retissé d’une histoire mise à distance.
19Cette pression de la positivité narrative est poussée très loin chez les deux auteurs à tel point que les textes finissent par entrer dans une troublante contiguïté, rendant presque les séquences interchangeables. L’Echenoz de Roussel et le Zénon de Yourcenar (Zénon est partiellement anagrammatisé dans Echenoz, est-ce un signe ?) affectent le même niveau de langue. Ainsi le premier :
Possédant sur la botanique les notions qu’exigeait sa profession, Echenoz reconnut en l’antique débris horticole un pied d’artemisia maritima – et se rappela qu’absorbées en quantité minime, sous la forme d’un médicament jaunâtre nommé semen-contra, les fleurs séchées de cette radiée constituent, en effet, un très actif emménagogue 28.
20Et le second :
Un objet qui l’occupa durant ces années-là fut un plant de tomate, rareté botanique issue d’une bouture qu’il avait à grand-peine obtenue d’un spécimen unique apporté du Nouveau Monde. Cette précieuse plante qu’il gardait dans son officine lui inspira de se remettre à ses anciennes études sur le mouvement de la sève : à l’aide d’un couvercle empêchant l’évaporation de l’eau versée sur la terre du pot, et en pratiquant chaque matin de soigneuses pesées, il parvint à mesurer combien d’onces liquides étaient chaque jour absorbées par les pouvoirs d’imbibition de la plante ; il tenta plus tard de calculer algébriquement jusqu’à quelle hauteur cette faculté pouvait élever les fluides à l’intérieur d’un tronc ou d’une tige 29.
21Cet exemple assez pur d’intertextualité ne saurait être versé sans risque à notre dossier comparatiste, cela ne prouve pas grand chose ; mais cela prouve autre chose. Raymond Roussel et Marguerite Yourcenar peuvent partager une poétique voisine qui finit par ne plus leur appartenir pour faire partie d’un discours littéraire moyen qui historiquement participe de l’horizon littéraire d’attente de la première moitié du vingtième siècle auxquels se conformeront au début des années cinquante certains écrivains du Nouveau Roman, tels que Robbe-Grillet (on sait qu’il a lu Roussel, pouvait-il cependant ignorer Marguerite Yourcenar ?) chez qui se retrouve – renforcée par le rapprochement thématique – une écriture de même calibre :
Les bois, traités en principe contre l’action des termites, avaient dû subir une préparation défectueuse. Tôt ou tard, il est vrai, ces troncs recouverts de terre, soumis périodiquement aux petites crues du cours d’eau, sont destinés à être la proie des insectes 30.
22Mais c’est là le point de tangence maximal entre nos deux auteurs : à examiner leur syntaxe narrative, on perçoit cette fois davantage d’écarts qui placent Roussel du côté du texte moderne parce qu’on peut plus facilement repérer chez lui les critères établis par Antoine Compagnon 31, tel que le non-fini, le fragmentaire, l’insignifiance, l’autonomie, critères plus difficilement applicables à l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar.
Écrire
23Reste un ultime domaine commun, celui d’une certaine conception de l’écriture qui se thématise de façon quasi identique chez les deux écrivains. Gérard Lauwerys, le poète otage de Locus solus, et Zénon qui finit sa vie incarcéré véhiculent – après Fabrice de La Chartreuse de Parme – la même représentation de l’écriture en prison, qui peut s’inverser en prison de l’écriture.
Sachant fort bien que l’issue de cette maladie d’incarcération serait fatale, Zénon las d’arguties s’arrangeait pour réfléchir le moins possible. Mieux valait fournir à son esprit des occupations machinales qui lui éviteraient de tomber dans la terreur et la fureur 32 […].
24Le prisonnier des bandits calabrais procède de manière presque similaire : « Voulant tromper par le travail son attente d’une mort proche et certaine [Gérard] chercha quelque moyen d’écrire 33. » Et Zénon « établit des listes, forma des groupes, compara des alphabets et des règles de grammaire 34 ».
25L’écriture, et même l’acte physique d’écrire deviennent une manière d’affronter la mort parce qu’ils sont, comme Maurice Blanchot le perçoit chez Kafka, « la mort mais tenue à distance 35 ». Et si l’on franchit la barrière qui sépare l’espace de la fiction du monde réel, Zénon paraît calquer son suicide sur Roussel en associant l’écriture et la mort : « l’alchimiste se suicide grâce à une lame souple et mince [cachée] dans l’écritoire 36. » Le 14 juillet 1933, Roussel se suicide dans un palace de Palerme, on retrouve à côté de son cadavre des exemplaires non coupés de Locus solus, comme s’il rejoignait la serre froide de Martial Canterel, le lien du livre.
Lire
26Au terme de cette déambulation dans les textes, il manque un peu d’espace pour démontrer, à l’instar de Borges avec Pierre Ménard, que l’Œuvre au noir est l’exacte copie de Locus solus. Et, il convient de rester conscient qu’à trop vouloir démontrer, on court le risque rencontré par Ferdinand de Saussure qui crut un moment que la poésie latine était entièrement cryptée 37. Heureusement, le savant alerté par la surabondance des exemples qui n’étaient finalement que le produit de son imagination et de son zèle interprétatif mit fin à sa recherche. Peut-être qu’il est inutile de s’évertuer à débusquer des rapports entre Raymond Roussel et Marguerite Yourcenar. Mais, les enseignements de cette tentative de confrontation sont probablement à chercher du côté de la lecture et de l’éclairage que cela porte sur certains de ces mécanismes. Sans renoncer à la découverte de l’intertexte, il convient peut-être de le prolonger par la quête de l’ » interlecte » que l’on pourrait tenter de définir de la manière suivante : « Toute lecture est orientée par les lectures qui l’ont précédée en les réfractant. » En somme, on ne lit jamais un texte premier, un texte vierge, mais un texte filtré et produit par la somme des lectures qui l’ont précédé. Tout texte détermine alors un « interlecte » qui désigne les zones de contiguïtés entre des textes, chaque lecteur devient producteur de son interlecte (on peut bien entendu lui affecter une dimension sociologique en évoquant des groupes de lecteurs) qui crée des effets de polarisation textuelle : ainsi lire Marguerite Yourcenar après Raymond Roussel procure l’impression de lire une extraordinaire amplification du motif de l’alchimiste : traité en quelques pages chez le second, il devient livre chez la première. Au rebours, lire Roussel après Yourcenar va produire l’effet d’une extraordinaire concentration du texte. Tout Yourcenar, et avec elle tout une bibliothèque se trouve dans Locus solus.
Pour conclure
27Peut-on aller plus loin dans cette théorie de l’interlecte ? Ne suffit-il pas d’en poser les jalons tout en se demandant s’il est possible de dépasser le constat empirique et de parvenir à une théorie opératoire de ce concept. De la même façon que l’écrivain n’écrit que le même texte, peut-être que le vrai lecteur ne lit-il qu’un grand livre, le Livre après lequel courut désespérément Mallarmé, livre-combinatoire de toutes les lectures qui se nomme Littérature. C’est en tout cas le rêve que provoque la rencontre fortuite sur une table des matières d’une académicienne et d’un poète à compte d’auteur.
Notes de bas de page
1 Mémoires d’Hadrien, Plon, 1958 ; éd. Folio, Gallimard, 1974, p. 11.
2 Cf. Thomas Pavel, La pensée du roman, Gallimard, 2003.
3 Lemerre, 1914, p. 212.
4 Les Yeux ouverts (entretiens avec Mathieu Galey), Le Centurion, 1980, p. 45.
5 Gallimard, 1963.
6 Nouvelles Impressions d’Afrique, Lemerre, 1932, Chant IV, p. 193-233.
7 Le Gaulois, 12 juillet 1897.
8 Lemerre, 1932.
9 Bernard CABURET, Raymond Roussel, Seghers, 1968, p. 123-126.
10 Lemerre, 1897.
11 Publié pour la première fois dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, Lemerre, 1935.
12 Gallimard, 1964.
13 Locus solus, p. 414.
14 Arcanes, 1953.
15 Lemerre, 1926.
16 Op. cit., p. 28.
17 L’Œuvre au Noir, Folio, 1976, p. 238.
18 Op. cit., p. 14.
19 Tome premier, Alcan, 1926, p. 132-137.
20 Op. cit., p. 17.
21 Ibid., p. 46.
22 Locus solus, p. 370.
23 L’Œuvre au noir, p. 147.
24 Locus solus, p. 27.
25 L’Œuvre au noir, p. 176.
26 Ibid., p. 305.
27 Locus solus, p. 393-394.
28 Ibid., p. 11.
29 L’Œuvre au noir, p. 245.
30 La Jalousie, Éditions de Minuit, 1957, p. 103.
31 Cf. Les cinq paradoxes de la modernité, Le Seuil, 1990.
32 L’Œuvre au noir, p. 380.
33 Locus solus, p. 225.
34 L’Œuvre au noir, p. 380.
35 L’Espace littéraire, p. 72.
36 L’Œuvre au noir, p. 437.
37 Cf. Jean Starobinski, Les Mots sous les mots, Gallimard, 1971.
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