Représentation et écriture de l’intime dans la correspondance de M. Yourcenar
p. 243-255
Texte intégral
1Avant de parler du problème de Représentation et écriture de l’intime dans la correspondance de Marguerite Yourcenar, il nous paraît souhaitable de préciser ce que l’on entend par « l’expression du moi », autrement dit de cette irrépressible tentation chez l’être humain de donner un corps à sa voix et de dire son moi à un autre. Comme remarque, à juste titre, le réalisateur de cinéma Lucas Belvaux : « Nous sommes tous le personnage principal de notre vie et le personnage secondaire de la vie d’un ou d’une autre. » Passer donc de l’oralité à l’écriture ne signifie pas un changement radical mais modifie le rapport au temps : c’est alors le désir viscéral, plus ou moins urgent, de fixer la vie par écrit, à travers des mots dans un discours organisé. Cette relation va être fondamentale pour bien établir les modalités de l’intimité dans les échanges épistolaires entre un écrivain et différents destinataires à partir du moment où ces missives sont publiées et deviennent donc publiques.
2On peut déceler quatre formes de relation entre un texte et un lecteur : la lettre personnelle, qui pourrait être son niveau zéro, limitée en principe à deux personnes ; le journal intime qui traduit une tentative secrète mais ambiguë de laisser à un possible lecteur un témoignage pour le futur, de ce que nous ressentons, pensons et opinons, dans une perspective immédiate ; l’autobiographie qui est un bilan rétrospectif public parce que publié, et enfin l’autofiction qui est le transfert au domaine de l’imaginaire de certains éléments de la propre vie de l’auteur.
3La voix de la lettre ou du journal intime est celle du présent, sans distance ; celle de l’autobiographie celle du passé, elle consiste à donner la parole à un absent, ce « moi » de celui qui écrit, forcément distancié par l’éloignement plus ou moins marqué dans le temps. Quant à la voix de l’autofiction elle est, par nature, celle du mensonge, sa stratégie consiste à donner la parole à des personnages de fiction.
4Dans tous les cas, c’est tout un système compliqué entre vérité et mensonge qui va induire des écritures et des lectures différentes : celui qui choisit volontairement d’écrire des lettres, des journaux intimes ou des autobiographies semble s’éloigner de la fiction, se rapprocher ainsi donc d’un pacte de lecture, fondé sur la réalité, la vérité ou la sincérité. Et pourtant, on sait qu’à partir du moment où l’on raconte quelque chose, on engage un processus d’invention.
5Et écoutons aussi le point de vue de Marguerite Yourcenar qui nous dit avec sa lucidité habituelle :
Le temps n’est plus où l’on pouvait goûter Hamlet sans se soucier beaucoup de Shakespeare : la grossière curiosité pour l’anecdote biographique est un trait de notre époque, décuplé par les méthodes d’une presse et de media s’adressant à un public qui sait de moins en moins lire. Nous tendons tous à tenir compte, non seulement de l’écrivain, qui, par définition, s’exprime dans ses livres, mais encore de l’individu, toujours forcément épars, contradictoire et changeant, caché ici et visible là, et, enfin, surtout peut-être, du personnage, cette ombre ou ce reflet que parfois l’individu lui-même […] contribue à projeter par défense ou par bravade, mais en deçà et au-delà desquels l’homme réel a vécu et est mort dans ce secret impitoyable qui est celui de toute vie 1.
6Ces affirmations péremptoires et définitives de Yourcenar, confirment que ses relations avec les lecteurs et la critique littéraire, à propos d’une possible écriture de l’intime, ont toujours été complexes, ambiguës et paradoxales. En fait, Yourcenar a passé toute sa vie à proclamer, dans de nombreux textes périphériques (interviews de radio, de télévision, longs entretiens écrits, préfaces, discours dont celui de la Réception à l’Académie Française) son refus de l’autobiographie, son mépris de la confidence personnelle et de tout type de littérature qualifiée de démagogique, inutile et mauvaise. Elle a toujours été soucieuse de se démarquer de la littérature exhibitionniste du « moi » et de protéger ainsi son intimité.
7Cependant, quand on observe attentivement son œuvre, on s’aperçoit que, dès son premier texte publié, Alexis ou le traité du vain combat (1929) jusqu’au dernier tome, posthume, de sa trilogie autobiographique Quoi ? L’éternité (1988), on peut percevoir une espèce de mouvement antagonique, entre un goût pour le récit à la première personne et la volonté têtue, presque orgueilleuse, de protéger et de contrôler son intimité.
8C’est ainsi que deux de ses textes les plus importants prennent d’ailleurs la forme d’une lettre : Alexis ou le traité du vain combat est une longue lettre de rupture d’un homme à son épouse, décision des plus intimes donc, et les Mémoires d’Hadrien sont aussi la lettre testament, considéré souvent comme une des ultimes prises de parole du moi de l’individu que l’Empereur, sentant la mort proche, adresse à son héritier Marc-Aurèle. Ces deux œuvres, que Yourcenar insère dans ses Œuvres Romanesques, démontrent tout l’intérêt qu’elle porte au genre épistolaire pour dire, le mieux possible, les tourments d’Alexis, créature de fiction et le bilan existentiel de l’Empereur romain, personnage historique.
9Autrement dit, dans les deux textes, c’est un « moi » qui s’exprime à travers la technique directe de l’interpellation d’un destinataire privilégié qui reçoit ce message exclusif mais, dans le premier cas, il s’agit d’un personnage de fiction et dans le second, d’un personnage historique. Chaque fois la personne Yourcenar se dissimule sous un masque qui cache son propre « moi ».
10Le seul texte fictionnel yourcenarien dans lequel peut apparaître cette première personne dont se méfiait tant Deleuze, pour qui la littérature naît seulement quand surgit en nous une troisième personne qui nous enlève le pouvoir de dire « je », est le recueil Feux (1936) dans lequel la critique unanime voit le reflet et l’écho d’une crise personnelle, tout au moins dans certains de ses fragments. À quoi il faut ajouter ce curieux complément qui fait suite aux Mémoires d’Hadrien, intitulé Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien », présenté non dès la première édition en 1951 mais à partir de l’édition Club du Meilleur Livre en 1953 (et déjà publiés en novembre 1952 dans la revue Mercure de France, 1 071). Dans ce cas le « je » de Yourcenar prend le pouvoir syntaxique tout au long de ces 68 fragments, dès la dédicace de ces Carnets à GF dont il n’est pas difficile de comprendre qu’elle s’adresse à Grace Frick, la compagne de sa vie, comme le confirme le fragment 63, à propos du livre lui-même :
Ce livre n’est dédié à personne. Il aurait dû l’être à GF, et l’eût été, s’il n’y avait une espèce d’indécence à mettre une dédicace personnelle en tête d’un ouvrage d’où je tenais justement à m’effacer 2.
11Et c’est dans ce même fragment que surgit une des plus belles déclarations de reconnaissance affectueuse à son amie à travers cet hommage vibrant au dévouement de ce « Quelqu’un », anonyme mais pourtant facilement repérable.
12Texte hybride donc, à mi-chemin entre les cahiers de route et de création des peintres ou des réalisateurs de cinéma, et d’un journal intime rapportant la genèse de l’œuvre, où Yourcenar apparaît fragile, doutant d’elle et de son idée, comme elle l’avoue dans une de ses maximes : « Enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas 3 », ou « Mais je brûlais chaque matin ce travail de la nuit 4. »
13Dans ses textes présentés comme autobiographiques, Yourcenar n’hésite pas à proposer la reproduction exacte d’une lettre de Fernande ou de Jeanne à Michel. C’est que la lettre induit toujours un effet de réel, de vécu, de vrai qui, dans ce cas donne vie à sa mère ou à son père. Avec Archives du Nord Yourcenar adopte une démarche semblable : à côté des archives familiales ou publiques, des ouvra-ges généalogiques, des récits oraux et des écrits de Michel Charles et de Michel, des albums de photographies, les lettres des uns et des autres vont servir à cette reconstitution de l’intérieur et donner de l’humanité à ce qui pourrait paraître parfois austère et ennuyeux. C’est surtout le grand-père Michel Charles qui lui offre un trésor : cet homme méticuleux a recopié, 40 ans après son retour d’Italie, les cent lettres écrites aux siens pendant ce voyage dont Yourcenar s’inspire. À la différence de son père qui les regarde à peine, elle les dévore avouant son goût de la correspondance :
Il se trouve qu’à cent trente années de distance, et dans un monde plus changé que Michel Charles ne pouvait l’imaginer, ces pages sont devenues un document à bien des points de vue, et pas seulement sur la manière dont on passait contrat avec les voituriers 5.
14Yourcenar agira de même avec sa propre correspondance, gardant toutes ses lettres, établissant des doubles pour chacune d’entre elles, avec l’aide de Grace Frick qui les annotait, mais ne permettant cependant que la publication posthume du courrier le moins intime que nous découvrons maintenant. D’ailleurs, dans ce même passage consacré à son grand-père, Yourcenar nous livre quelques réflexions sur la véritable qualité de ces lettres écrites par des jeunes personnes à leur famille dont elle mesure les limites :
Vers l’âge de vingt-deux ans, nous avons tous écrit à la famille, ou à ce qui en tenait lieu, des lettres racontant que nous avions ce matin-là visité un musée, et vu telle statue célèbre, que nous avions fait ensuite un excellent repas, pas trop cher, dans un restaurant du voisinage […] Rien de ce qui nous excitait, nous agitait, parfois nous bouleversait, ne transparaissait dans ces rassurantes missives 6.
15On reconnaît, dans ces affirmations, la lucidité de Yourcenar qui a toujours mis en évidence le fossé entre les apparences sociales ou extérieures et la réalité profonde des sentiments. Et de façon paradoxale, mais somme toute logique, vu son refus de ce qu’elle désigne avec mépris « la littérature facile 7 » elle ne donnera aucune de ses propres lettres dans ce qui est l’amorce de sa véritable autobiographie, Quoi ? L’Éternité.
16La correspondance, de son côté, s’inscrit dans un système assez complexe, selon qu’il s’agisse de lettres écrites par l’auteur à des destinataires réels, connus ou inconnus, dans le cadre de sa vie intime, sociale ou professionnelle, ou de lettres reproduites et intégrées à l’intérieur d’un texte littéraire, autobiographique ou pas. Ces lettres peuvent donc être authentiques, ou données comme telles, ou fictives, elles en arrivent même, dans ce dernier cas, à occuper le texte dans sa totalité et à constituer ce genre si particulier qu’est le roman épistolaire.
17Il est évident que l’adhésion du lecteur n’est pas de même nature, qu’il soit amené à découvrir des lettres écrites de son vivant par l’auteur, qui sont, la plupart du temps, des publications posthumes, et alors le degré de crédibilité est maximal, ou qu’il les trouve dans le corps et le cours d’un texte autobiographique ou fictionnel. Son trouble est encore plus grand lorsque le texte n’est qu’une lettre, d’une longueur inusitée et manifestement inventée par l’auteur, absent pourtant de son discours, et placé dans une situation extra-diégétique parfaite.
18Prenons d’abord le cas des lettres écrites et échangées de son vivant par l’écrivain et publiées après sa mort en général. Un point de droit pour commencer : seul l’auteur de la lettre est propriétaire des droits de publication et d’exploitation de ces textes, pas son destinataire. L’auteur peut interdire la publication de ses lettres, tout au moins pendant un temps légal qui est de 60 ans en France (hors guerres…). La mesure de l’intimité dans cette correspondance dépend d’abord du choix fait de son vivant par l’auteur lui-même : il est évident que l’on peut soupçonner Yourcenar, sans lui faire un procès gratuit, d’avoir écarté à dessein de ces publications antérieures à ces fameuses soixante années protectrices, tout ce qui pouvait toucher les aspects les plus intimes de son existence et de ses expériences.
19La lettre personnelle, pas sa situation dans la vie de son auteur, est à l’évidence, du domaine du privé, c’est pourquoi elle est protégée par la législation : une personne extérieure à l’échange ne doit pas la lire. Dans les prisons, l’ouverture du courrier répond à des raisons de sécurité (on peut discuter ce droit d’ailleurs) et la lettre anonyme tombe toujours sous le coup du déshonneur le plus complet. Ouvrir et lire une lettre qui ne vous est pas adressée est une façon d’entrer dans un réseau d’intimité plus ou moins fort, plus ou moins secret. Dans cette perspective, publier la correspondance d’un écrivain est une forme de voyeurisme et même de viol auquel on nous convie. C’est pourtant une source de connaissance dont la critique est soucieuse et le public friand.
20La plupart des écrivains organisent cette postérité avec minutie, avec l’obsession de contrôler leurs écrits et de protéger leur vie privée. Yourcenar a pratiqué largement l’ensemble de ces possibilités : d’abord en écrivant, et en archivant avec soin, de nombreuses lettres personnelles (plus de 2000 sont conservées) et en autorisant leur publication échelonnée, après sa disparition. Nous n’aborderons ici que ce type d’écrits, maintenant qu’ils sont publics et font partie du corpus de Yourcenar et peuvent être ainsi étudiés comme représentatifs de l’écriture de son « moi » : le premier volume : Lettres à ses amis et à quelques autres qui eut un immense écho, 1995 8. Et le second D’Hadrien à Zénon, Correspondance 1951-1956en 2004, premier tome d’une série qui suit et suivra chronologiquement la totalité de la correspondance.
21La question qui se pose est la suivante : avec ces lettres, Yourcenar nous fait-elle vraiment entrer dans son intimité, pratique refusée dans sa trilogie Le Labyrinthe du monde, pourtant présentée comme autobiographique, qui commence, on le sait, par le récit de la vie des autres, non d’un point de vue extérieur et objectif mais, au contraire, en essayant le plus possible d’entrer dans leur « moi » le plus secret mais n’entre guère dans la sienne. Souvenons-nous du fameux incipit de Souvenirs pieux :
L’être que j’appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers 8 heures du matin à Bruxelles, et naissait d’un Français appartenant une vieille famille du Nord, et d’une Belge dont les ascendants avaient été durant quelques siècles établis à Liège, puis s’étaient fixés dans le Hénaut 9.
22Précision parfaite pour ce qui est extérieur à elle et distance par rapport à son moi qui se dissimule sous une formule vague.
23Le premier volume de cette correspondance avec ces 297 lettres, conservées dans le fond yourcenarien de la bibliothèque Houghton de l’Université américaine de Harvard ou copiées de collections particulières, couvre pratiquement toute la vie de Yourcenar, depuis l’enfance, avec une lettre à une tante, datée de 1909, jusqu’à un message adressé à Yannick Guillou, en octobre 1987, peu avant l’accident cérébral qui devait l’emporter, en décembre de la même année. Et le second va de 1951, date de la publication de Mémoires d’Hadrien à 1956. C’est dire l’importance capitale de ce long dialogue précis, enthousiaste et généreux de Yourcenar avec des destinataires très variés : des membres de sa famille comme sa tante Jeanne Cartier de Marchienne, son ancienne femme de chambre Camille Letot, ou son neveu Georges de Crayencour, des intellectuels du temps ou des écrivains comme Emmanuel Boudot-Lamotte, Charles du Bos, Jean Ballard, Joseph Britbach, Nicolas Calas, Alain Bosquet, Jean Grenier, Gabriel Marcel, Jules Romain, Etiemble, François Nourissier, Henry de Montherlant, Thomas Mann, des critiques littéraires comme Jean Chalon, des gens liés à l’édition comme Yannick Guillou, Lidia Storoni Mazzolani, Marc Brossolet ou Jeanne Carayon, ou des amis connus ou inconnus comme Simon Sautier avec lesquels elle échange une correspondance d’une grande richesse ou encore de jeunes lecteurs ou chercheurs comme ce M. K. Radnoftay aux questions duquel elle répond longuement et patiemment ou l’étudiant Jean-Paul Allardin.
24Ce corpus constitue un document qui, désormais, fait partie intégrante de l’œuvre de Yourcenar, et qui, en tout cas, l’éclaire et l’enrichit, véritable journal intime et public de l’écrivaine, complémentaire des textes autobiographiques ou de fiction écrits et publiés parallèlement. Cette correspondance, une fois réunie, reconstitue l’itinéraire humain, intellectuel et moral de Yourcenar, malgré ses lacu-nes externes (il s’agit d’une sélection) et internes (l’auteur peut s’y contrôler en permanence). Il manque ainsi la plupart des lettres vraiment intimes, c’est-à-dire du domaine affectif ou érotique, mis à part une carte postale, signée d’un insolite « Tendresses » adressée, en principe, à Lucy Kiriakos qui eut une liaison amoureuse avec Yourcenar avant 1939, ce qui est mince pour un volume aussi important 10.
25C’est à la fois un journal de bord de sa vie avec des références à ses voyages incessants, à ses lectures variées, à ses rencontres, nombreuses, et un journal de création qui montre à quel point l’écrivain travaillait méticuleusement, comment de façon permanente, elle établissait des relations d’une grande profondeur avec ses interlocuteurs.
26Il s’agit, en général, de textes spontanés, inscrits dans une circonstance immédiate et urgente (écrits dans des hôtels, des lieux de voyage) qui met en jeu de nombreux indices référentiels précis, inconnus du lecteur d’aujourd’hui ou du lecteur tout court. D’où l’abondance de formes elliptiques, affectives ou ironiques, l’usage d’un vocabulaire direct ou familier, à côté d’une langue parfois très recherchée. La variété des références a obligé les responsables de l’édition française à intégrer en bas de page des notes précises, chargées d’expliquer au lecteur d’aujourd’hui toute une foule de données familiales, chronologiques, sociales, historiques, culturelles, intellectuelles, savantes.
27On peut dire que cette correspondance suscite une double lecture : celle des lettres elles-mêmes qui nous montrent une Yourcenar toujours attentive à ses interlocuteurs, affectueuse ou distante, curieuse de tout, exigeante, entêtée, connaissant des phases d’enthousiasme ou de découragement selon les circonstances de sa vie personnelle ou de sa création artistique, en proie à une sorte de frénésie épistolaire, et celle des remarques érudites qui reconstituent tout un tissu de publications, de rencontres humaines, de lectures ou de voyages, essentiels pour mieux comprendre le processus de l’existence et de l’œuvre de Yourcenar.
28C’est dire l’importance de cette correspondance qui ne se limite pas à un intérêt anecdotique mais constitue, en fait, un authentique discours de Yourcenar aux autres et sur elle-même, au même titre, et même avec plus de liberté de ton, que les entretiens avec Matthieu Galey réunis sous le titre de Les Yeux ouverts ou ceux avec Patrik de Rosbo ou Jacques Chancel.
29Les lettres dont nous disposons aujourd’hui ne s’adressent pratiquement pas à des membres de sa famille, mis à part Michel de Crayencour, mais à des amis ou à des gens choisis par elle comme interlocuteurs privilégiés. Il est certain que la structure, la rhétorique et la finalité de ces lettres facilitent l’expression de ce type d’argumentation et de cet examen de conscience. Elles sont, en définitive, une sorte de brouillon, de recherche d’une forme qui, par ses propres hésitations, ses lents efforts de sincérité et ses incessantes circonlocutions, c’est-à-dire, au sens étymologique du terme, l’expression longue et enveloppée d’une pensée qu’on veut subtile, reflète parfaitement l’état d’esprit de leur auteur au moment où elle les écrit.
30On peut se demander si la lettre n’est pas, à ses yeux, une façon d’abord de se parler à soi-même avant de s’adresser à un autre. Elle a vécu à l’évidence dans une famille traditionnelle où l’on écrivait beaucoup et a baigné dans un courant littéraire, au début de sa formation du moins, où le roman épistolaire était à la mode. Remarquons l’importance de ce discours avec soi qui n’est pas sans rappeler le « à soi-même » qui apparaît si souvent dans les didascalies de la pièce Rendre à César11. Yourcenar affectionne particulièrement ce monologue intérieur, qui s’immisce jusque dans les dialogues dramatiques d’une œuvre théâtrale. Dans le cas des lettres, au contraire, elle ne se dissimule pas derrière un personnage et on peut trouver assez souvent cette technique du discours à soi à travers un usage de maximes générales qui sortent du cadre précis de la lettre.
31C’est ainsi que l’on peut repérer, parfois, un glissement progressif d’un « je » ou d’un « moi » à un « on » qui, de façon paradoxale, place ces textes naturellement dominés par le « moi » écrivant qu’est la lettre au service d’une vérité partagée par tous, et suggérée de ce fait au lecteur, et énonce des maximes, dans lesquelles on peut voir la présence masquée de Yourcenar elle-même. De nombreuses lettres sont ponctuées de ces maximes qui, tout en illustrant des propos ponctuels, affirment des vérités générales, collectives et absolues, sur un ton sans appel, dans lesquelles on peut retrouver la lucidité, l’exigence et la singularité de Yourcenar.
32Si le pacte de lecture initial est bien celui d’une missive destinée à un autre bien caractérisé et nommé, on peut y déceler, au détour de chaque page, un message exemplaire qui s’adresse aussi au lecteur de tous les temps, ce qui explique l’intérêt de cette correspondance, au-delà de la simple anecdote qui peut vieillir rapidement. En effet, nombreuses sont les réflexions d’ordre général glissées au milieu de l’interpellation de l’autre et où Yourcenar se parle à elle-même. Donnons-en un exemple significatif parmi beaucoup d’autres : elle dit à Nicolas Calas au sujet des relations de l’artiste avec son public :
Comprenez bien que j’admire votre persistance, et que j’irai jusqu’à dire que c’est probablement seulement grâce à de lentes approches comme les vôtres qu’on arrive à la connaissance complète d’un artiste, bien qu’il y ait aussi le danger, en s’immobilisant sur un sujet, d’être en quelque sorte hypnotisé par lui, et de ne plus bien le voir dans ses rapports avec tout le reste. (161)
33Pour ce qui est de la deuxième livraison de lettres dans D’Hadrien à Zénon12 (2004) nous y retrouvons la plupart des caractéristiques que nous avons trouvées dans Lettres à mes amis et à quelques autres : nous découvrons, par exemple, ainsi dans la correspondance de l’année 1951, la terrible bataille entre les éditions Gallimard qui veulent publier Mémoires d’Hadrien au nom d’un ancien contrat que Yourcenar juge obsolète et Yourcenar qui exige de publier son texte chez Plon au point d’en retarder la sortie jusqu’à obtenir gain de cause : cas étrange d’un auteur qui censure son œuvre, dont elle sent qu’elle est un chef-d’œuvre pour affirmer sa liberté dans le choix de son éditeur. C’est ainsi qu’elle écrit à Roger Martin du Gard : « Au point de dégoût et d’exaspération où j’en suis, le succès, et même la publication, m’importent bien moins que la liberté. » (HZ, 77)
34Nous suivons aussi plusieurs des batailles éditoriales ou de défense de ses intérêts qui marquèrent ces années : la polémique au sujet de la traduction des poèmes de Constantin Cavafis, les relations mouvementées avec le metteur en scène Jean Marchat à propos de la représentation de sa pièce Electre ou la chute des masques, l’amitié fervente puis la rupture impitoyable avec Alexis Curvers à l’occasion des corrections suggérées pour la publication des Sonnets des Charités d’Alcippe.
35De même trouve-t-on de longues et très utiles explications sur le sens de Mémoires d’Hadrien qu’elle donne à Christian Murciaux 13, ou à Hortense Flexner 14. Elle fournit aussi à certains de ses interlocuteurs, et à nous-mêmes, qui découvrons ce courrier qui ne nous était pas adressé, de très précieuses indications biographiques : à René Tavernier 15 ou au Directeur du Club Français du Livre 16.
36Elle précise inlassablement la liste de ses déplacements, donne ses vœux de résidences, de conditions de travail, ses exigences les plus intimes : par exemple son désir de chambre individuelle à Alexis Curvers 17 ou de discussions « dans l’intimité » avec ses amis Curvers 18.
37Elle dit à Alexis Curvers en octobre 1956 :
L’hôtel où nous sommes à Mons présente presque un excès de confort moderne apparent, en ce sens qu’un grand bain, et autres facilités, sont installés en pleine chambre à coucher, mais leur eau est rarement chaude, et, quand elle l’est, la chambre en dépit d’un radiateur à peine tiède est beaucoup trop froide pour oser se laver. (HZ, 582)
38C’est ainsi qu’au fur et à mesure de la lecture de ces lettres si précises et si exigeantes, pour ne pas dire maniaques, on connaît mieux les conditions de vie de Yourcenar aussi bien à Petite Plaisance que dans son nomadisme à travers l’Europe : ainsi la description qu’elle donne de son emploi du temps dans l’Ile de Monts Déserts à Ethel Adran en juillet 1955 :
Nous habitons une petite maison très simple, avec un assez grand jardin, et beaucoup de livres, et pourrons vous garder quatre à cinq jours. L’automne dans cette région est généralement admirable grâce aux fameux feuillages roux, rouges et violets de l’été indien, mais il fait d’habitude assez froid. Toutefois, nous possédons assez de lainages pour tenir au chaud une visiteuse, qui préfère ne pas s’encombrer de trop de bagages ; apportez seulement de solides souliers et un bon manteau. (HZ, 477)
39Ou cette évocation à Alexis Curvers et Matrie Delcourt en août 1955 :
Et maintenant, en voilà assez pour la littérature, et je vais vous parler de la maison et du jardin, puisque vous prenez la peine d’essayer de les imaginer. Grace vous enverra des photographies, et je vais dire seulement que la maison est petite, blanche en dedans et en dehors, et placée au milieu d’une espèce de prairie bordée d’arbres, sapins, bouleaux, chênes, érables. Dans la prairie, nous avons planté en 1952 des arbres fruitiers qui prospèrent ; nous avons mangé cette année, solennellement, les huit premières cerises du ceriser. La maison est à quelques mètres du village, qui est laid (une rue de boutiques) et à deux pas de la mer qu’on aperçoit à travers les arbres, de l’autre côté de la route. (483)
40Ou, en 1952, ces quelques confidences à Madame Balland, si précieuses pour mieux la connaître : « Je viens de recevoir de Jean Ballard une carte postale d’Alger qui me donne la nostalgie des hivers méditerranéens 19 » ou ces notations si impressionnistes à Alexis Curvers en octobre 1956 :
Cher ami, Votre bonne lettre m’arrive à La Haye où nous sommes depuis hier venant de Delft où nous avons passé vingt-quatre heures délicieuses après une traversée de huit jours durant laquelle ont alterné assez bon et très mauvais temps. J’ai retrouvé avec enchantement la pluie sur les canaux, les grappes de gros raisins muscats de la Hollande ou de la Belgique, et l’odeur de vanille des boutiques du marché. Sans compter les carreaux de faïence du Musée, dont les oiseaux et les fleurs ont presque réussi à nous guérir de la fatigue accumulée, qui, comme votre sympathie le devine, n’est pas petite. Le chien tremble et baisse la tête, car il a peur des bicyclettes, puis, quand il voit un autre chien, éclate en aboiements arrogants et furieux. Le voyage ne l’a pas encore instruit. (578)
41Ce sont des réflexions que l’on ne trouve que dans ces lettres où Yourcenar semble se libérer, se découvrir, du moins avec certains de ses destinataires auxquels elle se confie davantage ; ainsi avec à Jacques Saussure, en décembre 1956, elle répète aussi son acharnement au travail bien fait, pour la construction d’une œuvre parfaite, cohérente, originale :
Dans ces conditions, après une brève semaine à Paris toute remplie de conversations d’affaires, nous avons décidé de reprendre le chemin de l’Île de Mount-Desert, et de consacrer cet hiver au repos et au travail, ce qui est à peu près la même chose. (HZ, 606)
42On apprend qu’elle souffre du foie 20 ou qu’elle a la grippe 21, qu’elle supporte mal les repas après les conférences ou les visites accompagnées 22, ou qu’elle se soucie de son petit épagneul 23. Et l’on découvre, au hasard d’un récit de son différend avec Alexis Curvers une très significative nuance entre intime et confi-dentiel, qui nous donne peut-être la clé de ses rapports délicats avec ce sujet : elle accepte l’intime, dans certaines conditions mais refuse le confidentiel, qu’elle attribue, comme un dernier reproche, à son ancien ami. Elle dit à Jean Mirat en décembre 1956 :
Comme ce dossier va forcément vous l’indiquer, le ton d’Alexis Curvers était presque exagérément flatteur, mais aussi affectueux, il me semble, intime, et en ce qui le concernait, confidentiel. (HZ, 593)
43Enfin, on mesure mieux, dans de nombreux messages, l’importance de la présence de sa compagne Grace Frick, souvent associée à ses réflexions, à ses projets, à sa vie d’écrivaine, de traductrice ou de voyageuse : une phrase au Marquis de Cuevas, en 1952, résume parfaitement la force de ce lien : « Grace qui est la sagesse et l’ordre dans ma vie me conseille de joindre à cette lettre une liste d’adresses où m’atteindre 24… » ou celle-ci : « Grace et moi-même avons aussi l’impression d’avoir trouvé un ami 25. »
44En conclusion, on peut donc dire que cette présence assez significative de la correspondance dans l’œuvre de Yourcenar répond à un double souci : dans les textes autobiographiques, ou plus exactement familiaux, l’utilisation indirecte et, parfois même, la reproduction exacte de certaines lettres de membres de cette famille, plus ou moins éloignés, contribuent à insérer dans le réel ces personnes, qu’elle a peu connues ou mal perçues et à les écarter d’une possible fiction, c’est-à-dire d’une déformation par la présence de l’imaginaire dans le souvenir. Dans ce cas, cela permet à l’auteur narrateur, qui réécrit la vie de ses ancêtres ou de ses parents, d’être présent, comme un témoin, un observateur, un regard toujours attentif, souvent caustique, de l’intimité de ces êtres disparus et de s’immiscer dans leur vie la plus secrète, non par voyeurisme mais par une volonté de reconstitution la plus exacte.
45Dans un texte présenté comme lié étroitement à l’Histoire tel que Mémoires d’Hadrien, la forme épistolaire est une stratégie narrative : elle a pour but de nuancer l’aspect trop érudit du discours et de lui donner un aspect intime qui apparaît rarement dans les Mémoires historiques traditionnels. La technique de la lettre fictionnalise le personnage historique, elle le détache de sa réalité exacte reconstruite avec beaucoup de minutie et le replace dans un système individuel, proche de celui du lecteur.
46On peut remarquer que, pour Yourcenar, il y a d’un côté la publication de ses textes personnels mais, de l’autre, deux réserves qui viennent d’elle et non de je ne sais quelle disposition juridique : l’une, la retenue de ses textes les plus intimes, qui masque donc sa vérité la plus profonde, et l’autre la conviction que celui qui écrit dissimule, même dans ces écrits apparemment si sincères. Pourtant, dans sa propre correspondance, les lettres représentent souvent une espèce de journal intime, un espace caché et secret de confessions où elle justifie cette affirmation de Victor Hugo qui disait : « C’est toujours dans les lettres d’un homme qu’il faut chercher, plus que dans tous les autres ouvrages, l’empreinte de son cœur et la trace de sa vie. » Et c’est ainsi qu’au détour d’une lettre apparemment anodine à Alexis Curvers l’on trouve une des remarques les plus justes sur son œuvre, et bien qu’écrite en 1955, pertinente pour l’ensemble de sa production :
Merci également, Alexis, de me parler si bien de Feux. C’est, en somme, jusqu’aux plus récents Carnets, les seules pages où j’ai cherché à m’exprimer directement, sous le masque du mythe, ou en mon propre nom, au lieu comme ailleurs de me servir de ma propre expérience pour authentifier ou approfondir le plus possible celle d’autrui. (472)
47Certes, on n’y trouve pas vraiment une explication de sa personne, et en matière d’intimité sensuelle Yourcenar se révèle, comme Proust, un épistolier non pas fuyant mais insaisissable, mais plutôt celle de ses œuvres : il n’y a pas de dévoilement de ses secrets, pas plus que dans ses entretiens ou Mémoires. écrire un journal intime, au moyen de lettres n’est-ce pas aussi établir un dialogue avec soi-même, tout en recherchant l’autre, pour laisser « une série de traces datées » selon l’expression de Philippe Lejeune. C’est ce que Yourcenar a fait assurément ou essayé de faire, du moins, avec une grande sincérité, tout au long de sa vie. La découverte de ces lettres est, aujourd’hui, pour nous lecteurs, sans aucun doute, un élément complémentaire d’une inestimable valeur, non seulement pour la connaissance de sa carrière littéraire, éditoriale, sociale, mondaine mais aussi privée, intime. Ces lettres composent, en définitive, un authentique portrait de cet écrivain si secret par ailleurs.
48Pour terminer, relisons cette lettre si personnelle à ses amis Alexis Curvers et Marie Delcourt en mai 1955, avant le différend qui devait les séparer. Elle symbolise parfaitement ce ton de confidence sans contrainte qui caractérise une partie de ce massif de lettres de Yourcenar :
Oui, il m’arrive souvent de regretter la rue de Fayence, les enfants qui s’étaient pris pour Grâce d’une espèce de passion, et Mira si avide de pain et de caresses… Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent… et la Suède en mai est bien belle. Il est plus d’une heure du matin ; j’écris cela à la lumière de ma lampe, mais dehors le ciel n’est pas noir, mais vert très pâle. Les innombrables lumières électriques de Stockholm, presque inutiles, se reflètent comme de grosses perles laiteuses dans l’eau grisâtre de la lagune. Stockholm n’est qu’à quinze heures de train du cercle polaire ; je ne perds jamais complètement ici cette sensation de m’être rapprochée du sommet de la sphère, d’être, en quelque sorte, aimantée. (471-472)
49À ce moment-là on ne sait plus si on lit une lettre ou un journal intime. Au-delà de ses destinataires lointains, Yourcenar s’adresse à nous lecteurs d’aujourd’hui et nous fait entrer dans son cercle le plus proche.
Notes de bas de page
1 Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, 1980, p. 12.
2 Mémoires d’Hadrien, dans Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p. 537.
3 Ibid., p. 522.
4 Ibid., p. 535.
5 Archives du Nord dans Essais et Mémoires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p. 1027.
6 Ibid., p. 1027.
7 Préface de Alexis ou le Traité du vain combat, OR, p. 4.
8 À partir de maintenant, toutes nos références à ce texte seront prises dans l’édition : M. Yourcenar, Lettres à ses amis et à quelques autres, Paris, Gallimard, 1995, sous le sigle : L suivi de la référence à la page.
9 Souvenirs Pieux, EM, p. 707.
10 Nous étudions, par ailleurs, ce premier volume de correspondance : J. -P. Castellani, La correspondance de Marguerite Yourcenar : discours à soi-même ou discours aux autres, sous presse dans la collection « Babelania », Champion.
11 Rendre à César, Théâtre 1, Paris, Gallimard, 1971, p. 27-134.
12 D’Hadrien à Zénon, correspondance 1951-1956, Paris, Gallimard, 2004. À partir de maintenant, toutes nos références à ce texte seront prises dans cette édition, sous le sigle : HZ suivi de la référence à la page.
13 HZ, p. 136-139.
14 Ibid., p. 236-239.
15 Ibid., p. 146.
16 Ibid., p. 533-537.
17 Ibid., p. 607.
18 Ibid., p. 588.
19 Ibid., p. 207-208.
20 Ibid., p. 572.
21 Ibid., p. 465.
22 Ibid., p. 588.
23 Ibid., p. 556.
24 Ibid., p. 127.
25 Ibid., p. 576.
Auteur
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