Le temps et ses intermittences chez Yourcenar
p. 231-241
Texte intégral
1Le temps, ses transformations, ses constantes, ses ravages et son lent travail de réparation ont depuis toujours été un des thèmes majeurs de l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Les vies qu’elle met en perspective et qui projettent leur réflexion sur la narratrice et ses lecteurs constituent souvent le récit d’une longue évolution, d’un apprentissage patient, d’un processus de métamorphoses, qu’il s’agisse de l’empereur pour qui le parallélisme des émotions personnelles et des engagements historiques permet une vision nuancée d’un passé qui ne finit de nous parler, ou encore du sage aventurier qu’est Zénon en qui le choc des cultures et des convictions ouvre sur une idée pertinente de l’avenir de l’humanité. Le temps, ce grand sculpteur, cisèle les portraits de ces personnages qui se situent à la fois pleinement au centre de l’époque historique à laquelle ils appartiennent, et dans un espace littéraire transtemporel qui les rapproche singulièrement du moment de notre rencontre affective et spirituelle avec eux. Une telle approche de la chronologie témoigne d’une certaine conception de la littérature, exhibe sa mission d’aller à la recherche d’une vérité qui transcende l’éphémère écoulement des sabliers tout en encastrant dans son projet les intermittences de l’existence. Le projet littéraire, tout en acceptant le caractère provisoire et fragile des destinées humaines et l’impossibilité d’en rendre compte de manière homogène et complète, vise à créer un cadre idéal qui embrasse la relativité temporelle dans une structuration souple mais fermée. L’œuvre littéraire tout en mettant en scène l’inéluctable précarité de l’homme dans le temps prête son unité esthétique à la possibilité d’une ouverture sur sa trace durable. Ainsi le temps mythique, celui des grands récits fondateurs, fait commun ménage avec le passage insaisissable des heures et la souffrance des durées insupportables. Les livres se tissent sur le métier de l’espérance et les personnages se mesurent à l’aune des demi-dieux de l’antiquité.
2Dans sa correspondance 1 Marguerite Yourcenar donne un commentaire indirect de cette conception de l’art quand elle décrit certaines œuvres plastiques qu’elle aborde avec une nette réticence ; dans une lettre à Jean Mounin elle parle de la nature « démoniaque » de telle création musicale et elle poursuit avec des exemples sculpturaux :
L’un est Guernica de Picasso, l’autre la statue commémorative du bombardement de Rotterdam par Zadkine : ces deux œuvres sont une protestation contre l’horreur de la guerre, mais le sauvage et grotesque chaos dans l’une, la représentation dans l’autre, d’un être humain réduit à n’être plus qu’une sorte de pantin difforme et épouvanté, participent dangereusement à l’atrocité qu’ils dénoncent, et habituent l’œil à l’image de la catastrophe sans que se dégage nécessairement ce produit essentiel, la pitié. (Lettres, 307)
3Bien qu’elle s’étende ensuite longuement sur la nécessité pour l’art de rendre compte de l’horreur, et qu’elle s’éloigne résolument de toute idée d’un art pur, elle ne cédera jamais sur la revendication d’une tâche réparatrice de l’art. C’est dans un post-scriptum à une autre lettre qu’elle s’explique au sujet de l’exposition Unromantic Agony :
Je me demande si une présentation de ce genre ne risque pas d’accoutumer davantage son public à cette violence inhumaine qui croît partout de plus en plus, et contre laquelle nous serons peut-être les derniers à pouvoir lutter. (345)
4Cette affirmation se replie donc sur le temps suivant une perspective apocalyptique, une vision de la fin des temps qui appelle pour en parer les séquelles la barrière d’une création de restitution. Comme nous le verrons, c’est à l’opposé de la catastrophe que se dessine l’âge d’or comme idéal. Mais si ainsi Yourcenar se blottit en effet au cœur d’une esthétique du xixe siècle que mettront radicalement en question d’autres auteurs de sa génération tels Samuel Beckett et Claude Simon, elle est néanmoins à jamais marquée par l’inquiétude qui empêche cette vision de se refermer sur soi ; sa conception tragique de l’homme troue ses textes de vides et de failles qui en bouleversent irrémédiablement l’homogénéité. C’est notamment dans la correspondance que cette irruption du temps rongeur et déchiqueteur se manifeste.
5Les Mémoires de leur côté constituent un exemple particulièrement intéressant de la lutte de l’écrivain contre et avec le temps. Souvenirs pieux, Archives du Nord et Quoi ? L’éternitéont été voulus par Yourcenar comme des mémoires en effet plutôt que comme texte autobiographique. Dans la correspondance on aperçoit que le projet a germé depuis fort longtemps et que la collecte des données a commencé dès le début des années soixante. On peut même supposer que la pensée en a mûri à partir de Mémoires d’Hadrien dont elle écrit en 1951 :
De tous mes ouvrages il n’en est aucun où, en un sens, j’ai mis plus de moi-même, plus de travail, plus d’effort d’absolue sincérité ; il n’en est pas non plus d’où je me sois plus volontairement effacée en présen7ce d’un sujet qui me dépassait. (98)
6C’est en effet dans un sens ce même procédé qui règnera sur les Mémoires. Pourtant l’effacement de la personne historique de Marguerite qui fait que dans Le labyrinthe du monde sa présence comme telle est très réduite, n’empêche nullement que la mainmise de l’auteur au niveau du récit et donc pour ce qui concerne le maniement des temps est d’une pertinence vraie si ce n’est d’une absolue sincérité. Ce dernier terme suppose notamment pour la structure, la rhétorique et le style une authenticité et une véracité qui échappe nécessairement aux aléas de l’existence pour se cantonner dans le lieu idéal d’une écriture pure. Or nous savons et Yourcenar n’ignore pas que cette authenticité et cette sincérité sont mythiques de nature, pour le meilleur et pour le pire, se perdant dans le temps de l’échec tout en créant une aire de sublime. Labyrinthe et éternité sont bien les mots clé dont l’un ne se devine comme utopie que par la constante errance dans l’autre. L’écriture des Mémoires veut ériger un mausolée pour et contre la mort.
7 Souvenirs pieux inscrit ce lien avec la mort dès son titre ; aux deux extrémités du dédale la naissance de l’enfant s’entremêle inextricablement à la mort de la mère, mais la structure cyclique du texte forme un contrepoids à la perte. L’accouchement qu’est le livre donne naissance à l’essence de la mère. À l’intérieur du texte l’enchaînement de la mort et d’une échappée utopique, rêve de l’Âge d’Or, se répète et insiste. C’est dans l’histoire de la grand-mère Mathilde qu’on retrouve ce scénario notamment. Le troisième des quatre chapitres constitue d’autre part une espèce de mise en abyme si on considère que le grand-oncle Octave décrit la catastrophe touchant son frère Rémo (qui, lui, « ulcéré par le présent, a besoin de croire en l’imminence de l’Âge d’Or », 185). Dans ce chapitre Yourcenar indique aussi la sortie qu’elle a su ménager : si Octave n’a pu décrire que la terreur de Rémo, elle a doué « son » Zénon d’une dimension supérieure, notamment dans sa confrontation avec la mer, autre figure de la mère ici sans doute : « Le flot et sa violence sans colère, l’infinité contenue dans chaque foulée de sable, la courbe pure de chaque coquillage composent pour lui un monde mathématique et parfait qui compense celui, atroce, où il doit vivre. » (217) Infinité, pureté, perfection, c’est également cette courbe-là que tente de reconstituer le dernier chapitre (« Fernande ») transformant la mère en fée et en nymphe, doux fantôme d’une extrême légèreté, se diluant dans sa « suave sauvagerie sylvestre » (267). C’est à cet endroit même que « mon visage commence à se dessiner sur l’écran du temps » (297), profitant dans un sens de la même dématérialisation qui appartient à la mère mais aussi d’une autosuffisance qui se nomme dès ici comme signe faisant barrage au délaissement du nouveau-né.
8Il n’est pas étonnant qu’Archives du Nord avant tout temps historique retrouve ensuite l’origine géologique et ses « immémoriales marées hautes » ; « immémoriales » indique ici littéralement un âge d’or fondateur qui se profile néanmoins en même temps comme gouffre et entonnoir, trou et vide où s’enfoncent les assises de la mémoire. La famille du père elle aussi est propulsée par son destin pour aboutir à la partie intitulée Anankè qui retrace le sort du père de Marguerite. Le sort des pères, l’initiation par le feu de Michel-Charles, la traversée d’une vie marquée par la violence et la mort du côté de Michel dessine le cheminement des bâtards après le périple de l’enfant trouvé que Souvenirs Pieux a relaté, le nomade relaie la monade, déterritorialisation et reterritorialisation alternent, ce qui dit bien leur nature de roman, de roman de famille au-delà des mémoires. L’attitude de l’enfant – débile et tout-puissant à la fois – est marquée par la même tension entre le défi et la résignation qui caractérise ses ancêtres tels qu’elle les représente ; d’une part l’enfant « tentera tant bien que mal de sortir de ce que ses ancêtres appelaient le siècle, et que nos contemporains appellent le temps, le seul temps qui compte pour eux, surface agitée sous laquelle se cachent l’océan immobile et les courants qui traversent celui-ci »(373) et d’autre part celle qui peut généraliser : « Comme les nuages dans le ciel vide, nous nous formons et nous dissipons sur ce fond d’oubli » (44) où l’on remarque que la troisième personne narrative de l’enfant s’impose en bravoure là où le nous de la maxime se dilue dans l’impersonnel. Pourtant l’un ne saura jamais se détacher définitivement de l’autre.
9 Quoi ? L’éternitétrace l’impossible asymptote de cette rencontre, question pleine d’ébahissement à partir du bateau ivre. C’est pourquoi on peut avoir l’impression que ce dernier volume est particulièrement marqué par les fentes, les brèches et les fissures que l’écriture tentera de colmater. La mémoire, tout en faisant la collecte des souvenirs, a tendance à oublier leur nature de trace en soustrayant au temps les moments-clé d’une vie, mais les ombres des fantômes en rappellent la fragilité. Un tel phénomène se lit par exemple dans le récit de la mort tragique de Marie, la sœur de Michel. C’est une balle de fusil faisant comme symboliquement ricochet qui la tue. Toutes sortes de données prédisent et « prescrivent » cette mort et font de Marie une revenante avant le terme. Dire que le deuil est prévisible, c’est impliquer qu’il est délimitable, qu’il peut se mettre en récit. C’est en effet cette symbolisation qui nous permet de vivre nos deuils, mais plus ceux-ci touchent à notre moi profond, plus apparaîtront dans leur récit les failles de leur impossible symbolisation complète.
10Que signifie alors la confession suivante : « Dès ma petite enfance, le sentiment du temps m’a toujours fait défaut : aujourd’hui est la même chose que toujours ? » (152) On peut expliquer diversement cet énoncé. Quand on lit quel-ques pages plus loin dans le même texte : « la plupart des petits enfants croient les grandes personnes immortelles. Ce qui m’effrayait c’était l’absence » (154), on peut supposer que cette même croyance fait écrire. Toutes ces personnes deviennent immortelles dans le Labyrinthe du monde, mais le quoi lancinant accompagne leurs contours. Ainsi s’ébauche une écriture éminemment mélancolique. C’est ce temps-là qui se concasse dans les Mémoires et se morcelle d’autre part dans la correspondance, écriture au jour le jour avec ses atermoiements et ses suspens.
11Avant d’en examiner quelques exemples regardons de plus près un des grands prédécesseurs de Yourcenar, Marcel Proust. C’est en effet dans la correspondance que l’auteur du Labyrinthe réfléchit sur sa place et son importance. Il est tout à fait significatif qu’elle ait refusé à l’époque de publier ces pages, insistant sur leur nature provisoire et incomplète. Mais ne serait-ce pas justement la marque d’une sincérité qui est peut-être moins absolue que plutôt errante ? Ne serait-ce pas que Proust promeut par excellence l’image d’une victoire sur le temps, d’une maîtrise gagnée à coups de pertes, d’une recherche artistiquement réussie alors qu’en réalité l’oubli et la déréliction dominent cette écriture (Beckett avait parfaitement noté cette dimension dans son essai dès 1929).
12C’est dans une lettre à Jean Mouton du 23 avril 1957 que Yourcenar note :
Plus j’avance dans l’œuvre, plus j’ai l’impression de me rapprocher du plus profond Proust, jusqu’à ce que j’arrive enfin dans les dernières pages du Temps retrouvé à l’éternelle poésie de l’extraordinaire Danse des Morts. Il me semble que la fatigue, la maladie, la hâte d’en finir donnent alors au style de Proust la beauté des derniers dessins d’un Goya ou d’un Rembrandt […] (Lettres 163).
13En 1968 elle ajoute un passage intéressant en revenant sur la remarque qu’elle avait faite au sujet de « cette recherche de l’alibi partout présente chez Proust ». Et elle poursuit :
Que ce problème de l’expression de la vérité soit terriblement compliqué, c’est ce que prouve l’aventure de Gide, qui a opté abusivement pour la sincérité, et qui tout compte fait nous instruit moins sur ce sujet et bien d’autres que Proust avec ses faux-fuyants.
14Il est fort curieux de voir comment elle traduit ensuite cette problématique pour ce qui regarde sa propre position :
Reste néanmoins que toute inclusion consciente de faux dans une œuvre littéraire me semble une pierre d’achoppement dangereuse, en ce qu’elle fait ensuite trébucher les commentateurs et favorise de nouvelles évasions, de nouvelles erreurs. En ce qui me concerne, je m’oblige de plus en plus dans tout sujet que je traite à aller jusqu’au bout de ma pensée, et des faits connus, ne serait-ce que pour éviter le malentendu. Hélas, il se produit quand même… (366)
15Chez Proust l’inconscient joue son rôle, mais Yourcenar ne saurait accepter pareille constellation. Et la concentration sur la démarche consciente se déplace alors vers le lecteur. Le danger est transféré sur ses évasions qui seraient le résultat d’un trébuchement sur une pierre d’achoppement. Ici Yourcenar est comme le wattman qui crie après ce drôle de promeneur qui rêve de Venise tout en balançant sur deux pavés. Ce que comprend la lectrice de Proust et que semble refuser l’auteur du Labyrinthe, c’est l’inextricable entortillement de ces alibis, d’être ailleurs et ici à la fois, de dire comme le fétichiste « je sais bien, mais quand même », d’accepter une perte de contrôle, un relâchement, une évasion. « Hélas il se produit quand même » écrira-t-elle : et quoi alors ?… trois points, un suspens, au cœur de l’éternité. Si Yourcenar peut faire un bouddhiste de Proust sur cette même page « par la notion du néant du désir », ne serait-ce pas par un mimétisme à rebours de lectrice qui s’évade tout en voulant ignorer la permanence de la souffrance et du désir dans La Recherche ? Les lettres, la correspondance, permettent de dire par bribes et par morceaux détachés le va-et-vient de la réflexion, ce qui finalement répond mieux à la fondamentale ambiguïté de l’œuvre proustienne, peut-on supposer.
16Après la publication du livre de Mouton sur Proust où cet auteur cite Yourcenar, celle-ci essaie de reformuler son problème avec La Recherche : « Proust en se présentant sous ces aspects de jouisseur élégant […] s’attribue le beau rôle » et « en ce qui concerne Marcel l’auteur exprès ment trop » (380) ce qui suscite la question si le jeu du vrai et du faux ne se joue pas justement entre Proust et Marcel. Inversion des procédés : La Recherche comme fiction et feinte où se dit la part masquée de l’être en face du Labyrinthe qui part d’une historicité scrupuleuse pour mieux s’ouvrir à la fable des rêveries. Lisons encore telle conclusion (381) :
En somme, tout se passe comme si Proust, parti d’abord de raisons très simples et dont l’une au moins est émouvante, peur de la déconsidération, respect des convenances mondaines, scrupules envers sa mère, était très vite arrivé à jouer avec un certain plaisir ce jeu dangereux et un peu hystérique du mensonge dont il décrit si bien le mécanisme chez Charlus. L’œuvre y gagne en subtilité et en complexité presque vertigineuses, mais des parties entières de vérité et de vraisemblance s’effondrent, comme il arriverait à un palais sous lequel on aurait creusé des labyrinthes souterrains par trop compliqués.
17On entend ici peut-être la collision de deux siècles, de deux conceptions du monde : cette vérité que Yourcenar poursuit fanatiquement paraît bien dépendre de la vraisemblance, c’est-à-dire d’une vision homogène et idéaliste de l’univers, là où Marcel, l’éternellement jeune, défie toute vraisemblabilisation pour mieux faire éclater l’incongruité du désir inconscient. Yourcenar préfère un labyrinthe bien compartimenté, suffisamment illuminé où le circuit fléché revient immanquablement à son point de départ.
18Si ensuite Yourcenar refuse que Mouton publie ses réflexions sur Proust dans un hebdomadaire littéraire, c’est que manquerait à ce moment-là « la liberté qu’on a dans une lettre intime » de sorte que ces propos « séparés de ce qui précède et de ce qui suit prendraient je ne sais quoi de tranchant qui n’est pas dans ma pensée » (386). Le terme de tranchant traduit bien le côté castrateur du jugement ; constatation d’un manque chez Proust, manque de courage, manque de vérité, manque de désir, manque de sexe. Et si Proust ne cessait de bafouer tout aphanisis, toute évanescence du désir, pour le meilleur et pour le pire, dans le scandale moins d’une confession ou d’une histoire de mœurs que dans celui d’une écriture qui n’arrête de s’évader sans jamais vouloir conclure 2 ? On peut avoir l’impression que Marguerite Yourcenar sera le plus près de ce Proust-là aux moments où l’ondoiement des eaux l’emporte sur la solidité des bâtisses. « Je me souviens d’un après-midi au bord de la mer, au haut d’une dune, où je m’absorbais dans la contemplation des vagues se gonflant, se creusant et déferlant sur le sable en une longue ligne sans cesse reformée 3. »
19Ce qui a fasciné Yourcenar dans Proust c’est avant tout sa lutte avec le temps. Dans les Mémoires elle tente pareillement d’en mesurer le poids et la légèreté. Cette mise en ordre de la durée peut se comparer à la fluidité permanente de la correspondance où par interstices et ruptures se dessine le glissement de l’incoercible chronos. Ramener l’inconnu aux critères de classement homogènes serait une constante qui trahit son caractère arbitraire dans l’impétuosité des lettres. Prenons un exemple très simple. En arrivant aux États-Unis en 1937 Yourcenar peut s’écrier :
Il faut pourtant vous dire que l’été indienest admirable, et que le paysage, en automne, arbore la livrée du Peau-Rouge, l’épiderme cuivré d’Atala. Et c’est aussi la saison du football, qui tient ici du carnaval, du cirque et du 14 juillet. (Lettres 56) On observe comment la tendance à l’accaparation de l’inconnu en invoquant pêle-mêle Attala et le quatorze juillet prend un air carnavalesque suivant ce ton mi-sérieux, mi-amusé que l’auteur prend avec son « collègue » Emmanuel Boudot-Lamotte.
20Cette relation précipitée avec le temps se lit aussi dans telle remarque de 1941 :
Pourtant, si j’avais ne fût-ce qu’une heure à moi tous les soirs, je sais que je me précipiterais dans un nouveau roman, pour tâcher de fixer le plus possible les souvenirs d’une époque si voisine, et déjà si irréparablement loin de nous. (83)
21La précipitation de l’Histoire fait naître l’idée d’une écriture précipitée. Plus tard dans les Mémoires, cette hâte d’écrire se sublimera dans un autre rythme, celui du perfectionnement, pour mieux dé-précipiter également l’Histoire dans une chronique à larges plaines synchroniques tendant vers une extratemporalité mythique.
22Dans Hadrien nous trouvons une première version de ces mémoires dont le Labyrinthe du monde constitue le supplément logique – dans le sens aussi où cet après-coup forme l’origine de toute l’écriture. Le passage suivant mérite d’être examiné de près :
L’histoire n’est que la mémoire humaine. Le nombre d’années, ou de centaines d’années, qui nous sépare d’un sujet, est important, certes, mais moins qu’on ne pourrait le croire. À cause de certains rapports de sensibilité, de culture, et même de circonstances, il m’a semblé parfois moins difficile de faire revivre, sans trop d’inexactitudes, cet homme du iie siècle, que d’évoquer, par exemple, un homme d’il y a cinquante ou soixante ans dont les expériences, les émotions, ou les idées différaient par trop des nôtres. Un de mes soucis a même été de ne pas souligner trop grossièrement ces similitudes avec notre temps ; elles ne sont frappantes qu’à condition de rester à peine indiquées. (101)
23L’histoire de Michel, pareillement, sera plus difficile à raconter, car il est sans doute « irréparablement » loin du moi. Il faudra l’envelopper d’un cocon protecteur, d’une patine historico-fabuleuse, d’une phylogenèse formant réseau. L’exemple sera Hadrien, si loin et si près, frère (mieux que le détestable Michel 2 bien sûr) et père. Et pour ce qui concerne les similitudes, on ne peut que remarquer une certaine naïveté de la part de Yourcenar, car comme la lettre le rappelle implicitement la discrétion au niveau des rapprochements explicites dissimule et exhibe à la fois la structure narrative et rhétorique des Mémoires (celles d’Hadrien autant que Le Labyrinthe du monde ). Ce qui est frappant n’est pas tellement que Hadrien et Michel aient des traits psychiques en commun avec l’auteur de leurs Mémoires, mais que leurs faits et gestes ne puissent s’exprimer que par un récit qui perfectionne les structures et le style classiques. Pourtant ne seraient-ce pas aussi les inégalités, les hésitations, l’ambivalence de sa position historique qui font que Yourcenar trébuche régulièrement, trébuchement qui risque d’être contagieux pour Hadrien, Zénon, Rémo, Michel et les autres. Leurs doutes, leur errance, subtilement comparés à ceux de l’auteur, font ricochet sur la solidité de la fable, sur le cycle fermé du mythe, en y instillant des éléments d’unheimliche par exemple (plus que jamais présents dans Quoi ? L’éternitési on pense entre autres à tous les doubles et toutes les revenantes qui hantent ce texte). La correspondance permet de lire les formules provisoires, les phrases en suspens qui témoignent de ces diversions. Une autre de ces formules me semble être l’affirmation en forme d’oxymore : « J’ai fini par éprouver pour l’exactitude une sorte de passion sèche. » (108)
24Mais cette exactitude devra se mesurer constamment à deux pôles résistants : le « je » et le temps. La place de ce je est marginale et omniprésente à la fois. Dans Le labyrinthe le témoin à distance et le guide se confondent. Dans Archives du Nord était prévue « une sorte d’Envoi sur un ton de méditation, où je parlerai de moi-même, très en gros, pendant une vingtaine de pages » (608), section réduite ultérieurement à cinq pages avec un prolongement dans Quoi ? L’éternité. « Envoi » double : du « je » au « je » avec le ton rituel de cette formule poétique combinée curieusement avec le fort quotidien « très en gros » où on peut deviner une autre doublure : les lettres sont si grosses qu’on risque fort de ne pas les voir comme les noms sur la carte, comme la lettre sous la cheminée, übersehen freudien qui de par son regard panoramique manque à la vue. Et Yourcenar de faire remarquer qu’elle n’en est pas encore là à ce moment de la rédaction du livre : elle en est arrivée à la mort de Gabrielle, la petite sœur de Michel, première victime d’une vraie martingale. Serait-il hasardeux de supposer que c’est aussi cette morte-là qui remplit en partie la case du je, ce je de tous les deuils de famille qui par là même se constitue en scribe funéraire ? C’est ce qui la fait échapper au temps dans un sens :
Mon âge change (et a toujours changé) d’heure en heure : dans les moments de fatigue, j’ai un siècle, dix siècles ; dans les moments de travail intellectuel ou de conversation, j’en ai, mettons, quarante ; dans les moments d’agrément, sortie au jardin, jeux avec le chien, j’ai souvent l’impression d’en avoir quatre, ce qui continue à me sembler le bel âge, pas du tout pour les raisons sentimentales qu’on donne toujours, et que je crois très fausses, mais à cause des yeux tout neufs et des sens tout neufs. (590)
25Signalons l’astuce : en forçant sur les extrémités de l’affirmation (deux siècles, quatre ans) on peut oublier que le centre est beaucoup plus exorbitant : Yourcenar se rajeunit de trente ans pour ce qui concerne ses occupations « standard ». Et d’autre part elle restera petite fille dans Quoi ? L’éternitéqui reste inachevé de toute manière (comme La Recherche d’une certaine façon). Le ton du dernier volume « plus qu’ailleurs, touche au roman et au poème » (883), et le récit des souvenirs se transforme en fiction d’abord, en images intemporelles ensuite, mimant le titre rimbaldien. C’est justement dans le paragraphe suivant de la lettre où elle parle de cette question générique qu’elle en aborde une autre qui nous paraît fondamentale :
À propos une idée m’est venue : c’est que le titre de la section [dans l’édition de la Pléiade] elle-même, Essais et autobiographie, choisi naguère par moi, est très malheureux. Il n’y a pas jusqu’ici d’autobiographie proprement dite dans Souvenirs Pieux et Archives du Nord, et il n’y en aura guère plus dans Quoi ? L’éternité, ou du moins ce n’est pas la partie essentielle et visible de l’ouvrage. Je crois qu’il faudrait mettre désormais Essais et Mémoires, car c’est bien en effet, quels que soient les personnages dont on parle, d’un phénomène de mémoire dont il s’agit. (883)
26Ne pourrait-on dire alors que c’est au niveau de la mémoire des faits que l’exactitude et la vraisemblance sont au service d’une reconstitution du passé, tandis que la mémoire affective pare de fable et de poésie le défi au temps ? En biffant l’autobiographique Yourcenar soustrait ses souvenirs à l’usure du siècle. Elle est de nul âge, comme elle ne veut appartenir à aucun pays : aux côtés de Grâce (c’est souvent son orthographe) elle rêve de la Grèce. Les souvenirs ne doivent pas paraître sous forme imprimée tant qu’ils ont l’air trop personnels ou « trop primesautiers » (223) ; le « je » doit rester en place, se figer en statue, se faire impersonnel et intemporel. « Il fait très froid (-18 ° centigrades) et très beau » : le texte de la lettre est peut-être primesautier, lui, mais c’est pour mieux se cristalliser en calme bloc de glace. Ce thermomètre est bien révélateur.
27Il existe d’autres procédés de continuité : si un auteur comme Samuel Beckett accentue la fragilité de la mémoire et partant de l’individu (Krapp ne veut plus et ne peut plus comprendre ses enregistrements), Yourcenar va radicalement à l’encontre d’une telle prise de position : « Je m’aperçois une fois de plus combien il y a dans nos vies plus d’unité qu’il ne semble. La personne que j’étais dans ces années avant 1939 me paraît désormais bien loin de moi ; en réalité ces lettres pourraient être d’aujourd’hui. » C’est notamment la question religieuse qui à sa surprise la préoccupait déjà plus qu’elle n’en avait le souvenir et elle ajoute : « C’est surtout dans ces domaines-là qu’on a la sensation, souvent illusoire, d’une découverte perpétuellement nouvelle. » (274) Les lettres permettraient cette observation, mais il est évident que c’est surtout une certaine lecture de ces lettres qui y engage. C’est peut-être une semblable lecture que Yourcenar promeut, consciemment ou non, auprès du lecteur de la correspondance même si ce sont surtout l’alternance et les intermittences qui séduisent ce dernier.
28Ces faits trouvent un prolongement dans une remarque que Yourcenar fait à un autre endroit sur sa manière de travailler et le rôle qu’y joue la mémoire :
Pour autant que mon expérience personnelle vaille quelque chose, je puis vous assurer que de très longues compositions, un roman, une pièce entière, des chapitres entiers de l’Hadrien ou de mon présent ouvrage [l’Œuvre au noir] ont été composés mentalement, pensés et repensés dans tous leurs détails à plusieurs reprises, et ces récits avec leurs différentes variantes confiés à la mémoire, qui a convenablement rempli sa tâche. Évidemment, l’écriture ensuite élimine certains détails, en ajoute, et surtout en précise beaucoup d’autres. (303)
29La présence vivante et constante du sujet créateur garantit l’unité et l’homogénéité des produits de mémoire.
30Tous les travaux récents dans ce domaine 4 démontrent que la mémoire ne travaille pas sur un trésor déterminé mais qu’elle construit et recompose incessam-ment ses matériaux suivant un dynamisme constitutif. L’écriture peut se profiler comme le reflet et le principe cinétique de ce processus. Le travail de la mémoire est déjà écriture dans ce sens-là alors que Yourcenar paraît affirmer le contraire : que l’écriture est toujours la servante fiable et fidèle de la mémoire omnipotente. Nous autres lecteurs savons très bien que nous n’avons que les signes sur la page en noir et blanc, signes qui se métamorphosent suivant le dynamisme de notre lecture. Ne serait-ce là le danger qu’a voulu contrer Marguerite Yourcenar en dévalorisant en un sens l’écrit ? Il n’est pas impensable que l’attention vouée à la lettre nous la rende vivante quoiqu’éminemment nomade. N’écrit-elle pas ailleurs : « le roman enseigne la relativité » (430). Relativité et critique que l’auteur signale notamment pour Souvenirs pieux : « c’est avant tout l’aventure humaine » et plus loin :
Plus j’allais, et plus j’ai senti que l’important était de montrer cette société engoncée, responsable de bien des fautes qui sont encore nôtres (ou que nous avons multipliées), et les quelques êtres qui s’y débattaient pour essayer de voir plus loin ou plus juste. (564)
31C’est l’affect qui transparaît dans ces lignes et qui à d’autres endroits peut concerner la pitié pour certains êtres, l’admiration pour tel autre, ou encore l’amour des animaux. C’est cet affect qui témoigne d’un travail créateur sur le chantier de la mémoire, et c’est là que le lecteur enchaîne. Personnellement j’ai un faible spécifique pour Joseph, le tamia, qui dort sous les escaliers de la Petite Plaisance, l’écureuil à la robe bariolée comme celle du Joseph de la Bible. C’est chaleureux et plaisant à la fois et mine de rien ce renvoi ouvre la porte à un des plus beaux romans du xxe siècle, celui qu’a écrit au sujet de ce Joseph le tant admiré Thomas Mann. Mais cette correspondance-là je la prendrai peut-être un autre jour.
Notes de bas de page
1 Je me servirai ici des deux ensembles publiés jusqu’ici : Lettres à ses amis et quelques autres, Gallimard 1995, éd. Folio, 1997 et D’Hadrien à Zénon – correspondance 1951-1956, Gallimard, 2004.
2 Pour étayer ce point de vue je renvoie à Nathalie Mauriac-Dyer, Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue », Paris, Éditions Honoré Champion, 2005.
3 AN, p. 300.
4 Voir entre autres Renate Bartsch, Memory and Understanding, John Benjamins, New York, 2005.
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