Marguerite Yourcenar : une géologie de soi 1
p. 197-210
Texte intégral
1Lorsque Marguerite Yourcenar reçoit en 1983 le prix Érasme, elle circonscrit avec soin les défis et les défaites de l’humanisme. S’avançant sur le chemin de la rigueur philologique et de la critique historique, Marguerite Yourcenar délimite cependant un territoire plus qu’elle ne dresse une archéologie, car elle rappelle que l’humanisme a partie liée à l’Europe. Mais qu’est-ce que l’Europe, sinon une étendue géographique et une épaisseur géologique avant d’être un mouvement historique, un processus politique et une valeur philosophique. Car au temps de l’histoire, Marguerite Yourcenar oppose l’étendue géographique, comme s’il fallait ancrer les bouleversements de la durée dans une stabilité régionale, et une profondeur géologique. Voilà une perspective toute en hauteur, que d’autres qualifieraient de hautaine, pour observer ces masses et ces reliefs, et considérer l’agitation humaine comme un bref intermède.
Géologiquement et géographiquement parlant, la sphère terrestre nous montre une série de plaines, de promontoires et de mers intérieures sur l’un des bords de l’immense ensemble qui va du Cap Nord à la mer de Chine, rattaché lui-même aux vastes étendues africaines, la coupure de Suez n’étant que de hier matin 2.
2En traduisant l’universalité humaniste en termes de continuité géologique et géographique, tout se passe comme si Marguerite Yourcenar lorgnait le monde depuis une longue vue, attentive aux distances et soucieuse des silencieux déplacements géologiques. Au lieu de l’histoire la géographie, en guise d’événements humains des reliefs et des mers, à la place des aventures de la courte durée historique les immobilités impassibles du présent géologique.
3Aussi la question de l’humanisme et de l’individu se pose à nouveaux frais dans une œuvre, qui certes a fait de l’histoire et de l’archéologie son terrain de prédilection, mais qui livre de façon souterraine un discours du géologique. Soucieuse des territoires et des profondeurs, des étendues et des pierres, comme elle l’est des ruines et des traces, Marguerite Yourcenar dilue l’individu dans une épaisseur géologique et éloigne son regard lors d’extraordinaires mouvements de contre-plongée. À travers ce discours du géologique, Marguerite Yourcenar livre un contre-chant à ses pages sur l’homme, comme si l’humanisme blessé qui parcourt son œuvre s’arrachait sur un pessimisme du géologique. Tentative de géo-histoire pourrait-on dire, si l’on acceptait de lire les textes de Marguerite Yourcenar à la lumière des avancées historiques de notre siècle. Non qu’il faille nécessairement chercher des influences ou des filiations dans les travaux de Lucien Febvre ou de Fernand Braudel, mais parce qu’il y a de toute évidence des rencontres insolites et des recoupements stimulants. Car les livres de Marguerite Yourcenar nous conduisent progressivement de l’archéologie à la géologie 3, comme elle l’indique dans une de ses préfaces, comme si son désir de l’originel qui la mène à rebours du temps et des filiations la conduisait en deçà de l’humain, dans ce temps long des pierres et des espèces, dans ce temps fossilisé qui semble éternel au regard de la brièveté historique. Temps d’avant le temps, le géologique prolonge ainsi la recherche mélancolique d’une éternité perdue et invente les formes paradoxales d’une éthique de l’humanisme blessé. Car à replonger l’homme dans son humus, et l’individu dans sa géographie, Marguerite Yourcenar brise l’illusion d’un homme maître et possesseur de la nature. Rendu à sa nature animale, replongé dans ses désirs archaïques et dans sa souche géographique, l’individu chez Marguerite Yourcenar doit forger une éthique nouvelle soucieuse de la terre, responsable des espèces et pleine d’empathie envers le non-humain. Éthique ouverte donc, qui délaisse les vains discours anthropomorphiques pour dire les malheurs du délaissé et du rejeté.
Annales et histoire
4On sait la passion historique qui anime l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Travail d’érudition, souci de l’exactitude, horizon encyclopédique, goût de l’archive : autant de facettes pour dire une œuvre qui a su embrasser l’histoire de l’Europe depuis l’antiquité avec Les Mémoires d’Hadrien jusqu’à nos jours avec Le Labyrinthe du monde, sans oublier la Renaissance de Zénon. Exigeante dans sa documentation et inventive dans ses interprétations, Marguerite Yourcenar renouvelle la tradition du roman historique, en se montrant à l’écoute des recherches historiques, mais pour montrer combien la fiction romanesque rend palpable la saveur concrète du passé, qui souvent échappe à l’historien. Au reste, le parcours de Marguerite Yourcenar croise en plus d’un point les renouvellements de la science historique. Et si l’on se souvient que Marguerite Yourcenar a lu attentivement Lucien Febvre 4, qui fonda avec Marc Bloch l’école des Annales, il ne faut pas se hâter d’y voir des influences. Cependant, les récits de Marguerite Yourcenar croisent si souvent les conclusions des Annales que ces rencontres problématiques méritent d’être soulignées.
5On se souvient des bouleversements que les Annales ont induits dans la pratique de l’histoire, car délaissant les grands hommes et les intrigues de palais qui se marquent dans les lois et les guerres, les Annales privilégient le temps long, se penchent sur les mentalités ou font de l’économie l’invisible moteur du devenir historique. Une semblable évolution guide l’œuvre de Marguerite Yourcenar qui passe d’Hadrien aux hommes obscurs de sa généalogie, dont les archives recueillent pieusement l’existence éphémère. Avant la révolution des Annales, l’histoire était fortement encadrée par les impératifs nationaux, au point que la science historique avait partie liée à l’éducation civique. Discours sur l’État et discours de l’État, l’histoire à l’ère de Lavisse, Fustel ou Seignobos avait renoncé à mettre au jour des lois, à établir des répétitions, pour faire de l’accidentel et du hasard son terrain de prédilection. En revanche, les Annales vont avoir l’ambition de construire une histoire synthétique, une « histoire globale qui prenne en compte toutes les dimensions de la réalité, de l’économique aux mentalités, dans une perspective scientifique 5 ». Tel déplacement de l’horizon historique prolonge le geste de Michelet, qui dans la Préface de l’Histoire de France reprochait à ses contemporains de privilégier une infime surface de l’histoire, sans plonger dans les profondeurs du sol et des mentalités :
L’histoire […] me paraissait encore trop faible en ses deux méthodes : trop peu matérielle, tenant compte des races, non du sol, du climat, des aliments, de tant de circonstances physiques et physiologiques. Trop peu spirituelle, parlant de lois, des actes juridiques, non des idées, des mœurs, non du grand mouvement progressif, intime, de l’âme nationale 6.
6Les Annales procèdent donc à la fois à un déplacement vers une ethnographie des mentalités, à l’élaboration d’une sociologie économique et à l’établissement d’une géo-histoire.
7On serait tenté de retrouver dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar ces trois facettes. Une ethnographie des mentalités d’abord, car si Marguerite Yourcenar évoque la figure d’Hadrien, elle convoque aussi les minuscules et les obscurs dont elle scrute les gestes, analyse les croyances pour mettre au jour l’impensé de l’histoire. À l’histoire des illustres va se substituer selon son expression « la très petite histoire 7 ». Dans ses romans comme dans ses mémoires, Marguerite Yourcenar évoque les souffrances des fous du Moyen Âge à nos jours 8, la persécution des sorcières 9 ou les pensées marginales de l’occultisme, qui mènent le lecteur des druides à l’alchimie 10. Tel désir d’aller à rebours des pages officielles de l’histoire ne pourrait que réjouir Michelet, dans le geste même qui consiste à exhumer les vies infâmes, pour reprendre le terme de Michel Foucault, occultées par l’histoire. Au reste, cette ethnographie de l’Europe ne se fait pas sans un ancrage autobiographique, car Marguerite Yourcenar livre de belles pages sur les représentations de l’enfance, les pensées de la transmission généalogique, la place des femmes ou la survivance des fantômes. Marguerite Yourcenar n’élabore son expérience singulière qu’en contrepoint d’une histoire des mentalités, attentive à préciser les lents glissements des représentations et les stratifications symboliques, qui conditionnent la vie intime. Par différenciation et analogie, Marguerite Yourcenar élabore ainsi quelque chose comme une anthropologie littéraire, qui traque les résurgences ancestrales dans les gestes du quotidien et élargit au temps long des mentalités les manières de faire :
On refit les gestes faits depuis des millénaires par des successions de femmes 11. […] je fais encore des gestes qu’elle fit avant moi 12.
8À travers le geste infime, Marguerite Yourcenar décèle des invariances ou repère des échos matériels, par lesquels les plis de la généalogie refont surface. À travers ce souci des comparaisons et des répétitions qui font de l’histoire un palais des glaces où se diffracte une identité problématique, Marguerite Yourcenar construit toute une poétique de l’analogie, qui fait communauté aux hommes, autour des gestes du quotidien. Elle nous « apprend à reconnaître dans ce chaos de faits des séries de faits semblables, des récurrences d’événements 13 ».
9Mais c’est également une histoire économique. Non parce que Marguerite Yourcenar cède au désir de réduire les événements à un substrat social ou économique, mais parce qu’elle se montre attentive aux bouleversements et aux lenteurs induits par les réalités économiques. Dans un article consacré à l’histoire 14, Jacques Body a ainsi montré combien le parcours d’Hadrien rend inséparables son désir d’établir un ordre du monde et « le réagencement économique du monde 15 ». Hadrien s’inquiète de la fiscalité, soutient les petits exploitants, se préoccupe des exploitations minières, des armateurs et des courtiers en blé. Semblablement, dans Archives du Nord, Marguerite Yourcenar pointe du doigt les contrastes sociaux entre les aristocrates, les domestiques et les couches populaires, soucieuse d’établir une cartographie sociale en suivant du doigt les errances de Michel, qui gravite d’un milieu à l’autre dans un parcours qui emprunte au récit picaresque. Néanmoins, de l’histoire des mentalités à l’histoire économique, Marguerite Yourcenar n’est jamais plus proche des avancées des Annales que lorsqu’elle s’enfonce dans les profondeurs de la terre, lorsqu’elle accorde à la durée la réalité concrète de la géographie et qu’elle abandonne l’archéologie pour la géologie.
Le déport de perspective
10Dans son étude sur Proust 16, Gilles Deleuze avait distingué les écrivains du microscopique et ceux des longues étendues. Si les premiers s’adonnent au détail minuscule et à la trace infime, les autres cèdent comme Proust au plaisir de la longue-vue pour saisir à distance ces réalités, que la myopie des regards rend indiscernables. Marguerite Yourcenar suit ici les traces de Proust, non seulement dans la poétique de la mémoire et l’attention au temps perdu, puisqu’elle privilégie « la perception exquise du passage du temps et du changement qu’il produit dans les personnalités 17 », mais aussi dans la saisie éloignée des réalités sociales perçues comme des constellations, dont les lentes révolutions demeurent imperceptibles au temps humain. À la manière des clans et des coteries brossés par Proust, que Marguerite Yourcenar cite avec toujours plus de prédilection, les milieux sociaux sont semblables aux constellations avec leurs gravités et leurs attractions, leurs brusques collisions et leurs orbites, invisibles pour qui ne s’éloigne pas.
Pour employer une comparaison moins ambitieuse qu’on ne croirait, puisque nous sommes tous faits de la même matière que les astres, ces êtres bougent dans le temps, inversant leurs positions comme les étoiles circumpolaires au cours de la nuit, ou, comme les constellations du Zodiaque, ils glissent en apparence le long d’une écliptique qui n’existe que par rapport à nous, isolés ou groupés autrement que nous imaginons qu’ils le sont 18.
Le tracé d’une vie humaine est aussi complexe que l’image d’une galaxie. À y regarder de très près, on s’apercevrait que ces groupes d’événements, ces rencontres, perçus d’abord sans rapport les uns avec les autres, sont reliés entre eux par des lignes si ténues que l’œil a du mal à les suivre, et qui tantôt cessent, semble-t-il de mener nulle part, et tantôt se prolongent au-delà de la page 19.
11« Pendant ce temps la terre tournait 20 » note Marguerite Yourcenar pour dire l’impassibilité du temps astronomique sur le temps humain, et la nécessaire confrontation entre deux temporalités, où se juxtaposent le temps événementiel des démêlés humains et l’immobilité géologique ou les lents déplacements de l’astronomie.
12Car Marguerite Yourcenar prend du champ, éloigne son objectif pour brosser un panorama. Plutôt que de cadenasser ses paragraphes d’une clausule, Marguerite Yourcenar préfère prendre souvent le large en fin de section, pour pointer la terre comme vue du ciel, avec la vive conscience que ce changement d’échelle nous fait basculer dans une autre temporalité, délaissant les oscillations agitées de l’homme pour le mouvement souterrain et imperceptible de la terre et de la nature. « Prenons du champ 21 » aime-t-elle à dire dans ces moments où l’autorité énonciative est si impérieuse qu’elle entraîne son lecteur dans un mouvement, qui donne le vertige à force de surplomber les abîmes sur lesquels est bâtie la fragile figure de l’homme 22. Car l’homme vu de si haut devient « minuscule à cette distance comme les figures que Bosch, Breughel ou Patinir plaçaient sur les routes à l’arrière-plan de leurs toiles pour servir d’échelle à leurs paysages 23 ».
13Mais au lieu de servir d’échelle, c’est l’homme qui est décentré dans ce changement de perspective, qui dilue ou efface l’homme, comme un visage sur le sable. Tel déport de la perspective conclut une étude des châteaux de la Loire, pour nous mener des dynasties célèbres aux anonymes, des architectures humaines à celles des nids et des tanières, de l’historique au zoologique ou au botanique, jusqu’à retrouver l’immémorial du sans âge.
Changeons de perspective : laissons là ces figures par trop connues, ces silhouettes de la lanterne magique de l’histoire de la France. Donnons une pensée à d’autres occupants du château, habitants anonymes qui surpassèrent en nombre ceux que nous connaissons ou croyons connaître […]. Sortons du château […]. Évoquons les maçons debout sur leurs échafaudages, l’architecte consultant son plan, et qui fut sans doute le plus apte à jouir en connaissance de cause de la beauté du matériau ou de la hardiesse des structures. Éloignon, s-nous de quelques pas : pensons aux innombrables générations d’oiseaux qui ont tourbillonné autour de ces murailles, à l’architecture savante des nids, aux généalogies royales des bêtes de la forêt et à leurs tanières ou à leurs abris sans faste […]. Un pas de plus le long des allées : songeons à la grande race des arbres dont les diverses essences se sont succédé ou supplantées à cette place, et comparé à l’antiquité de laquelle c’est peu de chose que quatre ou cinq cents ans. Un pas encore plus loin de toute préoccupation humaine, et voici l’eau de la rivière, l’eau plus ancienne et plus neuve que toutes les formes, et qui depuis des siècles lave les défroques de l’histoire 24.
14Tout se passe ici comme si la déambulation spatiale était un parcours chronologique, ou plutôt un parcours à travers trois temporalités distinctes : ce sont les défroques de l’histoire, temps bref de l’homme, auquel succède le temps long des cycles naturels qui s’efface à son tour derrière la matière anhistorique. Comme si l’originel faisait dérailler les montres et les sabliers qui comptabilisent le temps.
Géo-histoire
15Les Annales, on le sait, ont semblablement lié la confrontation entre différentes temporalités et le déport géographique. Déjà Lucien Febvre confrontait l’écriture historique à la longue durée, en replongeant l’histoire dans le terreau de la géographie, ou à l’inverse en montrant comment les paysages s’altéraient au cours de l’histoire. Car la rupture annaliste pense en termes de solidarité les rapports entre historicité et géographie. Avec la géographie, l’histoire des Annales opère un ralentissement de la durée. Dans son livre sur les Annales, François Dosse rappelle qu’au « temps bref des régimes et des règnes se substitue un temps long. L’historien tend à privilégier ce qui dure, ce qui se répète pour pouvoir établir des cycles longs, des tendances séculaires 25 ». C’est avec la thèse de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, que se formalisera ce modèle. Il décompose en effet le temps en plusieurs rythmes hétérogènes, qui cassent l’unité de la durée. Comme chez Marguerite Yourcenar, trois temporalités se superposent : l’événementiel, le temps cyclique et enfin la longue durée. Telle perspective crée une géo-histoire, où les lenteurs de la géographie et les mouvements profonds de la géologie conditionnent les oscillations événementielles, comme si la longue durée, qui semblait pourtant extérieure à l’histoire, déterminait le cours même du devenir historique. En fouillant les strates de géographie et de géologie mêlées, la géohistoire conditionne l’historique et le culturel à la matière inerte de l’étendue. La temporalité bascule dans la spatialité jusqu’à disparaître et l’histoire, dans ce processus de naturalisation, s’immobilise au sol. « Une civilisation, demande Fernand Braudel, qu’est-ce, sinon la mise en place ancienne d’une certaine humanité, dans un certain espace 26. » Ou pour emprunter encore à Fernand Braudel ses propres mots prononcés lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « Il y a, plus lente encore que l’histoire des civilisations, presque immobile, une histoire des hommes dans leurs rapports serrés avec la terre qui les porte et les nourrit 27. »
16C’est à ce primat du géographique que songera le lecteur de Marguerite Yourcenar en parcourant ses textes, où le voyage et l’errance structurent en profondeur la matière narrative. De la géographie mentale qu’analyse Anne-Yvonne Julien dans Mémoires d’Hadrien28, où chaque pays traversé vaut comme choix éthique, variation subjective et espace de rêverie au mouvement de Zénon qui chemine de l’errance à l’enfermement, les récits de Marguerite Yourcenar sont en quelque sorte des récits géographiques. Entre le goût des voyages 29 et les démêlés des hommes avec la terre et la pierre, elle traque ce qu’elle appelle une écriture de la pierre, comme elle l’indique elle-même sous couvert de comparaison dans une étude consacrée à Caillois. Car ces pierres portent « des traces qui ressemblent à s’y tromper à une écriture 30 », et ces strates minérales sont alors « d’impossibles grimoires naturels », des « archives de la géologie ». À l’inverse, l’élaboration de ses livres retranscrit ce démêlé de l’homme avec les profondeurs du sol. « Avec L’Œuvre au Noir, j’aurais au contraire l’impression de travailler dans le granit, et dans Archives du Nord, j’ai le sentiment d’avoir pétri une pâte très épaisse 31. » L’on comprend mieux à la lecture du Labyrinthe du monde combien les mémoires sont déambulations et errances dans la géographie, d’autant plus qu’elle ancre l’origine de ses livres dans des lieux croisés, des paysages admirés, comme autant de rencontres dans une vie, où le décentrement a force de loi.
17Or le primat du géographique ne va pas chez Marguerite Yourcenar sans une pluralisation de la durée, qu’elle étage au gré d’une métaphore géologique. Selon elle, le présent « n’est plus souvent que la couche la plus superficielle des choses 32 ». Aussi étudier le passé, ce sera s’enfoncer sous la surface du siècle, à la manière d’un spéléologue pour porter au jour les strates enfouies et occultées du passé. Ainsi en conclusion d’Archives du Nord :
Elle tentera tant bien que mal de sortir de ce que ses ancêtres appelaient le siècle, et que nos contemporains appellent le temps, le seul qui compte pour eux, surface agitée sous laquelle se cachent l’océan immobile et les courants qui traversent celui-ci 33.
18À la temporalité fébrile des événements humains, s’oppose dans l’imaginaire de Marguerite Yourcenar l’inertie immobile des profondeurs, inertie cependant parcourue de vagues lentes qui inclinent imperceptiblement le cours de l’histoire. C’est dans les analyses que Marguerite Yourcenar livre de La Montagne magique qu’elle met le plus en évidence ce contrepoint entre surface événementielle et durée des profondeurs. Après avoir comparé les matériaux mobilisés par Thomas Mann aux « lentes stratifications géologiques 34 », elle montre combien le sanatorium est un lieu hybride, divisé entre « l’heure de l’histoire universelle 35 » où s’annonce la guerre et le « temps géologique de la montagne 36 ». Au sein du sanatorium, s’invente ainsi une temporalité mêlée, qui conduit de l’instant historique à une durée pour ainsi dire cosmique, en deçà de l’histoire mais qui conditionne l’histoire. Semblablement Marguerite Yourcenar s’attache à confronter le temps humain et le temps géographique, retrouvant sous l’événement l’imperturbable épaisseur de la terre.
19On connaît la méfiance de Marguerite Yourcenar envers l’histoire 37, qui consonne sur plus d’un point avec les réserves de Paul Valéry : « Rien ne me paraît plus naïf que le sens de l’histoire. […] C’est une volonté d’installer une direction dans ce qui n’a pas de direction 38. » Par le déplacement géographique, Marguerite Yourcenar dénarrativise l’expérience de la durée, déjoue le sens de l’histoire et spatialise le temps. L’époque devient un remblai 39, les caractéristiques individuelles des sédiments 40, les âges se stratifient et la durée se minéralise et se superpose. Parcourir l’espace comme le feront les héros de Marguerite Yourcenar reviendra à explorer les époques révolues, comme elle l’indique elle-même dans un article intitulé « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », en analysant « ce perpétuel voyage dans le temps qu’est aussi un voyage dans l’espace 41 ». Ainsi, comme l’a montré Anne-Yvonne Julien, Zénon a nourri le désir d’une exploration « sur les routes du temps », à « force de rôder sur les routes de l’espace ».
Spatialisation et cartographie du Temps, montre-t-elle, établissent sans trêve, à travers l’ensemble de l’œuvre, d’étranges voies de circulation entre les siècles référés et les espaces qui les représentent 42.
La montre déréglée
20Si Marguerite Yourcenar élabore des récits qui empruntent au roman historique, c’est non pour raconter des histoires ou puiser dans le réservoir de l’histoire des intrigues et des personnages, que parce qu’elle dit ses démêlés avec l’histoire. Car la chronologie est chose problématique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, qui gomme bien souvent les repères et les jalons que l’érudit chercherait à dépister. L’horloge qui règle le récit yourcenarien est singulièrement déréglée. Dans Le Labyrinthe du monde, le récit s’aventure de manière sinueuse en multipliant les analepses et les prolepses. Déjà Hadrien affirmait qu’il avait sa chronologie bien à lui, et quant à Zénon, la narratrice pouvait écrire : « Les heures, les jours, et les mois avaient cessé de s’accorder aux signes des horloges, et même au mouvement des astres 43. » Car Marguerite Yourcenar retranscrit ce temps « sans rapport avec les dates des calendriers 44 ». N’a-t-elle pas avoué, au terme d’une œuvre où l’érudition historique allait de pair avec la tentation de la généalogie : « Dès ma petite enfance, le sentiment du temps m’a toujours fait défaut : aujourd’hui est la même chose qu’hier 45 ? » Avant d’indiquer, comme en point final de son œuvre, que ces événements « se passèrent hors du temps des horloges 46 ». Ses mémoires cheminent en effet à saut et à gambade, parcourant les lieux et les époques souvent à bride abattue, n’hésitant pas devant des retours en arrière et des asyndètes, dans lesquels se lit le désir de ne pas suivre le déroulement chronologique.
21Le temps géologique revêt ainsi une double fonction contradictoire : à la fois, par contraste, il désamorce la durée historique ; et par compensation, les strates de la géologie et le temps long de la nature offrent une stabilité à l’horloge déréglée. Ainsi un critique pouvait noter :
Les événements sont dépassés, l’Histoire laissée hors jeu et le temps qui rythme la narration gomme paradoxalement la référence historique par la surenchère de sa mise en scène, piège et délice pour érudits. C’est à ce prix que peut s’imposer la vraie nature du seul chronomètre qui vaille : celui de la nature où le cycle dit moins les changements successifs que l’immuabilité ultime 47.
22Le temps géologique, la durée géographique et l’ancrage dans un paysage sont alors autant de moyens pour cartographier une expérience problématique de la temporalité, selon trois opérations distinctes : une spatialisation de la mémoire, une territorialisation de la généalogie et une régression préhistorique.
23Si le temps est problématique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, on comprend mieux pourquoi l’écriture de l’enfance est barrée par une impossible identification à soi. Mais pour surmonter cet écart entre soi et soi-même, Marguerite Yourcenar retrouve les anciennes pratiques de la mémoire, qui fondaient le souvenir sur des topiques et des lieux. Sans citer les travaux de Frances Yates, Marguerite Yourcenar coagule les miettes de l’enfance autour de lieux de mémoire névralgiques. Si les événements de l’enfance sont hors de toute chronologie, au moins sont-ils situables 48. Les souvenirs sont moins ceux d’une époque ou d’un temps révolu, que d’une demeure ou d’une maison, comme s’il y avait une puissance identificatoire de la maison. Ainsi devant les apories de la mémoire événementielle, Marguerite Yourcenar en appelle à une mémoire des lieux où les souvenirs domestiques ordonnent spatialement les moments révolus. Jean-Bernard Vray notait déjà ces apories de la mémoire, quand il se demandait : « Peut-être est-il plus facile d’accéder “à un coin d’espace” qu’à un “coin de temps” pour Marguerite Yourcenar 49 ? »
24On pourrait croire que la quête identitaire menée par Marguerite Yourcenar se reporte sur son ascendance, recueillant minutieusement les vies antérieures qui ont pesé sur son existence. Mais si elle évoque les flexions et les plis de son ascendance, les revenants qui hantent selon son expression « l’armoire aux fantômes 50 », le retour amont se fait souvent vertige de la régression chronologique : nulle butée ne vient stopper le regard sur le passé. Les figures généalogiques s’estompent souvent au fil de cette régression vers l’originel, comme si les individus se diluaient dans l’espèce et dans les profondeurs des peuplades anciennes. Sans culte de la famille mais avec le goût de la parentèle recomposée, Marguerite Yourcenar ne cesse d’élargir le groupe généalogique, comme dans cet épisode où à travers Fernande, elle retrouve « les hardies filles en braies rayées qui suivaient leurs hommes en Macédoine », puis remonte de quelques siècles jusqu’aux femmes du « Haut-Danube qui allaient puiser de l’eau dans leurs seaux d’argile grise 51. » Remontant la chaîne des générations, Marguerite Yourcenar retrouve les conditions géographiques qui déterminent les penchants humains : car « c’est bien de toute une province que nous héritons 52 ». Raconter une ascendance, ce sera alors retrouver les conditions primordiales d’un territoire, qui pèse sur le devenir humain. Comme en palimpseste, sous l’individu, la famille ; derrière la famille, le groupe ; en deçà du groupe, les lieux : « la famille proprement dite m’intéresse moins que la gens, la gens moins que le groupe, l’ensemble des êtres ayant vécu dans les mêmes lieux au cours des mêmes temps 53 ».
25Mais c’est enfin à une régression préhistorique que s’adonne Marguerite Yourcenar. Remontant en effet le cours des âges jusqu’aux profondeurs géologiques, elle retrouve les fossiles et les ères préhistoriques, les peuplades néolithiques 54 et les espèces vivant il y a des millions d’années. Aller à rebours du temps jusqu’aux âges préhistoriques conduit à retrouver un temps d’avant l’histoire. Aussi, Marguerite Yourcenar cède à une tentation anhistorique, car si elle analyse les éléments de la culture historique, elle les résorbe souvent dans les cycles de la nature et l’indistinction zoologique :
Et pourtant, par-delà ce monsieur et cette dame enfermés dans leur xixe siècle s’étageaient des milliers d’ascendants remontant jusqu’à la préhistoire, puis, perdant figure humaine, jusqu’à l’origine même de la vie 55.
26Et le lecteur de croiser alors dans ces mémoires qui sont pourtant des fresques du xixe et xxe siècles des scènes préhistoriques : bêtes géantes fossilisées, éléphants du Pléistocène 56, harde de sangliers archaïques 57, dauphins venus du fond des âges 58. Dans la tension anhistorique qui habite ces pages, Marguerite Yourcenar superpose les temps modernes et l’en deçà du temps, comme si notre siècle était encore hanté par des âges antérieurs.
27C’est que Marguerite Yourcenar dans ses dernières années est de plus en plus sensible au mouvement entropique de l’histoire qui décime les hommes, dévaste les terres et anéantit les espèces. Aussi le recours au géologique travaille à déconstruire le mouvement de l’histoire, en portant au jour ces rémanences de la longue durée. Du coup, Marguerite Yourcenar retrouve sous les défroques humaines des résurgences animales, comme si l’enracinement zoologique ne pouvait pas s’estomper malgré le processus de civilisation de l’histoire. Ainsi Marguerite Yourcenar évoque, dans Souvenirs pieux, l’homme-dryade, l’homme loup et l’homme renard, ces figures hybrides qui disaient encore l’alliance possible de l’homme et de la nature. Et lorsqu’elle évoque ses premiers instants, c’est pour reconnaître que l’enfant qu’elle fut « n’est encore qu’un petit animal 59 ». Retrouver l’animal sous les défroques humaines, c’est forger une éthique d’un autre humanisme, pour reprendre les mots d’Emmanuel Levinas, un humanisme soucieux de cet en deçà de l’homme et attentif aux résurgences animales. Non pas discerner chez les animaux les traits déjà de l’homme, mais à l’inverse traquer même au-dedans de soi ces rémanences archaïques et préhistoriques. La perception géologique et la régression préhistorique conduisent ainsi Marguerite Yourcenar à élaborer une pensée non pas antihumaniste mais antehumaniste.
28En rupture de mode, étrangère aux fluctuations du champ littéraire, Marguerite Yourcenar fait souvent figure d’écrivain isolé. Néanmoins malgré son insularité, le discours souterrain du géologique chez Marguerite Yourcenar a partie liée aux inquiétudes d’un siècle, incertain devant l’écriture de l’histoire et méfiant devant les utopies meurtrières. Sans confiance devant le mouvement de l’histoire, qui semble nous entraîner de Charybde en Scylla, Marguerite Yourcenar oppose aux sirènes de la modernité un contre-chant chtonien, impassible devant le mouvement de l’histoire. Le lecteur retrouve dans cette inquiétude historique les inflexions d’œuvres que rien a priori ne semblait rapprocher. Mais il y a semblablement un discours du géologique chez Claude Simon, qui fait pièce au récit historique. Cependant là où les traumatismes de l’histoire font le cœur même des récits de Claude Simon, qui s’enfonce au plus près des matières et des sols, Marguerite Yourcenar préfère prendre du champ et observer la longue durée. Mais l’œuvre de Marguerite Yourcenar semble annoncer de manière souterraine bien des récits du contemporain qui ont fait du préhistorique leur ère de prédilection, comme si le préhistorique était un puissant recours pour déjouer une histoire problématique ou interroger un passé lacunaire et absent. Pierre Michon s’enfonce dans les grottes de La Grande Beune, Jean Rouaud cède à cette même fascination dans Paleo Circus, et à quelques années d’intervalle Claude Ollier et Éric Chevillard publient un récit intitulé Préhistoire.La fabulation préhistorique, dans laquelle se prolonge le fantasme des origines, dit surtout un avant inconnaissable qui hante le présent. Dire le passé sans céder aux impasses du récit historique, évoquer l’antériorité mais tout en lui préservant son inquiétante étrangeté, telle est la double fonction du géologique et du préhistorique, qui marquent sans doute comme le suggère Dominique Vaugeois 60 la crise de la conscience historique de la fin du xxe siècle et les inquiétudes de la modernité, qu’annonce à sa façon singulière Marguerite Yourcenar.
Notes de bas de page
1 On utilise ici les éditions de la Pléiade : Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1988 ; Essais et mémoires, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1991. Abréviations employées : SBI, Sous bénéfice d’inventaire ; LT, Le Temps, ce grand sculpteur ; MH, Mémoires d’Hadrien ; ON, L’Œuvre au noir ; SP, Souvenirs pieux ; AN, Archives du Nord ; QE, Quoi ? L’éternité et YO, Les Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Le Livre de poche, 2003 [1980].
2 « Prix Erasme 1983 : Discours de remerciement de Marguerite Yourcenar » in Roman 20-50, n ° 9, mai 1990, p. 118.
3 Comme Marguerite Yourcenar l’indique dans la préface de La Petite Sirène, il y a eu dans son œuvre un « passage de l’archéologie à la géologie », La Petite Sirène, in Théâtre I, Paris, Gallimard, 1971. Ce passage marque un décentrement de l’homme, la reconnaissance du « visage hideux de l’histoire » et l’attention de plus en plus soutenue au paysage et à la terre.
4 Voir YO, op. cit., p. 251 et Portrait d’une voix, Paris, Gallimard, 2002, p. 115.
5 François Dosse, L’Histoire en miettes, Des Annales à la « nouvelle histoire », Paris, La Découverte, 2005 [1987], p. 37.
6 Michelet, L’Histoire de France, préface de 1869, citée par François Dosse, L’Histoire en miettes, op. cit., p. 89.
7 SP, p. 945.
8 QE, p. 1252.
9 AN, p. 988.
10 Ibid., p. 965.
11 SP, p. 722.
12 AN, p. 1050.
13 SBI, p. 17.
14 Jacques Body, « Marguerite Yourcenar et l’école des Annales » in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, Société Internationale d’Études Yourcenariennes, 1995, p. 59-70.
15 MH, p. 315.
16 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1983 [1964].
17 YO, p. 234.
18 AN, p. 1162.
19 QE, p. 1353.
20 SP, p. 719.
21 AN, p. 1048.
22 Ibid., p. 1050.
23 AN, p. 968.
24 SBI, p. 73-74.
25 François Dosse, L’Histoire en miettes, op. cit., p. 76.
26 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Tome II, Paris, Armand Colin, 1979, p. 495.
27 Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 50.
28 Anne-Yvonne Julien, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, Paris, PUF, 2002, p. 162.
29 YO, p. 304-305.
30 LT, p. 552.
31 YO, p. 222-223.
32 Ibid., p. 63.
33 AN, p. 1181-1182.
34 SBI, p. 166.
35 Ibid., p. 168.
36 Ibid., p. 168.
37 QE, p. 1191.
38 Cité dans Simone Proust, L’Écriture autobiographique dans Le Labyrinthe du monde, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 183.
39 SP, p. 874.
40 Ibid., p. 876-877.
41 Le Tour de la prison, in Essais et mémoires, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1991, p. 697.
42 Anne-Yvonne Julien, L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1993, p. 131.
43 ON, p. 685.
44 AN, p. 1037.
45 QE, p. 1291.
46 Ibid., p. 1426
47 Philippe-Jean Catinchi, « De la vraie nature des chronomètres dans L’Œuvre au Noir », in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 119.
48 QE, p. 1291.
49 Jean-Bernard Vray, « Marguerite Yourcenar. Réticences et “miettes d’enfance” », in Écritures de soi : secrets et réticences, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 308.
50 AN, p. 1087.
51 SP, p. 899.
52 Ibid., p. 973.
53 Ibid., p. 974.
54 Ibid., p. 958.
55 Ibid., p. 739.
56 Ibid., p. 723, 760.
57 QE, p. 1374.
58 Ibid., p. 1374.
59 QE, p. 1187.
60 Dominique Vaugeois, « Le “préhistorique” et l’écriture de la fiction contemporaine », in Le Roman français au tournant duxxiesiècle, Bruno Blanckeman, Marc Dambre, Aline Mura-Brunel éd. Paris, Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 173-183.
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