« Ce plaisir un peu plus secret qu’un autre ». Variations sur le thème de l’homosexualité chez M. Yourcenar
p. 51-63
Texte intégral
1On n’a pas manqué de pointer le manque d’engagement de Marguerite Yourcenar en matière de politique, de courant littéraire ou de féminisme. On lui a aussi reproché son inertie militante en matière de droits des homosexuels, particulièrement outre-Atlantique, avec pour conséquence une mise au rancart pure et simple de l’auteure 1. En Europe, la critique a pour sa part relevé que la plupart de ses personnages importants étaient des homosexuels ; certains de ses interlocuteurs en entretien y sont revenus avec insistance (YO, 179-184) ; d’autres ont contourné le sujet en l’interrogeant de manière parfois désobligeante sur la féminité ou sur le féminisme 2 ; après sa mort, ses biographes ont disserté de la dimension de l’homosexualité dans la vie de l’auteure.
2Or, loin d’être réticente à traiter de l’homosexualité, Marguerite Yourcenar en parle au contraire mais tient, comme sur d’autres sujets et d’ailleurs comme tout auteur qui se respecte, à n’en dire que ce qui lui convient.
Antique amour
3Le traitement de la question homosexuelle dans la fiction d’un auteur engage celui-ci tout autant que son discours personnellement assumé : après tout, personne ne demandait à Marguerite Yourcenar de consacrer son premier roman au coming out d’Alexis, pas plus que de faire dire explicitement à Zénon qu’il préfère faire l’amour avec des hommes.
4Dans son Histoire de la sexualité3, après avoir abordé la psychologisation et la médicalisation de l’homosexualité au xixe siècle, Michel Foucault a dégagé des textes antiques la morale sexuelle qui prévalait entre le siècle de Périclès et l’Empire romain, en particulier pour ce qui concerne l’amour entre hommes. Il m’a paru intéressant de considérer l’œuvre de Marguerite Yourcenar à la lumière de cette entreprise, puisqu’elle contient des personnages échelonnés au long des siècles. J’y vois en outre une façon de contourner l’écueil de la bisexualité, souvent opposé par la critique ou par Marguerite Yourcenar elle-même pour évacuer une partie du débat car, à la suite de Foucault, je distinguerai bien les « actes » et les « personnes » homosexuels 4.
5Marguerite Yourcenar, on le sait, détestait l’emploi du mot même d’« homosexualité ». Elle ne l’utilise spontanément qu’à de rares reprises, par exemple dans la préface qu’elle consacre à sa traduction des poèmes de Constantin Cavafy (EM, 149). Sa conception des rapports sexuels entre hommes – je l’ai discuté ailleurs 5 – est essentiellement antiquisante, quelle que soit l’époque à laquelle vivent les personnages considérés. Une première observation se dégage en effet de la mise en perspective des personnages yourcenariens ayant des relations homosexuelles : ils sont tous masculins et vivent leurs actes et relations sur le modèle apparent de la pédérastie – une relation entre un homme mûr et un adolescent. La différence est qu’en général chez Yourcenar c’est le plus jeune des deux qui périt ou s’efface (Antinoüs, Aleï, Conrad) alors que dans l’amour grec le plus jeune est destiné à émerger socialement et le plus âgé à s’effacer. Observons en deuxième lieu que ces personnages ne se conçoivent guère comme « homosexuels » au sens d’une différence sociale irrémédiable, d’une identité personnelle voire collective, encore moins d’un groupe politique. Leur marginalité éventuelle repose avant tout sur des critères non sexuels : la pratique de l’alchimie (Zénon), le dégoût du pouvoir et de l’argent (Nathanaël), la dévotion à la musique (Alexis, Egon), l’état militaire (Éric).
6Une troisième constante est le caractère globalement spontané des actes homosexuels qu’ils posent, sans questionnement apparent sur le caractère éventuellement déviant, anormal ou répréhensible de leurs pratiques. Si l’on excepte Alexis dont la lettre est une prise de position à ce sujet, les personnages pratiquant l’homosexualité chez Yourcenar ne semblent guère s’en formaliser. Pourtant, à y regarder de plus près, on trouve une justification de ce qu’on peut appeler leur désir – mais non pas leur identité – homosexuel (le), un plaidoyer repris par l’auteure.
De l’emploi des mots
7Alexis paraît le type même du héros de roman à thèse et pourrait emblématiser l’histoire du gay qui se découvre et finit par faire son coming out. Il expérimente ce que Didier Éribon dans Réflexion sur la question gay, nomme ce « sentiment diffus d’être marginalisé, d’être “à part”, l’adhésion à des modèles littéraires ou artistiques plutôt qu’à des modèles familiaux ou sociaux 6 » : de ses étouffants ancêtres, il ne retient que celui qui semble avoir partagé son inclination pour la musique – et peut-être l’autre (OR, 15) ; il s’y réfugie. Il s’identifie aux femmes de son entourage (OR, 21), « les femmes en question n’étant pas des objets de désir mais d’identification » (RQG, 52, note 2), au point de déclarer : « Ce dont je différais le plus, ce n’était pas des femmes (OR, 22) ». C’est pour Alexis qu’Éribon aurait pu écrire : « Il y a assurément une “mélancolie” spécifiquement homosexuelle » (RQG, 60). L’arrivée d’Alexis à Vienne marque le début des allées et venues nocturnes, la facilité et l’anonymat des rencontres, la solitude aussi (OR, 39-41), bref un parcours si classique qu’Éribon lui consacre un chapitre intitulé précisément « La fuite vers la ville » (RQG, 33-41).
8Mais, il faut le remarquer, si Alexis se dévoile, c’est dans le secret d’une correspondance très privée et encore, à mots si feutrés qu’on en vient à douter s’il désire réellement, pour employer l’expression consacrée, sortir du placard 7. Bien plutôt, il se dégage sans bruit et surtout sans scandale d’une existence qui lui pèse, et se résigne à son sort plutôt qu’il ne s’en réjouit :
La vie m’a fait ce que je suis, prisonnier (si l’on veut) d’instincts que je n’ai pas choisi, mais auxquels je me résigne, et cet acquiescement, je l’espère, à défaut du bonheur, me procurera la sérénité (OR, 75).
9Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Alexis reste dans la honte et la contradiction à l’égard d’une identité que toute sa lettre semblait avoir pour but d’élucider. De son propre aveu, « il [lui] suffirait pour [s]’expliquer de quelques termes précis, qui ne sont même pas indécents parce qu’ils sont scientifiques » (OR, 18). Affronter les mots, les utiliser, se décrire comme homosexuel à Monique reviendrait d’abord et surtout à le formuler au moins une fois pour lui-même. Mais Alexis, comme sa génitrice littéraire, répugne à l’emploi de ces termes. Serait-ce que, quoi qu’il en dise, il les juge précisément indécents parce que scientifiques ? Le récit manque à utiliser cet argument. Alexis ajoute donc aussitôt : « Mais je ne les emploierai pas ». Il est surprenant qu’il s’en justifie ensuite : « Ne croyez pas que je les craigne : on ne doit plus craindre les mots lorsqu’on a consenti aux choses » (18). Cette maxime ciselée – deux octosyllabes nets et précis – contraste avec l’argumentation qui suit, d’une logique confuse : « Tout simplement, je ne puis pas. Je ne puis pas, non seulement par délicatesse et parce que je m’adresse à vous, je ne puis pas devant moi-même » (18). Voilà donc en creux la formulation qu’Alexis ne veut même pas faire pour lui-même, et dont il déguise l’impuissance sous la bienséance et le désir de ne pas choquer la femme qu’il est pourtant en train de quitter.
10La préface d’Alexis situe d’emblée pleinement Marguerite Yourcenar dans la ligne des Proust et des Gide, puisqu’elle juge Alexis « contemporain d’un certain moment de la littérature et des mœurs où un sujet jusque-là frappé d’interdit trouvait pour la première fois depuis des siècles sa pleine expression écrite » (3). Comme son héros, Yourcenar refuse pourtant d’employer les mots. Elle parle du « problème intime d’Alexis » et de « liberté sensuelle » – nous sommes en 1963 lorsqu’elle publie cette préface – au moment même où elle se plaint que « les plus dangereuses [prohibitions] peut-être sont celles du langage » et qu’« on n’a [it] pas assez remarqué » qu’il s’agit « en grande partie d’un problème de liberté d’expression » (4). Et tout tournera bien autour du choix des mots. Une fois passés ces Charybde et Scylla du champ lexical gay que sont « les termes du vocabulaire « scientifique », qui pèchent contre la littérature elle-même, et l’obscénité », « brutale » et « extérieure » (4), il reste une « troisième solution » qui n’est ni plus ni moins que le « style traditionnel de l’examen de conscience » (5)…
Des acteurs sans identité
11Mais je parlais de plaidoyer. « La pédérastie d’Hadrien a un vocabulaire et des rites », écrit Yourcenar dans le « Carnet de notes de L’Œuvre au noir » ; « elle est installée dans une tradition de culture. […] Rien de tout cela n’est secret (OR, 867-868, elle souligne) ». Dans mémoires d’Hadrien, pourtant, une ou deux lignes au moins sonnent faux à cet égard. Cherchant des raisons au suicide d’Antinoüs, Hadrien déclare : « Il va sans dire que je n’incrimine pas la préférence sensuelle, fort banale, qui en amour déterminait mon choix » (420). Cette phrase ne peut être d’Hadrien, « pour qui le problème ne se posait pas », comme le dit elle-même Marguerite Yourcenar en entretien (YO, 180). Mise dans sa bouche comme une ombre de justification, elle trahit le malaise de l’auteure et non celui de l’empereur, ce que Marguerite Yourcenar croit rattraper par l’emploi de l’expression « il va sans dire ».
12Zénon se rend bien compte qu’il n’y a pas que les péchés de l’esprit qui peuvent lui valoir le bûcher. La « sodomie » (OR, 785) – et non l’homosexualité, c’est-à-dire sans distinction de sexe – est un acte punissable 8. Si donc Zénon, quoique bisexuel, ne craint pas de professer sa préférence, c’est à huis clos, et à quelqu’un qu’au fond il méprise intellectuellement, même s’il a confiance en lui : Henri-Maximilien. C’est l’occasion de défendre jusqu’à la caricature les arguments qu’on trouvait déjà chez Hadrien (334) : les femmes sont fardées, artificielles ; les hommes sont nus et naturels ; l’amour hétérosexuel est « plaisamment » (648) conforme à l’image que la société – masculine – se donne d’elle-même ; l’amour homosexuel est délicieusement situé dans les zones claires-obscures de la marginalité. Lorsqu’il plaide pour « ce plaisir un peu plus secret qu’un autre » (649), Zénon y voit aussi
cette agréable absence de tout ce qu’ajoutent à la jouissance les petites mines des courtisanes et le jargon des pétrarquistes, les chemises brodées de la Signora Livia et les guimpes de Madame Laure. (649)
13Les défenseurs de l’« amour grec » ne sont pas loin, chez qui Michel Foucault relève « l’argument fréquent qui oppose tout ce qu’il y a d’artificiel chez les femmes […] au naturel des garçons qu’on rencontre à la palestre 9 ». Surtout, l’amour du même est « cette accointance qui ne se justifie point hypocritement par la perpétuation de la société humaine » (649). Zénon sait du reste que son cousin n’est pas plus pressé que lui de procréer, et ne se rendra donc point coupable de protestations aussi vertueuses que précisément hypocrites.
14Un siècle plus tard, Nathanaël, comme en passant, fait l’amour avec des hommes. Il se laisse caresser par le cuisinier métis à bord du bateau pour le Nouveau Monde ; à Amsterdam, il « accept [e] parfois de […] suivre » des hommes qui s’approchent de lui à la nuit tombée lorsqu’il se promène. Cette fois, le contexte est clairement celui de la réprobation et même de la répression : « Il les plaignait de se sentir en butte à la vindicte de Dieu et des hommes pour une appétence après tout si simple » (939). Notons que Nathanaël partage à leur sujet des lieux communs de la société hétérosexuelle : les messieurs sont « bien mis », comme si le vice était l’apanage du luxe et des esthètes ; et ce sont les déviants eux-mêmes qui découvrent en eux la conscience, si ce n’est la culpabilité de leur déviance. Enfin, Nathanaël préfère très explicitement les femmes mais le plaidoyer pointe à nouveau dans l’expression « une appétence après tout si simple », comme si, pour la narratrice et par la voix du personnage, préférât-il lui-même les femmes, il n’était pas question de condamner.
15Anne-Marie Gronhovd relève que Marguerite Yourcenar estime Nathanaël « sans préjugé dans tout ce qui touche à la vie des sens » (1041) ; la romancière a voulu « souligner ici que la dimension du symbolisme social, proposé par le langage, ne touche pas son personnage10 ». Il n’est pas indifférent que cette absence de préjugé aille de pair avec une absence d’éducation. « À peu près inculte » (1041), Nathanaël se retrouverait dans la situation des Otaïtiens que décrit Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville – et, de fait, il se sent instinctivement plus proche des Indiens, des deux jeunes butors de l’île frisonne, de Foy qui est un peu simple d’esprit. Il préfère indiscutablement faire l’amour sans parler que disserter dans un monde purement intellectuel, le comble du malaise étant ressenti lors des soirées chez Monsieur Van Herzog – où il est précisément question des sauvages et de la naturalité de leurs instincts sexuels (970). En quelque sorte, Nathanaël serait sexué biologiquement mais non socialement : il n’aurait littéralement pas de genre, d’où le flottement de son attitude sexuelle.
16Son fils Lazare, dernier personnage de pure fiction de Marguerite Yourcenar, vit quelque part vers le milieu du xviie siècle. Au début du classicisme, il concentre en lui la fin de la Renaissance, puisqu’il se retrouve dans la situation élizabéthaine de jouer un rôle de fille dans une pièce de Shakespeare, mais il est aussi, comme je l’ai montré ailleurs 11, un éromène yourcenarien paradoxal, initié par le vieil acteur anglais Mortimer qui ne le possède pas sexuellement et qui, loin de le confiner dans le rôle de l’amant muet, lui apprend à devenir acteur et à prendre la parole, avant qu’il rejoigne une troupe de théâtre où il rencontrera son futur amant, Humphrey. Plus de secret, plus de plaidoyer discret, plus de danger : Lazare, un des rares personnages yourcenariens heureux, est aussi « naturellement » enclin à préférer les hommes que son père à préférer les femmes.
aborder la question
17C’est sans conteste dans Quoi ? L’éternitéque l’homosexualité est abordée de la manière la plus explicite. Michel, résolument hétérosexuel, fournira à Marguerite Yourcenar l’occasion de s’exprimer à propos de l’homosexualité, dans une scène où elle lui prête un sermon plutôt bourru à l’égard d’Egon, sermon dont elle affirme ensuite que c’est à elle que son père l’a fait lorsqu’elle a rencontré celui dont elle allait écrire l’histoire sous le nom d’Alexis. Il s’agit encore d’un plaidoyer en faveur non pas de l’homosexualité mais de la simplicité et de la liberté sexuelles. L’idée centrale en est que le choix sexuel ne différencie pas fondamentalement les hommes entre eux (il n’est toujours pas question des femmes) et qu’il ne vaut donc pas la peine d’en faire un tel cas. Qui plus est, c’est le désir qui est le moteur du choix sexuel : « on l’omet toujours dans la nomenclature, et pourtant il est au centre », explique Michel (EM, 1283). Nous nous en souviendrons lorsque nous parlerons des femmes.
18Rédigé à la suite d’une visite que la « Chronologie » de la Pléiade situe en septembre 1982 (OR, XXXIII), « Bleue, blanche, rose, gaie » parle cette fois ouver-tement d’homosexualité. Très vite, le discours s’empare du véritable sujet de l’essai : « Blanche, bleue, rose et gaie. Le dernier terme est relativement récent. » (620) L’universalité de l’homosexualité, la proportion ouverte ou cachée d’homosexuels dans la population, la reconnaissance et l’affirmation des homosexuels comme groupe sont assenées coup sur coup. Marguerite Yourcenar utilise comme Didier Éribon le mot de subculture, un choix qu’Éribon justifie pour sa part par le désir d’éviter le côté péjoratif de « sous-culture (RQG, 39, note 1) ». Pour elle, la subculture est un contre-pouvoir intellectuel salubre vis-à-vis d’une « culture officielle » qui « s’ossifie ou périclite, et où le mot « marginal » s’emploie péjorativement comme si nous étions tous d’accord sur la valeur du texte en pleine page » (EM, 620). Pourtant, l’affirmation de son homosexualité reste le fait d’un « personnage situé à la pointe extrême du groupe » (620), donc précisément d’un marginal. Et l’apparente « tolérance » décrite par Marguerite Yourcenar est précaire comme l’existence de la ville elle-même :
L’hystérie provoquée tout récemment par la découverte d’une maladie nouvelle […] montre à quel point le phénomène médiéval de la chasse aux Juifs accusés de transmettre la lèpre ou la peste pourrait facilement se reproduire. (621)
19Le parallèle entre homosexualité et judéité – comme celui de la peste et du sida – n’est pas une exclusivité de Marguerite Yourcenar, et Didier Éribon déclare le titre de son livre, Réflexions sur la question gay, très explicitement inspiré de Réflexions sur la question juive de Sartre (RQG, 22). Mais la comparaison avec les temps anciens ne se limite pas là. Par exemple, dans le « Carnet de notes de L’Œuvre au Noir », elle ne craint pas de suggérer que la situation est restée la même au xxe siècle qu’au xvie, ce qui revient à dire qu’aucun progrès n’a été fait, et on demeure surpris de l’énormité du propos :
Les liaisons [de Zénon] […] ne diffèrent en rien de ce que seraient de nos jours des liaisons analogues. La peur de la déconsidération sociale produit encore à peu près les mêmes effets qu’autrefois la peur du bûcher. […] Il est à croire que l’amant homosexuel du xvie siècle a craint le feu comme un Américain de nos jours et de mêmes tendances craint le renvoi hors du corps diplomatique – et peut-être un peu moins (OR, 868).
20À peu près à cette époque, dans une lettre à Simon Sautier, Marguerite Yourcenar parle abondamment et presque exclusivement d’homosexualité (L, 363-370). Elle semble trancher : « La seule liberté sexuelle totale, si liberté il y a, serait celle du bisexuel, ou, à un niveau tout autre, la renonciation presque complète du Zénon de la fin (363-364, elle souligne). » On découvre une analyste qui recourt à la sociologie lorsqu’elle parle du travesti (366), qui critique le mot même d’homosexualité comme « produit du jargon médical de la fin du siècle dernier » (369), montrant qu’elle s’est documentée sur la question (elle a lu les rapports Kinsey), et qui distingue soigneusement homosexualité et narcissisme en évoquant Freud au passage (369).
Et les femmes ?
21La présence de l’homosexualité féminine est discrète – c’est le moins qu’on puisse dire – dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Pourtant, les rares occurrences du thème sont très importantes.
22La première se trouve dans Feux : « Sappho ou le suicide », pas un des plus réussis du recueil (OR, 1047). Il était en effet difficile, dans une suite de textes qui repose en grande partie sur l’ambiguïté sexuelle, de ne pas au moins évoquer l’homosexualité de Sappho, à partir du moment où on choisissait de lui consacrer un des vitraux de Feux. Toutefois, force est de constater que l’homosexualité féminine en général et celle de Sappho en particulier sont constamment discréditées dans le récit. L’homosexualité de Sappho est tout à fait secondaire par rapport à son état d’artiste de cirque, et du reste elle a commencé par aimer des hommes (1130). Qui plus est, son amour pour Atthys est dénaturé : il « prend à son insu une forme maternelle, comme si quinze années de voluptés stériles avaient abouti à lui faire cette enfant » (1132). C’est reconduire Sappho dans le giron de la maternité donc de l’hétérosexualité. Ce « morne amour » est du reste vain : « elle ne peut offrir à ses amies qu’une caressante détresse » (1133). Enfin, Marguerite Yourcenar semble sacrifier à la réhabilitation politiquement correcte de Sappho – « mollement abandonnée au poids de son propre sexe […], heureuse de n’avoir plus à faire désormais auprès d’un amant que le geste d’accepter » (1135) – en reprenant la légende qui la fait se suicider par amour pour un homme, Phaon 12. On peut regretter que Marguerite Yourcenar fasse de la grande poète lyrique, dont les rares textes conservés n’ont rien de morne, une insignifiante acrobate, une espèce de dandy misérable, une amante neurasthénique, une désespérée sans enthousiasme – si l’on ose dire – qui ne réussit même pas son suicide. La narratrice constate, un peu à contretemps : « Toutes les femmes aiment une femme : elles s’aiment éperdument elles-mêmes » (1130-1131) ; mais Sappho ne s’aime même pas elle-même : elle « adore amèrement dans ses compagnes ce qu’elle n’a pas été » (1131).
23Il faudra attendre quoi ? L’éternité pour trouver des occurrences plus nombreuses du lesbianisme. Commençons par souligner que l’auteure postule avec complaisance une relation amoureuse entre sa propre mère Fernande et Jeanne, lorsqu’elles sont toutes deux en pension à Bruxelles. Ce récit apparaît même une première fois dans Souvenirs pieux13. Dans les deux cas, l’intimité entre les deux jeunes filles est présentée dans un décor d’exaltation religieuse, de supériorité spirituelle et affective de Jeanne – encore un équilibre platonicien –, de vigilance des instances éducatives et de vitalité spontanée de l’érotisme. Typiquement yourcenarien est le montage apologétique de ces extraits : un récit, puis un commentaire moral qui élargit la perspective, universalise le propos. Dans Souvenirs pieux, c’est déjà par un plaidoyer que Yourcenar prélude :
Je sais que je serai accusée d’omission, ou de sous-entendus, si je laisse de côté la part de sensualité qui a pu se mêler à cet amour. mais la question en elle-même est oiseuse : toutes nos passions sont sensuelle (EM, 896, je souligne).
24Et c’est au moment même où l’on paraît concéder l’absence de relation homosexuelle entre Fernande et Jeanne qu’on en réintroduit la possibilité dans la généralité même de « l’espèce » :
L’intimité sensuelle entre deux personnes du même sexe fait trop partie du comportement de l’espèce pour avoir été exclue des pensionnats les plus collet-monté d’autrefois (896, je souligne).
25Dans Souvenirs pieux, le plaidoyer se borne à conclure sur une incertitude formulée de manière très poétique : « autant vaudrait se demander jusqu’à quel point la brise a pu pousser deux fleurs l’une vers l’autre » (896-897). Dans quoi ? L’éternité, si le commentaire reste inconclusif – « nous ne saurons jamais » (1239) –, Marguerite Yourcenar semble annoncer sa propre expérience homosexuelle, qui aura lieu quelques chapitres plus loin :
C’est l’un des miracles de la jeunesse que de redécouvrir sans modèles, sans confidences chuchotées, sans lectures interdites, du fait d’une profonde connaissance charnelle qui est en nous tous tant qu’on ne nous a pas appris à la craindre ou à la nier, tous les secrets que l’érotisme croit posséder et dont il ne possède le plus souvent qu’une contrefaçon. (1239)
26Nous retrouvons la justesse et la naturalité des instincts de Nathanaël. La sensualité de Jeanne impressionne durablement la fillette, qui la reverra quelques années après l’« espèce d’adoption » (1273) que fut leur première inoubliable rencontre : « Son baiser, venu à la fois de l’âme, du cœur et du corps, me rendit aussitôt l’intimité facile d’autrefois » (1367). Mais il n’est pas question d’actes sexuels : à cette occasion, Jeanne est d’ailleurs qualifiée de « belle et toute bonne » (1367) : nous sommes à nouveau convoqués par l’hypotexte platonicien et son espèce d’amour courtois, si ce n’est qu’il s’exerce ici entre femmes 14.
27On sait que Marguerite Yourcenar n’a guère donné de place à sa propre biographie dans ses mémoires familiaux. Il est d’autant plus significatif qu’un de ces souvenirs personnels soit précisément une scène homosexuelle avec une des trois filles d’une amie de son père :
Couchée cette nuit-là dans l’étroit lit de Yolande, le seul dont nous disposions, un instinct, une prémonition de désirs intermittents ressentis et satisfaits plus tard au cours de ma vie, me fit trouver d’emblée l’attitude et les mouvements nécessaires à deux femmes qui s’aiment. Proust a parlé des intermittences du cœur. Qui parlera de celles des sens, et en particulier des désirs supposés par les naïfs tantôt contre nature au point d’être toujours artificiellement acquis, tantôt au contraire inscrits dans certaines chairs comme une permanente et néfaste fatalité ? Les miens n’allaient véritablement naître que des années plus tard, et alternativement, pendant des années aussi, disparaître au point d’être oubliés. (1375)
28Le ton de ce récit est à la fois pudique et sans équivoque. La Yolande en question ne surgit pas par hasard : elle est l’aînée de trois sœurs dont Marguerite aime et admire surtout Fanny, la deuxième, mais est inséparable de la cadette, Beatrix, qui, elle, a tout juste son âge. Mal lui en prend : « Mon intimité avec Beatrix […] inquiéta. On nous sépara discrètement » (1362). Les trois filles sont dans l’ordre celle avec qui on passera à l’acte, celle qu’on aime secrètement d’amour et celle avec qui l’intimité ouverte, quoiqu’innocente, provoque un scandale feutré. Comme une seule liaison, diffractée en trois colorations relationnelles.
29Marguerite a treize ans lorsqu’elle passe la nuit avec Yolande, qui en a donc dix-sept. Ce n’est plus une intimité de fillettes : Marguerite est presqu’à l’âge qu’avait sa mère au moment où elle lui suppose les mêmes découvertes, et fait appel à cette même connivence innée des instincts sexuels. Remarquons pourtant qu’à la différence de Fernande, il n’est pas question de sentiments – Yolande est décrite comme « dédaigneuse » (1375) et même « méchante » (1363) –, mais d’un désir issu d’une intimité de hasard, qui s’exprime par des actes et s’éteint en eux et avec eux. Qui plus est, c’est la plus jeune qui prend l’initiative, par exception dans la relation platonicienne 15.
30La scène avec le cousin X, quelques semaines ou quelques mois plus tard, est l’autre pan d’un diptyque consacré à « l’éveil des sens, nos tyrans futurs » (1375). L’érotique, l’éthique et l’esthétique qui se dégagent de ces deux scènes sont simples. Premièrement, c’est le désir qui est le moteur des actes sexuels – nous retrouvons le sermon militaire de Michel à Egon/Marguerite –, et l’âge auquel il s’exprime importe peu. Deuxièmement, « la volupté [est] indissolublement liée à l’idée de beauté 16 ». Or « le cousin X n’était pas beau » (1378) donc les « sens engourdis » de Marguerite n’ont « pas réagi » (1377). Ce syllogisme assez net suppose que Yolande, elle, devait être belle, puisque les sens de Marguerite se sont éveillés… Chaque scène comporte à nouveau un bref exposé moral après l’exposé des faits : une morale provocante, bien entendu. Dans le premier cas, le caractère anormal des actes homosexuels est battu en brèche par l’auteure qui renvoie dos à dos les « naïfs » supposant qu’ils sont tantôt contre nature donc vicieusement volontaires, tantôt quasi génétiques donc fatalement irrépressibles. Dans le second, elle considère « qu’une initiation à certains aspects du jeu sensuel », loin d’être « toujours néfaste », « est parfois du temps de gagné » (1377).
31Pourtant, lorsque Matthieu Galey l’interrogeait sur l’homosexualité féminine, Marguerite Yourcenar détournait le sujet en y voyant surtout un effet de mode au xixe siècle, un « goût voluptueux de l’homme pour la femme qui aime la femme (yo, 183) », reléguant le désir entre femmes à un faire-valoir du désir masculin…
Un art d’aimer
32Si, en matière d’homosexualité, il ne faut guère s’attendre à trouver de discours militant chez Marguerite Yourcenar, on peut suivre dans son œuvre les variations d’une espèce d’art d’aimer qui chercherait plutôt la liberté sexuelle que l’homosexualité proprement dite, sans que la question des relations entre hommes ou entre femmes soit évacuée. Marguerite Yourcenar n’a pas cessé de pratiquer, sur le plan personnel, ce que Foucault appelle, dans La Volonté de savoir, la « resubjectivation ». Ce faisant, elle décloisonne pourtant les catégories d’hétéro-, d’homo-ou de bisexuel. « Pour Yourcenar, la question de l’orientation sexuelle ne se pose pas en termes politiques », explique Carole Allamand.
De même, affirmant que ses héros ne sont pas tant homosexuels que bisexuels, voire asexuels, Yourcenar ne tente nullement de sauver les apparences, mais elle réitère plutôt cette impossibilité d’occuper une place définie, nommable 17.
33Songeons également qu’il n’est jamais question dans son œuvre d’une relation homosexuelle au sens moderne du terme, celle de deux hommes ou de deux femmes adultes et consentant (e) s, s’engageant dans une relation sexuelle et affective de brève ou de longue durée, avec la visibilité ou la revendication sociale que cela peut impliquer. Si le refus d’employer le mot homosexuel en s’abritant derrière l’Antiquité reste une pirouette, puisque ses personnages homosexuels d’autres époques partagent globalement les mêmes caractéristiques, le dépassement des catégories peut conduire au même résultat : le refus d’employer les mots qui impliquent une attitude politique. Mais du même coup, Yourcenar offre à ses lecteurs un univers sexuel particulier, un système complexe de signes et de personnages auxquels chacun peut s’identifier, parfois de manière contradictoire. À ceux qui ont choisi l’engagement politique, par ailleurs, cette attitude littéraire paraîtra inintéressante, voire inacceptable, car elle n’offre aucun support à la praxis.
34Lorsque Didier Éribon se demande pourquoi Proust parle d’« inverti », il en conclut que pour lui, « du moins dans la théorie, il n’existe pas d’« homosexuel » ni d’« homosexualité » ». Charlus n’est pas homosexuel puisque les « invertis » sont des femmes qui s’ignorent – donc pas des hommes qui aiment les hommes mais des femmes ratées qui aiment les hommes ; il « recherche essentiellement l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer) » (RQG, 121). Et Marguerite Yourcenar ? Elle recherche en Fraigneau l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les hommes et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer. On pourrait se borner à sourire si ce n’était à peu près l’analyse de Josyane Savigneau qui, encore une fois, occulte le désir en général en sublimant ce désir hétérosexuel apparemment incongru sous la forme d’un regret de l’amour du père 18. Pourquoi ne pas dire tout simplement, à propos de Fraigneau, « que le hasard ces jourslà avait pris figure [d’homme] », comme il prend parfois figure de femme pour Zénon ? (OR, 695). Dans ce cas, Marguerite Yourcenar est un être humain cherchant l’amour d’un autre être humain et le hasard, bientôt le problème, est que cette fois-là cet être est un homme qui aime les hommes et qu’elle est une femme. À d’autres moments, avec d’autres êtres, les choses semblent s’être mieux passées.
35Sans doute, dans quoi ? L’éternité– comme dans « Bleue, blanche, rose et gaie » –, Marguerite Yourcenar ne craint plus de tomber le masque. En 1987, elle n’a plus de précaution à prendre pour assurer son autorité littéraire. Grace est morte depuis longtemps, ainsi que la plupart de ses amants des deux sexes. S’il y a un coming out dans l’œuvre de l’académicienne, il est bien dans ce volume. Il vient tard : elle n’aura pas à en affronter les conséquences, puisqu’elle est morte à son tour à la sortie du livre. Mais on sait par la note d’Yvon Bernier que des passages restaient à faire, pour raconter la mort de Jeanne et celle de son père, puis ses années de voyage en Europe jusqu’à la déclaration de guerre (EM, 1433). Quelques lignes auraient-elles été consacrées à sa liaison avec Lucy, à sa rencontre avec Grace Frick ? Mais aussi : avec André Fraigneau, avec Andreas Embiricos ? Il est permis de le croire. Une chose est sûre : ces lignes auraient été tracées d’une main ferme.
Notes de bas de page
1 Voir Carole Allamand, « Marguerite Yourcenar on Campus », in marguerite yourcenar et l’Amérique, CIDMY, Bruxelles, Bulletin n °
Anne-Marie Gronhvovd, Du côté de la sexualité. Proust, yourcenar, Tournier, Montréal, 2004, XYZ, coll. « Documents », p. 87.
, 1998, p. 96-97.2 Par exemple Pierre Desgraupes, en 1981, dans Le Point (PV, p. 287-304).
3 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I. La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, « Tel », II. L’Usage des plaisirs, Gallimard, 1984, III. Le souci de soi, Gallimard, 1984.
4 Michel Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 59.
5 Bérengère Deprez, marguerite yourcenar. Écriture, maternité, démiurgie, Bruxelles, PIE/Peter Lang, 2003, p. 33-51.
6 Didier Éribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999, p. 51. Noté RQG pour la suite de l’exposé.
7 Voir à ce sujet Carole Allamand, « La lettre de l’inversion », in Ana Medeiros et Bérengère Deprez (éd.), Marguerite Yourcenar, Écritures de l’exil, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 1998, p. 43-51. Sur l’homosexualité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, voir aussi Andrea Hynynen, « La résistance du personnage yourcenarien face à l’hégémonie hétérosexuelle », et Loredana Primozich, « Figures du marginal », in Francesca Counihan et Bérengère Deprez (éd.), Écriture du pouvoir, pouvoir de l’écriture. La réalité sociale et politique dans l’œuvre de marguerite yourcenar, PIE/Peter Lang, 2006.
8 Michel Foucault le rappelle dans La Volonté de savoir, op. cit., p. 59.
9 Michel Foucault, Le Souci de soi, op. cit., p. 265.
10 Anne-Marie Gronhovd, Du côté de la sexualité. Proust, yourcenar, Tournier, Montréal, 2004, XYZ, coll. « Documents », p. 87.
11 Bérengère Deprez, marguerite yourcenar. Écriture, maternité, démiurgie, op. cit., p. 212.
12 Dans le récit, il s’agit d’un jeune marginal, sorte de resucée du Massimo de Denier du rêve publié trois ans plus tôt (OR, 1 134).
13 Il est possible que les deux narrations, à quatorze ans de distance, procèdent des mêmes notes, tant leur structure est commune, et il me paraît en tout état de cause que la reprise de cette matière est significative.
14 Il est un portrait beaucoup moins flatteur du lesbianisme dans Quoi ? L’éternité. C’est la baronne Hilda S ***, épouse de banquier, « fort décriée pour son goût des femmes de chambre » (EM, 1 395), et qui fréquente le bordel comme les hommes. L’image que nous propose Yourcenar est celle d’un monstre. La place manque pour la traiter ici.
15 C’est aussi le cas, dans Une belle matinée, de Lazare se déclarant en quelque sorte à Humphrey.
16 Elle le faisait déjà dire à Alexis dans des circonstances semblables (OR, p. 27).
17 Carole Allamand, Marguerite Yourcenar, une écriture en mal de mère, Imago, 2004, p. 12.
18 Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar, l’invention d’une vie, Paris, Gallimard, 1998, p. 113. Elle n’est pas la seule à se livrer à ce genre de spéculation. Dans qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ? (Odile Jacob, 2004), l’historienne Marie-Jo Bonnet situe obstinément la sexualité yourcenarienne du côté de la perte de la mère – cette fois –, et d’un secret « si difficile à dévoiler » qu’il ne peut se traduire que par l’envahissement de « tous ses personnages masculins » (p. 243-244). On bute ici sur une sorte de refus consacré de considérer Marguerite Yourcenar autrement que comme une refoulée intégrale, voire intégriste.
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