Préface
p. 11-20
Texte intégral
1Du 3 au 10 juin 2006 s’est tenu à Cerisy-la-Salle un colloque international consacré à l’œuvre et la figure intellectuelle de Marguerite Yourcenar. Le présent ouvrage en constitue les actes. À ses risques et périls. On se souvient des propos tenus dans L’œuvre au noirsur cette « fastidieuse irréalité » qui « régnait dans ces colloques où les questions et les réponses ne s’emboîtaient pas 1 ». Certes l’écrivain entend ici le mot dans son sens premier : il n’est plus question aujourd’hui de trancher sur des points de doctrine. Gardons quand même à l’esprit son avertissement. On sait les risques parfois contraires des colloques : un excès de solennité, qui use de l’emphase pour sacraliser son objet d’étude et préjuger de sa réussite ; un excès de décontraction, confiant en la seule spontanéité des échanges, qui cautionne une pensée molle. Entre un protocole académique compassé et un modèle médiatique relâché, il est des voies médianes sur lesquelles ce colloque sut s’engager : c’est l’un des intérêts de Cerisy, institution à côté des institutions, ni université à l’ancienne ni dernier salon où l’on cause, que d’en offrir l’opportunité 2.
2Depuis 1984, un colloque Yourcenar est organisé chaque année quelque part dans le monde. Celui-ci fut le premier qui eût lieu à Cerisy. Un tel constat ne saurait laisser indifférent quand on sait le rôle qu’a joué Cerisy, et auparavant Pontigny, dans l’histoire des Lettres et des idées au xxe siècle. De quelle modernité Cerisy fut-il en effet l’un des centres majeurs sinon une modernité qui s’est imposée sur un mode radical – celui des expérimentations formelles et des avantgardes intellectuelles – à laquelle Marguerite Yourcenar n’a jamais appartenu ? Cette modernité s’est autoconsacrée en temps réel, via une production théorique des plus fécondes, marginalisant des auteurs qui coïncidaient aussi peu avec ses impératifs de renouvellement par la force qu’avec les automatismes d’une production académique à laquelle pourtant ils se trouvaient de facto renvoyés. À l’époque où Alain Robbe-Grillet, Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Jacques Derrida triomphaient à Cerisy, Henri Troyat, Gilbert Cesbron, Jean Guitton, Françoise Sagan en librairie, quelle place, quel type de reconnaissance pour un écrivain comme Marguerite Yourcenar dont les récits romanesques et les mémoires, du début des années 1950 à la fin des années 1980, constituent pourtant un succès littéraire et commercial, transcendant la double sphère chère à Bourdieu, celle restreinte d’une littérature pour initiés, celle élargie d’un grand public ? À partir du moment où une certaine modernité se pose comme modèle – Cerisy fut l’un des lieux de ce positionnement –, les parcours littéraires étrangers à ses valeurs sont facilement tenus pour antimodernes, c’est-à-dire rétrogrades. Interroger l’œuvre de Marguerite Yourcenar au début du xxie siècle, c’est réécrire partiellement l’histoire littéraire du xxe à côté de ces réflexes de gratification manichéens qui en dictèrent le récit, ou le mythe, en temps d’accomplissement réel.
3Ni classique au sens strict, ni moderne au sens radical, son œuvre invite à penser, dans le rapport imbriqué qu’elle noue aux formes, aux productions esthétiques, aux impulsions de civilisation, aux idéologies, l’idée d’une modernité à plusieurs rythmes, à multiples impacts, à devenirs entrecroisés. À côté d’une modernité centrale qui cultive la dynamique prestigieuse des avant-gardes et le modèle de l’écrivain-casseur, il est tout au long du vingtième siècle une modernité périphérique qui éprouve les formes dont elle hérite, leur puissance de réflexivité symbolique et lui préfère le modèle de l’écrivain-passeur. Ironie de l’histoire (littéraire) : la première semble rattrapée par un processus de classicisation à très grande vitesse dont témoignent les Prix Nobel attribués à Samuel Beckett (1969) et Claude Simon (1985), autant que l’élection à l’Académie Française d’Alain Robbe-Grillet ou l’inscription de trois ouvrages de Marguerite Duras au concours des agrégations de Lettres (2006). De quoi interroger rétrospectivement la réalité effective des ruptures formelles et idéologiques qu’elle postula. La seconde, plus irréductible peut-être dans la durée, incite au travers du prisme Yourcenar à décoller les vignettes anthologiques auxquelles se ramène parfois la vision d’un xxe siècle français qui se serait déplié du surréalisme à l’existentialisme, de l’existentialisme au Nouveau Roman, du Nouveau Roman à Tel Quel, de Tel Quel, dernière des avant-gardes, à la fin de la littérature…
4En quels termes peut-on alors envisager une modernité Yourcenar ? Comment l’écrivain est-elle devenue cette contemporaine à distance qui ne cesse de trancher avec son temps – façon comme une autre de se situer en permanence par rapport à lui ? Le présent ouvrage s’inscrit dans cette problématique. L’œuvre de Marguerite Yourcenar, sa figure intellectuelle dans le paysage de la pensée européenne du xxe siècle y sont à la fois l’objet d’un travail de confirmation critique et de déplacement théorique. Les articles approfondissent la connaissance des « fondamentaux » de l’œuvre : la vision probabiliste de l’histoire, le travail syncrétique d’une érudition humaniste ouverte à des savoirs empruntés aux civilisations orientales, l’invention d’une trajectoire esthétique balisée par différents cadrages (les discours d’escorte constituent une œuvre dans l’œuvre autant qu’une œuvre qui circonvient l’œuvre et ses lecteurs). Tous montrent toutefois comment les romans et les essais, les pièces de théâtre et la correspondance en cours d’édition ne se sont pas figés en une histoire littéraire déjà écrite. Si les liens établis avec la philosophie semblent sans surprise quand ils renvoient l’écrivain aux primes influences de sa génération (Nietzsche et les présocratiques au travers de l’expérience gidienne et du vitalisme des années 1920), ils surprennent davantage en entrant en résonance avec les recherches théoriques de certains penseurs (Michel Foucault, Paul Ricœur sur le thème des identités subjectives et collectives). De même pour la relation à l’histoire et à l’anthropologie, qui aide à saisir, en écho avec les recherches du champ épistémologique moderne, la complexité d’une œuvre taraudée par la question des origines.
5Pour aborder ces questions, il fallait une ligne conductrice qui permît de multiples entrées, carnet de route plutôt que cahier des charges, rempli en pèlerins pour certains, en vagabonds pour d’autres. Une intellectuelle face à son temps, un écrivain face au Temps : ces axes généraux rassemblent les différentes approches d’une œuvre que ses enracinements culturels et son exigence herméneutique rendent particulièrement complexe.
6Une intellectuelle face à son temps : cette première piste permet d’envisager les positions de Marguerite Yourcenar dans le concert des idées de son époque, ou plutôt de ses époques successives. Ses essais et sa correspondance, mais aussi ses fictions en portent témoignage dans le domaine esthétique (dialogue critique avec la modernité activiste), politique (de sa condamnation du fascisme à son approbation de mai 1968 favorisées, dans les deux cas, par la présence dans l’Italie de 1922 ou le Paris des événements de Mai), sur le terrain des mœurs (questions du féminisme, de l’homosexualité) ou celui des grands enjeux de société (l’écologie). C’est à bien des égards l’image d’un écrivain singulier et la présence d’une œuvre atypique que les articles interrogent : un écrivain qui s’exprime à côté des grandes vagues ou des petites vogues de la modernité littéraire, mais réinvente un rapport vivant à la tradition, libre de tout académisme ; une intellectuelle qui n’adhère à aucune des idéologies progressistes de son époque, mais dont les prises de position et les choix d’existence témoignent d’un rejet altier de tout traditionalisme et de tout conservatisme.
7Un écrivain face au temps : les différentes facettes du temps constituent l’intérêt prismatique des récits, pièces et essais – du temps mythique des nouvelles et des drames à celui, historique, des romans ; du temps diariste de la correspondance à celui, généalogique, des mémoires. Ce temps semble propre à une littérature qui entend s’abstraire de toute mesure chronologique en déployant un souci d’érudition critique – une archéologie du savoir – et un intérêt pour les invariants de l’être – un « hors-temps » de la pensée pure. Un tel travail d’abstraction vise moins à mettre le présent entre parenthèses qu’à l’asseoir en profondeur d’une temporalité et d’une durée réfléchies. Ce temps présent agit par ailleurs dans une œuvre qui nourrit quelque double exigence caractéristique de l’art moderne : celle, endogène, d’une littérature pure par laquelle l’écriture tente de définir sa spécificité esthétique ; celle, exogène, d’une relation de compagnonnage fertile avec des disciplines culturelles autres (histoire, sciences humaines, arts plastiques).
8Dans son étude de l’œuvre de Roger Caillois, Marguerite Yourcenar manifeste un intérêt pour la théorie des diagonales, qui permet d’imaginer différents ordres de correspondances entre l’humanité et les formes de présence animales, minérales, végétales, écologiques, cosmiques avec lesquelles elle coexiste. À bien des égards cette vision influence aussi son rapport au temps, qui excède les bornes de la logique immanente. Les différentes séquences de cet ouvrage aborderont ces diagonales du temps dont les croisés constituent pour l’écrivain un imaginaire romanesque autant qu’une éthique de penseur.
9Première séquence, ou le temps d’un siècle : l’écrivain en situation (« l’humanisme qui passe par l’abîme 3 »). Quelle place Marguerite Yourcenar occupe-t-elle dans le débat des idées et le combat des valeurs du vingtième siècle ? Sa pensée hésite entre un pessimisme foncier, que suscitent entre autres l’expérience des guerres puis la conscience d’une menace destructrice exercée par la civilisation sur son propre milieu, et un sentiment d’inacceptable qui la pousse à réagir par ses écrits, voire à agir sur un plan civique et un mode contestataire. Par-delà ces positions personnelles développées sur quelque six décennies, c’est une position d’écrivain qui est en jeu, oscillant entre le modèle de la femme de lettres à l’ancienne, qui pratique un anticonformisme de pensée cher aux élites cultivées, et celui, moderne, de l’intellectuelle engagée qui s’insurge avec force – sans toutefois le côté mondain de la première et l’aspect partisan de la seconde. Colette Gaudin et Laura Brignoli situent ainsi Marguerite Yourcenar, l’une dans la lignée idéologique des pensées du désenchantement qui, de Spengler à Marcel Gauchet, traversent le vingtième siècle, l’autre dans une dynamique historique qui, de la figure dominante d’un Richelieu créateur de l’Académie Française à celle magnétique d’un Sartre théoricien de l’engagement, oblige tout écrivain conséquent à penser aussi son activité en termes d’actes, c’est-à-dire de pouvoir et de contre-pouvoir, de subordination ou d’insurrection. Engagée, Marguerite Yourcenar ? La question des mœurs, la philosophie de la non-violence, la cause animale : ces trois enjeux permettent de juger sur pièces un engagement qui ne peut se nommer ainsi qu’entendu en termes pré-sartriens (l’exigence d’une morale supérieure, très marquée fin xixe siècle, propre à la figure de l’écrivain détaché par principe des préjugés de son temps) ou post-sartriens (l’implication civique très marquée fin xxe siècle de l’intellectuel comme témoin actif plutôt que guide, préoccupé de valeurs alternatives). Bérengère Deprez et Vincente Molino Torrès étudient l’obsession du thème homosexuel dans l’œuvre. Hors de toute revendication explicite, sur un mode moraliste qui rappelle l’approche gidienne, le motif homosexuel, porteur d’une exigence d’émancipation individuelle et de tolérance collective, semble annoncer certaines propositions d’un Michel Foucault redéfinissant, à la fin de sa vie, l’idée hellénique du souci de soi. Agnès Fayet et Pierre-Louis Fort reviennent sur la philosophie de la non-violence en général, le rapport aux autres espèces en particulier. L’écrivain est inscrit dans plusieurs associations américaines qui pratiquent des actions de groupe dirigées contre les guerres ou défendent des valeurs écologiques. Ce droit à l’intervention collective est légitimé dans plusieurs passages des essais et de la correspondance même s’il reste pondéré par le doute ressenti face aux possibilités d’améliorer le sort commun. Dans les récits, le lien entre l’humain et son milieu ambiant, dépassant la seule idée d’environnement, est représenté comme une interaction énergique entre des ensembles et des rythmes différenciés du vivant. Quant à la relation littéraire entretenue avec les animaux, elle dépasse l’imagerie bêtifiante de la dame aux toutous : l’écrivain ne cesse d’interroger les seuils de proximité et de distinction entre l’humain et l’animal, tendant à envisager « cet animal que donc je suis » selon une optique qui trouvera des échos dans les derniers travaux de Derrida et tout un champ de recherches philosophiques en cours.
10Deuxième séquence ou le temps des arts : une écriture et ses modèles (« donner à la plus brûlante et la plus chaotique des matières la plus nette et la plus lisse des formes 4 »). À la conscience permanente des enjeux d’un siècle, au souci de vigilance éthique qu’assume l’écrivain entrant avec les années 1950 dans sa maturité correspond un effet d’attraction inverse, celle éprouvée pour un temps non quantifiable, identifié à quelque durée essentielle, traversière des siècles. Marguerite Yourcenar confronte son écriture à des arts et des domaines culturels qui lui permettent d’engager un autre rapport au temps, de saisir le moment où du temporel bascule dans de l’atemporel et les pulsations de l’actualité révèlent les pressions de certains invariants. Quelques disciplines artistiques stimulent ainsi le processus de création, d’autres constituant de simples objets de méditation. Les unes et les autres portent les traces d’une modernité composite dont l’œuvre est partie prenante : le réflexe prospectif qui pousse la littérature à se fondre au contact de disciplines autres ; l’intuition inaugurale de Baudelaire, qui incite le poète à cerner la dimension éphémère de chaque événement pour mieux en dégager la part d’éternité.
11Les modèles de la peinture et de la sculpture qu’analyse Philippe Berthier, le modèle de l’architecture, ce Château de Chenonceaux dont André Maindron étudie la visite guidée qu’en propose l’écrivain, renvoient la littérature à l’appréhension analogique d’un temps qui prend par opposition à un temps qui passe, mémoire des pierres et des toiles qui ne constituent en rien un anti-destin, ou la figure de quelque vie supérieure épurée des contingences, mais plutôt un musée humain à temps ouvert, un livre de conscience écrit à la transversale des siècles, sinon des âges. S’il s’apparente ainsi à un objet de spéculation, l’art est parfois assimilé comme une pratique littéraire propre. Catherine Douzou et Françoise Bonali Fiquet étudient à cet égard l’écriture théâtrale de Marguerite Yourcenar. L’exemple d’Électre ou la chute des masques introduit au plus près des paradoxes de cette écriture, qui expliquent peut-être les réticences des metteurs en scène actuels à s’y confronter, alors même qu’ils sollicitent volontiers certains textes narratifs de l’écrivain (Alexis ou le traité du vain combat, Feux). Jusqu’à quel point la dimension narrative des pièces neutralise-t-elle son potentiel dramatique, fabriquant un théâtre de chambre plutôt que de scène ? Dans quelle mesure l’actualisation historique d’une matière mythologique rend-elle possible un discours critique sur l’Histoire – condamnation de l’Occupation dans une pièce rédigée en 1944 – ou en égaret-elle le sens, nécessairement partial sauf à devenir ambigu, dans une rhétorique superfétatoire ? On sait combien la question excède le seul cas de cette pièce et de son auteur mais renvoie aux incertitudes d’une époque (Sartre, Anouilh). Science exacte qui vise à l’exactitude d’une connaissance matérielle ou science subtile livrée aux incessantes refontes de l’imaginaire, la géographie constitue pour Marguerite Yourcenar un support de création dont Carminella Biondi montre le traitement équivoque dans Le Coup de grâce. Entre une assise régionale établie par l’accumulation de données matérielles authentiques et une esthétique du flou qui tout à la fois nimbe et dérobe les lieux, la topographie des régions baltes et la cartographie des opérations de guerre qui y furent menées en 1917 perdent leur évidence. L’écrivain invente un roman dans lequel la fascination pour la géographie – sa présence immémoriale, sa densité insaisissable – catalyse et défait les puissances de l’histoire – ses irruptions brutales, ses déterminations accidentelles –, faisant ainsi basculer la mesure de l’humain de la seule figuration de ses agitations récurrentes, dont la guerre constitue la métonymie la plus tragique, à la saisie déterminante de ses traits originels – le jeu des pulsions érotiques et thanatiques qui commandent sur fond de récit historique la géographie passionnelle de la fiction.
12Troisième séquence, ou le temps de soi : archives généalogiques et documents privés (« La famille proprement dite m’intéresse moins que la gens, la gens moins que le groupe 5. ») Il est une page célèbre des Mémoires d’Hadrien dans laquelle Marguerite Yourcenar prête à l’empereur Hadrien une méditation contrastée sur soi : la connaissance de sa personnalité, garantie par la somme de ses actions passées, lui paraît impossible. Le sujet se ramène à l’accomplissement de quelques actes fortuits qui ne sauraient garantir une identité substantielle de soi. Les théories de la conscience autocentrée, propres aux métaphysiques classiques, comme celles des actes velléitaires, propres aux ontologies modernes, laissent l’écrivain du même marbre que les statues d’Hadrien. Le sujet humain ne peut s’évaluer qu’en superposant deux temporalités extrêmes qui le nient en tant qu’entité : l’une contractile – quelque actualité ramenée à une suite d’instantanés épiphaniques –, l’autre extensible par laquelle il se raccorde aux rythmes duratifs de l’histoire, de la bibliothèque, de l’espèce, de la terre. Appliquée à la figure des héros romanesques, cette approche concerne aussi au premier plan celle de Marguerite Yourcenar elle-même, dont les archives – mémoires composés sur fond de documents familiaux et historiques, correspondance personnelle recopiée, annotée et classée depuis 1939 – témoignent d’un incessant travail d’élaboration de soi. Marguerite Yourcenar est une fiction qui n’a jamais cessé de s’écrire. Plus elle s’insurge contre l’idée de la primauté du sujet, plus elle érige une autorité intellectuelle et morale qui en constitue pourtant la forme suprême d’accomplissement. Ce paradoxe n’est pas sans connaître des échos parmi d’autres modernes, et d’autres Marguerite.
13May Chehab, Laurent Demanze et Anne-Yvonne Julien cernent cette tension du déni et du défi de soi dans les mémoires. Situant la démarche de Marguerite Yourcenar dans le champ philosophique moderne, la première montre comment l’écrivain tente le pari de s’inscrire dans des ensembles généalogiques façonnés par une histoire au long cours dont les fils finissent par se perdre, tant cette histoire s’inscrit elle-même dans un univers aux déterminations insolubles à l’échelle humaine. Le deuxième commente l’exercice de relativisation qui consiste à contrebalancer l’effet de dilatation généalogique par un effet de dilution géologique, opposant à la temporalité des actions humaines l’atemporalité des espaces terriens : ainsi se manifeste un scepticisme face au discours historique dont le xxe siècle finissant, recru d’idéologies, remet en cause la légitimité intrinsèque. La troisième, revenant sur le dernier tome des mémoires, montre comment se construire équivaut à s’accomplir au travers d’un double rapport institué au temps de la conscience : l’un privilégie l’instant – un concentré de sensations qu’il appartient à l’écriture anecdotique de constituer –, l’autre la durée – une démarche transhistorique que permet, dans le traitement de la matière généalogique, une écriture de type allégorique. Mettant en perspective les mémoires et la correspondance, Sjev Houppermans s’intéresse alors à la métamorphose du temps générationnel en temps mythique, les récits œuvrant par leur composition même contre les phénomènes de discontinuité, d’éparpillement et d’oubli dont est faite toute existence. Dans cet univers de substitution littéraire, seule l’assise des signes tient lieu de maîtrise de soi.
14Jean-Pierre Castellani, Rémy Poignault et Bruno Blanckeman s’intéressent dans une perspective proche à la correspondance. Le premier rappelle comment les lettres révèlent une double intimité, celle d’un écrivain qui réagit à ses propres travaux dans le temps même où il les mène à bien, mais aussi d’un individu qui, malgré son refus de l’épanchement, livre par endroits quelque aperçu saisissant sur soi. Le deuxième revient sur l’intimité d’un auteur avec sa création en étudiant les devenirs féconds d’une matière antique des plus vives, au gré des échanges épistolaires qui suivent la publication de Mémoires d’Hadrien. Le troisième montre comment l’humour permet à une femme de lettres française vivant aux États-Unis de s’imposer à distance dans le champ culturel hexagonal et constitue un révélateur oblique de la personnalité – véritable autoportrait à l’encre déformante.
15Quatrième séquence ou le temps des Lettres : positions, genèse, réception de l’œuvre (« De tous les remords de l’homme, le plus cruel peut-être est celui de l’inaccompli 6 »). Avec le cycle des mémoires, Marguerite Yourcenar accompagne en devancière légère une tendance littéraire qui s’affirme depuis la fin des années 1970 en déplaçant les protocoles autobiographiques traditionnels. De Serge Doubrovsky à Hervé Guibert comme de Charles Juliet à Annie Ernaux, différents récits de soi se développent, présentant une performance d’écriture à la fois documentale – ils narrent des segments de vie – et monumentale – ils élaborent à cet effet des formes inédites, récits autofictionnels pour certains, récits transpersonnels pour d’autres. Marguerite Yourcenar serait-elle en phase avec une fin de siècle dite postmoderne parce que refluent les valeurs de cette modernité radicale qui ne furent jamais les siennes (avant-gardes, vision téléologique de l’histoire, idéaux révolutionnaires) ?
16Pierre Bazantay et Aurélie Adler étudient la difficile synchronie de l’écrivain avec les premiers et les derniers de ses contemporains. Pourrait-on envisager une relation littéraire quelconque entre Raymond Roussel, qui passe à juste titre pour l’un des premiers romanciers modernes, et Marguerite Yourcenar, que l’on considère à tort comme l’un des derniers auteurs classiques ? Entre le premier des Sioux et la dernière des Mohicans, l’expertise conclut à l’échange impossible, à l’absence de porosité entre les pages d’expérimentation composées par l’inventeur des écritures à contraintes et les lignes de fiction creusées par un écrivain peu enclin aux travaux de laboratoire. Au regard du temps des lettres, l’un/l’autre ne peut toutefois se lire sans la conscience de l’autre/l’un : le devenir parallèle de leur œuvre constitue le signe emblématique d’une histoire littéraire complexe, aux rythmes de création à la fois simultanés et différenciés. À défaut de filiation directe, une relation de continuité plus manifeste s’observe entre la pratique yourcenarienne des mémoires et les récits transpersonnels de certains écrivains de la fin du xxe siècle comme Pierre Michon et Pierre Bergounioux. Ce qui les relie à Marguerite Yourcenar, c’est cette façon de concevoir l’écriture comme une expérience, sinon une épreuve, de soi dans laquelle sont abordées par la problématique familiale les limites de l’identité consciente ; ce sont aussi les effets entrecroisés d’un imaginaire et d’un style qui exercent une action compensatrice, comme une qualification littéraire de soi, à défaut d’un salut auquel plus aucun de ces écrivains ne semble croire. Le lent travail de l’écriture, la besogne du texte, le tour (ment) de plume sont alors étudiés selon une perspective stylistique par Stéphane Macé, génétique par Élyane Dezon-Jones. Réseaux de métaphores obsessionnelles, choix énonciatifs ciblés, registres de langue alternés, nuanciers temporels… l’exemple de L’Œuvre au noirmontre comment tout concourt à générer Zénon – personnage de fiction plus réel que nature, y compris pour l’écrivain qui voit en lui un frère, différé dans le temps – depuis le seul maillage des signes et leur combinatoire ourdie comme une ancienne patience. À cette dimension germinative du texte correspond l’effet inverse d’effeuillement du livre en cours, qui n’atteint à sa pleine densité que par la chute de nombreuses pages, non retenues dans la version définitive quand bien même leurs traces resurgissent dans les ouvrages ultérieurs. Marguerite Yourcenar écrit-elle de livre en livre une seule et même œuvre qui génère au mieux de sa forme Marguerite Yourcenar – laquelle au final s’y abolit tel un peintre chinois ? C’est compter sans… quoi, l’éternité ?… disons plutôt la forme pragmatique, immédiatement mesurable, de celle-ci : la réception de l’œuvre, qui décide des intérêts qu’on lui accorde et des sursis de lecture qu’elle y gagne. S’appuyant sur un recensement des travaux de recherche universitaires effectués à son sujet entre 2000 et 2004 en France, aux États-Unis et en Belgique, Sabine Loucif en interroge les degrés de reconnaissance institutionnels et intellectuels. Marguerite Yourcenar semble déroger aux systèmes de gratifications actuellement en vogue dans les universités américaines, liées aux études culturelles et aux « gender studies ». Gageons que semblable atopie eût flatté son esprit d’universalité et son âme de nomade 7.
17Une vingtaine d’années après la disparition de Marguerite Yourcenar, l’ouvrage ainsi conçu se veut moins une consécration supplémentaire que l’occasion de porter sur son œuvre les premiers regards venant d’un autre temps, le xxie siècle – regards aimants autant que critiques de cette postérité avec laquelle elle ne cessa de dialoguer.
Notes de bas de page
1 OR, p. 803.
Les œuvres de Marguerite Yourcenar seront en règle générale citées dans les éditions de référence suivantes et leur titre parfois ainsi abrégé :
Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971.
Les Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galey (YO), Paris, Le Centurion, 1980.
Œuvres romanesques (OR), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982.
En pèlerin et en étranger, Paris, Gallimard, 1989.
Essais et Mémoires (EM), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991.
Lettres à ses amis et quelques autres (L), édition établie, présentée et annotée par Michèle Sarde et Joseph Brami, avec la collaboration d’Élyane Dezon-Jones, Paris, Gallimard, 1995.
D’Hadrien à Zénon, Correspondance 1951-1956 (HZ), texte établi et annoté par Colette Gaudin et Rémy Poignault, avec la collaboration de Joseph Brami et Maurice Delcroix, édition coordonnée par Elyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, Gallimard, Paris, 2004.
À titre particulier certains articles se réservent le droit de citer les œuvres romanesques dans leur édition d’origine. Une note en avertira le lecteur.
2 On ne saurait ouvrir cet ouvrage sans rendre hommage à deux figures tutélaires de Cerisy récemment disparues : Catherine Peyrou, codirectrice du Centre Culturel International, qui accueillit les participants et l’auditoire du colloque avec son sens de l’hospitalité bien connu des habitués de Cerisy ; Maurice de Gandillac, disparu à l’âge qui fut aussi celui d’un autre philosophe lorsqu’il mourut, Fontenelle, cent ans.
3 EM, p. 544.
4 EM, p. 158.
5 EM, p. 974.
6 EM, p. 286.
7 Je tiens à remercier M. Yannick Guillou, ayant droit littéraire de Marguerite Yourcenar, d’avoir accepté avec générosité la publication dans cet ouvrage de deux articles contenant des citations inédites de l’écrivain, empruntées à sa correspondance (article de Rémy Poignault) et aux brouillons archivés de Mémoires d’Hadrien (article d’Élyane Dezon-Jones). Qu’il trouve ici l’expression de mon entière gratitude.
Auteur
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