Parole et pouvoir chez Pirandello : aliénation au discours des autres et quête de l’authenticité
p. 163-171
Texte intégral
1La sollicitation de l’œuvre de Pirandello dans la direction des rapports entre parole et pouvoir ne conduit pas d’emblée à une série de réponses qui ferait apparaître un tel questionnement comme central dans l’œuvre du romancier et du dramaturge sicilien. La première rencontre que le lecteur ou le critique peuvent faire dans cette œuvre immense et protéiforme se situe davantage du côté du langage dans sa relation à un réel qui se découvre progressivement problématique. C’est donc selon cette orientation, qui est celle-là même imposée par l’œuvre, que notre interrogation posera ses premiers fondements : dans la dénonciation faite par les personnages pirandelliens de la représentation dominante qui a cours à propos des relations entre langage et réel, à savoir une forme diffuse de cratylisme qui identifie le langage à un double du réel. Si le langage, contrairement à ce qu’en dit une approche naïve, n’est pas le double du réel, alors se pose immédiatement la question de la nature, voire de l’existence, du réel qui semblait être l’ancrage de la production d’énoncés adéquats à leur objet désormais problématique.
2Toutefois, il ne s’agit pas là d’un aboutissement ou d’un écueil terminal sur lequel viendrait s’échouer la réflexion pirandellienne, comme suspendue à un indépassable nihilisme. Au contraire, si la relation du langage au réel n’est pas univoque, si le système des signifiants ne doit pas être conçu comme recouvrant un système de signifiés qui lui préexisteraient, alors il convient d’analyser la façon dont les signifiants induisent un réel qui s’impose comme réalité du sujet parmi les autres, c’est-à-dire comme réalité sociale. Le point initial que constituait l’ana théorique va pouvoir être suivi de l’examen des conditions langagières du pouvoir aliénant des autres à l’encontre du sujet. Enfin, le sujet se réappropriant la maîtrise du discours va pouvoir exercer en retour un pouvoir par lequel il aura accès à une forme d’authenticité qui auparavant lui était niée. Ce sont ces trois temps de l’analyse théorique, de l’aliénation et de la maîtrise ou de sa tentative que nous parcourrons à travers l’œuvre narrative et dramaturgique de Pirandello. Avec cette précision toutefois que ces trois temps ne sont pas nécessairement successifs dans l’œuvre, ils ne sont pas chronologiques, mais que ce sont des axes de polarité différente qui reçoivent une pondération variable d’une œuvre à l’autre.
3L’analyse et la critique de la représentation courante et naïve du langage comme double du réel est développée dans la pièce Cosi’è (se vi pare) (À Chacun sa vérité), dont la trame se présente comme recherche de la vérité : dans une petite ville du Sud de l’Italie, la famille d’un fonctionnaire de la Préfecture vient s’installer. Mais très vite naissent des interrogations : le couple Ponza ne rencontre jamais celle qui devrait être la mère de la jeune femme. Pourquoi communique-t-elle par voie de billets déposés dans un panier, qui est-elle véritablement ? Et c’est là le nœud de la question : cette femme est-elle, comme elle le dit, la mère de madame Ponza, ou, comme le prétend monsieur Ponza, est-elle son ex-belle-mère, la première madame Ponza étant décédée ? Cette alternative n’est pas neutre, puisqu’elle n’impose pas de trancher entre deux discours contradictoires concernant des objets extérieurs. L’adæquatio rei et intellectus n’engage pas ici une querelle théorique, un débat abstrait sur la quiddité de telle ou telle chose, elle met en jeu d’une part la réalité subjective d’un être en même temps que celle du sujet de tout discours sur cette réalité. En apparence, le débat porte simplement sur la nature d’une relation (Madame Frola est-elle la mère de madame Ponza, comme elle le dit, ou ne l’est-elle pas ?), mais la façon dont le sujet se positionne et se définit dans cette relation engage la réalité même de ce sujet sous l’espèce de son rapport à cette réalité, c’est-à-dire son identité. Tel est le fond général de réflexion sur lequel vient se greffer le comportement critique du personnage de Laudisi : Laudisi n’est à aucun moment partie prenante dans le débat qui agite la petite communauté, dans la tentative de dénouer l’écheveau de deux subjectivités, de trois subjectivités entre-mêlées en un système dont la compréhension échappe aux habitants intrigués de la petite ville. Laudisi s’amuse à chaque instant à pointer l’impossibilité radicale de parvenir à une vérité qui serait déposée au fond des choses, qui serait « déjà-là », antérieure au discours, et qui pourrait être dévoilée par une enquête bien conduite. Les choses se compliquent lorsque les discours des uns et des autres deviennent contradictoires, et que chacun remet en cause les fondements mêmes du discours de l’autre en le saisissant et en le faisant apparaître sous le registre de la folie supposée de l’énonciateur. L’enquête des habitants vient se briser sur l’écueil de l’accusation réciproque de folie dont deux personnages, le beau-fils et sa belle-mère putative, se servent chacun pour discréditer le rapport d’adéquation du discours de l’autre au réel. Le recours ultime semble être pour tous, sauf pour Laudisi, le tiers qui pourra conformément à la règle d’une logique binaire, accréditer le dis de l’un et par là-même disqualifier les affirmations de l’autre. C’est bien en ces termes antinomiques que se présente l’attente de vérité des habitants : si la femme de Ponza est bien sa deuxième épouse, alors madame Frola est folle et n’accepte pas de voir que cette seconde épouse n’est pas sa fille. Sauf que l’énoncé qui devrait apporter la vérité ultime aurait à se situer dans une reconnaissance d’iden sociale qui n’a rien à voir avec l’inexprimable identité profonde. Madame Ponza a à choisir entre deux discours qui, quoi qu’il en soit, ne pourront rien dire de sa réalité intime, et qui n’auront aucun rapport avec la vérité. La réplique ultime, qui rappelle la nature énigmatique de la vérité subjective, renvoie dos à dos les discours aliénés qui veulent dire en termes de relations sociales la vérité du sujet qui aurait à se situer là où il ne peut certainement pas être. À la sommation de se définir comme l’une ou l’autre, elle répond : « Pour moi, je suis celle que l’on croit que je suis ». Cette fin de non recevoir de l’identité socialement définie est l’acte de libération et de rébellion d’un sujet – de tout sujet – qui refuse de se défi dans les signes et qui renvoie toute réalité de signes à sa facticité constitutive. Ce qui permet à Laudisi de faire de cette réplique finale la parabole de la vérité elle-même : elle n’est rien en soi et, dévoilée, elle se dérobe dans l’inconsistance, tout en révélant sa quête comme relevant du fantasme. La vérité ne peut appa nue, et, pour reprendre une terminologie kantienne, l’inaccessible noumène ne peut être saisi en son être au-delà du phénomène.
4Cette constatation, cette prise de conscience n’est certes pas celle de tous les personnages. Laudisi est isolé dans la démonstration qu’il tente de faire, et ses paroles sont pour les habitants de la petite ville tout aussi impénétrables et énigmatiques que celles de la vérité elle-même. Tous sauf un, continuent de croire en l’existence d’une vérité ultime, fondatrice de tous les discours, qui permette de distinguer entre fantasme et réalité sans savoir que cette distinction reste nécessairement fictive, et qu’elle ne sera jamais rien d’autre que l’horizon de toute recherche, sans pouvoir jamais être un aboutissement.
5Dans la réalité sociale circulent non seulement la recherche de la vérité ignorante de l’échec qui lui est inhérent, mais aussi des discours qui se donnent tout de go comme la vérité elle-même. L’analyse du discours débouche sur la mise en évidence des relations de pouvoir symbolique et réel que véhicule la production de discours. Dans le roman L’Esclusa (L’Exclue),dont l’action se situe dans la Sicile de l’après-Risorgimento, un homme s’appuie sur les lettres qu’il a saisies dans l’armoire de sa femme pour affirmer son infidélité. Le contenu des lettres n’est à aucun moment l’objet du débat, mais le fait formel de la réception de lettres fait preuve à lui tout seul. Avant toute répudiation publique, l’époux, Rocco Pentagora, vient rendre visite à son beau-père. Ce dernier le met en garde contre les conséquences catastrophiques de toute décision de répudiation, et il fait en particulier apparaître le discrédit que lui-même pourrait subir, en tant que père de l’épouse mise au ban. C’est le nom de la famille, le nom et la renommée, qui de ce fait se trouveraient entachés. Mais le beau-fils, Rocco Pentagora, donne le coup de grâce lorsqu’il dit à son beau-père : « Et est-ce que vous lui pardonneriez, vous, à ma place, si au lieu d’être père vous étiez mari ? »1. C’est le discours des maris, c’est-à-dire le discours d’une fonction sociale qui n’est qu’une position relative mais saisie comme réalité ontologique2, qui prévaut désormais sur tout autre discours. Le beau-fils rallie à sa cause son propre beau-père en le transposant imaginairement à une place qui lui est radicalement proscrite, puisque son accès est barré par l’interdiction de l’inceste. Mais la collusion des deux hommes, contre un rival mythique sur lequel pèse par transfert tout le poids de la culpabilité, va donner corps au discours de la faute de la femme, donner corps c’est-à-dire force sociale d’exclusion. Après l’avoir abandonnée symboliquement, le père abandonne réellement son intenable place de père : il s’impose une claustration qu’en vérité il impose davantage à sa famille et en particulier à sa fille Marta, qu’à lui-même. La fille répudiée aura pour punition de devoir rendre compte de la déchéance économique de la famille (le père a confié, presque sciemment, la conduite de son entreprise à un incapable3), et de devoir tirer de la misère qui se profile sa mère et sa soeur.
6Si l’on analyse l’ensemble du processus de bannissement qui frappe Marta, l’épouse innocente, on s’aperçoit qu’il a une source lointaine, inscrite elle aussi dans le discours des autres, à savoir la réputation des mâles de la famille Pentagora d’être des mâles cocus, dont la descendance n’est pas certaine ; et cette réputation semble peser successivement sur chaque génération comme une malédiction. S’agit-il d’une malédiction qui doit peser sur cinq générations comme le suggère l’étymologie du patronyme – cinq fois dehors, cinq fois exposés à la dérision de tous ? Quoi qu’il en soit, le discours semble avoir une efficace sur l’esprit de Rocco Pentagora et sur ses actes. Sauf que, en dernière instance, ce discours sur les maris cocus, qui est une mise en cause de l’accès de certains individus d’une même famille à la plénitude du discours dominant des mâles, retombe sur une victime innocente, la femme. Si l’on regarde de plus près la constitution des discours et l’organisation symbolique qui en résulte, on constate qu’il existe en premier lieu la catégorie générale et dominante des mâles dignes de ce nom, c’est-à-dire d’abord respectés de leurs épouses (auxquelles ils sont censés donner la pleine satisfaction érotique qui les attacherait à eux), et respectés des autres mâles de la part desquels ne peut alors exister aucune rivalité sexuelle : cette communauté de mâles s’entretient d’une symétrie de position de mâles respectés. En dessous de cette première catégorie, et soumise à ses quolibets, la catégorie des hommes qui ne savent pas se faire respecter, et qui peut-être ne méritent pas le respect, sauf à s’acquitter de la douloureuse tâche d’imposer les lois qui assureront leur retour au sein de la communauté des mâles : et ces lois sont initialement des lois d’exclusion radicale (l’assassinat de la femme adultère), dans le cas présent d’exclusion, c’est-à-dire de mort sociale et symbolique de la femme. La dernière catégorie, celle qui subit sans transférer l’aliénation, ce sont les femmes, et Marta en fait l’expérience jusqu’à son terme, puisque l’accusation d’adultère va transcrire tous ses effets jusque dans la réalité, en la poussant finalement à la relation « coupable » avec le rival supputé de son mari, dont naîtra un enfant adultérin. Dans cette réalité de chair s’achèvera le pouvoir de la parole anonyme d’un corps social replié sur ses tabous sexuels.
7Des tentatives de riposte à cette aliénation existent : leur aboutissement est variable, quelquefois réel. Il en existe trois ou quatre exemples dans l’œuvre de Pirandello. Dans le roman Feu Mathias Pascal, un homme met à profit un discours erroné – celui qui affirme sa mort et en fait publicité dans la rubrique nécrologique d’un journal – pour se libérer de toutes les contraintes et aussi de toutes les dettes qui pesaient sur lui. Il se compose une vie radicalement nouvelle, devenant son propre artifex et se donnant le nom que lui suggère le hasard d’une conversation entre deux prêtres : hasard tout relatif et hautement significatif de ce désir d’être à l’origine de soi-même, comme Dieu lui-même. La naissance du personnage d’Adriano Meis, en lieu et place de Mathias Pascal décédé – symboliquement à défaut de l’être réellement –, qui est une naissance dans les mots et rien d’autre, montre bien cette volonté du sujet de se replacer à la source de tout discours pour en être le maître, pour en posséder tout le pouvoir. Et comme les mots sont inscription, trace présente de ce qui n’est plus, Adriano Meis s’invente toute une histoire, tout un passé qui ancre son patronyme dans le tissu social. Mais cette invention ne tient pas face à la réalité, si l’on entend par réalité celle du « texte social », c’est-à-dire du discours organique qui fait que la réalité, fût-elle de pure convention, est la réalité. Ayant perdu son autonomie financière, gage de la liberté de son auto-invention, il doit redevenir celui qu’il a toujours été pour les autres et reprendre la place que le discours lui avait toujours destiné, en redevenant Mathias Pascal, et, avec une note d’humour, feu Mathias Pascal.
8À l’égard du pouvoir des autres, la position du fou constitue à la fois une position d’échec et une position de revanche. Dans le roman Uno, nessuno e centomila (Un, personne et cent mille),Moscarda prend conscience que la représentation qu’il a de lui-même n’a que très peu à voir avec celle que chacun des autres peut avoir de lui. Cette prise de conscience n’est qu’un point de départ qui porte initialement sur son aspect physique. Mais bien vite Moscarda s’aperçoit qu’il est pour les autres ce à quoi son patronyme est historiquement associé : à savoir à l’usure et à tous les abus dont son père, banquier, a pu se rendre coupable. Il n’est rien d’autre qu’un usurier, quoi qu’il fasse, et quelle que soit la façon dont il se sent intérieurement disposé envers les activités bancaires. Le nom Moscarda lui-même indique cette présence harcelante de l’usurier qui revient toujours troubler le repos des plus pauvres4. Mais le personnage est né sous le signe d’une indépassable contradiction, puisqu’il se prénomme Vitangelo, avec tout l’idéalisme que cela laisse entendre d’une part, et toute la force vitale, tout le désir de participation universelle qui peut y être contenu d’autre part. La folie est la résultante de cette contradictiondiction, voire de cette aporie existentielle. Et en cohérence avec cette contra, il va se faire voleur de sa propre banque pour nier radicalement ce que le discours veut qu’il soit pour les autres. Cette position lui permet de dire ce qu’il entend dire, en toute liberté, mais précisément avec cette liberté qui est consentie aux fous, la liberté d’un être qui est d’emblée, et en sa totalité, disqualifié, c’est-à-dire supposé inadéquat à tout réel de référence, puisque l’on est toujours dans la représentation d’une vérité comme discours adéquat au réel.
9L’autre folie est celle d’Henri IV, dans la pièce du même nom. Un personnage, dont on ignore le nom réel, a été fou à la suite d’une chute de cheval provoquée par un rival lors d’une cavalcade historique. Cette folie supposée réelle suivie d’une folie feinte a consisté pour Henri IV à se prendre pour Henri IV, puis à se faire passer pour quelqu’un qui se prend pour Henri IV, sans que les autres aient eu la possibilité de percevoir le glissement qui venait de s’opérer. Le personnage a donc soumis tout son entourage qui avait voulu son aliénation (l’aliénation n’étant que la forme atténuée5 de son élimination) au pouvoir performatif de son discours de roi qui impose que l’on comparaisse devant lui en costume d’époque, et que l’on s’adresse à lui comme à un roi : il impose à une société faite de conventions aliénantes une autre convention, non pas celle qu’il a voulue, mais celle dans laquelle, au bout du compte il peut déguster le plaisir de la revanche, fût-elle à son tour aliénée.
10Le dénouement le plus heureux à la tentative d’échapper au pouvoir de la parole des autres est présenté dans la pièce intitulée Il Piacere dell’onestà (La Voluptéde l’honneur) : un homme, dont le crédit social est désormais nul puisque sa signature ne vaut plus, à la suite de déboires sur lesquels le spectateur n’a pas plus de précisions que cela, va venir au secours (formel, mais aussi social) d’une jeune fille qui va donner naissance à l’enfant d’un homme marié. Baldovino, puisqu’il s’appelle ainsi, va devenir le prête-nom utile pour masquer ce qu’une société pudibonde ne veut surtout pas voir et pour éviter le désordre qui pourrait résulter de l’éclatement de la vérité au grand jour. Tout serait relativement simple, si ceux-là mêmes qui l’ont convoqué n’avaient aussi l’intention de se débarrasser de sa pré physique encombrante en le prenant au piège d’une machination qui devrait le faire apparaître aux yeux de tous coupable de vol. Mais c’est là ne pas compter avec sa terrible capacité de déduction et d’anticipation6 qui le fait échapper au piège qui l’attendait. Sa capacité de réplique, ses qualités humaines, son désir d’assumer pleinement le rôle de père d’un fils qui n’est biologiquement pas le sien émeuvent celle qui n’était son épouse que pour la forme et suscite en elle un amour authentique qui vient faire coïncider construction factice et réalité en donnant consistance réelle à ce qui n’était que pure forme. Baldovino comme son épouse ont ainsi répliqué, chacun à sa manière, et dans une construction de pure forme, mais rigoureusement élaborée, au pouvoir d’exclusion du discours des autres.
11Enfin, la production artistique peut permettre au sujet de se réaproprier le réel de son existence en s’appropriant la réalité du discours artistique : c’est ce que fait l’actrice, Donata dans la pièce Trovarsi (Se trouver), qui a fait le choix de donner sa réalité de corps au discours théâtral, en vivant dans sa chair le texte de son rôle, en lui donnant sa voix, ses émotions et ses sentiments. Certes une marge d’interrogation et d’incertitude subsiste entre deux représentations, c’est-à-dire dans la réalité sociale où Donata éprouve quelques difficultés à trouver sa place, si ce n’est comme celle qui ne peut être assignée à aucune place7, en raison même de son choix professionnel qui est, fondamentalement, un choix de vie.
12Mais la réappropriation réelle du discours, l’acte de pouvoir qui fait de l’individu le sujet de sa parole, c’est la création artistique à la première personne si l’on peut dire, par contraste avec le comédien ; pour l’auteur, il n’y a plus de différence entre réalité et fiction, puisque par son art il donne réalité au monde intérieur qui l’habite ; tout instant de la vie, tout événement est pour lui un moment de sa création. Pour Pirandello, au plan de la représentation mentale, il n’y a pas de différence entre la réalité extérieure et la réalité psychique ou imaginaire : ce n’est pas la vérité ou leur degré de vérité qui les distingue mais la volonté. Mais au moment où une telle affirmation prend artistiquement corps, avec I Giganti della montagna (Les Géants de la Montagne), la conclusion de l’œuvre de Pirandello se fait paradoxale comme pour signifier la crainte que le monde à venir, dominé par la machine et la satisfaction des seuls besoins matériels, réduise à néant toute possibilité de dépassement de la contingence qu’impose la matérialité de nos existences de chair et toute possibilité de formulation d’une parole authentique.
13Tel est le cheminement de la problématique pirandellienne qui va de la mise en évidence de l’aliénation au discours des autres à la crainte que la parole libérée ne puisse, à l’avenir, trouver son champ et son lieu d’exercice.
Bibliographie
Bibliographie sommaire.
Parmi la très abondante bibliographie pirandellienne, nous mentionnerons seulement les ouvrages qui font directement référence au primat des signifiants :
Gardair (Jean-Michel), Pirandello, fantasmes et logique du double, Paris, Larousse, 1972.
Spizzo (Jean), Pirandello : dissolution et genèse de la représentation théâtrale, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
Vittori (Gérard), Pirandello et les Signes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1993.
Notes de bas de page
1 « e le perdonerebbe lei, al mio posto, se invece d’essere padre fosse marito ? », L’Esclusa, Oscar Mondadori, 1985, p. 18. Cette réplique fait apparaître clairement que ce qui va opposer beau-père et gendre, c’est une question de position, de place dans le système des alliances.
2 On en trouve témoignage dans l’usage « absolu » des mots désignant la relation, si l’on entend par usage absolu l’absence de référence à la réalité des êtres : déjà, par le langage, Marta est exclue et n’est plus qu’un prétexte à la rivalité entre hommes, ou plus exactement à la rivalité entre les marionnettes (pour reprendre le mot du personnage Ciampa dans Le Bonnet du fou) des deux mâles, l’une n’ayant scrupule de sauver sa face au détriment de l’autre, contrairement aux règles habituelles de la paix sociale (on peut sur ce point faire référence aux travaux sur la vie quotidienne du sociologue américain Ervin Goffman).
3 Celui-là même à qui il a refusé la main de sa fille ; c’est dire à quel point il l’estime peu digne de son estime. Mais dans l’instant et dans la situation, c’est l’homme qui convient pour achever le processus de dégradation symbolique et réel de la famille dont le nom est entaché, dans la façon du père de concevoir les choses. Mais dans ce processus ultime, le père garde, comme il convient dans une société patriarcale, une place décisive, puisqu’il décide seul, sans les femmes, de ce qui sera le destin de déchéance de la famille qui continue de vivre sous le régime de son patronyme, y compris après la mort programmée du père Ajala.
4 Le patronyme Moscarda est construit sur la référence à la mouche (mosca en italien), une référence d’ailleurs assortie de l’emploi d’un suffixe à connotations péjoratives (sur ce point, on pourra consulter les pages très suggestives de Jean Spizzo, dans Pirandello : dissolution…, op. cit., p. 336-337).
5 Notons que cette atténuation n’a rien de voulu : elle est simplement une exclusion par la mort, une élimination, ratée. Il existe un autre exemple d’exclusion atténuée (sans compter celle dont nous avons parlé, celle de Marta), c’est dans le roman L’Exclue celle de la mère de Rocco Pentagora, répudiée par son mari pour les mêmes raisons que Marta – avec cette compulsion de répétition qui se joue d’une génération à l’autre – ; mais la différence avec Marta, c’est qu’il s’agit pour cette mère d’une exclsuoion initialement atténuée qui se conclut comme l’autre exclusion par une mort réelle ; l’élimination atténuée en exclusion sociale a pour ce personnage la même efficacité que l’émination pure et simple. De fait, c’est une élimination différée dans le temps, qui présente une similitude, par-delà la différence finale radicale – avec celle de Marta et une simultanéité. On ne pourra pas manquer de noter non plus que la simultanéité s’achève sur une symétrie : au moment où meurt la mère de Rocco Pentagora, Rocco retrouve Marta et accepte l’enfant à naître de la relation adultérine que sa répudiation a, au bout du compte, amenée.
6 On peut avancer que le prénom du personnage, Baldovino, est à entendre comme « Bel-dovino » (« je devine bien »).
7 Donata ne parvient pas à trouver sa réalité, c’est-à-dire qu’il lui est presque impossible de dire et de faire consister sa réalité dans ce qui n’est autre que la facticité du monde social. Ce fait ne manquera pas d’incidences sur la difficulté qui s’avère impossibilité de recevoir l’amour d’un homme qui se sent placé en situation de rivalité avec l’ensemble des autres hommes auxquels Donata se donne, ingénûment – artistiquement –, lors de ses représentations théâtrales : Elj, puisque tel est le nom de son amoureux, projette sur ces autres hommes le même regard de désir que le sien.
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