Le roman saisi par la logique du recueil
p. 223-235
Texte intégral
1Je parlerai ici du roman.
2Voilà assurément qui ne saurait manquer de surprendre, dans cet ouvrage consacré au recueil, à cette forme que nous sommes quelques-uns à essayer de distinguer, soit de formes cousines (comme l’anthologie, les œuvres complètes, les revues), soit de genres en bonne et due forme, institués ceux-là, et auxquels se rattachent des « horizons d’attente », des « stratégies interprétatives » assurément diversifiés, concurrents parfois, mais qui par leur diversité et leurs conflits mêmes paraissent saturer l’espace de nos lectures. il convient donc que je m’explique un peu.
3Je dirai d’abord que le recueil, comme forme, n’est pas le résultat de ce mouvement qui consiste à le dégager de genres préexistants (et parfois hégémoniques), mais le mouvement même de ce dégagement qui n’est jamais achevé et dont l’inachèvement fait du recueil ce qu’il est : un dispositif éminemment transversal, par définition. le recueil ne sera jamais un genre, ni une forme pure : réunion de nouvelles, de poèmes, d’essais, de tout cela mêlé parfois, le recueil est immanquablement lesté de ce dont il est fait, de ce avec quoi il travaille, de ce dont, en même temps, il doit en quelque sorte se démarquer, jamais complètement. d’où son caractère discrètement et modestement dialectique : même lorsque le recueil affiche sa spécificité, qu’il ne se contente pas de juxtaposer des textes pris dans l’orbite d’autres genres, qu’il fait de cet assemblage le lieu de son intervention propre, cette spécificité ne sera jamais telle que l’on pourra faire abstraction de ce sur quoi elle s’exerce.
4Je dirai, ensuite, que le cas du recueil de nouvelles ne simplifie en rien cet équilibre instable, car l’espace générique dans lequel il se faufile n’est pas occupé uniquement par le genre endogène qu’il implique, la nouvelle, mais aussi par un genre exogène qui n’est jamais très loin et dont l’ombre plane sur les recueils narratifs : le roman, bien sûr. L’alternative, à peine schématiquement, pourrait se formuler ainsi : ou bien le recueil se limite à un simple assemblage, et il n’est alors que le véhicule éditorial d’un certain nombre de textes par lui réunis, un recueil de nouvelles ; ou bien il s’engage dans un tressage de liens qui, s’il peut le faire apparaître comme un recueil de nouvelles, risque en même temps, insidieusement, de le faire glisser vers le roman. Les éditeurs ne s’y trompent pas, qui rebaptisent parfois, à l’occasion d’une réimpression, « roman » des ouvrages qui ne portaient pas d’affiliation générique et se donnaient donc à lire, silencieusement il est vrai, comme recueils de nouvelles 1. Le calcul (qui est aussi économique) est simple et il n’est pas aventureux de supposer qu’il tient pour une large part à la faveur dont jouit un genre qui a l’unité et la totalisation de son côté.
5Mais avançons avec un peu plus de prudence. Il est courant, assurément, d’opposer le recueil de nouvelles et le roman, la discontinuité du premier à la continuité du second. Certes, les spécialistes du recueil insisteront sur les diverses architectures qu’il peut mettre en place, mais la nécessité même de ce rappel constamment réitéré dit bien que cette idée ne va pas tout à fait de soi et que le recueil est d’abord perçu dans sa discontinuité. Rien de tel du côté du roman, dont les rebondissements, les coups de théâtre et les divers chassés-croisés se produiraient au sein d’un récit unitaire, organique, cimenté par une trame narrative où chaque pièce jouerait son rôle, jusqu’à se fondre dans l’ensemble. L’affaire, sur ce terrain, semble entendue.
6Elle ne l’est pas tout à fait pourtant. Car, disant cela, ce n’est pas au roman que l’on oppose le recueil de nouvelles, mais bien à un régime narratif particulier, triomphant à partir du xixe siècle, mais qui, en amont comme en aval, coexiste avec un romanesque de la discontinuité plus ou moins vive. Le Roman Comique de Scarron, en plus de présenter un fil unificateur passablement décousu où les péripéties s’enchaînent sans trop de souci téléologique, va jusqu’à incorporer quatre nouvelles traduites de l’espagnol (« L’amante invisible », « À trompeur, trompeur et demi », « Le juge de sa propre cause » et « Les deux frères rivaux ») 2. Non seulement ces nouvelles, de par leurs teneurs respectives, n’entretiennent aucun lien diégétique avec la fiction environnante, mais de plus l’intrigue fermement établie qui se déploie en chacune ne peut que souligner, par contraste, l’allure échevelée des aventures des comédiens — sans compter que l’insertion des nouvelles se fait par un procédé faiblement intégrateur, l’enchâssement narratif (comme dans les recueils boccaciens…). Jacques le fataliste, un siècle plus tard, exacerbera ce dispositif en faisant de la rupture (d’une histoire à l’autre et d’un niveau narratif à l’autre) l’un de ses principaux mécanismes générateurs. Au xxe siècle, les exemples abondent au point de donner l’embarras du choix : ruptures stylistiques dans l’Ulysse de Joyce, génériques dans le Neige Noire d’Hubert Aquin (qui combine scénario d’un film imaginaire et métadiscours sur, notamment, ce scénario) ; ruptures spatio-temporelles dans La Vie mode d’emploi de Perec ; guerre des récits chez Robbe-Grillet, Claude Simon, Pinget et Aquin encore (Prochain épisode, Trou de mémoire )… 3
7Loin de moi l’idée de proposer un réaménagement générique qui ferait de ces romans discontinus (et parfois discohérents ; j’y reviendrai) des recueils qui ne s’avoueraient pas tels. Je voudrais seulement, prenant acte de l’impossibilité d’assimiler roman et récit unitaire, m’interroger un peu sur ses relations, peut-être moins limpides qu’on le croit, au recueil. Qu’en est-il, une fois que l’on a reconnu l’action du fragmentaire dans le roman, de la distinction entre celui-ci et le recueil de nouvelles ? Telle est la question que j’aborderai ici, non pas dans une perspective typologique, mais dans l’espoir de mieux comprendre les rapports complexes entre liaison et coupure, entre l’unification et les divers dispositifs qui y résistent ou qui la contrecarrent.
L’autonomie
8Ouvrons un livre, dont nous constatons, un coup d’œil y suffit, qu’il est fait de parties successives, qu’elles soient numérotées, titrées, ou simplement séparées par un saut de page. Le vocabulaire, déjà, nous offre deux termes pour désigner ces parties : un roman est fait de chapitres, un recueil, de nouvelles. Cette terminologie en apparence simple recouvre en fait une distinction d’envergure : les nouvelles d’un recueil sont réputées, jusqu’à preuve du contraire, autonomes ; les chapitres d’un roman ne sont pas censés l’être. Cette autonomie des nouvelles est d’ailleurs, selon André Carpentier et Denis Sauvé (1996), l’un des axiomes sur lesquels fonder une définition du recueil : quels que soient les dispositifs par lesquels celui-ci exhibera une construction d’ensemble, celle-ci n’abolira jamais tout à fait la possibilité d’une lecture des pièces constitutives en tant que textes indépendants.
9Mais de quelle autonomie parle-t-on au juste ici ? D’autonomie sémantique, éditoriale, esthétique ? Les enjeux, on s’en doute bien, sont loin de se recouvrir selon l’angle sous lequel on aborde les textes. Ils ne sont pas pour autant simples, même si on s’en tient à un seul type d’autonomie. Considérons le problème de l’autonomie sémantique, que je formulerais ainsi : quelles conditions doivent être remplies pour qu’un texte isolé soit intelligible (ou déclaré tel) ? Par rapport à quoi mesurer cette autonomie ? Force est de reconnaître qu’aucun texte n’est, sémantiquement parlant, autonome de manière absolue : l’intelligibilité, nous le savons bien, dépend de la mobilisation incessante de savoirs encyclopédiques — mobilisation qui, pour s’effectuer de manière inconsciente et apparemment « naturelle », n’en joue pas moins un rôle crucial.
10L’autonomie sémantique des textes ne saurait donc être qu’une autonomie intertextuelle : aux textes réciproquement autonomes que seraient (en principe) les nouvelles, on opposera les textes réciproquement interdépendants que seraient, toujours en principe, les chapitres de romans. Mais comment s’exerce cette interdépendance ? Une approche désormais classique en linguistique textuelle y voit une relation asymétrique : pour Irina Bellert (1970), par exemple, un texte est cohérent s’il met en place les conditions d’un réinvestissement interne du sens, à mesure que la lecture y progresse vers l’avant : ce qui précède est alors nécessaire à l’intelligibilité de ce qui suit. L’approche de Bellert est microstructurelle, mais on pourrait imaginer son extension à l’échelle macrostructurelle : la connaissance du premier chapitre d’un roman serait un préalable à la compréhension du deuxième, celle du deuxième à l’intelligibilité du troisième, et ainsi de suite. Le recueil, lui, affranchirait le lecteur de cette contrainte — de là la possibilité de le parcourir dans un autre ordre que celui des pages.
11Je crains cependant encore une fois qu’à souscrire un peu vite à ces hypothèses nous ne faisions que conforter des évidences communes mais peut-être trompeuses. D’abord, la mobilisation « vers l’aval » du sens (connaissance des personnages, des situations, des trames diégétiques amorcées) cohabite avec le mouvement inverse, celui de l’intelligibilité rétrospective. Quiconque a déjà lu un roman policier sait à quel point le dernier chapitre, celui où s’énonce la solution, réinjecte (virtuellement) du sens dans un récit qui, jusque-là, multipliait les faux semblants, les allusions obscures, les circonstances non élucidées. Ensuite, je ne suis pas sûr que la thèse de l’asymétrie passe l’épreuve d’une vérification empirique : s’est-on jamais assuré qu’un chapitre quelconque de roman, le septième disons, n’est pas intelligible (et dans quelle mesure ? sur quels plans ?) si on n’a pas lu les six chapitres précédents ? L’expérience mériterait d’être un jour tentée… Que faire aussi du cas, embarrassant quand on y songe, des extraits de romans d’abord publiés isolément ? Claude Simon, on le sait, a souvent donné à des revues diverses belles pages que l’on a retrouvées, ensuite, dans ses romans — souvent sans la moindre marque typographique qui permettrait, à la lecture des seconds, de deviner l’extraction dont il ont fait, ailleurs, l’objet. Ces textes sontils autonomes lorsqu’ils sont en revue, perdent-ils leur autonomie lorsqu’ils se retrouvent dans un roman ?
La fragmentation
12Une autre confusion nous guette lorsque nous abordons le recueil : celle qui nous mènerait à assimiler autonomie et fragmentation, comme si l’une était le corollaire de l’autre. Un examen minimal des pratiques romanesques, là encore, engage à la prudence : il n’est pas rare que des romans opèrent selon une logique de la fragmentation sans que le lecteur ne soit pour autant enclin à tenir les fragments pour des pièces autonomes. De tels dispositifs ne doivent pas être rattachés automatiquement à la modernité romanesque, dont ils ne sont pas l’apanage. Le roman policier, surtout contemporain, s’emploie fréquemment à dérouter ses lecteurs, et à exacerber leur activité inférentielle, par la multiplication des lignes narratives ou diégétiques, juxtaposées selon une mosaïque où le ciment semble faire cruellement défaut — quand le texte ne s’ingénie pas à disposer des fausses pistes qui égareront les efforts de reconstruction d’une trame surplombante.
13Ainsi, dans Le dernier roman d’Hélène Desjardins (2001), deux séries de chapitres (l’une numérotée en chiffres arabes, l’autre en chiffres romains, de sorte qu’il y a deux premiers chapitres, deux deuxièmes, etc.) alternent régulièrement. La première série est narrée par un écrivain policier, qui dit rédiger son dernier roman, un roman quelque peu particulier, car il est censé relater à l’avance le meurtre — réel — de son épouse qui l’a trompé. La seconde série, elle, est plus intrigante : narrée par une jeune femme qui se réveille amnésique à l’hôpital, elle fourmille bien évidemment de lacunes (causées par l’état de la narratrice) que le lecteur n’est que trop tenté de combler à partir du récit de l’écrivain, à la faveur cependant d’un décalage temporel : la jeune femme serait l’épouse infidèle à qui un traumatisme indéterminé (mais sans doute lié aux visées homicides de son mari) aurait fait perdre la mémoire. La fragmentation, jusqu’ici, prend la forme du pointillé, d’un pointillé que le lecteur, qui ne doute guère de la possibilité d’une articulation entre les séries, peut facilement recouvrir d’un trait continu encore qu’hypothétique.
14Mais cette hypothèse facile apparaît bientôt entachée d’un soupçon. Lorsque la mémoire revient (partiellement) à la narratrice, celle-ci dit s’appeler Caroline — alors que l’épouse du romancier se nomme Anne-Marie. Y aurait-il alors deux femmes et non une seule ? Comment expliquer alors les attentions un peu inquiétantes que l’homme semble prodiguer à cette Caroline (qu’il appelle d’ailleurs lui-même ainsi, confirmant du coup que la mémoire défaillante de la narratrice n’est pas en cause) ? La solution, qui poindra peu à peu, finira bien entendu par dissiper toutes ces énigmes. Il m’importe surtout de noter qu’entre-temps le dispositif aura misé aussi bien sur la fragmentation (du texte) que sur le postulat (lectural) d’une cohérence, même si celle-ci se dérobe provisoirement. Le roman policier classique mettait en scène un détective qui, face à la profusion contradictoire et lacunaire des indices et des témoignages, tentait (avec succès) de reconstituer un récit lisse et sans faille apparente, de contenir ce que Jacques Dubois décrit comme le « chaos narratif » des premiers chapitres (1992). Le lecteur, lui, pouvait aussi bien mesurer ses propres capacités abductives à celles de l’enquêteur que, plus paresseusement, suivre ce dernier en attendant le moment où l’écheveau allait être débrouillé pour lui. Des textes comme Le dernier roman changent la donne, par une simple dévolution des responsabilités : nul détective (si ce n’est Anne-Marie lorsqu’elle se débat avec le mystère de sa propre identité) dans ce roman où les énigmes ne sont pas tant fictives que textuelles, et sont à résoudre par le lecteur qui s’engage dans un parcours semé de chausse-trappes.
15La fragmentation, dans de tels romans, joue un rôle éminemment pragmatique : elle est moins une propriété intrinsèque du texte qu’une composante d’un dispositif qui vise la lecture et affecte tant ses opérations que ses stratégies. Toute fragmentation n’aboutit cependant pas au même type de dispositif : les modalités de la fragmentation jouent un rôle au moins aussi crucial que la fragmentation comme telle. Pour le faire voir, je voudrais maintenant considérer un exemple passablement différent du précédent : le Triptyque de Claude Simon (1973).
16 Triptyque se divise en trois parties (ni numérotées ni titrées), mais ce n’est pas sur ce plan que la fragmentation la plus vive opère. En effet, les trois « histoires » annoncées dans le prière d’insérer (« une noce qui tourne mal, la noyade accidentelle d’un enfant, un fait divers dans une station balnéaire ») ne correspondent nullement aux trois parties puisque les histoires, segmentées à souhait, sont distribuées sur l’ensemble, selon une disposition où chaque trame diégétique est constamment interrompue par le passage soudain à l’une des deux autres. La soudaineté de ces irruptions joue ici un rôle non négligeable car, si chaque partie s’offre comme une ligne textuelle ininterrompue, sans alinéa aucun, cette continuité recouvre en fait des bris spatio-temporels d’autant plus déconcertants qu’ils surviennent sans le moindre signe indicateur. Jean Ricardou l’avait bien noté : un hiatus est d’autant plus agressif qu’il ne bénéficie d’aucune annonce préalable (1973 : 76-77). Pourquoi ? Parce qu’il occasionne, à répétition, des effets de fausse continuité : emporté par le mouvement du récit ou de la narration, le lecteur peut difficilement s’empêcher d’aborder la suite du texte comme la continuation d’un épisode — jusqu’à ce qu’il rencontre des corps narratifs étrangers, des éléments diégétiques incompatibles avec ce qu’il lisait, ce qui l’oblige à revenir en arrière et à ménager, lui-même, des frontières (parfois indécises au demeurant) dans le fil trompeusement lisse du discours.
17Le roman de Simon n’est cependant pas basé sur la seule fragmentation ; des dispositifs articulatoires y agissent aussi, mais ceux-ci n’assurent aucune totalisation de l’ensemble. Chacune des séquences, en effet, parvient à capturer les deux autres, dont elle fait une représentation au second degré (projection cinématographique, carte postale, affiche, etc.). Ce jeu de captures réciproques, « discohérent » selon le terme proposé par Ricardou, aboutit à une cohabitation non paisible de récits hétérogènes dans un même espace disputé : la totalisation n’est ni triomphante, comme dans le récit unitaire, ni abandonnée, comme dans un récit simplement « éclaté » : la totalisation devient ici l’un des enjeux majeurs du rapport instable que le texte entretient avec lui-même, puisque la hiérarchisation de l’ensemble y travaille, si je puis dire, contre elle-même.
Le recueil
18C’est autre chose, semble-t-il, que nous propose le recueil de nouvelles. D’une part, la fragmentation y est ostensible — mais, affermie par un appareil paratextuel qui circonscrit chaque pièce et lui procure une identité nominale (chaque nouvelle n’a-t-elle pas droit à son titre ?), elle aboutit à une cohabitation on ne peut plus paisible dans un même livre, segmenté certes, mais qui semble bien s’accommoder de cette segmentation peu problématique (puisqu’elle n’affecte pas une unité préalable qu’elle viendrait fissurer). D’autre part, l’intégration y est possible (le lecteur pourra lier les nouvelles sur les plans stylistique, thématique ou fictionnel), mais cette intégration relève, selon le mot de René Audet, d’une autre « strate » de lecture » (2000 : 135), de sorte qu’on est tenté d’appliquer au recueil de nouvelles l’idée de double Lecteur Modèle proposée par Umberto Eco ([1990] 1992 : 36-38) : le premier de ces Lecteurs se concentre sur chaque nouvelle comme entité indépendante, comme récit ; le second peut, en outre (et probablement lors d’une relecture), examiner les parallélismes et les croisements entre ces entités. Ce second Lecteur Modèle, je ne crois pas qu’il travaille dans la perspective d’une intégration maximale ou, plus exactement, qu’il fasse du critère d’intégration un enjeu essentiel. Je dirais que les éventuels liens entre les nouvelles constituent plutôt, pour ce lecteur, une plus-value esthétique, opérant à un autre niveau, et que pour être souhaitable (du moins dans certaines optiques interprétatives), l’intégration, si elle n’est que partiellement obtenue, ne pose nullement problème. Ce ne sont donc pas seulement les nouvelles d’un recueil qui cohabitent sans tension ; ce sont aussi les deux lectures qu’on peut faire de l’ensemble, l’une axée sur l’idée d’autonomie des nouvelles, l’autre axée plutôt sur la recherche de liens surplombants. On voit la distance, rendue sensible par des manœuvres comme celles auxquelles se livre Simon dans Triptyque, par rapport au roman.
19Cette distance, elle résulte d’un principe sur lequel, à mon avis, on n’a pas assez insisté, et que j’appellerais le principe de vectorialité (ou, si l’on préfère, d’asymétrie) des hybridations génériques. Un roman qui se rapproche du recueil de nouvelles n’aboutit pas au même dispositif qu’un recueil qui se rapproche du roman. La différence ne tient pas forcément au résultat empirique, qui peut être semblable dans certains cas (de là que certains textes peuvent, selon les éditions, passer sans trop d’encombres du statut de « recueil » à celui de « roman »), mais plutôt aux horizons d’attente qui sont en cause de part et d’autre. Dans la mesure où l’unité et la progression du récit sont des composantes majeures de l’horizon d’attente face au roman, toute atteinte à cette unité et à cette progression est tendanciellement problématique (à des degrés divers et compte tenu des manœuvres effectivement mises en œuvre, bien entendu). Par contre, l’émergence de liens entre les nouvelles d’un même recueil ne problématise rien, si ce n’est une structure faible (celle du recueil comme simple assemblage non concerté) et, en procurant cette plus-value esthétique dont j’ai parlé, conforte des catégories littéraires on ne peut plus rassurantes : l’intention de l’auteur (qui aurait tout concerté), la permanence de son imaginaire, ses idiosyncrasies stylistiques ou narratives…
20Faut-il donc voir dans le recueil de nouvelles un dispositif sans dangers, soit qu’il se réduise à un simple artifice éditorial (lorsqu’il juxtapose au petit bonheur des pièces éparses), soit qu’en tentant de s’affirmer comme recueil il subisse aussitôt l’attraction du récit unitaire ? Les choses, encore une fois, sont moins simples. J’essaierai de le montrer en abordant, brièvement, trois recueils aux stratégies assez différentes, mais qui ont en commun d’engager la lecture dans des parcours transversaux assez problématiques : L’Affaire Selvinde Karel Capek ([1929] 1967), Sans cœur et sans reproche de Monique Proulx (1983) et The Fifth Head of Cerberus de Gene Wolfe (1976).
21Le recueil de Capek réunit une vingtaine de nouvelles à teneur policière ; cette affiliation générique tend évidemment à l’homogénéiser, de même que la manière toute particulière, proche de celle de Chesterton par sa désinvolture, avec laquelle Capek retourne les formes canoniques du récit d’énigme. Ce n’est cependant pas cet aspect qui me retiendra ici ; c’est plutôt la façon dont les neuf dernières nouvelles s’enchaînent les unes aux autres : à partir de « La disparition de M. Hirsch », le recueil, jusque-là composé de récits à la troisième personne 4, prend soudain l’allure, assez boccacienne, d’une enfilade de récits assumés par des tiers, apparemment réunis (lors d’une veillée ?) pour échanger diverses anecdotes censées illustrer autant de facettes de la personnalité des criminels. Or cette réunion imaginaire demeure non seulement virtuelle mais peut-être illusoire ; aucun récitcadre n’apparaît qui permettrait d’assurer que les narrateurs-interlocuteurs sont effectivement co-présents. La liaison ne tient donc pas à une structure surplombante, mais aux dispositifs articulatoires mis en place dans les incipit respectifs de ces nouvelles, qui comprennent des marques énonciatives ténues, lesquelles se donnent à quelques reprises comme la réplique à une intervention antérieure (par exemple : « — Ça, c’est tout à fait vrai, fit le détective Holub, toussant modestement. À la police, nous n’aimons guère les “extras”, les affaires qui sortent de l’ordinaire, nous n’aimons pas non plus les hommes nouveaux » [1967 : 209], ou encore « — Oui, cela arrive quelquefois, messieurs, rétorqua le capitaine de gendarmerie Havelka » [ibid . : 221]). Mais ces répliques ne répondent à rien (ou à n’importe quoi) ; tout se passe en définitive comme si chacune des nouvelles produisait, de son intérieur, un effet de récit-cadre, une scène énonciative en principe commune, en fait abstraite et instable puisque les articulations — et les nouvelles avec elles — s’ignorent les unes les autres, simulent une série tout en vidant celle-ci de toute substance.
22L’ouvrage de Capek montre que le recueil, comme prétendue structure globale, résulte en fait de dispositifs articulatoires qu’il suffit de pervertir pour en exposer la transcendance factice. Le recueil de Proulx procède d’une manière semblable, en mettant en place les conditions d’une unification qu’en même temps il déjoue régulièrement. Cette fois, le principe articulatoire repose sur les personnages, ou plus exactement sur l’onomastique, car Sans cœur et sans reproche met en scène, d’une nouvelle à l’autre, un « Benoît » et une « Françoise » qui ne sont jamais — une foule de détails fictionnels permet de s’en assurer rapidement — les mêmes. Ce dispositif pourrait s’apparenter à une stratégie privilégiée par Robbe-Grillet (dans La maison de rendez-vous [1965] par exemple), à cette — importante — différence près que le lecteur de Sans cœur et sans reproche n’hésite jamais bien longtemps sur l’identité des personnages, d’autant plus que ces identités, considérées à l’échelle de chaque nouvelle prise isolément, ne sont aucunement problématiques ; on est donc loin des glissements incessants que le Nouveau Roman fait subir à sa fiction. Il demeure que le recueil résiste à l’attraction du récit unitaire, sans que ce soit au profit d’une autonomisation des nouvelles, elle aussi remise en question par la récurrence, même strictement nominale, des « Benoît » et des « Françoise ». Une autre astuce, enfin, doit être notée : la séquence des nouvelles est sous-tendue par un lien thématique, mais de nature syntagmatique et non paradigmatique : ce n’est pas un thème commun qui se déploie au long de l’ouvrage (et qui se modulerait en diverses variations), mais un parcours abstrait qui part de la naissance et, à travers l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte et enfin la vieillesse, aboutit à la mort : or, ce qui constituerait un fil conducteur on ne peut plus traditionnel dans un roman devient ici, en raison de l’hétérogénéité des personnages, un pointillé parfaitement abstrait qui ne prend que partiellement en charge les divers récits. Parler ici de subversion me paraîtrait cependant quelque peu excessif, ne serait-ce que parce que le dispositif d’ensemble se prête remarquablement à une interprétation globalisante, qui ferait du recueil l’illustration concrète des bifurcations que peut prendre l’existence humaine — interprétation, on le voit, qui ferait finalement des « Benoît » et des « Françoise » autant d’avatars de deux individus soumis aux aléas du destin.
23Si le recueil de Capek et celui de Proulx rappellent que l’émergence d’une structure englobante se décide à hauteur de manœuvres chaque fois textuelles, celui de Wolfe exacerbe cette leçon en plongeant, cette fois, le lecteur dans une série de perplexités grandissantes. Il est particulièrement difficile de résumer ou même seulement de décrire The Fifth Head of Cerberus ; je puis au moins essayer d’expliquer pourquoi. La première nouvelle, éponyme, raconte (à la première personne) l’enfance d’un jeune garçon qui habite Sainte-Croix, une planète colonisée quelques siècles plus tôt par les humains. On y apprend, à la faveur d’un passage très allusif, que ce monde fait partie d’un système planétaire double et que sur la planète sœur, Sainte-Anne, vivaient à l’origine des aborigènes qui semblent avoir été exterminés par les humains — à moins qu’ils n’aient utilisé leurs aptitudes métamorphiques pour prendre leur place (c’est du moins ce qu’aurait prétendu un certain docteur Veil, dont on apprendra bien plus tard qu’elle est la tante du narrateur, ou plutôt un clone dérivé de ce dernier…). La deuxième nouvelle permet d’avoir un aperçu de la vie des aborigènes sur Sainte-Anne avant l’arrivée des terriens ; elle est centrée autour des aventures — à saveur initiatique — d’un jeune chasseur nommé John Sandwalker. Mais cet aperçu est fortement indirect : le titre de la nouvelle, « “A Story,” by John V. Marsch », permet de comprendre qu’il s’agit d’une reconstitution, au degré de fiabilité fort incertain, tentée par ce Marsch, qui était d’ailleurs un personnage secondaire de la première nouvelle. La troisième et dernière nouvelle, « V. R. T. », permet d’en apprendre davantage sur ce Marsch. Les énigmes disposées par les deux premiers textes ne se dissiperont pas pour autant, bien au contraire. « V. R. T. » constitue en effet une manière de recueil en abyme : la nouvelle est composée d’une série désordonnée de fragments — transcriptions d’interrogatoires, journal d’expédition, etc. — concernant chaque fois Marsch, soit pendant sa recherche des derniers aborigènes qui pourraient avoir subsisté sur Sainte-Anne, soit pendant son incarcération, sur Sainte-Croix, à la suite d’un crime mystérieux (on apprendra à la fin qu’il s’agit de l’assassinat du père du premier narrateur, que celui-ci avait pourtant revendiqué). Mais Marsch est-il bien Marsch ? On a toutes les raisons d’en douter, car le jeune homme qui lui servait de guide pendant son expédition anthropologique semble bien usurper sa voix — et son identité — à mesure que l’on progresse à travers les fragments. La théorie de Veil (c’est-à-dire la substitution des aborigènes aux humains) serait-elle donc juste ? À moins que Marsch ne soit tout simplement devenu fou, comme bon nombre d’indices le suggèrent… Le lecteur est laissé à ces questions auxquelles la nouvelle — et le recueil tout entier — refusent de répondre.
24 The Fifth Head of Cerberus s’offre en définitive comme un puzzle textuel, mais un puzzle dont on ne sait jamais trop si les pièces s’ajustent les unes aux autres, ou si elles ne suggèrent des liens explicatifs que pour entraîner le lecteur de leurre en leurre. La relance constante (et réciproque) des énigmes et des pistes peut-être fausses, d’une nouvelle à l’autre, fait des rapports entre les textes — et des rapports de chacun à l’ensemble — l’enjeu de ce livre aux allures de labyrinthe.
25Je voudrais terminer par deux brèves remarques. La première est que le recueil de nouvelles peut échapper — ces exemples, je crois, le montrent — à l’alternative entre l’autonomie (des nouvelles) et la totalisation (du recueil). Visée et contrariée par toutes sortes de dispositifs, l’unification n’est pas, dans ces ouvrages, un horizon qui se superposerait sans heurt à la souveraineté des nouvelles, mais un enjeu constamment relancé, sans issue rassurante.
26La seconde remarque porte sur les nouvelles elles-mêmes, dont on aurait tort de croire qu’elles sont forcément préservées par ces dispositifs qui n’opéreraient qu’à hauteur de recueil. Certes, un recueil globalement problématique peut être constitué de nouvelles qui, elles, sont parfaitement cohérentes (Sans cœur et sans reproche correspond d’assez près à cette possibilité). La discohérence peut aussi agir à tous les niveaux, celui des nouvelles et celui de l’ensemble ; le cas est assurément plus rare, mais The Fifth Head of Cerberus en offre un bon exemple 5. Il reste que l’identité nominale des nouvelles — quelle qu’en soit, par ailleurs, l’économie textuelle interne — constitue dans tous les cas un autre pôle dans le système général des tensions qui agitent le livre. Ces tensions ne sont évidemment pas l’apanage du recueil, qui peut d’ailleurs les neutraliser au profit d’une cohabitation pacifique des textes qui le composent. Il suffit cependant que cette cohabitation vire à la contradiction inter-et intratextuelle pour que le recueil apparaisse, non pas comme une sage catégorie supplémentaire qui s’ajouterait à celles qui balisent notre regard sur les livres, mais bien comme leur traversée et leur bouleversement, minuscule et effervescent.
Bibliographie
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Ouvrages cités
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Notes de bas de page
1 Il faudra un jour s’interroger sur cet anonymat paratextuel du recueil.
2 Qu’on retrouvera respectivement aux chapitres IX et XXII de la première partie et aux chapitres XIV et XIX de la seconde.
3 Pour un cas récent, celui d’Eugène Savitzkaya, voir la contribution, dans cet ouvrage, d’Isabelle Asselin.
4 À l’exception des deux premières, « L’Affaire Selvin » et « Le chrysanthème bleu », qui se donnent comme des témoignages livrés (on ne sait à qui) par des personnages qui libèrent leur conscience d’un crime qu’ils ont autrefois commis.
5 Je pourrais aussi mentionner Last Orders de Brian W. Aldiss ([1976] 1979). Voir l’analyse qu’en propose ici même Isabelle Doucet.
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