Discohérence et mise en recueil
p. 135-140
Texte intégral
1Tout recueil crée un fantôme : celui du livre comme ensemble clos, uni, homogène. Car telle est la force du support (le volume, sa reliure, sa couverture), relayée par la force de la signature (l’instance auctoriale, d’un niveau supérieur aux textes réunis) et celle de l’intitulé (l’hypéronyme du titre, mécanisme majeur de la mutation de l’hétérogène en homogène). Certes, de nombreux recueils restent en deçà d’une telle unité, comme l’illustre bien la remarque de Stéphane Mallarmé sur les insuffisances de son propre recueil Divagations : « Un livre comme je ne les aime pas, ceux épars et privés d’architecture » (1976 : 69). Cependant, la critique de l’« épars » ne doit pas être lue dans un sens unique seulement, c’est-à-dire comme le rejet de tout recueil qui se contenterait de compter passivement sur le pouvoir fédérateur du support, du titre, de la signature. Au lieu de voir dans les regrets mallarméens le signe d’un défaut du recueil par rapport au livre, où apparemment le problème de la liaison se poserait de manière moins directe, il est possible de voir en sa remarque la prise de conscience du pouvoir de résistance du recueil qui, loin de calquer le modèle du livre homogène, l’interroge afin de rendre justice à l’hétérogénéité du texte, y compris au sein du volume traditionnel. Dans une telle perspective, le recueil n’est plus un sous-livre, c’est au contraire le livre qui devient un faux recueil, c’est-à-dire un recueil qui s’ignore.
2On voit assez que la notion de « recueil » telle que je propose de l’entendre ici est moins un objet qu’un fonctionnement textuel. Même si, en ce qui concerne le corpus analysé, je m’en suis tenu à trois recueils que tous classeraient spontanément parmi les recueils, ce qui va retenir mon attention est moins le corpus des recueils en tant que tel que les structures textuelles que l’idée, la théorie et la pratique du recueil permettent de clarifier, voire d’exaspérer.
3Trois auteurs ont nourri la réflexion que j’ai tenté de mener en ces pages : Jean Ricardou, dont la théorie matérialiste de l’écriture et de l’élaboration textuelle est toujours restée pour moi une source d’inspiration très vive (Ricardou, 1978) ; Anne-Marie Christin, dont les recherches sur l’écriture comme image m’ont aidé à mieux percevoir l’importance capitale du support de l’écriture (Christin, 1995 et 2000) ; enfin Roland Barthes, dont la bathmologie ou « science des degrés » (lancée dans Barthes, 1975, reprise et développée dans Renaud Camus, 1980) fournit l’occasion de développer une pensée paradoxale radicalement ouverte, non dialectique, où le choc de la thèse et de l’antithèse se dérobe sans fin à la synthèse dialectique pour engendrer une pensée « en spirale ».
4La littérature « moderne » a toujours été sensible au conflit entre texte et volume, entre la multiplicité virtuelle de l’écriture et l’unification imposée par le livre, à tel point qu’il ne serait pas absurde de songer à écrire une histoire de la littérature du XXe siècle en utilisant comme critère décisif la position adoptée par rapport au clivage entre texte et volume. On tentera d’esquisser quelques aspects de cette problématique en comparant trois « modernités » : l’écriture moderne, qui semble s’accommoder du volume (et aussi du titre et de la signature), l’écriture postmoderne, qui en exhibe les limites (et celles du titre comme celles de la signature), l’écriture hypermoderne, que l’on voit nouer de nouveaux liens avec le volume traditionnel (non moins qu’avec les fonctions du titre et de la signature).
5 Jaune bleu blanc de Valery Larbaud (1927) paraît assumer sans nulle fausse honte la violence exercée par le livre : « Un ruban jaune, bleu clair et blanc, a longtemps servi de lien aux manuscrits qui forment à présent cet ouvrage » (1927 : 9), nous apprend la préface. Or, pour peu qu’on examine l’objet, une négativité certaine se manifeste, qui joue à la fois contre le recueil et contre le livre. D’une part, c’est en effet le recueil qui se voit nié par Larbaud, qui insiste beaucoup sur le fait que le livre était là en germe, qu’il suffisait de remplacer le ruban par de la colle, la chemise par une vraie couverture : l’absence même de solution de continuité annule en quelque sorte la menace que l’hétérogénéité du recueil pouvait faire peser sur l’homogénéité du livre. Mais d’autre part, c’est aussi le livre qui se trouve contesté : le titre dissout en effet le support, replongeant la solidité du volume dans l’éparpillement du recueil, dans ce que le recueil a de plus ouvertement gratuit et aléatoire. À cela s’ajoute non pas la diversité des genres ou des styles, choses communes dont le livre est facilement capable de venir à bout, mais la diversité des dédicataires : certains textes se présentent comme des lettres à des personnes précises et, dans la poétique larbaldienne de la proximité (on se rappelle que cet auteur écrivait pour « appliquer une main fraîche sur le front du lecteur »), transforment également le statut des dédicaces, qui deviennent de véritables apostrophes. Cette démultiplication du destinataire modifie inévitablement la nature du destinateur, qui devient pluriel à son tour, s’il est vrai que dans tout rapport énonciatif, « je » et « tu » se définissent toujours l’un par rapport à l’autre. Bref, tant par le refus de la fonction hypéronymique du titre que par l’éclatement de l’unité de celui qui signe, c’est bien le livre qui est contesté par le recueil, plus que l’inverse. Même dans le régime « classique » de la modernité, l’homogénéité du volume ne peut plus être considérée comme allant de soi.
6 Zigzag de Jean-Claude Lebensztejn (1981) déconstruit très directement, avec un mélange d’ironie et d’agressivité, les unités de base du dispositif unifiant du livre. Mise en question de l’auteur, comme responsable d’une œuvre : dans le péritexte, pour ne donner qu’un seul exemple, la mention « du même auteur » est suivie d’un point d’interrogation. Mise en question du support, qui ne sert plus de réceptacle passif à un texte suivi : toutes les possibilités matérielles de l’objet-livre traditionnel sont exploitées pour rendre possible la disposition d’un texte « étoilé ». Enfin, mise en question du titre, qui est simultanément, parmi bien d’autres choses, celui de l’ensemble et d’une de ses parties : redoublement ou bifurcation qui rejoint stratégiquement la recherche d’une écriture dont le centre est partout et la circonférence, nulle part. Ce travail de sape, toutefois, n’est pas purement négatif. À travers le refus des assises traditionnelles du livre, c’est aussi un autre rapport avec l’objet-livre qui est poursuivi. D’une part, Zigzag apparaît comme une structure éminemment tridimensionnelle, dont seule peut rendre compte une lecture « en arche » (Daniel Fleury, 1985), qui regroupe des occurrences éparses et qui dépasse l’enchaînement, dans la double acception du terme, de la ligne, excédant la linéarité de l’écrit par la spatialité de son support. Zigzag, en d’autres termes, prend enfin au sérieux ce que signifie pour un texte d’être imprimé dans un livre, c’est-à-dire dans un volume. D’autre part, le livre se donne aussi pour un objet bidimensionnel : la référence permanente à la « constellation » ou la présence de modèles « plans », comme les tableaux de Stella ou les éventails mallarméens, réintroduisent dans le volume le modèle de la feuille sur laquelle s’élabore le texte. Cette tension essentielle entre le bidimensionnel et le tridimensionnel, entre l’écriture se faisant et le livre fait, est ce que met à nu aussi le conflit du recueil et du livre, et l’impossible intégration de celui-là en celui-ci : le recueil devenu livre bouleverse les fondements mêmes de l’économie du volume, et l’intérêt de Zigzag est d’avoir essayé de tirer les conclusions créatrices d’une telle métamorphose. Il s’éclaire utilement à la lumière d’un concept comme « discohérence », avancé par Ricardou (1978 : 231) pour nommer les structures non vectorisées et non hiérarchisables du texte contemporain ; celles-ci ne sont pas des structures amoindries, s’attaquant de manière iconoclaste aux modèles traditionnels, mais qu’il faut au contraire des sur-structures, complexifiant jusqu’au vertige les possibilités déjà très riches de l’écrit et du livre conventionnels.
7Avec les trois volumes de Vaisseaux brûlés1, les rapports entre le texte et le livre sont redéfinis de manière radicalement différente. C’est que la tension fondamentale n’oppose plus, en régime d’écriture électronique, la feuille du manuscrit et la page du livre, mais l’hypertexte électronique et le livre traditionnel : ce déplacement est essentiel, puisque l’hypertexte, contrairement au manuscrit, peut être publié de manière à la fois facile (c’est-à-dire bon marché) et fidèle (c’est-à-dire sans transformation matérielle entre la version non publiée et la version publiée). Si pour certains l’hypertexte est une menace pour le livre, on peut dire aussi qu’il en signifie la libération, puisque le livre peut coexister maintenant avec la version électronique dont il est dérivé : le livre n’est plus obligé de « rendre » l’écrit sur la feuille, et maintenant sur l’écran, il peut au contraire se proposer d’être une variation sui generis sur l’écrit de départ.
8Il ne faut pas s’étonner que ce soit justement dans le travail de Renaud Camus, un des très rares écrivains contemporains à explorer vraiment les possibilités de l’écriture électronique (Jean Clément, 2003), que l’on rencontre une réflexion et une pratique aussi poussées du recueil entre volume et hypertexte. Dès le début, en effet, la tension entre l’hétérogénéité de l’écriture et l’homogénéité du volume est un des fils rouges du projet camusien, qui est une tentative de « dire le vrai » : d’apprendre à « se connaître » à travers l’effort de « dire tout ». À partir de ses tout premiers livres, Camus s’est heurté à ce qui, dans le livre traditionnel, fait obstacle à ce désir de tout dire : l’inéluctable linéarité du texte imprimé, son figement matériel, sa finition même. Le livre idéal de Camus est un livre qui ne commence ni ne termine, que l’on peut reprendre, creuser, corriger infiniment, et que l’on n’est pas obligé de parcourir selon une trajectoire préétablie. De Passage (1975) à P. A. (1997), toute l’œuvre de Renaud Camus porte les traces de cette incompatibilité foncière entre lois de l’écriture et règles du livre. Dans cette perspective, l’avènement de l’écriture électronique a été pour lui la découverte d’une forme « heureuse » (Camus, 1998 : 114-115), qu’il s’est précipité d’explorer d’une manière inventive et audacieuse. Or, autant le double projet de « se connaître » et de « tout dire » peut paraître introspectif, autant l’écriture de Camus n’a de sens que si elle se fait sous le regard du lecteur : dans la tradition tauromachique lancée par Michel Leiris, le risque que prend l’auteur est essentiel à son éthique d’authenticité, et même ceux qui ne le lisent jamais devraient savoir maintenant combien Camus écrit littéralement à ses risques et périls (il y a chez lui beaucoup de Montaigne, mais aussi pas mal de Rousseau, voire de Jean-Jacques).
9Si l’hypertexte est « forme heureuse », les livres qui en sont déduits, seraientils par définition des formes « malheureuses » ? La tentation doit être forte, pour un écrivain comme Camus, de renoncer au volume imprimé 2. Or, des volumes paraissent, régulièrement, et ils sont passionnants parce qu’un véritable projet littéraire les étaye : celui de réexplorer sur de toutes nouvelles bases l’esthétique, qui est aussi une éthique, du recueil, de la sélection, du fragment. Loin d’oublier le conflit majeur entre le caractère monolithique de la ligne, de la page, du livre, et le caractère polyphonique de l’incise, de la spirale, de la toile, Camus tente de mettre à profit les enseignements de l’écriture électronique, qui permet de continuer sans fin, pour redéfinir les enjeux et les limites du livre, qui force à faire des choix et surtout à s’y tenir. À mettre côte à côte les trois volumes déjà parus de Vaisseaux brûlés, des changements considérables ne tardent pas à se manifester. D’abord, un « assagissement » graduel de la mise en page, qui cherchait d’abord à rivaliser avec les possibilités de renvoi infinies de l’hypertexte, pour se concentrer davantage sur les liaisons mêmes entre les phrases. Ensuite, l’autonomisation progressive des livres, qui se pensent et se construisent de plus en plus comme des ensembles clos sur eux-mêmes. Enfin, un « devenir-recueil » (si j’ose dire) de l’écrit, qui cesse de vouloir mimer les particularités hypertextuelles pour contester plus fortement encore les spécificités du livre traditionnel, comme le montre exemplairement le troisième volume, Est-ce que tu me souviens ?, qui ne ressemble nullement à un hypertexte sur le plan de la forme (le texte de ce livre est fait d’une seule pièce, sans nulle interruption, et comprend uniquement des phrases indépendantes que l’auteur cite sans jamais « continuer » au-delà de l’unité de la phrase), mais qui ressemble beaucoup moins encore à un « livre », tellement denses et travaillés y sont aussi les renvois, à proximité et à distance, qui se tissent entre toutes les phrases du volume. Il n’est guère possible d’aller plus loin et dans la dislocation du livre à l’intérieur du livre et dans l’intégration des vertus polyphoniques de l’hypertexte ailleurs que dans un hypertexte. Le livre, ainsi, redevient peut-être une forme heureuse.
Bibliographie
Ouvrages cités
Barthes, Roland (1975), Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil.
Camus, Renaud (1980), Buena vista park, Paris, P. O. L.
Camus, Renaud (1998), Etc. abécédaire, Paris, P. O. L.
Camus, Renaud (2000), Ne lisez pas ce livre, Paris, P. O. L.
Camus, Renaud (2001), Killallusimeno, Paris, P. O. L.
Camus, Renaud (2002), Est-ce que tu m’en souviens ?, Paris, P. O. L.
Christin, Anne-Marie (1995), L’image écrite, Paris, Flammarion.
Christin, Anne-Marie (2000), Poétique du blanc, Louvain/Paris, Peeters/Vrin.
Clément, Jean (2003), « Hypertexte et contrainte », dans Jan Baetens et Bernardo Schiavetta (dir.), Écritures et lectures à contraintes ( colloque de Cerisy 2001 ), Paris, Noésis.
Fleury, Daniel (1985), « L’art de X », Conséquences, n° 6, p. 48-60.
Larbaud, Valery (1927), Jaune bleu blanc, Paris, Gallimard.
Lebensztejn, Jean-Claude (1981), Zigzag, Paris, Flammarion.
Mallarmé, Stéphane ([1897] 1976), Igitur ; Divagations ; Un coup de dés, Paris, Gallimard. (Coll. « Poésie ».)
Ricardou, Jean (1978), Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil.
Notes de bas de page
1 Vaisseaux brûlés est le titre de l’hypertexte (encore que lui-même préfère parler d’hyperlivre) que Renaud Camus élabore sur le site : http ://perso. wanadoo. fr/renaud. camus. Des extraits de ce « work in progress » sont repris régulièrement en volume : Camus (2000), Camus (2001), Camus (2002).
2 Du point de vue littéraire, bien entendu, car pour cet auteur qui vit de sa plume, il n’est pas encore question d’abandonner entièrement le livre traditionnel.
Auteur
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