Chapitre 8. Ces choses qui en disent long…
Les objets dans Great expectations 1
p. 113-132
Texte intégral
1La lecture des romans de Charles Dickens se présente bien souvent comme une sorte de leçon de choses. Les objets abondent qui retiennent l'attention du lecteur et promettent des trésors de signification. Great Expectations n'échappe pas à la règle. Les objets abondent en effet : tombes, lime, pâté de porc, bottes, marteaux ou fers, et toutes ces autres choses fabriquées qui se donnent à voir, comme l'indique l'étymologie latine (objectum : ce qui est placé devant). On aurait tort de lier l'objet purement et simplement à l'objectif ou à la rationalité. Dans son ouvrage Le Système des objets, Jean Baudrillard, s'intéressant aux objets réels, à leur représentation et à leur signification, définissait deux pôles contradictoires de l'objet et se proposait d'étudier « comment la rationalité des objets vient aux prises avec l'irrationalité des besoins et comment cette contradiction fait surgir un système de significations qui s'emploie à les résoudre2 ». L'objet est effectivement fondamentalement anthropomorphique et chargé de signification. Et dans la représentation littéraire, a fortiori, l'objet est, pour une part, libéré de certaines contraintes du réel, par le truchement de la création esthétique et situé davantage en relation au sujet, à sa perception, à son expérience et à son imaginaire.
2La scène d'ouverture présente d'emblée l'objet perçu comme site de subjectivité et d'irrationalité. Les tombes de ses parents et de ses cinq frères sont pour Pip des sortes de portraits utilisés d'une manière comparable à des photographies (« car leur époque se situait bien avant celle de la photographie »), des objets à décoder et des supports de son imaginaire : « (…) ce sont leurs tombes [celles de ses parents] qui m'inspirèrent, de façon purement irraisonnée, les images que je me fis d'eux3 ». Cette perception enfantine constitue un point de départ de l'apprentissage de Pip. Il s'agit en effet du moment où Pip identifie nettement les choses pour la première fois : « Mon impression première la plus vive et la plus conséquente de l'identité des choses a été acquise, me semble-t-il, par une mémorable fin d'après-midi froide et humide4. » On est en droit de s'interroger sur le statut et la fonction de l'objet. L'apprentissage de Pip ne comprendrait-il pas une quête de l'identité des choses ? La question de la signification de l'objet, de sa cohérence et de ses contradictions éventuelles est posée d'emblée par l'incipit du roman. Il importera donc tout d'abord d'étudier le système des objets pour en évaluer la cohérence et la richesse. On examinera ensuite le rôle de l'objet comme principe cognitif. Sa valeur symbolique invite aussi à le regarder comme site idéologique. Enfin, parce que l'objet est un lieu d'investissement de l'énonciation, on tentera de définir la fantasmatique de l'objet dans ce roman.
Le système des objets
3Il ne suffit pas de reconnaître de l'importance aux objets sans en examiner le critère de référence. Les objets ont, certes, une fonctionnalité technique, et l'on ne peut nier l'utilité des bottes, des marteaux ou du pâté de porc, en particulier dans le contexte esthétique réaliste qui joue sur le vraisemblable et l'effet de réel. Toutefois, leur fonctionnalité technique passe au second plan dans le texte littéraire. Le « système des objets » de Jean Baudrillard en est singulièrement complexifié. Il apparaît même que, dans Great Expectations, les objets soient bien souvent détournés de leur usage. Ainsi la tenue de mariée de Miss Havisham, la lime qui sert de cuillère, ou les deux billets d'une livre qui enveloppent la pièce d'un shilling.
4L'importance de l'objet s'évalue d'une part en regard du système des actions. Son intérêt dramatique est évident dans Great Expectations où certains objets sont indispensables à l'intrigue. Ainsi, la lime volée par Pip dans la forge de Joe Gargery est d'une importance capitale puisqu'elle permet à Magwitch de se libérer de ses fers. Elle est objet de demande, objet volé et instrument de libération. Sa présence, jointe à celle des aliments, habite la dynamique des actions dans les trois premiers chapitres. La lime permet aussi d'identifier l'inconnu du pub « The Jolly Bargemen » comme étant le prisonnier évadé du premier chapitre5. Pip confie à quel point il est par la suite hanté par cette lime6. La lime revient sous forme de trace sur le fer de Magwitch trouvé à côté de Mrs Joe7. Le fer est aussi doté d'une importance dramatique comparable. Les deux billets d'une livre donnés par Magwitch8 intriguent et ouvrent la série d'actions de gratitude qui sous-tendent la dynamique du roman. Ils servent aussi de repère d'identification lorsque Pip revoit Magwitch accompagné de gardes à Londres9. Les cartes à jouer sont également dotées d'une valeur particulière puisque, grâce à elles, Pip bénéficie de l'intérêt de Miss Havisham. C'est ainsi qu'il rencontre Estella. Il faut aussi mentionner le marteau, instrument de la forge, qui, symbolisé par le dessin en forme de T, sert à identifier Orlick comme suspect de l'agression de Mrs Joe. La masse qu'Orlick tient à la main, et qui terrifie Pip, préside à la scène d'emprisonnement de Pip et est chargée de potentiel de mort10. D'autres objets tels que le contrat d'apprentissage, le porte-feuille de Magwitch, les notes et les lettres structurent les temps forts de l'intrigue.
5L'objet se situe aussi au cœur de la représentation, car il s'impose au regard du personnage de Pip autant qu'à la description qui vient créer une pause dans le récit. L'action marque ainsi le pas tandis que l'objet se livre au premier plan. Ainsi la tombe des parents (la forme des lettres) organise le portrait imaginaire du père et de la mère de Pip ; les cinq petits losanges de pierre, celui des petits frères. La syntaxe des phrases pose d'abord les objets et enchaîne ensuite leur décodage :
La forme des lettres sur celle de mon père m'inspira l'idée étrange (…) Le style et l'aspect de l'inscription, « Ainsi que Georgiana, Son Epouse », donnèrent à mon imagination enfantine l'impression (…) C'est à quatre petits losanges de pierre (…)11
6Ici, la focalisation externe permet d'allier le commentaire du descripteur adulte en narration ultérieure et le regard du personnage enfant dans la double contemplation de l'objet. Quand, perturbé par la remarque d'Estella « Comme ses mains sont grosses ! Et comme ses bottes sont épaisses !12 », Pip profite d'être seul pour regarder ces « accessoires », ces « vulgaires appendices », la focalisation interne structure l'information du lecteur selon le regard de Pip pour placer l'objet fascinant à l'avant-plan13. Ailleurs, c'est la répétition du signifiant de l'objet qui opère sa mise en valeur (le mot « lime » par exemple). La mise en valeur de l'objet s'effectue aussi par des techniques telles que le contraste et les italiques. Ainsi une structure d'opposition (non pas… mais…) écarte l'objet attendu (la cuillère) et instaure une attente qui met en valeur l'objet inattendu (la lime) qui se distingue, par ailleurs, du reste du texte par les italiques : « Et il [Magwitch] mélangea sa boisson [du rhum et de l'eau] et la goûta : non pas avec une cuillère qu'on lui avait apportée, mais avec une lime.14 » La répétition du signifiant conserve ensuite la lime au premier plan : « Il le fit en sorte que personne d'autre que moi ne puisse voir la lime, et quand il l'eut fait, il essuya la lime et la mit dans sa poche de devant. Je savais que c'était la lime de Joe.15 » Cette stratégie de répétition se poursuit peu après, la lime s'imposant à la mémoire et hantant les rêves de Pip :
Je fus aussi hanté par la lime. Une terreur s'empara de moi : quand je m'y attendrais le moins, la lime réapparaîtrait. Je finis par me persuader de dormir en pensant à mon rendez-vous du mercredi suivant chez Miss Havisham ; et dans mon sommeil je vis la lime qui passait une porte et me menaçait, sans que je sache qui la tenait, et mon cri me réveilla.16
7L'objet n'est pas ici contemplé dans son statut propre d'être inanimé. Il s'anime au contraire et occupe la scène en s'y mouvant de manière autonome. Il se théâtralise17, s'anime comme Tickler, la canne qu'utilise Mrs Joe pour corriger son frère, ou comme les bottes de Jaggers. L'objet joue un rôle, comme un acteur.
8Les objets imposent aussi leur organisation. Ils établissent un système de significations en structurant le texte à plusieurs égards. La place de l'objet dans la narration est souvent déterminante. Ainsi les tombes de l'incipit (site majeur du texte) s'imposent d'entrée de jeu. Les tournants de l'action sont, nous l'avons vu, bien souvent marqués par la présence d'objets. La présence d'un même objet à plusieurs moments de l'intrigue (la lime de Joe par exemple) constitue un repère de signification. Les mêmes catégories d'objets reviennent parfois périodiquement, créant une chaîne qui appelle la comparaison. On est frappé, par exemple, par la récurrence des bottes ou des chaussures des divers personnages : les bottes à semelle épaisse de Pip, les vieilles chaussures que Joe et Biddy lancent à Pip au moment de son départ, les bottes du serviteur de Pip – « tel un Cupidon botté18 » –, les chaussures de Miss Havisham, les nombreuses paires de bottes de Jaggers ou celles de Drummle. Cette chaîne se rattache à un système plus général du vêtement : vêtements inadéquats de Miss Havisham, nouveaux habits de Pip, déguisements de Magwitch, etc. La nourriture forme aussi un autre système d'objets : les aliments volés par Pip pour Magwitch, le gâteau pourri de Miss Havisham, la nourriture consommée avec plaisir chez Wemmick, celle de chez Jaggers. Les pendules arrêtées de Satis House, la maison de Miss Havisham, invitent la comparaison avec la montre d'or qui sonne les heures de Jaggers. Dans ce type de chaîne, on remarquera des stratégies d'opposition, autre forme d'organisation des significations. Parfois, ce sont des objets de différentes catégories qui structurent le sens : le tisonnier (impuissant) de Joe s'oppose à la canne de sa femme ; ou encore le marteau d'Orlick (symbole de violence) contraste avec la figure du marteau à vapeur de Joe (symbolisant force et délicatesse). Ou encore, c'est l'association par contiguïté qui explique le rapprochement de deux objets tels que les semences et le pantalon de velours de Pumblechook et de son employé :
C'est au cours de ce même début de matinée que je découvris une affinité singulière entre les graines et les pantalons de velours. Mr Pumblechook portait des velours et son employé aussi ; et d'une certaine manière, les velours avaient un air vague, une sorte de parfum qui rappelait tellement les graines, et les graines avaient un air vague, une sorte de parfum qui rappelait tellement les velours, que j'avais du mal à les distinguer.19
9Les structures parallèles et les chiasmes viennent ici renforcer la ressemblance des deux objets. On voit à quel point le système des objets se caractérise par une grande richesse potentielle de signification. Dans Great Expectations, l'objet est même promu au cœur de la connaissance.
L'objet et la connaissance
10Comme nous l'avons rappelé dans l'introduction, l'objet est étymologiquement « ce qui est placé devant », c'est-à-dire objet de perception et, de ce fait, lié à un sujet percevant et connaissant. Dans le texte littéraire, ce lien de l'objet avec le sujet s'affranchit des lois phénoménologiques pour suivre celles d'une esthétique particulière. Le texte réaliste investit singulièrement l'objet de puissance cognitive pour en faire un repère majeur de la cognition des personnages et des narrateurs, et à travers ces instances de la connaissance du lecteur, dans la mesure où personnages et narrateurs la structurent inévitablement. Dans Great Expectations, c'est Pip qui structure essentiellement la connaissance du lecteur en tant que narrateur autodiégétique. Enonciateur d'un récit autobiographique en narration ultérieure, il fait part au lecteur d'un certain discours sur l'objet et donc d'un point de vue plus ou moins distancié. Personnage principal du récit, il canalise, par le jeu de la focalisation, l'information liée à la perception de l'objet selon une perspective très marquée par sa propre subjectivité et les circonstances. L'objet est ainsi appréhendé selon une double référence, la voix et le regard, qui parfois conjuguent leurs effets, mais qui d'autres fois les contrastent. La lime, par exemple, bénéficie de la convergence des effets de focalisation et de narration, puisqu'elle est investie à la fois par le jeune Pip et par l'adulte narrateur d'un pouvoir herméneutique comparable : elle hante la mémoire et l'imaginaire de l'enfant aussi bien que le récit de l'adulte. Cependant, la narration met bien souvent en perspective distanciée une conception jugée détournée ou incomplète de l'objet perçu par le personnage. C'est le cas des tombes dont les inscriptions sont prises par l'enfant comme des éléments de portraits des parents et des frères disparus, mais que le narrateur, par le jeu de la focalisation externe selon laquelle le personnage-enfant est focalisé de l'intérieur20, prend bien soin de présenter comme une idée bizarre et enfantine. Il reste que, si l'objet perçu est considéré comme trop chargé de subjectivité, il est néanmoins doté de pouvoir de révélation du sujet percevant. A ce titre, l'objet dit le monde et le sujet. Il constitue un signe sans doute imparfaitement décodé par le protagoniste, et beaucoup mieux par le narrateur qu'il est devenu. La fonction de la narration est donc de revenir sur l'objet pour en mieux comprendre la signification.
11Car l'objet, doté d'un pouvoir herméneutique singulier, se donne comme origine d'un autre discours. Il semble capable de dire, comme les inscriptions des tombes, ou de rire comme les bottes de Jaggers : « Il faisait parfois grincer ses bottes, comme si c'était elles qui riaient d'une air sec et soupçonneux.21 » Il ne s'agit pas de simple illusion d'enfant. La balise et le gibet qui se détachent dans l'étendue forment des repères pertinents de l'action et du thème du roman22. Magwitch utilise le store comme signal pour signifier que Pip et Herbert peuvent entrer sans danger dans la maison où il est caché23. La présence de l'objet fonctionne même parfois en véritable contrepoint du dialogue pour dire autrement. Ainsi, lorsque Joe parle de sa femme à Pip pour en expliquer les qualités d'autorité gouvernementale, la narration intercale entre les phrases du dialogue des observations descriptives sur le tisonnier que Joe tient à la main. Le tisonnier, sceptre dérisoire d'une autorité patriarcale qui ne fait pas le poids devant la mégère qui violente Pip, fait fonction de commentaire et de prothèse vocale : « Il s'était ressaisi du tisonnier, sans lequel je doute qu'il eût été capable de poursuivre son argumentation.24 » L'objet est d'autant plus digne d'attention qu'il est érigé en repère cognitif.
12L'objet est non seulement une référence cognitive qui cristallise autour de lui la perception du monde, mais aussi un point d'accroche essentiel de la mémoire qui structure le souvenir autour de lui. Les grands épisodes de la diégèse s'articulent bien souvent autour d'objets tels que les tombes, la nourriture, la lime, Tickler, les vêtements et le gâteau de Miss Havisham, l'argent, le porte-feuilles de Magwitch, pour ne citer que quelques exemples. L'objet est tellement associé à la mémoire que Pip utilise la comparaison du projectile pour définir le souvenir du temps de Miss Havisham : « et tout à coup un souvenir perturbant de mon passage chez Miss Havisham me tombait dessus, comme un projectile destructeur, et me dispersait l'esprit25 ».
13Plus fondamentalement, l'objet est utilisé comme un véritable principe de cognition. Il est ce qui structure notamment la connaissance de l'humain par le jeu de la métonymie, figure essentielle du réalisme symbolique qui caractérise l'esthétique dickensienne. Par la métonymie, l'objet est présenté comme révélateur des personnages. L'essence du personnage est ainsi indexée à l'objet. La description du prisonnier échappé au premier chapitre illustre bien à quel point le portrait se construit à partir des objets, de leur absence ou de leur trace sur le corps :
Un homme terrifiant, tout habillé grossièrement de gris et qui portait un grand fer à la jambe. Un homme sans chapeau, et aux chaussures éventrées et qui avait un vieux chiffon autour de la tête. Un homme qui avait été trempé dans l'eau, et étouffé dans la boue, et estropié par des pierres, et entaillé par des silex, et piqué par des orties et déchiré par les ronces (…)26
14Les énumérations, répétitions et coordinations évoquent l'abondance d'objets tandis que leur position de complément d'agent en suggère l'activité.
15De la même manière, c'est le marteau qui caractérise la violence d'Orlick et le marteau-pilon qui exprime la force et la gentillesse de Joe Gargery. Dans ce cas, la métonymie constitue un procédé de caractérisation du personnage. En ce qui concerne Wemmick, son visage est présenté comme un véritable objet de menuiserie :
Je trouvai que c'était un homme sec, de stature plutôt petite, qui avait un visage carré de bois, dont l'expression semblait avoir été imparfaitement sculptée par un ciseau sans fantaisie. Il portait des marques qui auraient pu être des rides, si le matériau en avait été plus doux et si l'instrument avait été plus fin, mais qui, en fait, n'étaient que des entailles. Le ciseau avait fait deux ou trois de ces tentatives d'embellissement sur le nez mais avait abandonné la tâche sans un effort pour les raboter.27
16La bouche de Wemmick, en forme de boîte aux lettres, exprime bien l'attitude mécanique qu'il adopte dans le contexte professionnel et qui contraste avec l'humanité dont il fait preuve en privé : « Sa bouche ressemblait tellement à une boîte aux lettres qu'il avait une façon mécanique de sourire.28 » Quant à Drummle, c'est la lourdeur de l'architecture qui le définit29. On pourrait généraliser ce phénomène aux autres personnages : Jaggers et ses bottes, son mouchoir et ses moulages ; Miss Havisham, sa tenue de mariée, son gâteau et ses bijoux ; Magwitch et la lime ; ou Pumblechook et ses tiroirs. L'autre s'appréhende ainsi à travers l'objet, qui fonctionne comme un modèle heuristique pour le lecteur. Autrement dit, la connaissance des personnages passe par la référence à l'objet, au plan de la caractérisation, pour décrire une situation dans laquelle il se trouve ou pour en suggérer la fonction symbolique. La métonymie se charge ainsi de valeur métaphorique.
17Comprendre l'autre et son fonctionnement, c'est pour Pip, expliquer sa mécanique, le concevoir comme objet. La narration monte en effet le portrait en identifiant les pièces et en les assemblant. Elle procède d'une mécanique cognitive qui prend source dans les savoirs de menuiserie, d'architecture, de production industrielle, et produit le personnage comme un objet fabriqué. Dorothy Van Ghent a bien montré comment les objets et les personnages participent d'une même transposition des attributs de l'humain et de l'objet (« le principe d'inter-changeabilité30 »). Le corps grotesque qui résulte de ces assemblages témoigne d'une réification de la structure humaine, du morcellement du sens, de la perte non seulement de l'organique mais surtout de l'humanité. L'être humain procède du discontinu et ne constitue qu'un assemblage de pièces interchangeables. Lorsque Miss Havisham, pénétrée de remords, avoue : « Je lui ai volé son cœur et l'ai remplacé par de la glace31 », son énoncé présente la glace comme la pièce qui a pris la place du cœur. La matière inerte a remplacé le biologique en vertu d'une mécanique industrielle envahissante. Une étude épistémocritique pourrait montrer à quel point le principe biologique est investi de pouvoir de résistance vis-à-vis du principe mécanique et industriel. Certes, une certaine ambivalence caractérise le principe cognitif de l'objet, car s'il ne permet pas de rendre compte de l'humanité des personnages, c'est un principe cognitif pertinent pour expliquer l'état de l'homme déshumanisé. L'objet constitue donc un moyen incontournable, même s'il est insuffisant, de connaître l'homme et sa condition. Car la représentation de l'humain par l'objet est affectée de pertinence socio-idéologique.
Socio-idéologie de l'objet
18Selon Baudrillard, l'objet se situe à la rencontre de l'individuel et du social. En tant que chose fabriquée, c'est « le projet vécu d'une société technique, c'est la remise en cause de l'idée même de Genèse (…), c'est l'idée d'un monde non plus donné, mais produit – maîtrisé, manipulé, inventorié et contrôlé – acquis.32 » L'esthétique dickensienne confère aux objets une valeur économique, sociale, morale et idéologique à tel point qu'en tant que repères symboliques, ils forment ensemble une sorte de socio-idéologie des objets.
19Dans Great Expectations, l'objet est symboliquement au cœur du système économique. C'est l'argent qui est au centre de la réussite. Les grandes espérances sont essentiellement des espoirs de fortune. C'est ce qui explique pourquoi la sœur de Pip et Pumblechook s'intéressent tant à Miss Havisham. La pièce d'un shilling et les deux billets donnés à Pip font entrer celui-ci dans le monde des échanges d'argent qui caractérisent le capitalisme33 et permettent l'ascension de l'individu sur l'échelle économique. L'argent est au cœur des transactions qui concernent Pip, son apprentissage auprès du forgeron Joe Gargery, les bons soins de Jaggers et l'aide du bienfaiteur Magwitch. Lorsque Pip reçoit le shilling tout neuf, les deux billets d'une livre ne sont pour lui que du papier froissé. C'est la sœur de Pip qui lui fait prendre conscience de la valeur de l'argent, par le geste qui contraste son désintérêt pour la pièce de monnaie et sa considération pour ce qui n'est que du papier pour Pip34. Elle met ensuite les billets en lieu sûr : « Alors ma sœur les mit soigneusement dans un morceau de papier qu'elle replia et qu'elle plaça sous des feuilles de rosier séchées dans une théière d'ornement placée au sommet d'une armoire du grand salon.35 » L'argent est à la fois caché et vénéré. Pour l'enfant, les billets ne sont que source de cauchemars répétés : « C'est là qu'ils restèrent, comme un cauchemar, pour me hanter des jours et des nuits.36 » Ils sont en effet associés à un sentiment de malaise chez Pip pour plusieurs raisons : ils sont objets de tromperie puisqu'ils ont été donnés par l'inconnu qui les a fait passer pour du vulgaire papier ; ils portent aussi en eux-mêmes la trace et la crasse des échanges commerciaux des marchés à bestiaux (« deux gros billets suintants d'une livre qui semblaient avoir partagé l'intimité la plus chaleureuse avec tous les marchés aux bestiaux du comté37 ») ; enfin ils sont dénaturés dans leur fonction d'échange, car Joe a tenté de les rendre à leur propriétaire, en vain, et après avoir accompli ce dernier trajet, les billets ont été immobilisés, mis sous sceau et sortis de leur logique de transaction. En réalité, Pip enfant refuse d'entrer dans un système de transactions dont il ressent le pouvoir envahissant. L'argent contrôle les rapports sociaux et les annexe à sa valeur. Ainsi le baiser échangé avec Estella se mesure à l'aune de l'argent :
Je l'embrassai sur la joue qu'elle me présentait. Je pense que j'aurais fait n'importe quoi pour l'embrasser sur la joue. Mais, je sentis que ce baiser était donné comme une pièce à un pauvre petit roturier et qu'il ne valait rien.38
20Plus tard, Pip apprendra sans doute à utiliser l'argent donné, mais en cherchant à en faire bénéficier son ami Herbert Pocket et en se méfiant de sa provenance. S'il accepte l'argent du bienfaiteur inconnu des mains de Jaggers, c'est toujours avec un certain dégoût. Magwitch, de retour d'Australie où il gagne bien sa vie, lui donne un portefeuille plein de billets, mais Pip ne touchera jamais à cet argent, qui reviendra finalement à la Couronne. Dans l'esthétique de Dickens, l'objet cristallise la manière dont Pip perçoit la logique économique libérale et son éthique ambiguë.
21Mais Great Expectations confère aussi à l'objet une fonction d'indexation du social. Le jeu social est une partie de cartes, et la première opportunité de Pip naît du désir de Miss Havisham de le voir jouer aux cartes avec Estella. Le jeu qu'on lui enjoint de pratiquer, « Beggar the neighbour » (Ruine ton voisin), symbolise les rapports socio-économiques de concurrence qui font que la fortune de l'un ne s'obtient que par la misère de l'autre. C'est la logique dominante, celle célébrée par Jaggers, selon laquelle il faut savoir utiliser ses atouts pour réussir. Il reconnaît cette qualité chez Drummle, dont il dit : « Alors, Pip, notre ami l'Araignée (…) a joué ses cartes, et il a remporté les mises.39 » Réussir est d'autant moins facile que la société compartimentée rend la promotion sociale difficile. Les structures d'enfermement caractérisent en effet la maison de Miss Havisham, dont le nom « Satis House » suggère la saturation et dont la description met en relief les barreaux des fenêtres et les couloirs labyrinthiques, comme si entrer dans la classe supérieure n'était pas chose facile. Chez Pumblechook, le jeune Pip avait aussi été fasciné par les nombreux petits tiroirs, structures de rangement contenant graines de fleurs et bulbes, et que Pip considérait comme une aune du bonheur :
Il m'apparut qu'il devait vraiment être un homme très heureux, lui qui avait autant de petits tiroirs dans son magasin ; et je me demandais, en regardant à l'intérieur d'un ou deux tiroirs du bas et en y apercevant les paquets de papier brun bien ficelés, si les graines de fleurs et les bulbes aspiraient un beau jour à s'échapper de ces prisons et à fleurir.40
22Cette réflexion implique que le bonheur provient de la propriété. On notera à ce sujet la présence de papier (les sachets), qui rappellent les billets et suggèrent la richesse. De plus, le bonheur réside aussi dans l'enfermement ordonné et carcéral de ces petits sujets de désir (« aspiraient ») traités comme des objets de commerce. On peut sans doute y voir une métaphore de l'oppression sociale. Il convient aussi de situer cette conception dans le cadre d'une satire du darwinisme social déjà présentée, de manière pathétique, dans l'incise qui commente la mort des cinq frères de Pip, « qui au cœur de la lutte universelle pour la vie abandonnèrent toute tentative de gagner la leur excessivement tôt41 ». Enfin, objets singuliers d'indexation du social, les bottes obsèdent Pip car elles indiquent pour lui la réussite. Cette indexation naît de la parole d'Estella citée plus haut mentionnant les mains et les bottes de Pip. Précédemment, elle avait exprimé sa supériorité sociale par rapport au vulgaire petit ouvrier. Pip se retire ensuite pour regarder ses mains et ses bottes :
Je saisis l'occasion d'être seul dans la cour pour regarder mes grosses mains et mes grosses bottes. Mon opinion de ces accessoires ne fut pas favorable. Ils ne m'avaient jamais inquiété auparavant, mais ils m'inquiétaient maintenant, tels de vulgaires appendices. (…) Je regrettais que Joe n'ait pas eu une éducation plus noble, alors il en aurait été de même pour moi.42
23Les bottes deviennent ainsi le signe de l'appartenance sociale à une classe, ici la classe inférieure, perçue très négativement. De cette expérience traumatisante provient le désir d'ascension sociale. Dès lors, Pip sera obsédé par les bottes, qui seront pour lui une référence de réussite. Jaggers en possède un nombre considérable. Ses bottes fascinent d'ailleurs Pip qui les entend grincer ou rire. Lorsqu'il rend visite à Wemmick, il l'entend lui nettoyer les bottes avec quelque sentiment de culpabilité de parvenu : « J'ai peur de l'avoir entendu nettoyer mes bottes.43 » Les paroles de Magwitch font d'ailleurs écho à cette fascination pour les bottes : « ‘Je ne veux pas voir mon ‘gentleman’ à pied dans la boue de la rue ; il ne faut pas qu'il y ait de la boue sur ses chaussures à lui.’44 » Pour se jauger mutuellement, Drummle et Pip, après avoir chacun examiné ses bottes, se lancent aussi dans une sorte de duel de regards fixés sur leurs bottes respectives : « Alors, Mr Drummle regarda ses bottes, et je regardai les miennes, puis Mr Drummle regarda mes bottes, et je regardai les siennes.45 » Il ne s'agit donc pas d'une simple lubie chez Pip mais bien d'un phénomène social qui s'impose au sujet. La société, par le discours des autres, indique l'objet et lui confère une valeur qui aliène le sujet au jugement collectif.
24La socio-idéologie de l'objet permet à Dickens de dénoncer les méfaits du capitalisme. Le capitalisme libéral est de nature fondamentalement matérialiste, car il valorise les objets aux dépens des personnes. Wemmick l'a très bien compris, lui qui explique à Pip que l'obtention des biens meubles est la seule solution si l'on n'est pas favorisé par la fortune :
Ce sont des curiosités. Et ce sont des biens. Il se peut qu'il ne soient pas de grande valeur, mais après tout, ce sont des biens, et ils sont meubles.
Ca veut pas dire grand-chose pour vous et vos perspectives brillantes, mais pour moi, la devise qui guide mes pas est toujours :« Acquiers des biens meubles. »46
25Les bijoux dont il est question ont certes une origine douteuse. C'est aussi le cas de la fortune de Pip. L'éthique individuelle sera donc aux prises avec un système capitaliste qui joue sur l'obscurité et la méprise. D'une manière générale, l'objet, en tant que produit industriel, signe la fin de l'ordre de Nature47. Dans ce monde artificiel, les objets sont d'ailleurs souvent détournés de leur fonction : le tisonnier qui fait office de sceptre ridicule ; le gâteau de Miss Havisham, qui ne sera jamais consommé ; la lime qui sert de cuillère ; la morue et les huîtres que Pip utilise comme excuse pour ne pas demeurer chez Joe ; ou encore le marteau qu'Orlick brandit comme une arme. Le détournement des objets s'ajoute à la conception mécanique de l'homme pour montrer la perversion du matérialisme capitaliste48. Les masques de chez Jaggers, qui obsèdent Pip de leur présence effrayante, suggèrent toute l'ambiguïté du personnage qui, tout en représentant le droit et en gagnant sa vie d'avocat, œuvre au sein d'un monde criminel dont il profite. On peut ainsi voir les deux masques comme des emblèmes de l'hypocrisie sociale qui se nourrit d'une criminalité qu'elle réprouve et punit, dans la mesure où Jaggers travaille dans le quartier au nom symbolique de Little Britain. La satire de Dickens joue également sur la manière dont des personnages valorisés dans le système de sympathie du roman tels que Pip et Herbert Pocket se comportent par rapport aux objets considérés comme porteurs de contamination. Le portefeuille de Magwitch en est, nous l'avons vu, un bon exemple. La chaise sur laquelle Magwitch s'est assis, provoque aussi, par association métonymique avec l'argent sale et le crime, un réflexe de recul chez Herbert Pocket : « La chaise que Provis avait occupée (…) – donc, sa chaise qui restait là où elle se trouvait, Herbert la prit inconsciemment, mais l'instant d'après, il la quitta d'un bond, la poussa loin de lui et en prit une autre.49 » On notera au passage l'emploi du verbe « prendre » qui fait du contact avec la chaise une prise de possession moralement répréhensible qu'il faut situer en regard du portefeuille donné à Pip. Car, dans le monde capitaliste industriel et commerçant, l'objet que l'on s'approprie contamine et aliène l'identité du sujet, tandis que dans le monde idéal mais dépassé du château médiéval de Wemmick, le gadget signale la véritable identité des visiteurs « John » et « Miss Skiffins »50. Dans Great Expectations, la socio-idéologie de l'objet oriente la satire contre le système capitaliste, matérialiste et libéral d'une société industrielle et commerçante qui aliène l'individu en privilégiant l'objet. Mais Dickens confère aux objets une valeur plus profonde de révélation des profondeurs humaines dont Pip est emblématique et il en suggère la dimension fantasmatique.
Fantasmatique de l'objet
26La narration à la première personne donne à Pip un statut de sujet d'énonciation d'un récit qui porte essentiellement sur lui-même et son expérience comme objets du discours. Les stratégies de focalisation intensifient également l'importance de sa subjectivité qui filtre la représentation. Il est donc particulièrement approprié de considérer certains objets représentés comme étant investis d'affect. Si les objets font système aux plans cognitif et socio-idéologique, ils le font aussi sans doute au plan fantasmatique.
27La récurrence de certains objets suggèrent leur caractère obsessionnel chez Pip. Il avoue lui-même être hanté par la lime et les billets. Et le récit tout entier est ponctué de retours aux mêmes objets à fort investissement personnel. On pourrait identifier cinq thèmes majeurs de la fantasmatique des objets : la perte, la culpabilité, la violence, la peur de la mort et le récit.
28L'expérience inaugurale de l'objet chez Pip est liée à la prise de conscience de l'absence de ses parents et de ses frères. Ce sont les tombes, et plus particulièrement les inscriptions funéraires, qui signifient les êtres absents et témoignent de leur perte. « L'identité des choses » n'est pas seulement le résultat du repérage spatial (le cimetière et ses orties, les marais et la rivière) mais aussi, et sur le même plan dans l'énumération, du fait que ses parents et ses frères soient bien morts et enterrés. Il convient donc de rattacher, à l'invitation du texte, les choses et les êtres chers disparus. Ce traumatisme inaugural explique sans doute en partie l'obsession des objets chez Pip comme compensation de la perte, sa hantise de la dette et de la pauvreté. Dans la mesure où le travail du deuil ne peut s'accomplir pleinement, l'énonciation cristallise sur les objets le retour du refoulé. Le biberon, jamais mentionné, mais signifié dans l'expression « brought up by hand » (jeu de mots qui évoque la nourriture au biberon mais aussi le châtiment corporel) est l'objet fantôme qui rappelle la perte du corps de la mère. La tenue de mariée de Miss Havisham, figure de la mère par l'âge, et le gâteau non consommé, symbolisent l'attachement de Pip au fantasme oedipien de la possession de la mère51. Même si elle s'explique tout d'abord par les paroles d'Estella, l'obsession des bottes est entretenue par la manière dont Pip perçoit Jaggers et Magwitch, figures déformées du père absent52 et qui lui imposent une certaine image de réussite. Dans la même perspective, le don d'argent à Herbert peut se concevoir comme compensation de la perte des frères. Le vol de la nourriture (métonymiquement associée à Mrs Joe53, sœur de Pip et figure maternelle déformée elle aussi) et de la lime (outil de la forge de Joe, figure de l'amour paternel) seront chargés de culpabilité vis-à-vis des parents perdus.
29Mais le vol, second traumatisme inaugural chez Pip, déclenche surtout chez Pip un sentiment de honte lié à la prise de possession de l'objet, parce que celle-ci institue une dépendance ressentie comme coupable. L'objet volé (la nourriture et lime), comme l'argent donné (les deux billets d'une livre ou le portefeuille) apportent avec eux un sentiment de culpabilité qui tient de l'association de malfaiteurs : « la chose coupablement vulgaire et roturière que d'avoir des rapports de conspiration secrète avec des détenus54 ». Il est à noter d'ailleurs que cette expression associe le crime et l'appartenance à la classe inférieure, préjugé bien victorien. La lime laisse en effet sa trace dans la mémoire de Pip comme sur le fer de Magwitch qui revient au chapitre 16. Ces objets qui font retour ramènent avec eux la honte enfouie dès l'enfance, métaphorisée par les images de saleté et de contagion. Le récit de Pip est aussi habité de chaînes : celle des prisonniers et de Magwitch en particulier, mais aussi celle qui attache le crayon au cou de Miss Havisham55 et qu'elle pose dans la main de Pip56, ce qui explique sans doute l'hallucination de Pip (Miss Havisham pendue à la poutre)57. L'apprentissage de Pip consiste en une gestion des dépendances et un affranchissement progressif58. Il s'agit en effet de se libérer des relations qui le transforment en objet. Il se sent en particulier comme l'objet fabriqué par Magwitch, lui-même créature monstrueuse59.
30La violence caractérise d'ailleurs souvent les objets dans la fantasmatique de Pip. La canne de sa sœur, les fers, la lime, les marteaux, le tisonnier (avec lequel Magwitch voudrait briser le crâne de Compeyson) illustrent bien leur caractère agressif. Le tire-botte qui coince la botte (objet d'identification de Pip) exprime la violence de la sœur de Joe60. Il ne faudrait pas oublier la fantasmatique d'enfermement par l'objet, tels les tiroirs de Pumblechook qui contiennent les semences avec lesquelles Pip s'identifie de manière subconsciente par l'onomastique (« pip » veut dire pépin). Car si l'objet violent est doté de vie, voire personnifié (comme le tisonnier Tickler), à l'inverse le sujet court le danger d'être métamorphosé en objet.
31La réification et la mort obsèdent en effet le narrateur-protagoniste. Les choses qui pourrissent (les vêtements de Miss Havisham61, le gâteau de mariage, les barriques de Satis House) et les images de solidification (telles que la cire, le squelette62) ou celles d'arrêt du temps (la montre et la pendule) renvoient inconsciemment Pip à la mort de sa mère mais aussi à l'angoisse de la mort. Le processus de réification atteint le corps. Dès le premier chapitre Pip prend conscience de son identité comme de celle d'un objet, « le petit ballot tremblant qui était saisi de peur devant tout cela et commençait à pleurer, c'était Pip63 ». Le comportement coercitif de sa sœur l'identifie à une botte. Plus tard, Estella lui impose le rapprochement de ses mains et de ses bottes dans un même mépris. Pip est alors obsédé par l'association de son identité avec la vulgarité de ses mains et de ses bottes qui font office de synecdoque. La main devient ensuite un enjeu de lutte entre le principe de réification et le cœur. Ainsi Pip finira par toucher la main de Magwitch et posera sa main sur son cœur64 et le roman se terminera sur l'image de Pip et Estella, main dans la main. L'amitié et l'amour conjurent donc l'angoisse de la mort qui étreint Pip et qu'il exprime sous la forme d'une métaphore de réification :
J'avais de la fièvre et l'on se tenait à l'écart, je souffrais beaucoup, je perdais souvent la raison, le temps me semblait interminable, je confondais ma propre identité avec d'impossibles existences ; j'étais une brique dans le mur d'une maison et je suppliais que l'on m'enlevât de l'endroit vertigineux où les maçons m'avaient placée ; j'étais la traverse d'acier d'une immense locomotive qui passait en trombe au-dessus du vide dans un fracas, et pourtant j'implorais au plus profond de moi d'arrêter cette locomotive et que la pièce que j'étais en fût dégagée à coups de marteau ; je passais par ces phases de maladie… De tout cela je me souviens très bien, et j'en étais bien conscient d'une certaine manière à l'époque.65
32La brique dans le mur et la traverse d'acier dans la locomotive au-dessus du vide métaphorisent la peur de la mort et le sentiment d'impuissance devant la machine infernale du temps. La traverse (« beam ») rappelle aussi la mort par l'évocation de la vision hallucinée de Pip (Miss Havisham pendue à la poutre – le même mot « beam » avait été employé), Pip exprimant, par identification avec cet objet, un sentiment irrationnel de culpabilité vis-à-vis de la mort de Miss Havisham, et donc indirectement, comme nous l'avons vu plus haut, vis-à-vis de la perte de sa mère. L'espoir d'un marteau libérateur est sans doute illusoire. Perte, culpabilité, violence et mort sont ainsi reliés dans la fantasmatique de l'objet.
33C'est par la souffrance de la vie qu'Estella échappe à la force de réification. Elle déclare lors de la dernière rencontre du roman : « J'ai été pliée et brisée, mais – je l'espère – pour me donner meilleure forme.66 » La forme précédente était celle que lui avait imposée Miss Havisham par esprit de vengeance :
Elle avait fait une chose cruelle : prendre un enfant impressionnable pour lui donner la forme qui satisfasse son désir de vengeance né de son ressentiment sans borne, de son affection repoussée et de son orgueil blessé. Cela, je le savais parfaitement.67
34La métaphore sous-jacente est celle de la forge, figure fondamentale de l'apprenti forgeron, chargée d'ambivalence certes68, mais qui symbolise le récit de Pip. Le récit retravaille l'objet pour lui donner une forme autre et une autre signification. Il le recycle, sans toutefois totalement échapper aux contingences : le matériau utilisé porte la trace de la mort, le « papier terreux » des passementeries de la robe de Miss Havisham69, ainsi que la trace du profit et de la compromission, puisqu'il est de même matière que les deux billets d'une livre70. A ces images métatextuelles, il faut ajouter celle du crayon que Miss Havisham détache de sa chaîne et avec lequel elle enjoint Pip d'écrire. Ainsi, le récit de Pip travaille à le délivrer des liens réifiants de son passé. Ce qui sauve n'est pas l'argent mais la lettre, comme la note de Wemmick71 (le mot « note » par sa polysémie en anglais, renvoie aussi aux billets), ou comme la lettre tombée trouvée par Herbert72 grâce à laquelle Pip échappera à Orlick. En collectionnant les objets et en les remodelant, le récit fonctionne comme une forge qui, partant de l'objet décrit, et donc contrefait, sans détruire le matériau brut – il ne s'agit pas de renier le passé, de « plier le passé pour lui faire perdre sa forme éternelle »73 – le recycle pour lui conférer une signification sublimée, œuvre esthétique de l'« Harmonieux Forgeron » qui se fait appeler Haendel74.
35Dresser le bilan de cette étude de l'objet, c'est reconnaître sa complexité dans la mesure où il se situe à la croisée de divers systèmes. L'objet n'est donc pas cohérent. Au contraire, il se charge de significations selon ses relations avec le cadre esthétique, les sujets et les autres objets avec lesquels il fait système. C'est bien ce qui fait sa richesse. L'objet fonctionne aussi comme principe cognitif, et son pouvoir herméneutique en fait une concrétion de savoirs sur l'humain. Il représente également un site idéologique qui sert de révélateur des effets du capitalisme sur l'homme. Enfin, parce que l'objet est un lieu d'investissement de l'énonciation, c'est toute une fantasmatique de l'objet qui exprime la perte, la culpabilité, la violence, l'angoisse de la mort et les attentes du récit. Une étude comparative de Great Expectations et d'autres romans de Charles Dickens, par exemple de Hard Times, de David Copperfield, ou d'Oliver Twist, pour n'en citer que quelques-uns, montrerait que l'investissement sur l'objet ne peut être limité au personnage-narrateur de Pip, mais qu'il s'agit d'une caractéristique significative de l'écriture dickensienne.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Cet article est paru dans Laurent Le paludier, Charles Dickens : Great Expectations, Paris, Messène, 1999.
2 Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 12.
3 “(…) for their days were long before the days of photographs” ; “my first fancies regarding what they were like, were unreasonably derived from their tombstones”, Charles Dickens, Great Expectations, éd. Edgar Rosenberg, New-York & London, Norton, 1999, p. 9. Les références des citations de Great Expectations renvoient à cette édition et sont traduites par l'auteur de cet ouvrage.
4 “My first most vivid and broad impression of the identity of things, seems to me to have veen gained on a memorable raw afternoon towards evening.” Id.
5 Voir op. cit., p. 64.
6 Voir op. cit., p. 65.
7 Voir op. cit., p. 97.
8 Voir op. cit., p. 65.
9 Voir op. cit., p. 177.
10 Voir op. cit., p. 319.
11 “The shape of the letters on my father's gave me an odd idea (…) From the character and turn of the inscription, « Also Georgiana, Wife of the Above », I drew a childish conclusion (…) To five little stone lozenges (…)” Id.
12 “And what coarse hands he has. And what thick boots !”, op. cit., p. 52.
13 Voir op. cit., p. 53.
14 “And he stirred it and he tasted it : not with a spoon that was brought to him, but with a file. » Op. cit., p. 64.
15 “He did this so that nobody but I saw the file ; and when he had done it he wiped the file and put it in his breast-pocket. I knew it to be Joe's file (…)”, op. cit., p. 64.
16 “I was haunted by the file too. A dread possessed me that when I least expected it, the file would reappear. I coaxed myself to sleep by thinking of Miss Havisham's, next Wednesday ; and in my sleep I saw the file coming at me out of a door without seeing who held it, and I screamed myself awake.” Op. cit., pp. 65- 66.
17 A propos de la théâtralité des romans de Dickens, voir Anny Sadrin, Dickens ou le roman-théâtre, Paris, PUF, 1992.
18 “like a booted Cupid”, Great Expectations, p. 210.
19 “In the same early morning, I discovered a singular affinity between seeds and corduroys. Mr. Pumblechook wore corduroys, and so did his shopman ; and somehow, there was a general air and flavour about the corduroys, so much in the nature of seeds, and a general air and flavour about the seeds, so much in the nature of corduroys, that I hardly knew which was which.” Op. cit., p. 47.
20 Nous utilisons ici les concepts de Shlomith Rimmon-Kenan dans Narrative Fiction : Contemporary Poetics, 1983, London & New-York, Routledge, 1988, pp. 71-85.
21 “he sometimes caused the boots to creak, as if theylaughed in a dry and suspicious way”, op. cit., p. 155.
22 Voir Great Expectations, p. 12.
23 Voir op. cit., p. 283.
24 “He had taken up the poker again ; without which, I doubt if he could have proceeded in his demonstration.” Op. cit., p. 42.
25 “all in a moment some confounding remembrance of the Havisham days would fall upon me, like a destructive missile, and scatter my wits again”, op. cit., p.105.
26 “A fearful man, all in coarse grey, with a great iron on his leg. A man with no hat, and with broken shoes, and with an old rag tied round his head. A man who had been soaked in water, and smothered in mud, and lamed by stones, and cut by flints, and stung by nettles, and torn by briars (…)” Op. cit., p. 10.
27 “I found him to be a dry man, rather short in stature, with a square wooden face, whose expression seemed to have been imperfectly chipped out with a dull chisel. There were some marks in it that might have been dimples, if the material had been softer and the instrument finer, but which, as it was, were only dints. The chisel had made three or four of these attempts at embellishment over his nose, but had given them up without an effort to smooth them off.” Op. cit., p. 135.
28 “His mouth was such a post-office of a mouth that he had a mechanical appearance of smiling.” Op. cit., p. 136.
29 Voir op. cit., p. 149.
30 « the principle of reciprocal changes », Dorothy Van Ghent, « On Great Expectations », The English Novel : Form and Function, 1953, New-York, Harper & Row, 1961, pp. 125-138.
31 “I stole her heart away and put ice in its place.” Great Expectations, p. 298.
32 Jean Baudrillard, op. cit., pp. 34-35.
33 Voir à ce sujet Anny Sadrin, L'Etre et l'avoir dans les romans de Charles Dickens, Paris, Didier Erudition, 1985.
34 “throwing down the shilling and catching up the paper », op. cit., p. 65.
35 “Then my sister sealed them up in a piece of paper, and put them under some dried rose-leaves in an ornamental tea-pot on the top of a press in the state parlour.” Id.
36 “There, they remained, a nightmare to me, many and many a night and day.” Id.
37 “two fat sweltering one-pound notes that seemed to have been on terms of the warmest intimacy with all the cattle markets in the county”, Id.
38 “I kissed her cheek as she turned it to me. I think I would have gone through a great deal to kiss her cheek. But, I felt that the kiss was given to the coarse common boy as a piece of money might have been, and that it was worth nothing” Op. cit., p. 75.
39 “So, Pip, our friend the Spider (…) has played his cards. He has won the pool.” Op. cit., p. 291.
40 “It appeared to me that he must be a very happy man indeed, to have so many little drawers in his shop ; and I wondered when I peeped into one or two on the lower tiers, and saw the tied-up brown paper packets inside, whether the flower-seeds and bulbs ever wanted of a fine day to break out of those jails, and bloom.” Op. cit., p. 47.
41 “who gave up trying to get a living, exceedingly early in that universal struggle”, op. cit., p. 9. La note de la page 9 de l'édition Norton renvoie à l'expression « struggle for existence » dans Origin of Species de Charles Darwin (1859). On a souvent tendance à négliger à ce sujet les écrits de Herbert Spencer, en particulier Social Statics, publié dès 1851, qui utilise les expressions « universal warfare » et « struggle for life or death », Social Statics, 1851, Bristol, Thoemmes Press, 1999.
42 “I took the opportunity of being alone in the court-yard, to look at my coarse hands and my common boots. My opinion of those accessories was not favourable. They had never troubled me before, but they troubled me now, as vulgar appendages. (…) I wished Joe had been rather more genteelly brought up, and then I should have been so too.” Great Expectations, p. 53.
43 “I am afraid I heard him cleaning my boots.” Op. cit., p. 163.
44 “‘I mustn't see my gentleman a-footing it in the mire of the streets ; there mustn't be no mud on his boots.’” Op. cit., p. 248.
45 “Here, Mr Drummle looked at his boots, and I looked at mine, and then Mr. Drummle looked at my boots, and I looked at his.” Op. cit., p. 266.
46 “They're [his mourning rings] curiosities. And they're property. They may not be worth much, but, after all, they're property and portable. It don't signify to you with your brilliant look-out, but as to myself, my guiding-star always is, 'Get hold of portable property.’” op. cit., p. 157
47 Jean Baudrillard, op. cit., p. 34.
48 Au sujet du capitalisme et du pouvoir contaminant de l'argent, voir Jack Lindsay, Charles Dickens : A Biographical and Critical Study, London, Andrew Dakers, 1950, p. 5 et pp. 370-373.
49 “The chair that Provis had occupied (…) — I say, his chair remaining where it had stood, Herbert unconsciously took it, but next moment started out of it, pushed it away and took another.” Great Expectations, p. 255.
50 Voir Great Expectations, p. 223.
51 Voir Douglas Brooks-Davies, Charles Dickens : Great Expectations, Harmondsworth, Penguin, Penguin Critical Studies, 1989, p. 20.
52 Voir Brooks-Davies, op. cit., pp. 16 et 21.
53 “(…) I was going to rob Mrs Joe — I never thought I was going to rob Joe, for I never thought of the housekeeping property as his (…)”, Great Expectations, p. 16.
54 “the guiltily coarse and common thing it was, to be on secret terms of conspiracy with convicts” Op. cit., p. 65.
55 “a pencil in a case of tarnished gold that hung from her neck”, op. cit., p. 296.
56 “she took off the chain to which the pencil was attached, and put it in mine”, op. cit, p. 297.
57 Voir Great Expectations, p. 299.
58 Voir Douglas Brooks-Davies, op. cit., p. 34.
59 “The imaginary student pursued by the misshapen creature he had impiously made, was not more wretched than I, pursued by the creature who had made me (…)” (254). Sur les rapports intertextuels avec Frankenstein, voir par exemple J. Hillis Miller, Charles Dickens : The World of His Novels, Bloomington & London, Indiana UP, 1973, p. 273, et Douglas Brooks-Davies, op. cit., pp. 96-101.
60 Voir Great Expectations, p. 16.
61 Voir op. cit., p. 55.
62 Voir op. cit., pp. 50 et 55.
63 “the small bundle of shivers growing afraid of it all and beginning to cry, was Pip”, op. cit., p. 10.
64 Voir op. cit., p. 341.
65 “That I had a fever and was avoided, that I suffered greatly, that I often lost my reason, that the time seemed interminable, that I confounded impossible existences with my own identity ; that I was a brick in the house-wall, and yet entreating to be released from the giddy place where the builders had set me ; that I was a steel beam of a vast engine, clashing and whirling over a gulf, and yet that I implored in my own person to have the engine stopped, and my part in it hammered off ; that I passed through these phases of disease, I know of my own remembrance, and did in some sort know at the time.” Op. cit. p. 343.
66 “I have been bent and broken, but – I hope – into a better shape.” Op. cit., p. 358.
67 “That she had done a grievous thing in taking an impressionable child to mould into the form that her wild resentment, spurned affection, and wounded pride, found vengeance in, I knew full well.” Op. cit., p. 297.
68 Voir Douglas Brooks-Davies, op. cit., p. 48.
69 Voir Great Expectations, p. 55.
70 Voir op. cit., p. 65.
71 Voir op. cit., p. 273.
72 Voir op. cit., p. 320.
73 “bend the past out of its eternal shape”, op. cit., p. 339.
74 Voir op. cit., p. 141.
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