Chapitre 7. Objet et savoir
p. 97-108
Texte intégral
1Les chapitres précédents ont montré notamment que l'objet pouvait servir de connotateur et d'identifiant d'une esthétique ; qu'il donnait à penser sur le réel et l'illusion ; qu'il ouvrait une voie à la compréhension du sujet ; et qu'il révélait les rapports du texte à son esthétique et à son système transtextuel. Tout cela met en relief l'importance de la fonction mathésique de l'objet dans le récit de fiction. Si l'on envisage en effet les rapports entre objet et savoir, il convient de voir en quoi l'objet révèle l'implicite du texte ou en quoi il résiste parfois à l'interprétation.
L'objet disert
2Il en va des objets dans un récit comme des êtres humains, certains sont plus bavards ou plus diserts que d'autres. Métaphoriquement parlant, l'objet disert pour le lecteur est celui qui aide ou confirme l'interprétation. L'idée, implicite ou explicite dans le reste du récit, trouve parfois sa réalisation concrète ou imagée dans l'objet. L'esthétique de certains textes repose sur la transparence idéelle de l'objet. La lecture s'attachera donc à l'objet non seulement comme « visible » (par le truchement de l'image mentale créée par les mots) mais aussi comme « lisible » c'est-à-dire déchiffrable et révélateur. L'objet herméneutique1, à l'opposé de l'objet énigmatique, possède un pouvoir de révélation. Il ne fait pas que dire le monde (comme l'objet quelconque), il rend visible l'idée. C'est en ce sens qu'on le qualifiera de disert.
3La moissonneuse de Tess of the d'Urbervilles de Thomas Hardy concrétise l'idée de l'évolution inévitable et tragique du monde rural. Sa description, son mouvement lent et régulier et ses effets sur les animaux chassés de leur refuge évoquent la cruauté tranquille, méthodique et tragique d'un monde de machines dévorantes monstrueuses dont l'inhumanité écrase toute volonté de résistance :
L'étroit chemin de chaumes qui parcourait le champ s'élargissait à chaque passage, et le blé qui restait sur pied se limitait à des surfaces de plus en plus réduites au fur et à mesure que la matinée avançait. Des lapins, des lièvres, des serpents, des rats, des souris, s'y retiraient à la hâte, inconscients de la nature éphémère de leur refuge et de la fin qui les attendait plus tard dans la journée et leur cachette de plus en plus étroite continuait à se rétrécir et ils se trouvèrent serrés les uns contre les autres, amis ou ennemis. C'est alors que le dernier petit carré de blé qui se trouvait encore dressé tomba aussi sous les dents implacables de la moissonneuse, et ils furent tous mis à mort par les moissonneurs à coups de bâtons et de pierres.2
4On verra aussi dans l'objet l'annonce de la fin tragique de Tess et d'Angel Clare. L'objet technologique se fait métaphore de l'idée, de la satire sociale, de la conception tragique du monde. Ce passage n'est pas dénué d'un didactisme assez évident qui n'est pas rare en littérature, en particulier pour ce qui est de la littérature réaliste. Charles Dickens dénonce les excès du capitalisme et de l'urbanisation par sa description des objets qui jonchent les bords de la Tamise dans David Copperfield. L'objet se fait porte-parole de l'idée. La technè se fait mathesis. L'idée, et même parfois l'idéologie, transparaît dans l'objet. Ainsi dans Hard Times de Charles Dickens, le chapitre intitulé « Les Effets de la Banque » contraste deux visions antagonistes des objets, celle de Mrs Sparsit et la vision satirique de l'auteur :
Mrs Sparsit était consciente qu'en apparaissant en fin de journée au milieu des bureaux et des outils d'écriture, elle arrosait ce lieu de sa grâce féminine, pour ne pas dire aristocratique. Assise près de la fenêtre, munie de son tricot ou de son matériel de broderie, elle percevait l'effet salutaire, et méritoire, que son attitude de grande dame opérait sur l'aspect grossièrement matériel du bureau. Forte de cette impression qu'elle avait du grand intérêt de sa personne, Mrs Sparsit se considérait, en quelque sorte, comme la Fée de la Banque. Les habitants de la ville qui, en passant et repassant devant l'établissement, l'y voyaient, la considéraient comme le Dragon de la Banque qui montait la garde devant les trésors de la mine.3
5Dickens ne laisse pas le champ libre à l'interprétation idéelle de l'objet. Les deux visions sont clairement balisées, l'une écartée, l'autre fortement défendue.
6On trouvera aussi chez Dickens, comme chez Thomas Hardy et bien d'autres, une conception écologique des objets. Les objets mécaniques émanent d'un principe déshumanisant parce qu'ils ne respectent pas la nature. La critique écologique, qui apparaît dans les milieux universitaires anglo-saxons sous le nom de « green studies », s'est penchée sur les œuvres des écrivains dits « verts » et a mis en relief certains procédés didactiques.
7D'une manière plus générale, toute littérature dite militante, c'est-à-dire visant à convaincre de la justesse d'une cause (les œuvres de Dickens et de Hardy dépassent, à notre avis, leur caractère militant) aura tendance à appuyer le didactisme du récit par différents moyens dont celui de la description des objets et de leur insertion dans le récit. La littérature militante regorgera donc d'objets diserts.
L'implicite idéel de l'objet : l'objet discret
8L'objet n'est pas toujours aussi bavard. Pourtant le lecteur pourra percevoir un implicite idéel de la mise en discours de l'objet. Cet implicite idéel est parfois le reflet d'une philosophie. Entendons par ce terme un « ensemble de considérations et de réflexions générales, constituées en doctrine ou en système, sur les principes fondamentaux de la connaissance, de la pensée et de l'action humaine4 ». Les mots de « doctrine ou système » de la définition s'appliquent aux philosophies établies par des individus. L'implicite idéel englobe aussi les idéologies ainsi que les modes de pensée plus diffus véhiculés par une société à une époque donnée. L'objet en récit témoigne bien souvent d'une conception, sinon d'une théorie, de la connaissance qui en forme le substrat.
9L'idée que la description réaliste se fonde sur une conception positiviste du monde n'est plus à prouver. L'objet tient une place importante dans le récit réaliste parce qu'il contribue fortement à créer l'effet d'illusion de réel. Sa fonction principale consiste à « faire croire5 » à la réalité des choses évoquées, du monde, des personnages et de l'intrigue. C'est pourquoi le récit réaliste abonde en « détails inutiles ». L'objet fait même parfois fonction de matrice cognitive dans la mesure où sa mise en discours structure l'orientation idéelle de l'esthétique du récit. Ainsi dans l'incipit de Silas Marner de George Eliot, c'est le rouet qui, en plus de créer l'effet de réel, donne le ton du roman :
A l'époque où les rouets bourdonnaient sans cesse dans les fermes, et où même les grandes dames, vêtues de soie et de dentelle, avaient pour jouets de petits rouets de chêne poli, on aurait pu voir sur quelque sentier dans les régions reculées ou au fond de vallées profondes, quelques hommes pâles et de taille réduite qui, à côté des hommes musclés de la campagne, semblaient être les derniers témoins d'une race déshéritée.6
10Le rouet évoque une société dans un contexte de travail et de prospérité. Le rouet est aussi l'outil qui sert à structurer la société en trois parties : il y a ceux, nombreux comme les abeilles d'une ruche bourdonnante, qui l'emploient pour gagner leur vie (le son du rouet évoque la société au travail). Ce sont les femmes de paysans musclés qui respirent la santé. Une autre classe sociale, représentée par les grandes dames, est la bénéficiaire de l'outil de travail (« vêtues de soie et de dentelle »), mais le rouet est pour elle un jouet de luxe. Une troisième classe sociale, beaucoup moins nombreuse (« on aurait pu voir sur quelque sentier (…) au fond (…) »), celle qui n'a pas accès au rouet d'une manière ou d'une autre, forme une minorité de sous-hommes (« de taille réduite »). C'est donc le rouet, en tant qu'outil, en tant que jouet ou par son absence, qui structure le social. Les travaux de Walter Benjamin qui « s'attache à des symboles, des objets, (descriptions de vitrines, évocations de rues) » qu'il fait « miroiter pour tenter de retrouver à travers chaque fragment toute la structure de la société7 », ont montré la pertinence de ce point de vue sur l'objet. Le rouet porte aussi en lui implicitement une analyse sociale et politique qui traverse le xix e siècle habité par les thèses de Marx et de Matthew Arnold8 (précisons que celles de Matthew Arnold sont postérieures à la publication du roman de George Eliot, mais déjà présentes et nourries par le contexte politique européen). Le rouet incarne aussi implicitement l'arrière-plan idéologique, en ce qu'il est le lieu de l'affrontement entre un utilitarisme libéral qui verrait le travail de l'individu comme base de la prospérité de la nation et une contestation politique que la philanthropie ne pourrait satisfaire. Le ton de la voix narrative et le jeu des contrastes suggèrent en effet une critique de la fracture sociale. Par ailleurs, la présentation de la classe défavorisée, sorte de sous-prolétariat maladif, comme reste d'une race déshéritée, a des accents darwiniens (L'Origine des Espèces fut publié en 1859, donc l'année précédant la publication de Silas Marner). Cette classe est vue comme une espèce en voie d'extinction. Implicitement le rouet concrétise donc, en sa mise en discours, de grandes tendances philosophiques, politiques et idéologiques de l'époque, bref toute une épistémè au sens de Foucault9.
11Dans mon étude de l'incipit de « The Secret Sharer » de Joseph Conrad10, je montre l'implicite idéel du système de pêcherie du Golfe de Siam. Les présupposés épistémologiques du réalisme ne correspondent pas du tout à ce type de texte descriptif. Une autre théorie de la connaissance est impliquée dans l'esthétique moderniste de la description. Parce que l'objet est perçu au travers du filtre du sujet et de celui du langage, le réel est marqué non par la lisibilité et la transparence mais par la disjonction entre objet, sujet et langage. Le rapport cognitif entre le sujet et l'objet est aussi problématique. Une perspective kantienne réduit la connaissance à celle des phénomènes et non des noumènes. Plus exactement, un « voile de Maïa » schopenhauérien rend la connaissance du monde illusoire. L'objet mystérieux met aussi en relief la dualité de la nature, du sujet et du langage ainsi que leurs rapports nécessaires et problématiques.
12La statue de femme africaine en travail du chapitre « Fetish » de Women in Love incarne le principe lawrentien de conscience physique (principe africain) que l'auteur oppose à celui de la conscience mentale (principe arctique) :
[Gerald Crich] vit clairement, dans son esprit, le visage gris et tendu vers l'avant de la femme noire Africaine, pleine de tension, rendue abstraite par l'effort physique intense. C'était un visage terrifiant, vide, en pointe, rendu abstrait presque jusqu'à l'incompréhensible par le poids de la sensation qui l'habitait.11
13L'objet discret demande investigation et explication. Gerald Crich, qui représente le principe arctique, ne parvient pas à admettre la beauté de la statue. Pour l'auteur, les mots « esprit » et « physique » s'opposent au plan philosophique. Inspiré par le tantrisme hindou, comme en témoignent ses essais « Fantasia of the Unconscious » et « Psychoanalysis and the Unconscious12 », il y voit les deux grands principes universels. La sensation est pour lui associée au principe africain, et la raison au principe arctique. Rupert Birkin se fera le commentateur de l'objet d'art pour en dégager tout l'implicite : « Une pure culture de sensation, une culture de conscience physique, une conscience physique réellement ultime, sans esprit, purement sensuelle. Elle est si sensuelle qu'elle en est absolue, suprême.13 » Cet objet s'oppose aux objets mécaniques associés à la mine dont la famille Crich est propriétaire. C'est Gudrun Brangwen qui se fera cette fois l'interprète de l'objet mécanique, en l'occurrence la brouette puis le chronomètre :
La brouette, cet humble véhicule à une seule roue, l'unité de l'entreprise. Puis le chariot à deux roues ; ensuite le wagonnet à quatre roues ; puis le petit cheval, à huit roues ; et le grand chariot de ventilation, à seize roues ; et ainsi de suite, jusqu'au mineur et ses mille rouages, et ensuite l'électricien avec trois mille, le directeur d'extraction avec vingt mille, le directeur général avec cent mille petits rouages qui n'arrêtent pas de tourner pour compléter le portrait et enfin Gerald et son million de roues, de rouages et d'essieux.
Pauvre Gerald, tant de petites roues pour compléter son portrait ! Il était plus complexe qu'un chronomètre.14
14Gudrun perçoit dans l'objet toute la mécanisation de l'humain qu'elle reproche à Gerald Crich. Elle montre comment l'inhumanité du patronat émane du principe même de la mécanisation. Ceci s'accomplit par la structure de gradation qui part du plus petit élément pour expliquer le plus grand, qui va du plus simple au plus complexe, du matériel au figuratif et au spirituel. Son commentaire situe implicitement l'objet mécanique dans le contexte de « l'âge de la reproduction mécanique » défini par Walter Benjamin. Au moyen de l'objet, Gudrun Brangwen analyse avec esprit critique un système de production fondé sur l'industrialisation de pièces interchangeables, grand principe du capitalisme industriel et commercial dont elle dénonce les méfaits sur l'homme et la société.
15L'objet en discours ne suppose pas toujours une véritable philosophie ou théorie de la connaissance chez l'auteur. Du moins l'objet discret présuppose-t-il implicitement une conception ontologique. La philosophie platonicienne ou aristotélicienne, le sensualisme, l'idéalisme, la phénoménologie, l'existentialisme, le marxisme ont certainement marqué l'écriture notamment dans la manière de parler des objets et de les situer par rapport à leur contexte. D'une manière plus générale, on peut dire que les discours, qu'ils soient constitués en philosophie ou en idéologie, ou qu'ils soient structurés de manière plus diffuse dans la culture (la doxa, les média, etc.), investissent la mise en discours de l'objet explicitement ou implicitement. L'implicite idéel se charge parfois de complexité, comme le suggère Michel Serres, pour qui l'objet est un message en nuage flou, des transports sur des réseaux entrelacés de communication. C'est pourquoi il résiste parfois à l'interprétation.
La résistance de l'objet : l'objet secret
16Si l'objet disert révèle explicitement et l'objet discret implicitement, l'objet secret sera celui qui résiste à l'interprétation. Faut-il pour autant toujours voir une signification cachée et inaccessible de l'objet ?
17Il est vrai que beaucoup d'objets du récit de fiction n'y sont apparemment qu'à des fins de création du vraisemblable ou de développement de l'intrigue. Mais le récit fait parfois mystère de l'objet. Les objets énigmatiques appellent l'investigation dans le conte fantastique ou le roman de science-fiction. Ils déclenchent souvent la curiosité du lecteur ou d'un protagoniste qui parviennent à en résoudre le mystère ou non. Il arrive sans doute que le récit ne fasse pas mystère d'un objet dont le lecteur ne perçoit pas la signification. Simple erreur de lecture qui témoigne d'une incompétence parfois, mais qui peut provenir d'une obscurité, d'une trop grande discrétion du récit. La nouvelle « The Passenger » de Vladimir Nabokov met en scène un écrivain et un critique qui échangent sur le thème des rapports entre la vie et l'art d'écrire. L'écrivain admire les intrigues fournies par la vie alors que le critique défend l'écriture. Les derniers mots du critique – et de la nouvelle – sont « Non, merci, non. Ne m'en versez plus. C'est suffisant, c'est tout à fait suffisant.15 » Il s'agissait d'une conversation autour d'un verre de vin. Le critique n'en veut donc pas d'autre. On sait l'importance des derniers mots d'une nouvelle. Le genre invite à y prêter particulièrement attention, surtout qu'il s'agit d'une nouvelle de Nabokov. L'importance de ce détail qui clôt la nouvelle est aussi rehaussée par le fait que le verre de vin apparaissait au début et qu'il s'agit donc d'une stratégie d'encadrement, stratégie reprise dans la structure même de la nouvelle avec une mise en abyme : en effet le personnage écrivain raconte au critique un événement qui lui est arrivé, ce qui constitue un récit hypodiégétique. Or, de l'aveu de Nabokov lui-même, tous les lecteurs semblent négliger l'importance de l'allumette brûlée que l'écrivain avait jetée dans le verre alors vide du critique :« A la fin de l'histoire tous les lecteurs semblent avoir oublié l'allumette brûlée au fond du verre, ce que je ne me serais jamais permis de laisser penser aujourd'hui.16 » L'expression de regret indique le sentiment d'avoir péché par obscurité. Objet secret, l'allumette brûlée était pourtant investie par l'auteur de signification. L'objet insignifiant voulait pourtant dire quelque chose. Contrepoint ironique à une discussion d'intellectuels ? Témoignage de la distraction de l'écrivain ? Indice que la vie invente une intrigue qui échappe aux discours littéraires et à l'art ? Tout cela sans doute mais de manière indéterminée. Cette stratégie de type moderniste n'invite-t-elle pas aussi le lecteur à se percevoir comme acteur de la vérité avec et au moyen de sa propre subjectivité, puisque la vérité est perçue comme toute relative au sujet, grand thème du modernisme ? Le détour de la signification de l'objet par le sujet constitue cependant une forme de résistance.
18Une autre forme plus radicale de résistance sera l'opacité de l'objet. Car l'objet renvoie parfois à son être-là, à sa matérialité, sans plus de signification. L'objet sidère le lecteur. Il interdit d'aller plus avant dans la recherche du sens. « Solid Objects » de Virginia Woolf montre la fascination de John pour un morceau de verre, « a full drop of solid matter17 », de la matière presque opaque et impossible à identifier : bijou, morceau d'une malle au trésor du temps de la Reine Elisabeth I. L'objet intrigue John et lui plaît par sa pure matérialité. Comme nous le verrons dans un article qui suivra18, John devient obsédé par les objets au point d'abandonner sa carrière politique. S'agit-il de la même expérience pour le lecteur ? Celui-ci n'a pas accès à la matérialité-même de l'objet mais à l'impression de matérialité évoquée par les mots. De plus, il verra sans doute dans l'objet une sorte de point de résistance ironique à l'obsession du protagoniste et une sorte de révélateur de l'attitude de Charles. Au fond, l'objet secret mis en discours semble moins lui résister qu'au personnage. Ceci pose tout de même la question de la vérité de l'interprétation de l'objet.
L'objet, le lecteur et la lecture
19Parce que, dans le récit de fiction, la priorité est donnée au narratif, le lecteur peut avoir tendance à négliger l'objet. Pourtant, nous avons vu que l'objet recèle du savoir sur le texte. L'intérêt de l'objet pour le lecteur du récit de fiction suit les lois repérées par l'esthétique de la réception. Reprenant la tripartition du lecteur telle qu'elle est définie par Vincent Jouve dans L'Effet-personnage dans le roman et dans La Lecture, on pourrait dire que l'objet intéresse potentiellement le « lisant », le « lectant » et le « lu ». Le « lisant », c'est-à-dire la « part du lecteur piégée par l'illusion référentielle19 », voit dans l'objet décrit ou évoqué (dans la mesure où cela correspond aux lois du vraisemblable, bien entendu) un signe du monde, une image qui lui permet de suspendre sa méfiance et de « croire » à la fiction. Le mode anti-mimétique interpelle ces lois et l'objet sert alors de point d'ancrage, soit pour confirmer les conventions du récit (c'est le cas du merveilleux ou de la science-fiction) soit pour les déstabiliser (c'est le cas du fantastique). Le « lectant » voit dans l'objet un élément du texte qui lui permettra de jouer avec lui (« lectant jouant ») ou qui l'aidera à l'interpréter (« lectant interprétant »). Le « lu », c'est-à-dire l'investissement fantasmatique du lecteur, pourra se loger dans l'objet mis en discours en tant que support de fantasme. Ainsi l'épée, le fouet, la poupée, une pièce de monnaie réveilleront des désirs obscurs.
20Comme on ne lit pas « innocemment », c'est-à-dire sans modèles d'interprétation établis par l'expérience, par l'éducation, par la culture ou par des théories formalisées, il convient d'évoquer brièvement quelques approches littéraires et leur intérêt pour l'objet. La place de l'objet dans les théories littéraires a des fortunes diverses. L'objet y tient une place plus ou moins importante et sa fonction varie. La critique formaliste et structuraliste20 n'a pas ignoré la place de l'objet dans l'intrigue, notamment dans le schéma de la quête qui a servi de base à bien des interprétations. Si la narratologie n'accorde guère d'attention à l'objet, ni d'ailleurs au personnage, préférant se concentrer sur les structures du récit, certains chercheurs se sont plutôt orientés vers le descriptif, et donc à l'objet et au personnage21. La sémiotique22 a cependant pris en compte le phénomène de l'objet en discours pour le resituer dans la structure signifiante du texte. La critique archétypale s'intéresse à l'objet en tant que symbole ou archétype. Elle y voit un élément porteur de signification au niveau symbolique23 et s'intéresse souvent à sa valeur transcendantale. L'objet peut être perçu comme signe d'un inconscient collectif24. Les diverses écoles de critique intéressées par l'implicite idéologique du texte littéraire (matérialisme culturel, sociocritique, postmodernisme25, etc.) mettent en relief l'objet comme production, comme signe social et politique ou comme manifestation d'une mentalité de consommation par exemple). La critique phénoménologique ou thématique conçoit l'objet dans sa relation au sujet. On se penche sur sa construction accomplie par le moi phénoménal du texte26, la constitution du paysage intérieur par les objets27 ou le mode de perception de l'objet28. La critique psychanalytique aussi analyse l'objet dans le récit de fiction pour en dégager, cette fois, une structure inconsciente et interpréter le texte. Jacques Lacan lui-même a écrit sur la lettre volée de la nouvelle d'Edgar Poe29. Ce rapide tour d'horizon, qui est loin d'être exhaustif, indique à quel point l'investissement théorique sur l'objet peut varier, et suggère l'hypothèse qu'il est intimement lié aux présupposés des approches littéraires évoquées, hypothèse qui appellerait un travail de recherche métacritique.
21L'objet disert, discret ou secret livre son savoir en regard de la structure interprétative qui l'interroge. Joseph Conrad ne l'ignorait pas et, dans sa note d'auteur de Tales of Unrest, il utilise la plume (en fait les deux plumes comme on le verra) comme objet métatextuel décrivant la dualité d'écriture de la nouvelle « The Lagoon ». Le passage, qui a intéressé la critique conradienne30, mérite qu'on le retranscrive pour le lire à loisir comme exemple d'objet faisant fonction de commentaire littéraire :
On constatera aisément qu'entre le dernier paragraphe de Paria des îles et le premier de « La Lagune », il n'y a pas eu, au sens figuré de l'expression, changement de plume. Ce fut aussi, littéralement, la vérité. Les deux textes procèdent de la même plume : une vulgaire plume d'acier. Comme on m'a accusé d'être, dans une certaine mesure, incapable d'émotion, je ne suis pas fâché de pouvoir dire qu'en une occasion au moins j'ai cédé à une impulsion sentimentale. Considérant que cette plume avait été une bonne plume et qu'elle m'avait montré assez de dévouement, j'eus l'idée de la conserver comme une sorte de relique que je pourrais à l'avenir regarder avec tendresse ; je la mis donc dans la poche de mon gilet. Elle prit par la suite l'habitude d'apparaître à toutes sortes d'endroits, au fond de tous les tiroirs, dans des boîtes de carton avec mes boutons de chemise, et finit par trouver un refuge permanent dans une grande sébile contenant des clés éparses, des bouts de cire à cacheter, des bouts de ficelle, des morceaux de chaînettes, quelques boutons et autres menues épaves que le flot de la vie masculine rejette dans de tels réceptacles. Je l'apercevais de temps à autre avec une satisfaction marquée jusqu'au jour où je découvris avec horreur qu'il se trouvait là deux vieilles plumes. Comment l'autre était-elle parvenue dans la sébile au lieu d'aller dans la cheminée ou la corbeille à papier, je ne le vois vraiment pas ; toujours est-il que les deux plumes étaient là côte à côte, l'une comme l'autre incrustées d'encre et se ressemblant à s'y méprendre. C'est assurément triste, mais décidé que j'étais à ne pas partager mon sentiment entre deux plumes, ni à courir le risque de m'attendrir indûment sur une intruse, je les jetai toutes les deux par la fenêtre dans une plate-bande, ce qui me paraît aujourd'hui une tombe bien poétique pour les vestiges du passé d'un être humain.
Mais le conte a subsisté. (…)31
Notes de bas de page
1 Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974, p. 166.
2 “The narrow lane of stubble encompassing the field grew wider with each circuit, and the standing corn was reduced to smaller areas as the morning wore on. Rabbits, hares, snakes, rats, mice, retreated inwards as into a fastness, unaware of the ephemeral nature of their refuge, and of the doom that awaited them later in the day when, their covert shrinking to a more and more narrowness, they were huddled together, friends and foes, till the last few yards of upright wheat fell also under the teeth of the unerring reaper, and they were everyone put to death by the sticks and stones of the harvesters.”
Thomas Hardy, Tess of the d'Urbervilles, 1891, London, Macmillan, 1974, p. 106
3 “Mrs Sparsit was conscious that by coming in the evening-tide among the desks and writing implements, she shed a feminine, not to say also aristocratic, grace upon the office. Seated, with her needlework or netting apparatus, at the window, she had a self-laudatory sense of correcting, by her ladylike deportment, the rude business aspect of the place. With this impression of her interesting character upon her, Mrs Sparsit considered herself, in some sort, the Bank Fairy. The townspeople who, in their passing and repassing, saw her there, regarded her as the Bank Dragon, keeping watch over the treasures of the mine." Charles Dickens, Hard Times, 1854, Harmonds-worth, Penguin, p. 147.
4 Dictionnaire Larousse de la langue française, Paris, Larousse, 1977, entrée « Philosophie », p. 1395.
5 Voir Philippe Hamon, La Description littéraire, op. cit., introduction.
6 “In the days when the spinning-wheels hummed busily in the farmhouses – and even great ladies, clothed in silk and thread-lace, had their toy spinning-wheels of polished oak – there might be seen in districts far away among the lanes, or deep in the bosom of the hills, certain pallid undersized men, who, by the side of the brawny country-folk, looked like the remnants of a disinherited race.”
George Eliot, Silas Marner : The Weaver of Raveloe, (1860), E. Dimnet, éd., Paris, Librairie Poussielgue, 1900, p. 1.
7 Jean-Michel Palmier, « Le rôle de l'image dialectique chez W. Benjamin et la critique de T. Adorno », Théorie, Littérature et Enseignement n°8 : Littérature et connaissance, Paris, P.U. Vincennes, 1990, p. 95. Voir Walter Benjamin, « The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction », Hannah Arendt (Ed.), Illuminations, New-York, Schochen Books, 1969.
8 Matthew Arnold, Culture and Anarchy, London, Nelson, 1869.
9 Voir aussi Laurent Lepaludier, « Apports et limites des modèles du savoir à l'âge scientifique dans The Moonstone de Wilkie Collins », Cahiers Victoriens et Edouardiens, n° 47, Montpellier, P.U. Montpellier, 1998.
10 Cf. Infra.
11 “He [Gerald Crich] saw vividly, with his spirit, the grey, forward-stretching face of the negro woman, African and tense, abstracted in utter physical stress. It was a terrible face, void, peaked, abstracted almost into meaninglessness by the weight of sensation beneath.” D.H. Lawrence, Women in Love, op. cit., p. 79.
12 D.H. Lawrence, Fantasia of the Unconscious & Psychoanalysis and the Unconscious, (1921 et 1922) Harmondsworth, Penguin, 1960.
13 “Pure culture in sensation, culture in the physical consciousness, really ultimate physical consciousness, mindless, utterly sensual. It is so sensual as to be final, supreme.” Ibid., p. 79.
14 “The wheel-barrow – the one humble wheel – the unit of the firm. Then the cart, with two wheels ; then the truck, with four ; then the donkey-engine, with eight ; then the winding-engine, with sixteen, and so on, till it came to the miner, with a thousand wheels, and then the electrician, with three thousand, and the underground manager, with twenty thousand, and the general manager, with a hundred thousand little wheels working away to complete his make-up, and then Gerald, with a million wheels and cogs and axles. Poor Gerald, such a lot of little wheels to his make-up ! He was more intricate than a chronometer – watch.” Ibid., p. 466.
15 “‘ No, thanks, no — don't pour me anymore. That's sufficient, that's quite sufficient.’” Vladimir Nabokov, « The Passenger », Details of a Sunset & Other Stories, Columbia, OH, McGraw-Hill, 1976, p. 80.
16 “By the end of the story everybody seems to have forgotten about the burnt match in the wineglass – something I would not have allowed to happen today.” Vladimir Nabokov dans son introduction de la nouvelle, ibid., p. 72.
17 Virginia Woolf, « Solid Objects », Selected Short Stories, op. cit., p. 62.
18 Cf. infra.
19 Vincent Jouve, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 81.
20 Voir par exemple Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970.
21 Par exemple Adam, Petitjean et Hamon déjà cités.
22 Par exemple Barthes déjà cité.
23 Par exemple Gilbert Durand, déjà cité.
24 Voir par exemple Carl. G. Jung, “On the Psychology of the Unconscious” (1943), in Two Essays on Analytical Psychology, London, Routledge, 1990 et René Girard, Des Choses caches depuis la fondation du monde, Paris :Grasset, Biblio Essais, 1978.
25 Par exemple Baudrillard déjà cité.
26 La philosophie de Husserl a beaucoup influencé cette approche.
27 Par exemple Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand, Paris, Seuil, 1967.
28 Voir par exemple Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, Tel, 1976.
29 Jacques Lacan, Séminaire sur « La Lettre volée », Ecrits I, Paris : Seuil, Points, 1966, pp.1-75.
30 Voir Jacques Darras, Joseph Conrad and the West, London & Basingstoke : Macmillan, 1982, pp.1-2 et Laurent Lepaludier, « Two Pens in the Same Flower-bed », L'Epoque conradienne, Limoges, Société conradienne française, n° 23, 1997, pp. 121-136.
31 “Anybody can see that between the last paragraph of An Outcast and the first of The Lagoon there has been no change of pen, figuratively speaking. It happens also to be literally true. It was the same pen : a common steel pen. Having been charged with a certain lack of emotional faculty I am glad to be able to say that on one occasion at least I did give way to a sentimental impulse. I thought the pen had been a good pen and that it had done enough for me, and so, with the idea of keeping it for a sort of memento on which I could look later with tender eyes, I put it in my waistcoat pocket. Afterwards it used to turn up in all sorts of places, at the bottom of small drawers, among my studs in cardboard boxes, till at last it found permanent rest in a large wooden bowl containing some loose keys, bits of sealing wax, bits of string, small broken chains, a few buttons, and similar minute wreckage that washes out of a man's life into such receptacles. I would catch sight of it from time to time with a distinct feeling of satisfaction, till, one day, I perceived with horror that there were two old pens in there. How the other pen found its way into the bowl instead of the fireplace or wastepaper basket I can't imagine, but there the two were, lying side by side, both encrusted with ink and completely undistinguishable from each other. It was distressing, but being determined not to share my sentiment between two pens or run the risk of sentimentalising over a mere stranger, I threw them both out of the window into a flower bed – which strikes me now as a poetical grave for the remnants of one's past.
But the tale remained. (…)”
Note de l'auteur, Joseph Conrad, Inquiétude : Récits, (1898), trad. G. Jean-Aubry révisée par Pierre Coustillas, in Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1982, pp. 647-8.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007