Chapitre 4. L’objet dans l’organisation du récit
p. 55-63
Texte intégral
1L’objet ne peut être appréhendé hors de l’ensemble du récit de fiction dont il fait partie : il est inséré dans une syntaxe narrative et pris dans un certain nombre de réseaux syntagmatiques et paradigmatiques. Il y tient un rôle (ou plusieurs) vis-à-vis de sa position au sein d’une poétique. Sa place dans le récit, l’organisation des objets, sa mise en valeur, sa position dans le système narratif et esthétique déterminent son statut et ses fonctions.
Place de l’objet dans le récit
2La position, dans la syntaxe narrative, de l’objet mentionné ou décrit lui confère une fonction particulière. Son apparition dès l’incipit ou plus largement vers le début d’un roman ou d’une nouvelle n’est pas sans conséquence. Si l’objet y fait office d’élément du décor, il donne aussi le ton, entame une série, ou présente une sorte de condensé. « Mr Gilfil’s Love-Story » de George Eliot donne une importance particulière au tissu noir qui orne le lutrin de l’église en signe de deuil :
Quand le vieux Mr Gilfil mourut, il y a trente ans, le chagrin fut général à Shepperton ; et si les tentures noires n’avaient pas été placées sur le lutrin et le pupitre à la demande de son neveu et légataire principal, les paroissiens se seraient certainement cotisés pour obtenir la somme nécessaire pour que le défunt ne soit pas privé de cette marque de respect.1
3L’objet rituel connote le respect de la communauté villageoise envers son pasteur. La valeur qu’elle lui accorde est d’ailleurs celle du coût théorique de la dépense. L’objet fait ici fonction d’ouverture sur la dimension publique du pasteur. Par jeu de contraste, son histoire d’amour, d’ordre privé, sera présentée comme un secret révélé par le récit. La couleur noire, annexée à l’objet rituel, est reprise par la suite (« Toutes les fermières portaient leurs alépines noires (…) une réticence à porter le noir aux occasions qui s’y prêtaient.2 »), ainsi que le champ lexical du deuil. Le récit se développe sur un contraste entre, d’une part, ce caractère public de décence et de respect et, d’autre part, la vie privée du pasteur, et le thème de la mort, introduit par l’objet de deuil, réapparaîtra au dernier chapitre avec la mention de la mort de Tina et le rappel de celle de Gilfil.
4Les tombes des membres de la famille de Pip, protagoniste de Great Expectations de Charles Dickens, objets décrits dès l’incipit, tiennent une place prépondérante dans ce roman d’apprentissage, en particulier dans sa phase de récit d’enfance. Elles disent le personnage, sa situation, son enfance, la perte, et portent en germe sa quête identitaire. Elles reviendront en leitmotiv à des moments-clefs :
Comme je n’avais jamais vu mon père ni ma mère, ni jamais à quoi ils ressemblaient (car ils avaient vécu bien avant l’époque de la photographie), les premières images que je me fis d’eux, de manière complètement irraisonnée, émanèrent de leurs tombes. La forme des lettres qui ornaient la tombe de mon père me fournit l’idée étrange que c’était un homme carré, trapu, au teint sombre et aux cheveux noirs et bouclés. Le style et l’aspect de l’inscription « Ainsi que Georgiana, Son Epouse » donnèrent à mon imagination enfantine l’impression que ma mère avait des taches de rousseur et était maladive. C’est à quatre petits losanges de pierre de quelque cinquante centimètres chacun, bien alignés à la tête de chacune de leur tombe et consacrés à la mémoire de mes cinq petits frères, qui, au cœur de la lutte universelle pour la vie, abandonnèrent excessivement tôt toute tentative de gagner la leur, que je dois la croyance religieusement ancrée dans mon esprit qu’ils étaient tous nés sur le dos et les mains dans les poches de pantalon, et qu’ils ne les avaient jamais sorties de leur vie.3
5Il est vrai que l’objet peut aussi être l’origine de l’énigme ou d’une frustration d’information. En tout cas, placé à l’incipit, il se dote de divers types de fonctions introductives4, qui comprennent par exemple la séduction, la création d’un besoin d’information, la présentation de certains éléments utiles pour le développement de l’intrigue ou la compréhension des personnages, et une ouverture sur la symbolique du texte. L’objet décrit, à l’instar du paysage et du portrait introductifs, focalise, par le mode descriptif, les enjeux de l’incipit.
6A l’autre bout du récit, l’objet vient parfois révéler l’identité d’un personnage. Dans la légende arthurienne revisitée qu’est The Sword in the Stone de T.H. White, l’épée que Wart retire de l’enclume et de la pierre est l’instrument par lequel se manifeste son identité insoupçonnée : il est le Roi Arthur5. L’objet peut aussi condenser le récit pour en dire le mot de la fin. Dans la nouvelle, l’objet concentre parfois l’effet épiphanique, tel dans « Two Gallants » de James Joyce où l’objet bénéficie d’une mise en relief particulière par le geste de Corley dans une sorte de parodie évangélique : « Corley s’arrêta sous le premier réverbère et regarda fixement devant lui d’un air sombre. Alors, le geste grave, il étendit la main vers la lumière et, le visage souriant, l’ouvrit lentement sous le regard de son disciple. Une petite pièce d’or brillait au creux de sa paume.6 » Les exemples abondent chez les modernistes comme Katherine Mansfield ou Virginia Woolf. On se souvient par exemple de l’explicit de « Miss Brill » de Katherine Mansfield :
Mais aujourd’hui elle passa devant la boulangerie, monta les escaliers, entra dans la petite pièce sombre – sa chambre n’était pas plus grande qu’un placard – et s’assit sur l’édredon rouge. Elle resta ainsi longtemps. La boîte d’où avait été sortie la fourrure était posée sur le lit. Elle détacha le collier vite, vite, sans regarder, le déposa à l’intérieur. Mais quand elle referma le couvercle, elle eut l’impression d’entendre pleurer.7
7Les objets, qui s’organisent ici en une structure d’enfermement (la fourrure dans la boîte et la boîte dans la chambre qui ressemble à un placard) disent en épiphanie l’enfermement psychologique du protagoniste et la protestation de l’inconscient détournée sur le vêtement. Chez Katherine Mansfield, cette indirection fonctionne également sur ce que Barthes a appelé les « objets naturels » : un œuf, une plante, un arbre, etc. Virginia Woolf n’est pas en reste dans ce domaine, que ce soit pour les objets naturels ou les objets fabriqués, comme la poupée de la petite Ann et les documents de la Société de femmes qui lui sont pompeusement confiés :
Aussi nous ramassâmes les documents de notre Société, et bien qu’Ann fût très heureuse à jouer à la poupée, nous lui fîmes soudain un cadeau du tout et déclarâmes que nous l’avions choisie comme Présidente de la Société pour l’Avenir, sur quoi elle éclata en sanglots, la pauvre petite.8
8Le contraste entre la poupée et les documents cristallise sur les objets la double dimension de l’enfance et de l’âge adulte, les intérêts contradictoires de la femme, et d’une manière générale, les images opposées de la féminité – la femme poupée et l’intellectuelle. L’objet se dote ainsi des fonctions conclusives, ici épiphaniques – ou parfois inconclusives, d’ailleurs, car décalées ou mystérieuses – qui sont typiques de la fin d’une nouvelle.
9La reprise à l’explicit d’un objet décrit à l’incipit crée un effet de cyclicité, de circularité, ou de différence comme dans la nouvelle « The Coat » de James Lasdun9 : « C’était un manteau d’été léger de velours jaune bordé d’argent » ; et « Le manteau avait l’air plus argent que jaune dans la lueur du clair de lune sous la pluie ». La description finale du manteau diffère de celle du début. C’est dans ce différentiel descriptif et par rapport à lui que se logent et s’évaluent l’intrigue et les personnages. Il en est de même dans « The Lady in the Looking-Glass : A Reflection » de Virginia Woolf. Le début énonce un principe général : « On ne devrait pas laisser de miroir accroché au mur d’une pièce, pas plus qu’il ne faut laisser ouverts des chéquiers ou des lettres où l’on avoue un crime.10 » – avant de décrire un miroir. Et la fin reproduit la première partie de la phrase d’incipit (« On ne devrait pas (…) d’une pièce »), enserrant dans la reprise prohibitive le témoignage du pouvoir de révélation que possède le miroir d’Isabella Tyson. Entre temps, nombre d’objets ont été aperçus dans le cadre du miroir. Son pouvoir structurant – tout comme celui du manteau de la nouvelle de James Lasdun – n’aura pas échappé au lecteur.
10La place de l’objet a certes une importance très variable. Certains objets sont dotés d’un statut secondaire. Ils forment une sorte d’arrière-plan, qui n’est pas sans intérêt sur le plan de la signification en raison de son interaction avec l’avant-plan. Mais il se peut aussi que l’objet soit mis en relief à tel ou tel moment du récit. Sa signification s’appréciera, par exemple, en regard de sa position vis-à-vis des temps forts de l’intrigue ou des moments intenses où tel ou tel personnage se révèle. Tournons-nous de nouveau vers Dubliners de James Joyce. La nouvelle « The Sisters », où la conversation entre Eliza et la tante du narrateur évoque les signes de folie de Father James Flynn. Le rappel de l’épisode du calice brisé est particulièrement mis en relief par le jeu de la thématisation, des hésitations, du recours au tabou et de la prière : « C’était ce calice qu’il a brisé… Ca a été le début de toute l’histoire. Bien sûr, on a dit qu’il n’y avait rien de grave, qu’il ne contenait rien, je veux dire. Tout de même… On a dit que c’était de la faute de l’enfant de chœur. Mais le pauvre James était si nerveux ! Que Dieu aie pitié de lui !11 » Il s’agit là d’un moment significatif de la nouvelle qui avoisine d’ailleurs la fin où le calice sera de nouveau en bonne place, cette fois entre les mains du mort. La théâtralisation de l’objet (comme celle des pièces et du billet de Pip dans Great Expectations), la pause descriptive, la conversation et divers autres procédés participent à sa mise en valeur et à sa pertinence vis-à-vis du récit. Dans ce domaine, le texte établit un système complexe dans lequel les composantes telles que l’intrigue, les personnages, le réseau symbolique et la narration interagissent pour produire des effets d’arrière-plan, de congruence, d’éclairage, de contraste, de contrepoint, et autres effets que les analyses qui suivent aborderont.
11Nous avons vu qu’un objet tel que le manteau dans « The Coat » de James Lasdun ou le miroir de « The Lady in the Looking-Glass : A Reflection » de Virginia Woolf bénéficiait d’une mise en relief particulière. La prégnance d’un seul objet (possible dans la nouvelle mais plus difficilement concevable à un tel degré dans le roman pour des raisons de longueur) repose sur la stabilité de l’objet à l’avant-plan du récit. Il s’agit d’un cas de figure assez particulier. Le roman policier mettra parfois en exergue tel ou tel objet, qui deviendra un centre d’intérêt de l’enquête. On pense, par exemple, à la pierre de lune du premier roman policier anglais, The Moonstone de Wilkie Collins. La légende arthurienne avec sa quête du Graal, tel ou tel conte merveilleux, tel roman d’aventures avec sa chasse au trésor ont également un objet comme enjeu majeur. Parfois plus discret, l’objet peut resurgir à certains moments du récit, tel la lime de Joe dans Great Expectations, et contribuer à sa structuration sur le plan de l’intrigue notamment. Mais l’objet se comprend souvent par rapport aux autres, au sein d’un système d’objets. Il importe de présenter ici divers types d’organisation du système des objets dans le récit.
Organisation des objets dans le récit
12Outre la mise en relief d’un objet majeur, l’organisation des objets peut fonctionner sur un mode binaire ou pluriel. Un objet peut contraster avec un autre, faire contrepoint dans la structure d’ensemble ou opérer une sorte de collection dans une structure de rangement quelconque. Les objets que Robinson Crusoë récupère (au chapitre intitulé « Je Me Procure Beaucoup de Choses »), ceux qu’il fabrique, le journal qu’il écrit, participent d’une culture matérielle d’inspiration bourgeoise et capitaliste et d’une idéologie visible dans l’organisation dite « objective » (pour reprendre le terme de Roland Barthes) du roman. Un des derniers chapitres s’intitule « Je Trouve Ma Richesse Autour de Moi ») et témoigne de l’importance de la quête des objets. Il est clair que les objets structurent Robinson Crusoë par leurs fonctions d’instruments, d’éléments de constructions, de moyens de transport et de réalisations diverses, de sources de conservation ou de progrès, de moyens et de buts d’activité, de signes de succès ou de prospérité. L’acquisition, la possession, la transformation, la production et la conservation des objets constituent une organisation majeure du récit, au moins aussi importante, sinon plus, que les relations entre les personnages. Ce qui marque l’intrigue, c’est leur récurrence thématique et la constance d’une idéologie sous-jacente à la référence à l’objet.
13Les lettres de Pamela de Richardson sont autant d’objets linguistiques d’échange, des objets parlants, pour ainsi dire, et qui se répondent dans leur succession. C’est le système relationnel qui les marque cette fois. Ceci dit, ces lettres témoignent aussi d’un intérêt majeur pour l’argent (dès les premières12). Le système d’objets linguistiques et relationnels traduit donc, entre autres choses, un système d’objets signifiés. Ce roman épistolaire se construit ainsi sur une articulation de deux types d’objets, objets signifiants et objets signifiés.
14Dans « The Secret Sharer », Joseph Conrad mentionne au début le système mystérieux des pêcheries du Golfe du Siam :
A ma droite il y avait des lignes de pieux de pêcherie qui ressemblaient à un système mystérieux de clôtures de bambou à-demi immergées, incompréhensibles dans leur division du domaine des poissons tropicaux et d’aspect défiant la raison, comme s’ils avaient été abandonnés à jamais par quelque tribu nomade de pêcheurs désormais partis à l’autre bout de l’océan ; car il n’y avait aucun signe de vie humaine d’un bout à l’autre de l’horizon.13
15C’est ce caractère mystérieux de l’objet appréhendé comme signe indéchiffrable qui organise le récit. Le feu qui brille à l’avant du Sephora contraste, mais de manière trompeuse, avec l’objet précédent : « Le fanal de route à l’avant brûlait d’une flamme claire, pure et comme symbolique, confiante et brillante au milieu des ombres mystérieuses de la nuit.14 » Plus tard, l’échelle de coupée, qui n’a pas été remontée, sera l’objet qui permettra à Legatt de monter à bord du navire, apportant avec lui aventure et étrangeté. Le pyjama que le capitaine prête à Legatt est aussi source de confusion devant le double que l’autre incarne. Finalement, le chapeau donné par le jeune capitaine, signe identitaire et de dualité à la fois, servira par chance de repère pour la manœuvre salvatrice. C’est donc la thématique de l’objet comme signe trompeur qui organise ce récit.
16Dans les romans de Pérec, de Simon et de Robbe-Grillet les objets constituent une autre forme d’assemblage significatif, tant leur présence obsède le récit par leur position en avant-plan. Le roman Les Choses, de Georges Pérec, indexe les personnages, leur mentalité et leur évolution aux choses décrites. Ce sont en fait les objets qui expliquent les êtres. Leçon de choses, roman de Claude Simon, également centré sur les objets, se pare de reflets métatextuels qui suggèrent leur surabondance :
La description (la composition) peut se continuer (ou être complétée) à peu près indéfiniment selon la minutie apportée à son exécution, l’entraînement des métaphores proposées, l’addition d’autres objets visibles dans leur entier ou fragmentés par l’usure, le temps, un choc (soit encore qu’ils n’apparaissent qu’en partie dans le cadre du tableau), sans compter les diverses hypothèses que peut susciter le spectacle. Ainsi il n’a pas été dit si (peut-être par une porte ouverte sur un corridor ou une autre pièce) une seconde ampoule plus forte n’éclaire pas la scène, ce qui expliquerait la présence d’ombres portées très opaques (presque noires) qui s’allongent sur le carrelage à partir des objets visibles (décrits) ou invisibles – et peut-être aussi celle, échassière et distendue, d’un personnage qui se tient debout dans l’encadrement de la porte.15
17On relira avec profit l’essai de Roland Barthes intitulé « La littérature objective », article qui concerne les objets dans les romans de Robbe-Grillet16 et dont voici un bref extrait :
Tous ces objets sont décrits avec une application en apparence peu proportionnée à leur caractère sinon insignifiant, du moins purement fonctionnel. Chez Robbe-Grillet, la description est toujours anthologique : elle saisit l’objet comme dans un miroir et le constitue devant nous en spectacle, c’est-à-dire qu’on lui donne le droit de prendre notre temps, sans souci des appels que la dialectique du récit peut lancer à cet objet indiscret. L’objet est là, il a la même liberté d’étalement qu’un portrait balzacien, sans en avoir pour autant la nécessité psychologique. (…) La tentative de Robbe-Grillet (et de quelques-uns de ses contemporains : Cayrol et Pinget, par exemple, mais sur un tout autre mode) vise à fonder le roman en surface : l’intériorité est mise entre parenthèses, les objets, les espaces et la circulation de l’homme des uns aux autres sont promus au rang de sujets.17
18Mais il est vrai qu’en général les objets, dans le roman plus que dans la nouvelle d’ailleurs, ne se donnent pas d’emblée comme centre d’intérêt majeur. Ils se tiennent le plus souvent comme en retrait, en position d’arrière-plan, secondaire et discrète, ce qui ne les empêche pas de travailler le texte en rhizome.
Organisation en rhizome
19Dans le texte de fiction, les objets tissent des rapports avec le temps, le lieu, les personnages, la narration, bref avec les éléments de composition du récit qu’ils colorent, concrétisent, ou même annexent parfois. Comme le rhizome deleuzien qui organise le texte de manière souterraine18, le système textuel des objets a quelque chose à voir avec les autres éléments de la fiction. Pour s’en convaincre, il conviendrait de lire l’article ci-après sur les objets dans Great Expectations, dans lequel on voit bien que, dans le cadre d’un roman d’apprentissage, là où les objets ne constituent pas l’élément majeur de la fiction, ils ne peuvent s’appréhender qu’en fonction des personnages (Pip, Joe, Pumblechook, Miss Havisham, etc.), des lieux (la forge, Satis House, la cabinet de l’avocat Jaggers, etc.), les temps de l’intrigue (l’enfance au village, la vie de jeune homme à Londres) ou du souvenir et du rêve (la lime). Il est clair que la lime de Joe se situe textuellement à la croisée des souvenirs de Pip concernant divers personnages, mais aussi plusieurs moments de sa vie, plusieurs lieux, et associe des idées de travail, de criminalité avec des sentiments de peur19.
20On pourrait aussi mettre au jour l’organisation rhizomatique des objets dans le récit de Marlow dans « Heart of Darkness20 ». Le réseau métaphorique de la lumière et des ténèbres tient l’avant-plan du texte, mais, de manière sous-jacente, les objets se mêlent aux autres éléments de la fiction : les lunettes à monture d’argent de la vieille femme à Bruxelles qui suggère le profit ; la grande cravate ondulante21 du secrétaire qui évoque le voyage en mer et sur la rivière ; la chaudière renversée qui dit l’exploitation, la destruction et l’absurdité du colonialisme ; sans compter les rivets tant attendus ou le paquet de lettres. L’étude du rhizome des objets ne peut naturellement passer que par des analyses d’œuvres : c’est précisément l’intérêt des articles qui suivent cette partie théorique de l’ouvrage.
21Les systèmes d’organisation des objets dans le récit de fiction diffèrent : ils vont de la simple juxtaposition descriptive due à leur appartenance à un lieu ou à leur proximité spatiale, jusqu’à des systèmes sémantiques, contrastifs, évolutifs, idéologiques, esthétiques ou autres, sans d’ailleurs que ces aspects soient mutuellement exclusifs. Là encore, c’est l’œuvre qui organise les objets en système de significations. Le genre littéraire (conte, légende, récit d’aventure, etc.) et le mode (réaliste, fantastique, surréaliste, etc.) seront déterminants dans cette organisation, mais aussi, nous l’avons vu, la place dans le récit, l’organisation des objets entre eux et le rapport rhizomatique avec les autres éléments de la fiction. Parmi les rapports entre les objets et les autres éléments du récit de fiction, celui qui lie l’objet au sujet mérite tout particulièrement l’attention
Notes de bas de page
1 “When old Mr Gilfil died, thirty years ago, there was general sorrow in Shepperton ; and if black cloth had not been hung round the pulpit and reading-desk, by order of his nephew and principal legatee, the parishioners would certainly have subscribed the necessary sum out of their own pockets, rather than allow such a tribute of respect to be wanting.”
George Eliot, « Mr Gilfil’s Love-Story », Scenes of Clerical Life, (1856), Paris, Hachette, 1924, p. 95.
2 « All the farmers’ wives brought out their black bombasines (…) », « An unreadiness to put on black on all available occasions (… ) », id.
3 “As I never saw my father or my mother, and never saw any likeness of either of them (for their days were long before the days of photographs), my first fancies regarding what they were like, were unreasonably derived from their tombstones. The shape of the letters on my father’s grave, gave me an odd idea that he was a square, stout, dark man with curly black hair. From the character and turn of the inscription, “Also Georgiana, Wife of the Above”, I drew a childish conclusion that my mother was freckled and sickly. To five little stone lozenges, each about a foot and a half long, which were arranged in a neat row beside their grave, and were sacred to the memory of five little brothers of mine – who gave up trying to get a living, exceedingly early in that universal struggle – I am indebted for a belief I religiously entertained that they had all been born on their backs with their hands in their trouser-pockets, and had never taken them out in this state of existence.”
Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 9.
4 Voir à ce sujet Liliane Louvel (ed.), L’Incipit, Poitiers, La Licorne, 1997.
5 Voir T.H. White, The Sword in the Stone, New York, Bantam, Doubleday & Dell, 1963, p. 284.
6 “Corley halted at the first lamp and stared grimly before him. Then with a grave gesture he extended a hand towards the light and, smiling, opened it slowly to the gaze of his disciple. A small gold coin shone in the palm.” James Joyce, « Two Gallants », Dubliners, (1914), Harmondsworth, Penguin Modern Classics, 1974, p. 58.
7 “But today she passed the baker’s by, climbed the stairs, went into the little dark room – her room like a cupboard – and sat down on the red eiderdown. She sat there for a long time. The box that the fur came out of was on the bed. She unclasped the necklet quickly ; quickly, without looking, laid it inside. But when she put the lid on she thought she heard something crying.”
Katherine Mansfield, “Miss Brill”, Selected Stories, op. cit., p. 313.
8 “So we swept up the papers of our Society, and though Ann was playing with her doll very happily, we suddenly made her a present of the lot and told her we had chosen her to be President of the Society of the future – upon which she burst into tears, poor little girl.”
Virginia Woolf, “A Society”, Selected Short Stories, op. cit., p. 21.
9 “It was a light summer coat of yellow velvet with a silk lining.” et “The coat looked more silver than yellow in its sheen of rain and moonlight”", James Lasdun, “The Coat”, in Malcolm Bradbury & Judy Cooke (ed.), New Writing, London, Minerva, 1992, pp. 302 et 316.
10 “People should not leave looking-glasses hanging in their rooms any more than they should leave open cheque books or letters confessing some hideous crime.”, Virginia Woolf, « The Lady in the Looking-Glass », in Selected Short Stories, Harmondsworth : Penguin, 1993, p. 75.
11 “‘It was that chalice he broke… That was the beginning of it. Of course, they say it was all right, that it contained nothing, I mean. But still… They say it was the boy’s fault. But poor James was so nervous, God be merciful to him !’”, James Joyce, « The Sisters », Dubliners, op. cit. p. 15.
12 Voir par exemple les lettres I et II, Samuel Richardson, Pamela : or Virtue Rewarded, (1740), London, Dent, 1962, pp. 1-4.
13 “On my right hand there were lines of fishing stakes resembling a mysterious system of half-submerged bamboo fences, incomprehensible in its division of the domain of tropical fishes, and crazy of aspect as if abandoned forever by some nomad tribe of fishermen now gone to the other end of the ocean ; for there was no sign of human habitation as far as the eye could reach.” Joseph Conrad, « The Secret Sharer », (1910), Heart of Darkness & The Secret Sharer, New York, Signet, 1950, p. 19.
14 “The riding light in the forerigging burned with a clear, untroubled, as if symbolic, flame, confident and bright in the mysterious shades of the night.”, op. cit., p. 23.
15 Claude Simon, Leçon de choses, Paris, Minuit, 1975, pp. 10-11.
16 Roland Barthes, « La littérature objective », (1954), Essais critiques, Paris, Seuil, Points, 1964, pp. 29-40.
17 Roland Barthes, Ibid., pp. 29-30 et 39.
18 Vois Gilles Deleuze, Rhizome, Paris, Minuit, 1976.
19 Voir Laurent Lepaludier, « Ces choses qui en disent long :.. . les objets dans Great Expectations », in L. Lepaludier (ed.) Charles Dickens : Great Expectations, Paris, Messène, 1999, reproduit ci-après.
20 Joseph Conrad, « Heart of Darkness », ( 1910), op. cit., pp. 63-158.
21 (« large and billowy » ), ibid., p. 75.
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