Chapitre 3. La représentation de l’objet
p. 41-53
Texte intégral
De la dénomination de l’objet au texte descriptif
1La représentation de l’objet varie beaucoup dans le récit de fiction. Il convient d’en examiner les diverses formes. La plus courante est certainement la dénomination. Nommer l’objet, c’est l’introduire dans le récit en lui donnant une fonction dans un ensemble. C’est la forme la plus courante et la plus économique au plan textuel. La dénomination poursuit un but utilitaire au plan de la diégèse : il faut bien nommer certains objets pour faire comprendre l’action et promouvoir le récit. Le nom commun de l’objet est le plus couramment utilisé, mais le récit de fiction a aussi recours à des figures de dénomination telles que la périphrase ou la personnification. La périphrase sert un but esthétique (on se souvient par exemple des « commodités de la conversation » qui désignent les fauteuils dans le style précieux), ou bien elle explore les diverses facettes identitaires de l’objet, ou tout simplement évite les répétitions. La personnification dote l’objet d’un effet de vie et lui attribue des qualités d’être humain. Selon Pierre Fontanier, elle
consiste à faire d’un être inanimé, insensible, ou d’un être abstrait et purement idéal, une espèce d’être réel et physique, doué de sentiment et de vie, enfin ce qu’on appelle une personne ; et cela par simple façon de parler, ou par une fiction toute verbale, s’il faut le dire. Elle a lieu par métonymie, par synecdoque, ou par métaphore.1
2L’objet est aussi traité selon le trope de la métonymie, que Pierre Fontanier définit comme trope par correspondance.
Les Tropes par correspondance consistent dans la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet qui fait comme lui un tout absolument à part, mais qui lui doit, ou à qui il doit lui-même plus ou moins, ou pour son existence, ou pour sa manière d’être. On les appelle métonymies, c’est-à-dire changements de noms, ou noms pour d’autres noms.2
3Il distingue utilement divers types de métonymies selon les rapports établis entre les « objets » (terme pris au sens large) par le détour stylistique.
On peut distinguer les métonymies : – De la Cause pour l’Effet ; – De l’Instrument pour la Cause active ou morale ; – De l’Effet pour la Cause ; – Du Contenant pour le Contenu ; – Du Lieu de la Chose pour la Chose même ; – Du Signe pour la Chose signifiée ; – Du Physique pour le Moral ; – Du Maître ou Patron de la Chose pour la Chose même ; – Enfin, de la Chose pour le Maître ou pour le Patron.3
4L’objet pris au sens strict correspondra à certains emplois du terme « Chose » de Fontanier, ainsi qu’aux termes d’ » Instrument » et de « Contenant ». Les divers rapports (de cause à effet, de contenance, d’appartenance, de signification, etc.) s’appliquent aussi aux objets dans le récit.
5L’objet peut aussi être nommé par synecdoque, définie par Pierre Fontanier comme « trope de connexion » : « Les Tropes par connexion consistent dans la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet avec lequel il forme un ensemble, un tout, ou physique ou métaphysique, l’existence ou l’idée de l’un se trouvant compris dans l’existence ou l’idée de l’autre.4 » Fontanier distingue huit espèces principales de synecdoque : « – De la Partie ; – Du Tout ; – De la Matière ; – Du Nombre ; – Du Genre ; – De l’Espèce ; – La Synecdoque d’Abstraction ; – Et enfin la synecdoque d’individu, connue sous le nom d’Antonomase.5 » Ces synecdoques conviennent pour la plupart à la dénomination des objets tels que je les ai définis.
6L’objet peut aussi être nommé par métaphore, trope par ressemblance qui consiste, selon Pierre Fontanier, « à présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue, qui, d’ailleurs, ne tient à la première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou analogie6 ».
7Ces diverses manières de nommer impliquent une mise en relief de relations de l’objet à un autre élément du texte ou à son contexte. La dénomination aura aussi une fonction particulière selon qu’elle se situera dans une énumération, qu’elle jouera sur la synonymie ou la récursivité.
8D’autres fois, le récit s’attarde et développe un texte descriptif avant ou après la dénomination de l’objet. Il faut signaler ici l’importance capitale des travaux de Jean-Michel Adam et André Petitjean ainsi que ceux de Philippe Hamon sur la description7 qui s’appliquent en grande partie à la question de la description de l’objet. Dans la partie sur la schématisation descriptive de l’ouvrage Le Texte descriptif d’Adam et Petitjean, le concept d’ancrage définit la dénomination suivie d’une description. Ainsi, la nouvelle de Philip Smith « The Wedding Jug » introduit le terme « jug » dans le dialogue (ancrage ou le pantonyme de Philippe Hamon8), situe l’objet, le décrit (expansion) et le renomme (ce qu’Adam et Petijean appellent la reformulation) :
Passe-moi le mètre-ruban qui se trouve dans le pot là-bas.
‘Quel pot ?’ Je regardais les étagères du vaisselier. Il y avait les tasses du Couronnement (…) et un ensemble hétéroclite de petits vases, pots et plats de verre de couleur.
‘Ce pot, là, près de ta main. Oui, c’est ça. Donne-le-moi. Je vais trouver le mètre.’ Je lui tendis le pot de verre, un pot lourdement décoré de motifs carrés en relief, et retournai m’asseoir.9
9La dénomination de l’objet est ici enrichie de compléments descriptifs et narratifs. La signification de l’objet en est alors rehaussée.
10Le procédé qu’Adam et Petitjean nomment affectation (inverse de l’ancrage), consiste donc à décrire d’abord avant d’affecter un nom à l’objet. Ainsi, dans la nouvelle « Solid Objects » de Virginia Woolf, John fouille le sable gorgé d’eau de mer et découvre un objet par hasard. La description, en focalisation interne, reflète l’identification progressive de cet objet par le personnage, à partir de la sensation du toucher, de la forme, puis de la couleur :
Comme il était sur le point de décider laquelle de ces choses ce serait, ses doigts, qui creusaient toujours le sable gorgé d’eau, enveloppèrent quelque chose de dur - une grosse goutte de matière solide – et firent peu à peu bouger un gros morceau aux formes irrégulières et l’amenèrent à la surface. Quand il fut débarrassé de la couche de sable qui le recouvrait, une teinte verte apparut. C’était un morceau de verre, si épais qu’il était presque opaque ; la mer l’avait tellement poli qu’elle en avait ôté tout angle ou toute forme, si bien qu’il était impossible de dire si c’était un morceau de bouteille, de verre à eau ou de vitre ; ce n’était que du verre ; c’était presque une pierre précieuse.10
11Dans cet extrait, l’identification de l’objet comporte toutefois un certain degré de mystère. La dénomination vague – « un morceau de verre » – n’atteint pas la précision de la nomenclature mais témoigne de l’intérêt de Virginia Woolf pour le vague de la perception.
12Il est intéressant de voir que le même type d’objet inspire la nouvelliste canadienne Jane Urquhart dans « Storm Glass » qui prend pour thème majeur la dénomination. Le terme que le personnage féminin de la nouvelle préfère pour désigner ce genre d’objet est « beach glass » (verre de plage). Mais elle se surprend à utiliser celui de « storm glass » (verre de tempête) :
‘Du verre de tempête’, murmura-t-elle, puis elle rit en se rendant compte qu’elle avait utilisé spontanément les mots de son mari sans marquer un temps de réflexion pour contrôler sa réaction comme habituellement. Quand ils se parlaient, elle essayait quelquefois expressément d’éviter d’employer ses mots pour être en pleine possession de ses pensées à elle. Ces mots-là et ces pensées-là, croyait-elle, étaient totalement à elle. C’était l’une des rares choses qu’il n’était pas en mesure de contrôler que ce soit par sa force ou par sa tendresse.11
13Mais finalement, lorsque rentre son mari, fatigué et soucieux, la femme utilise, en une phrase qui conclut la nouvelle, le terme employé par son mari : « ‘Il y a du verre de tempête sur la plage’, dit-elle.12 » La dénomination est alors un enjeu dans la thématique de cette nouvelle et ouvre une voie à l’interprétation des sentiments de la femme vis-à-vis de son mari.
14Selon Adam et Petitjean, les récits déclenchent des opérativités configurationnelles. On peut en effet dire que la description de la carafe (« The Wedding Jug » de Philip Smith) fait appel au répertoire sur l’objet et à ses diverses qualités (contenant, forme, décoration, etc.). Elles comportent aussi des opérativités séquentielles. A la fin de la même nouvelle, la grand-mère, se souvenant du suicide de Tommy, celui qu’elle aurait pu épouser, tient la carafe de mariage sur son giron : « La vieille femme était assise droite et regardait maintenant la lueur du feu qui faiblissait, ses mains entourant la carafe de verre posée sur son giron.13 » L’importance de ces opérativités donnera évidemment une idée de la place de l’objet dans le récit.
15Les expansions textuelles sur l’objet se font selon divers modes. La description de l’objet peut donner lieu à des séquences de propositions sur ses aspects ou propriétés (l’aspectualisation d’Adam et Petitjean14) et éventuellement à une thématisation d’une partie de l’objet. Un passage de « Shoes » de Jane Urquhart illustrera ces sortes d’expansion :
C’est alors qu’elle remarqua les chaussures. Il était parti mais ses chaussures étaient toujours là, sous le piano, où il les avait si négligemment jetées juste avant de se balancer. Elles avaient été visiblement abandonnées. Les lacets avaient l’air embrouillés, confus, malheureux. Les languettes pendaient, obscènes comme des langues de pendus. Une chaussure était couchée sur le côté : elle avait l’air blessé et pathétique d’un animal qu’une voiture vient de toucher. L’autre chaussure se tenait bien droite, comme si elle attendait un ordre de son maître. Comment diable avait-il pu rentrer chez lui, se demanda-t-elle ?15
16Mais l’objet peut aussi être rapproché de ce qui lui est a priori étranger, par la métaphore, la comparaison, la négation, etc. (l’assimilation d’Apothéloz). Tel est le cas dans la citation précédente avec la comparaison avec l’animal et le comparatif hypothétique. Les développements textuels se réalisent aussi par d’autres modes descriptifs.
Autres modes descriptifs
17Dans le texte de fiction l’objet se donne à travers des modes descriptifs variés qui organisent sa représentation. Celle-ci se construit selon des lignes de frayage qui reprennent des modèles établis, s’en inspirent plus librement ou s’en départissent totalement. Nous avons vu que souvent l’approche de l’objet débute par sa dénomination et se poursuit par la déclinaison de ses propriétés. Dans un chapitre sur le « système configuratif de la description » de l’ouvrage intitulé Introduction à l’analyse du descriptif 16, Philippe Hamon explique non seulement comment s’organisent les descriptions en fonction de leur place dans le texte (avec par exemple le concept de pantonyme vu plus haut) mais aussi leur organisation propre. Selon lui, la description s’appuie parfois sur des modèles ou s’oriente selon certains horizons. Elle suit des lignes de frayage ou des grilles qu’elle convoque et se regroupe selon des nœuds textuels. Motivation et clausule font aussi partie de toute une rhétorique descriptive. Si certaines lois ou options peuvent être identifiées, l’intérêt du texte descriptif littéraire consiste en la manière originale qu’il a de jouer avec elles. Un passage tiré de Women in Love illustrera comment D.H.Lawrence s’inspire de certains modes descriptifs tout en jouant sur des variations de perspectives. Lors d’une foire à la brocante, Rupert Birkin et Ursula Brangwen sont intéressés par un fauteuil. En fait, Birkin utilise d’abord l’appellation générique de « chair ». L’objet est identifié ensuite comme fauteuil par le narrateur-descripteur qui enclenche la description de l’objet et de ses qualités et mentionne ce qu’il évoque chez Ursula Brangwen. La description est relayée enfin par le personnage de Birkin qui y ajoute ses commentaires sur le passé du siège et porte sur lui un jugement :
‘Regarde’, dit Birkin, ‘voilà un joli siège.’
‘Charmant !, s’écria Ursula. ‘Oh, vraiment charmant.’
C’était un fauteuil en bois ordinaire, probablement du bouleau, mais qui était si finement travaillé et paraissait si gracieux sur les pierres sordides qu’il faisait presque monter les larmes aux yeux. Il était de forme carrée, de lignes de la plus pure élégance, et les quatre courtes lignes de bois du dossier rappelaient à Ursula les cordes d’une harpe.
‘Auparavant’, remarqua Birkin, ‘il était doré et avait un siège canné. On l’a remplacé par un fond de bois que l’on a pointé. Regarde, on voit un peu de la couleur rouge qui se trouvait sous la dorure. Le reste est tout noir, excepté où le bois est d’une couleur naturelle lustrée. C’est la belle unité des lignes qui est si attrayante - regarde comme elles filent, se rejoignent et s’opposent. Mais, naturellement, le fond de bois ne va pas du tout – il détruit la perfection de légèreté et d’unité dans la tension apportée par le cannage. Il me plaît bien, quand même.’
‘Ah, oui’, fit Ursula, ‘à moi aussi.’17
18Les passages tirés de “Shoes” de Jane Urquhart et de Women in Love de D.H. Lawrence précédemment cités illustrent bien le procédé de cadrage qui opère un centrage de l’intérêt sur l’objet lui-même et en décline les attributs (matériau, forme, couleur, style, aspect général, etc.).
19C’est parfois la plastique de l’objet que le texte évoque et qu’il fait voir ou toucher. L’illusion de la texture de l’objet est si forte que le lecteur se l’imagine sans peine, comme s’il était fait appel à la perception directe. Une phénoménologie de l’objet s’accomplit alors, ou plus exactement une quasi-phénoménologie de l’objet, puisque l’objet n’est rendu présent que par le truchement du langage. Nul besoin de s’appesantir sur cet aspect qui a été abordé par les phénoménologues et les théoriciens de l’image. Le premier chapitre de L’œil du texte de Liliane Louvel18 sera très utile pour faire le point sur ce sujet.
20Les procédés descriptifs et narratifs se conjuguent parfois, opérant une théâtralisation de l’objet. Il est comme mis en scène (on parle d’intronisation et d’ailleurs souvent, par la suite, de détronisation). Great Expectations intronise les deux billets d’une livre reçus par Pip – ces billets qui hanteront son imagination – au moyen d’une description modalisée suivie d’une action pour s’en débarrasser vouée à l’échec et qui se conclut par une dramatisation de leur importance.
Rien d’autre que deux gros billets suintants d’une livre qui semblaient avoir partagé l’intimité la plus chaleureuse avec tous les marchés aux bestiaux du comté. Joe reprit son chapeau et courut vers le pub des Joyeux Bateliers pour les rendre à leur propriétaire. Pendant que Joe était parti, je m’assis sur mon tabouret et fixai ma sœur l’air absent : j’étais absolument sûr que cet homme n’y serait plus.
Peu après, Joe revint et nous dit que l’homme était parti, mais que lui, Joe, avait laissé une consigne à propos des billets aux Trois Joyeux Bateliers. Alors ma sœur les mit soigneusement dans un morceau de papier qu’elle replia et qu’elle plaça sous des feuilles de rosier séchées dans une théière d’ornement placée au sommet d’une armoire du grand salon. C’est là qu’ils restèrent, comme un cauchemar, pour me hanter des jours et des nuits.19
21Si certains objets sont dotés d’une importance particulière dans le récit de fiction au point de motiver des développements textuels, leur signification tient aussi au réseau lexical qu’ils forment.
Sémantique et sémiotique de l’objet
22Dans son ouvrage Le Système des objets 20, Jean Baudrillard considère les objets réels comme éléments de systèmes de significations. La structure technologique de l’objet forme la base de sa rationalité, mais l’objet est aussi en prise avec l’irrationalité des besoins humains. Dans la première partie du livre (intitulée « le système fonctionnel ou le discours objectif »), l’auteur propose des classements d’objets, étudie les structures de rangement (objets d’intérieur, objets liés au temps, etc.), les structures d’ambiance (couleur, matériau, formes, stylisations, etc.), leur fonctionnalité et leur naturalité. Dans la deuxième partie (dont le titre est « le système non-fonctionnel ou le discours subjectif »), Jean Baudrillard examine notamment le cas de l’objet ancien, de la collection, et propose une interprétation très argumentée et convaincante de l’investissement subjectif vis-à-vis de l’objet. Quelques expressions et titres suffiront à rappeler la richesse de cet essai : la collection comme « projection narcissique », « conjurer la mort », « l’objet séquestré : la jalousie », « l’objet déstructuré : la perversion ». La troisième partie (« Le système méta- et dysfonctionnel : gadgets et robots ») examine entre autres l’objet rêvé et le gadget comme objet obsessionnel. La dernière partie (« Le système socio-idéologique des objets de la communauté ») aborde la question des modèles et des séries, de l’objet personnalisé et du discours publicitaire sur l’objet. Cet ouvrage passionnant fournira des éléments de classement et d’interprétation quant aux objets dans le récit de fiction. Cependant, il est clair que Jean Baudrillard s’intéresse en priorité aux objets réels et non fictionnels, qu’il travaille plutôt dans le domaine de la langue que dans celui du discours, et que même lorsqu’il aborde un domaine tel que la publicité, les objets y constituent toujours des référents réels. Si certains classements thématiques sont pertinents dans le texte littéraire, ils sont aussi complétés et modifiés par la sémiotique de l’œuvre. La fiction a le pouvoir d’affranchir l’objet des contingences du réel, et ceci pas uniquement dans le mode merveilleux ou fantastique.
23La fiction met en place des chaînes de signifiants d’objets selon des classements thématiques. Il est vrai que le lieu de l’action correspond à un champ lexical auquel appartiendront les objets. Ainsi, dans le roman domestique la maison constitue le lieu et le lien entre les objets. Ceci dit, on remarque que certains objets focalisent davantage l’attention du narrateur-descripteur : dans les romans de Jane Austen, par exemple, on accorde une importance particulière aux livres, aux lettres, aux vêtements, à tout ce qui concerne la vie sociale et la conversation. Dans le récit de voyage maritime, on s’attend à des références aux objets du bord. Toutefois, c’est l’objet insolite qui justement appelle la description. Ce n’est pas nécessairement la fonctionnalité de l’objet qui prédomine dans la fiction. Les classements d’objets en langue n’apporteront bien souvent qu’une vision superficielle ou d’arrière-plan, en comparaison de leur classement en parole. Ce sont les « lignes de frayage », les « nœuds21 » entre réseaux lexicaux différents ou entre grilles de connotation, qu’il convient de repérer. Ainsi les objets accumulés sur les bords de la Tamise dans David Copperfield appartiennent à des champs lexicaux différents (domaine maritime, monde urbain et industriel) et sont rapprochés de celui de la finance par la mention d’un quelconque spéculateur, des champs lexicaux de la monstruosité, de la pollution, de la maladie et de la mort, dans le but de dénoncer l’immoralité de Londres et les abus d’un système industriel et marchand fondé sur le matérialisme :
(…) le sol était encombré de monstrueuses chaudières de fer rouillé, de roues, de manivelles, de tuyaux, de fourneaux, de pagaies, d’ancres, de cloches de plongée, de toiles pour ailes de moulins, et je ne sais quels objets étranges accumulés par quelque spéculateur et qui se vautraient dans la poussière sous laquelle – s’étant enfoncés dans le sol par leur propre poids par temps humide – ils semblaient tenter vainement de se cacher. (…) Le regard suivait des brèches et des chaussées gluantes, qui serpentaient parmi de vieux pilotis de bois recouverts d’une substance collante et malsaine, semblable à des cheveux verts, ainsi que des morceaux d’avis de recherche de noyés de l’année précédente qui indiquaient des récompenses et battaient au vent au-dessus de la ligne de marée haute, pour descendre jusqu’à la vase et la boue de l’estran. On disait que l’une des fosses creusées pour y enterrer les morts au temps de la Grande Peste se trouvait à cet endroit ; et son influence malsaine semblait s’être étendue sur les environs. Ou alors c’était que cet environnement cauchemardesque provenait de la lente décomposition des rejets de la rivière polluée.22
24La description forme un nœud de significations par le jeu de l’énumération, des connotations, des allitérations, regroupant les objets hétéroclites et les classant comme déchets. C’est d’ailleurs ce terme qui vient unifier la description des objets en y adjoignant le personnage de Martha Endell, femme déchue, victime réifiée d’un système polluant : « Comme si elle faisait partie des déchets que la rivière avait rejetés et abandonnés à la corruption et à la pourriture, la jeune fille que nous avions suivie erra jusqu’au bord de la rivière et se tint au milieu de ce tableau nocturne, solitaire et immobile, en regardant l’eau.23 » La sémiotique prend ici le pas sur le classement sémantique des objets.
La littérarité de l’objet
25Il est donc malaisé de généraliser et de vouloir imposer des grilles thématiques regroupant les objets. C’est le texte de fiction qui opère ce(s) classement(s) avec la complicité du lecteur. Il importe de reconnaître la littérarité de l’objet dans le récit de fiction. Dans le récit de fiction, les objets possèdent un caractère littéraire. Un objet majeur peut y acquérir le statut de topos. Philippe Hamon l’a signalé24 : le miroir et la fenêtre sont de véritables topoï descriptifs. A propos du miroir, on ne peut éviter de mentionner Through the Looking-Glass de Lewis Carroll. Le topos du miroir a inspiré de nombreux écrivains. Je n’en citerai pour mémoire que deux : Angela Carter (« Flesh and the Mirror ») et Virginia Woolf (« The Lady in the Looking-Glass : A Reflection », nouvelle qui entonne le thème du miroir et le reprend en épanalepse : « On ne devrait pas laisser de miroir accroché au mur d’une pièce.25 ») Dans ces deux nouvelles, le miroir possède aussi une dimension métatextuelle. Il faut aussi mentionner d’autres topoï métatextuels tels que le livre et la plume, et ce que Philippe Hamon appelle technèmes, objets qui témoignent d’un monde ou d’une société. Evaluer la signification de l’objet ne peut donc se faire sans référence à la textualité, à la place, aux fonctions que lui accorde le texte littéraire.
26Reprenons le passage ci-dessus tiré de David Copperfield. La littérarité des objets y apparaît clairement. Ainsi le jeu de la connotation du sale l’emporte sur la dénotation. L’allitération en [w] dans « weight in wet weather », l’emphase due à la répétition de la thématique de la décomposition et de la saleté, les épithètes ou le déictique dépréciatif « that » contribuent à l’effet de dégoût. Voilà quelques techniques parmi d’autres qui témoignent de la littérarité de l’objet en fiction.
27Bien sûr, on ne saurait traiter les objets en fiction comme des objets du monde sensible. Mais le texte littéraire développe et renforce la capacité de la langue à rendre quasiment perceptible ce qui est de l’ordre des mots. Dans la lecture, l’objet passe du statut de lisible à celui de pour ainsi dire perceptible. Le sens auquel il est fait appel est souvent la vue, ou plus exactement le souvenir de la vue sous forme d’image mentale, mais l’objet peut aussi être rendu présent au lecteur par d’autres sens tels que l’ouïe (un instrument de musique) ou le toucher (on se souvient du passage sur le bout de verre poli de « Solid Objects » de Virginia Woolf) et pourquoi pas le goût ou l’odorat. L’objet, qui est dans la réalité ce que l’on peut voir, toucher, sentir, ou ce qui peut produire un son en le touchant ou le frappant, contribue à créer dans la fiction l’illusion de réel qu’il indexe souvent. Il faut rappeler ici les travaux sur les rapports entre texte et image, notamment L’œil du texte de Liliane Louvel. Le rappel de la phénoménologie de Merleau-Ponty, les références à Barthes, Husserl et Ladrière dans le cadre de la réflexion sur la représentation s’appliquent, bien sûr, essentiellement au bel objet, peinture ou sculpture, mais valent aussi pour tout objet. Le chapitre sur les figures et celui sur la pragmatique de l’image ont leur place dans une réflexion sur l’objet. Selon la nature de l’objet, les descriptions se rattachent à deux types traditionnellement établis que sont les figures de l’hypotypose et de l’ekphrasis.
Objet et figures de description
28L’hypotypose, selon Fontanier, « peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux26 ». Forme du trope rhétorique de l’enargeia, l’hypotypose fait voir27. C’est « une description ou un récit qui non seulement cherche à signifier son objet au moyen du langage, mais s’efforce par surcroît de toucher l’imagination du récepteur et d’évoquer la scène décrite par des stratagèmes imitatifs ou associatifs.28 » Si elle s’applique à un paysage, à une scène, elle est particulièrement pertinente quant à la représentation de l’objet. Par la dénomination, il se donne comme identifiable. Par le texte descriptif, il devient virtuellement accessible aux sens. Comment ne pas voir avec les yeux d’Eddie, dans Elvis Over England de Barry Hines, le rutilant juke box que lui offre Sue : « Elle traversa la pièce obscure et quand elle alluma la lampe standard qui se trouvait dans le coin, sa lueur terne s’enrichit des couleurs rutilantes d’un juke-box Wurlitzer au volume massif qui était disposé contre le mur et s’alluma simultanément.29 » Ou encore la superbe Cadillac décapotable : « C’est une Cadillac Eldorado 55 décapotable à conduite à gauche. Elle est rouge vif avec des ailerons de requin en chrome et des pneus à face blanche.30 » L’hypotypose est la figure descriptive fondamentale de la représentation de l’objet.
29Lorsque la description a pour but la représentation détaillée d’un objet d’art, il s’agit alors de l’ekphrasis, figure qui a donné lieu à beaucoup d’études31. Cette figure implique des modes descriptifs particuliers. Il serait vain de prétendre compléter les travaux déjà réalisés et une étude systématique de cette figure nous écarterait trop de notre propos général sur l’objet. Je reviendrai toutefois sur l’ekphrasis, notamment dans le chapitre sur les effets textuels.
30Les modes descriptifs entretiennent un rapport étroit avec leur fonction. Même si les chapitres suivants de cet ouvrage seront consacrés aux fonctions du texte descriptif, on peut s’interroger dès ce stade sur les fonctions de la description dans leurs grandes lignes.
Fonctions de la description
31Jean-Michel Adam et André Petitjean32 distinguent la description ornementale, description d’un objet esthétique, telle celle du bouclier d’Achille dans L’Iliade, de la description expressive, qui correspond à l’expression d’un point de vue qui surdétermine la description (celui d’un personnage ou celui d’un narrateur), de la description représentative, caractérisée par le souci d’objectivité, de neutralité, de justesse. Enfin la description productive conteste la fonction mathésique au nom de l’affirmation de la subjectivité. Elle dévoile l’artifice langagier ou fictionnel. Les diverses fonctions de ces types de description sont étudiées. Trois concepts sont convoqués concernant les fonctions de la description représentative : la fonction mathésique (tournée vers le savoir), la fonction mimésique (la mise en place de l’espace/temps et l’effet de réalité) et la fonction sémiosique (concernant l’organisation et la signification du récit).
32Les catégories de types de description ne sont cependant pas à mettre sur le même plan, à notre avis. Il est difficile de penser que la description représentative corresponde à un seul type, car toute description comporte une dimension représentative. Créer un type de description tel que la description expressive est aussi discutable, d’autant qu’une description représentative peut être aussi expressive. La dimension productive d’un texte descriptif – nous dirions métatextuelle, métafictionnelle et métalinguistique – n’interdit pas non plus la dimension représentative. Il semble qu’il y ait avantage à distinguer plus nettement types et fonctions. Ainsi on distinguera une typologie descriptive fondée sur la poétique des modes de représentation et une palette de fonctions dont chaque description peut être dotée. Ces fonctions pourraient se regrouper autour des trois concepts mentionnés par Adam et Petitjean (mimesis, semiosis et mathesis) auxquels on donnera une étendue plus grande. On y ajoutera celui d’esthesis. Ce chapitre a fait état de la mimesis entendue comme fonction de représentation de la description de l’objet, dont l’un des aspects est la fonction thétique qui pose l’objet comme « existant », comme « là » dans le monde figuré. Le chapitre suivant abordera la question de la place de l’objet dans l’organisation du récit et de son système de signes, aspect majeur de la semiosis. Les deux chapitres suivants ont pour but d’analyser deux dimensions de la fonction mathésique de l’objet (qui correspondrait à ce que Philippe Hamon appelle la fonction « décryptive », par opposition à la fonction descriptive) : sa relation au sujet et au domaine des idées. Les effets textuels de l’objet feront partie de l’étude de sa fonction esthétique.
Notes de bas de page
1 Pierre Fontanier, op. cit., p. 111.
2 Pierre Fontanier, op. cit., p.79.
3 Id.
4 Pierre Fontanier, op. cit., p.87.
5 Id.
6 Ibid., p. 99.
7 Voir Philippe Hamon, La Description litttéraire, op. cit. et Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993.
8 Philippe Hamon, Du Descriptif, op. cit., p. 127.
9 “‘You just pass me the tape-measure out of that jug.’
‘Which jug ?’ I was looking at the shelves of the dresser. There were the Coronation mugs (…) and a miscellaneous collection of small vases and jugs and coloured glass dishes.
‘That jug there by your hand. Yes, that’s it. Give it to me ; I’ll find it.’
I handed her the glass jug, heavily patterned with embossed squares, and settled back into my chair.(…)
‘This was my wedding jug,’ she said.” Philip Smith, « The Wedding Jug », in Esmor Jones (ed.), British Short Stories of Today, Harmonsdworth, Penguin, 1987, p. 121.
10 “As he was choosing which of these things to make it, still working his fingers in the water, they curled round something hard – a full drop of solid matter – and gradually dislodged a large irregular lump, and brought it to the surface. When the sand coating was wiped off, a green tint appeared. It was a lump of glass, so thick as almost to be opaque ; the smoothing of the sea had completely worn off any edge or shape, so that it was impossible to say whether it had been bottle, tumbler or window-pane ; it was nothing but glass ; it was almost a precious stone.”
Virginia Woolf, « Solid Objects », Selected Short Stories, Harmondsworth, Penguin, 1993, p. 62.
11 “‘Storm glass,’ she whispered to herself, and then she laughed realizing that she had made use of her husband’s words without thinking, without allowing the pause of reason to interrupt her response as it so often did. When they spoke together she sometimes expressly tried to avoid his words, to be in possession of her own hard thoughts. Those words and thoughts, she believed, were entirely her own. They were among the few things he had no ability to control with either his force or his tenderness.”
Jane Urquhart, « Storm Glass », Storm Glass & Other Stories, Toronto, McClelland & Stewart, 1987, pp. 163-164.
12 « ‘There’s storm-glass on the beach,’ she said. », Jane Urquhart, op. cit., p. 167.
13 « The old woman sat upright, looking now into the darkening glow of the fire, the glass jug cradled in her hands on her lap. », Philip Smith, op. cit., p. 123.
14 Sur les mises en séquence de propositions descriptives, voir Jean-michel Adam & André Petitjean, op. cit., 2e partie, ch. 3.
15 “Then she noticed the shoes. He was gone but his shoes were not. They lay, under the piano, where he had so casually tossed them just before he started balancing. You could tell that they had been abandoned. The laces looked tangled, confused, miserable. The tongues lolled obscenely like those of hanged men. One shoe lay on its side and looked as injured and pathetic as an animal that has recently been struck by a car. The other sat bolt upright as if listening for its master’s voice. How on earth, she wondered, did he ever get home ?”
Jane Urquhart, « Shoes », op. cit., p. 42.
16 Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p. 180.
17 “‘Look’, said Birkin, ‘there’s a pretty chair.’
‘Charming !’ cried Ursula. ‘Oh charming.’
It was an arm-chair of simple wood, probably birch, but of such fine delicacy of grace, standing there on the sordid stones, it almost brought tears to the eyes. It was square in shape, of the purest, slender lines, and four short lines of wood in the back, that reminded Ursula of harp-strings. ‘It was once,’ said Birkin, ‘gilded – and it had a cane seat. Somebody has nailed this wooden seat in. Look, here is a trifle of the red that underlay the gilt. The rest is all black, except where the wood is pure and glossy. It is the fine unity of the lines that is so attractive – look, how they run and meet and counteract. But of course the wooden seat is wrong – it destroys the perfect lightness and unity in tension the cane gave. I like it though.’
‘Ah yes’, said Ursula, ‘so do I.’”
D. H. Lawence, Women in Love (1920), Harmondsworth, Penguin, 1995, p. 355.
18 Liliane Louvel, L’œil du texte : texte et image dans la littérature de langue anglaise, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1998, ch. 1, pp.19-35.
19 “Nothing less than two fat one-pound-notes that seemed to have been on terms of the warmest intimacy with all the cattle markets in the county. Joe caught up his hat again, and ran with them to the Jolly Bargemen to restore them to their owner. While he was gone, I sat down on my usual stool and looked vacantly at my sister : feeling pretty sure that the man would not be there. Presently, Joe came back, saying that the man was gone, but that he, Joe, had left word at the Three Jolly Bargemen concerning the notes. Then my sister sealed them up in a piece of paper, and put them under some dried rose-leaves in an ornamental teapot on the top of a press in the state parlour. There, they remained, a nightmare to me, many and many a night and day.” Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 65.
20 Jean Baudrillard, Le Systeme des objets, Paris, Gallimard, 1968.
21 Philippe Hamon, Introduction a l’analyse du descriptif, op. cit., p. 169.
22 (…) the ground was cumbered with rusty iron monsters of steam-boilers, wheels, cranks, pipes, furnaces, paddles, anchors, diving-bells, wind-mill sails, and I know not what strange objects, accumulated by some speculator, and grovelling in the dust, underneath which – having sunk into the soil of their own weight in wet weather – they had the appearance of vainly trying to hide themselves. (…) Slimy gaps and causeways, winding among old wooden piles, with a sickly substance clinging to the latter, like green hair, and the rags of last year’s handbills offering rewards for drowned men fluttering above high-water mark, led down to the ooze and slush to the ebb tide. There was a story that one of the pits dug for the dead in the time of the Great Plague was hereabout ; and a blighting influence seemed to have proceeded from it over the whole place. Or else it looked as if it had gradually decomposed into that nightmare condition, out of the overflowings of the polluted stream.
Charles Dickens, David Copperfield, (1850), New-York & London, Norton, 1990, p. 572.
23 “As if she were part of the refuse it had cast out, and left to corruption and decay, the girl we had followed strayed down to the river’s brink, and stood in the midst of this night-picture, lonely and still, looking at the water.”, id.
24 Philippe Hamon, op. cit., ch. VI.
25 « People should not leave looking-glasses hanging in their rooms. », Virginia Woolf, « The Lady in the Looking-Glass : A Reflection », Selected Short Stories, op. cit., 75 et 80.
26 Pierre Fontanier, Les Figures du discours, (1821-1830), Paris, Flammarion, 1977, p. 390.
27 Voir Liliane Louvel, op. cit., pp. 79-82.
28 Henri Suhamy, Les Figures de style, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1992, p. 87.
29 “She crossed the room in the darkness, and when she switched on the standard lamp in the corner, its dull light was enriched by the glowing colours of a Wurlitzer juke box standing massively against the wall, which lit up simultaneously.”, Barry Hines, Elvis Over England (1998), Harmondsworth, Penguin, 1999, p. 185.
30 « It’s a 55 Cadillac Eldorado convertible, left-hand drive. It’s bright red with chrome-trim shark fins and white-wall tyres. », ibid., p. 47.
31 Par exemple Krieger Murray, Ekhphrasis, The Illusion of the Natural Sign, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1992. Voir aussi Liliane Louvel, op. cit., pp. 71-79 et la bibliographie de cet ouvrage.
32 Le Texte descriptif, op. cit., voir les trois premiers chapitres.
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