Chapitre 2. Le statut de l’objet
p. 31-40
Texte intégral
1L’objet a souvent1 cristallisé les débats sur la représentation littéraire comme sur le signe linguistique, probablement parce qu’il offre à l’imagination un repère simple. Sur le plan linguistique, l’objet permet une figuration aisée des rapports entre signifiant et signifié, entre signe et référent, entre dénotation et connotation, et la philosophie du langage s’y est intéressée2. On se souviendra par exemple du mythe de la caverne dans la République de Platon où il est fait référence à un muret et à des « objets fabriqués de toute sorte dépassant du muret, des statues d’hommes et d’autres êtres vivants, façonnés en pierre, en bois et en toute matière3 ». Sur le plan littéraire, l’objet s’est trouvé au cœur des débats sur la représentation, sur le réalisme et sur l’effet de réel. Roland Barthes commence son article « L’effet de réel » ainsi : « Lorsque Flaubert, décrivant la salle où se tient Mme Aubain, la patronne de Félicité, nous dit qu’ ‘un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons’ (…)4 ». « L’illusion référentielle » de Michael Riffaterre illustre les réflexions sur la référence et la signifiance par ces mots : « Il y a des roses dans l’Ode à Salvador Dali de Federico Garcia Lorca (…)5 » George Steiner, dans son ouvrage Réelles présences, s’appuie aussi sur l’objet représenté pour caractériser la modernité : « L’Anecdote de la jarre, de Wallace Stevens, est un point focal de la littérature et de la pensée modernes6 ». La place de l’objet dans ces débats est symptomatique des enjeux esthétiques du statut de l’objet dans les récits de fiction.
2Il importe de distinguer les débats philosophiques des débats littéraires, car l’objet n’y a pas le même statut. La philosophie s’intéresse aux objets du monde réel, à la connaissance que le sujet peut en avoir et aux rapports entre sujet et objet, à travers la sensation par exemple. Il faudrait se garder de postuler que le rapport à l’objet dans le texte de fiction reflète la situation phénoménologique. Dans le texte de fiction, l’objet a un statut complexe marqué par la phénoménologie de la lecture.
Un statut linguistique et sémiotique
3Le statut linguistique de l’objet provient de ce qu’il se donne au lecteur par le signifiant. Par la dénomination, l’évocation ou la description, le signifiant opère chez le lecteur un ensemble d’opérations mentales de représentation qui créent l’image de l’objet. Ce fonctionnement diffère donc totalement de la perception du visible ou du tangible. Le modèle phénoménologique de la perception ne peut être utilisé que par analogie ou en tant qu’effet d’illusion créé par le langage. Le récit de fiction ne peut pas non plus être confondu avec le discours référentiel en présence de l’objet (in presentia) dans lequel l’objet a un statut de référent présent dans le monde sensible aussi bien qu’un statut linguistique. Le récit de fiction partage toutefois avec le discours référentiel in absentia le statut purement linguistique de l’objet : en l’absence de l’objet, le signifiant opère la remémoration d’une image mentale correspondant aux propriétés caractéristiques de l’objet.7 En ce sens, le lecteur est une sorte de Tirésias, ce devin aveugle à l’ouïe si fine qu’il était capable d’entendre le langage des oiseaux. Il fait surgir les images des choses dans l’obscurité de son monde intérieur, grâce à la puissance évocatrice de la langue et à son attention aux signes.
4En tant qu’il appartient au domaine du langage, l’objet entre dans l’empire des signes. Il constitue un élément parmi d’autres dans le système sémiotique du texte littéraire. Son statut sémiotique le relie à l’ensemble du texte, son axiologie, son système de personnages, son esthétique, etc. Bref, il a la capacité d’être surdéterminé et de se trouver à la croisée de plusieurs codes sémiologiques. Pour autant, le récit de fiction ne le détache pas totalement de la référence.
Pseudo-référence et effet de réel
5Le récit de fiction a en effet le pouvoir de faire croire à l’existence de l’objet. De nombreux critiques (par exemple Coleridge avec son concept de suspension délibérée de la distance critique (« willing suspension of disbelief »), Barthes avec celui d’effet de réel, Riffaterre avec celui d’illusion référentielle, Picard avec la théorie de la lecture comme jeu8) ont montré comment le lecteur accorde foi, par convention de lecture, au récit, et se représente l’imaginaire « comme si » le monde du récit était réel. L’objet évoqué ou décrit s’imagine, et, une fois posé dans l’imaginaire, il devient une référence du récit, notamment par le jeu des déictiques et des anaphores, sans pour autant, bien sûr, exister dans la réalité. On pourrait donc lui attribuer un statut de pseudo-référent, car tout se passe comme si l’objet existait. Le terme de pseudo-référence a l’avantage de mettre en relief le jeu de lecture fondé sur la division du lecteur entre une foi de nature conventionnelle en l’illusion fictionnelle (correspondant au « lisant » de Vincent Jouve9) et une conscience de la nature fictive de l’objet évoqué (correspondant au « lectant » du même auteur).
L’objet entre texte et lecteur : le lisible, l’invisible et le pensable
6Les phénoménologues et, plus généralement, les théoriciens de la connaissance ont montré à quel point l’objet ne peut se concevoir indépendamment du sujet. Ainsi que le rappelle Gilles Granger dans l’article « Objet » de l’Encyclopédie Universalis,
La philosophie critique de Kant, rejetant l’hypothèse « dogmatique » d’une détermination pure et simple de la pensée des objets par des réalités extrinsèques déjà toutes formées, attribue à la nature intrinsèque du sujet connaissant cette mise en forme des impressions sensibles, ordonnées selon l’espace et le temps et organisées en objets soumis à la dépendance des effets aux causes. Mais il n’est pas nécessaire de se rallier à la doctrine de l’idéalisme transcendantal pour en retenir cette idée de structuration constitutive de l’objet, pour donner au mot objet le sens le plus général de ce qui peut être pensé comme actuellement – ou virtuellement - séparé, et comme structuré ou susceptible de l’être.10
7Frege distinguait le renvoi à l’objet même (Bedeutung) du sens (Sinn) de l’objet, qui renvoie à la manière dont l’objet est présentement donné et pensé. Et la psychologie cognitive a mis en relief ce fait épistémologique majeur qui envisage la connaissance comme un système d’opérations mentales qui déterminent l’objet. Il faut donc envisager l’objet non en soi mais en lien avec le langage et la pensée.
8Le concept de représentation a été fondamental dans le débat philosophique sur la connaissance et dans les recherches de psychologie cognitive. Il repose, comme l’indique Jean Ladrière11, sur la double métaphore du théâtre et de la diplomatie, qui suggère la mise en présence et la vicariance. Il distingue trois types de connaissance, applicables à l’objet de manière générale, la perception sensible (lorsque le sujet est en présence de l’objet), la connaissance imaginaire (par l’évocation de l’objet absent) et la connaissance abstraite qui rappelle une qualité isolable de l’objet. A ces types de connaissance correspondent trois médiations différentes entre le sujet et l’objet, la perception, l’image mentale et le concept. Si l’on applique ces distinctions aux objets dans un récit, il est clair que la lecture ne donne pas accès à la connaissance perceptive du monde fictionnel, puisqu’elle ne peut opérer de perception sensible de ce monde. Ce sont donc les deux autres types de connaissance qui entrent en jeu chez le lecteur, la connaissance imaginaire par la création des images mentales et la connaissance abstraite par le concept. Le texte suscite la connaissance abstraite de l’objet par la dénomination, et la connaissance imaginaire par la dénomination, la description ou l’évocation des objets. Si l’image mentale entretient un certain rapport avec la perception sensible, on ne peut pas cependant parler de véritable perception chez le lecteur, qui en réalité ne perçoit que le texte. A l’opposition binaire entre le lisible et le visible dans la représentation par le texte littéraire, il convient de substituer celle du lisible et de l’invisible (parce que non perçu au sens strict) et d’y ajouter un troisième terme, le pensable, qui correspond à la médiation de la représentation dans la lecture et de ses opérations mentales12.
9Il faudrait cependant se garder de concevoir le lecteur comme une sorte de machine à penser ou de plaque photographique. La réception de l’objet par la lecture suppose un investissement du sujet lisant à bien des égards.
L’objet et l’activité du lecteur
10La psychologie cognitive a montré l’importance des liens entre affectivité et cognition dans le fonctionnement de la lecture et l’influence de l’affect dans la compréhension et la mémorisation des textes13. Les théoriciens de l’esthétique de la réception tels qu’Umberto Eco, Wolfgang Iser, Michel Picard ou Vincent Jouve ont mis en question une conception de type scientiste et positiviste du texte littéraire qui niait toute place à la subjectivité du lecteur et ne prenait pas en compte la situation phénoménologique de lecture. La tripartition du lecteur présentée par Vincent Jouve, qui reprend en la modifiant la tripartition de Michel Picard, fournit une structure pertinente par rapport à la réception de l’objet. Il distingue, en effet, trois régimes de lecture : le « lisant », le « lectant » et le « lu ». Le « lisant » correspond à « la part du lecteur victime de l’illusion romanesque14 ». Le « lectant » est l’instance de décodage du texte qui ne perd pas de vue que « tout texte (…) est d’abord une construction15 ». Le « lu » correspond aux investissements fantasmatiques du lecteur. Appliqués à la réception de l’objet, ces concepts permettent de faire ressortir trois types d’investissement, et donc de lecture de l’objet.
11Le « lisant », victime consentante de l’illusion romanesque, « perçoit » l’objet comme s’il était réel. Il l’intègre au monde représenté en lui appliquant un système de représentations mentales, de formes perceptives, de structures sensorielles. Cette activité fonctionne avec des objets qui existent dans le monde réel mais aussi bien avec des pseudo-objets (qui intéressaient beaucoup le philosophe Russell), car la description permet la création d’objets qui ne se trouvent pas dans la réalité (objets du mode anti-mimétique) par effets de combinaison, transformation, déplacement ou autres. La lecture crée une illusion de situation phénoménologique imitant (sans toutefois la reproduire) la relation perceptive du personnage à l’objet. Mais il s’agit évidemment d’une opération mentale de type analogique. C’est à ce niveau que l’on peut situer, du moins pour une grande part, l’approche phénoménologique, c’est-à-dire comme s’appliquant à des effets de pseudo-perception.
12Le régime du « lectant », « lectant jouant » (« qui s’essaye à deviner la stratégie narrative du romancier ») ou « lectant interprétant » (« qui vise à déchiffrer le sens global de l’œuvre »), met en œuvre les capacités cognitives du lecteur, son savoir sur les objets, son « encyclopédie » au sens d’Umberto Eco16, ce qui inclut les objets fictionnels évoqués par intertextualité, ses capacités de décodages du texte dans la compréhension des significations des objets dans le récit de fiction. La sémiotique, la narratologie, la sociocritique, l’herméneutique et sa lecture du symbole, en fait, la plupart des théories critiques peuvent apporter leur pierre à la construction de l’interprétation de l’objet.
13Il paraît sans doute moins pertinent de voir en l’objet un site du « lu », c’est-à-dire de l’investissement pulsionnel. Et pourtant, le régime du « lu » fonctionne lorsqu’il se focalise sur l’objet volé, l’arme, le fil qui sauve, la machine qui broie, le déchet qui écœure ou le miroir qui fascine. La critique psychanalytique fournit les concepts appropriés à l’analyse de ce type d’investissement.
14Contrairement à une idée reçue selon laquelle les objets dans le récit de fiction seraient des sites d’objectivité, le lecteur, en interaction avec le texte, investit donc les objets (certains objets plus que d’autres) de son activité cognitive, perceptive, interprétative et pulsionnelle. Mais la complexité de l’objet tient aussi à son statut discursif.
Un statut discursif
15Etant donné le statut discursif du récit de fiction, l’objet y est toujours pris dans l’intersubjectivité. L’objet se situe comme signifiant dans le texte littéraire, c’est-à-dire dans un schéma de communication différée entre auteur et lecteur. Que l’objet porte la trace de l’auteur et de son contexte ne soulèvera probablement pas d’objection. La critique psychanalytique, l’approche bakhtinienne ou la sociocritique, pour ne citer que quelques exemples, ont contribué à corriger les excès du structuralisme et du formalisme dans la négation de toute critique externe. En ce qui concerne la marque du lecteur, la pragmatique textuelle, l’esthétique de la réception et les recherches de Bakhtine sur le dialogisme ont sensibilisé les critiques à la dimension discursive du texte littéraire.
16La narratologie a bien montré que la narration, qu’elle soit à la première ou à la troisième personne, est une énonciation qui implique nécessairement l’expression d’une subjectivité, en l’occurrence de nature fictionnelle. Il faut reconnaître des différences notables et des degrés d’expression de la subjectivité, en particulier selon la personne (première ou troisième) utilisée, et selon le statut explicite ou implicite de la présence de la voix narrative. Cependant, même dans le cas d’un récit à la troisième personne dépourvu de commentaires narratifs, il n’existe pas d’énonciation sans subjectivité. En raison des structures énonciatives du récit, l’objet est objet de discours de l’instance narrative ou descriptive, que celle-ci soit personnage ou non. L’objet est un objet dit. D’où l’importance des filtres de subjectivité que constituent les instances narratives ou les instances de paroles sur l’objet (dans un dialogue par exemple). L’objet est donc pris dans un réseau discursif au niveau diégétique par le jeu des dialogues et plus généralement de la parole des personnages, au niveau narratif au sein du récit, ainsi qu’au niveau textuel en tant qu’élément signifiant faisant partie d’une production esthétique. L’objet ne se donne donc pas au lecteur de manière immédiate.
Médiations et perspectives
17Le récit de fiction inscrit une médiation ou même une surmédiation du rapport à l’objet. Le philosophe phénoménologue Merleau-Ponty a expliqué l’entrelacs qui caractérise la perception du visible, c’est-à-dire les rapports entre l’objet perçu et celui qui le perçoit17. Dans le récit de fiction, il ne s’agit pas de perception mais de remémoration, d’image mentale, de perception imaginaire, médiatisée par les différentes instances qui séparent et unissent à la fois le lecteur et l’objet du monde fictionnel. Ces instances forment des filtres emboîtés qui médiatisent la relation du lecteur à l’objet, créant un entrelacs encore plus complexe que celui de la perception.
18La première médiation est celle de la langue, qui constitue le code fondamental de toute lecture. L’objet y est un signifiant appartenant au système linguistique. Il se trouve donc impliqué dans des réseaux sémantiques. Ainsi, dans Great Expectations, la lime que Pip vole appartient au champ lexical des outils de la forge. Mais, la lime (« file » en anglais) se trouve aussi insérée dans un autre réseau sémantique par la polysémie de son champ sémantique (« A file of soldiers…18 », une file de soldats), ce qui ouvre la signification de l’objet vers un autre horizon.
19Une seconde médiation est constituée par le texte lui-même, en tant que système sémiotique et esthétique. L’objet est impliqué dans un réseau poétique, symbolique, esthétique dont il ne peut être séparé. Le récit de fiction détermine, et même surdétermine, la signification de l’objet. Ainsi le miroir dans Through the Looking-Glass de Lewis Carroll participe de toute une esthétique de l’identité et de la différence qu’il concrétise et symbolise. Ou encore, les objets charriés par la Tamise dans David Copperfield de Charles Dickens se situent dans le cadre d’une esthétique paradoxale du déchet qui fonctionne comme commentaire satirique d’une société urbaine et industrielle destructrice et déshumanisée.
20Le troisième filtre entre le lecteur et l’objet est celui de la narration. Qu’elle soit la production d’un personnage ou non, l’énonciation narrative ou descriptive organise l’information sur les objets de l’univers diégétique. Ainsi Pip, le narrateur de Great Expectations, traite-t-il avec humour le tisonnier que Joe tient à la main et auquel il donne une valeur de prothèse vocale d’un personnage manquant d’aisance verbale : « Il s’était de nouveau saisi du tisonnier, sans lequel je doute qu’il eût été capable de poursuivre sa démonstration.19 » Le narrateur utilise aussi parfois l’objet comme commentaire, cet objet n’existant pas dans la diégèse. Pour illustrer ce qu’il ressentait lorsque sa sœur lui faisait boire un médicament de force en le tenant fermement, Pip utilise la comparaison de la botte et du tire-botte : « Mrs Joe me coinça la tête sous son bras, et la tenait telle une botte dans un tire-botte20 ».
21La quatrième médiation est celle du personnage. Un rapport à l’objet semblable à celui décrit à propos du narrateur se retrouve au niveau du personnage lorsque celui-ci parle de l’objet. Dans ce cas, l’objet est encore objet de discours. Il peut appartenir au monde de la diégèse ou alors au monde cognitif du personnage. L’objet est alors marqué par la subjectivité du personnage. Mais il existe un rapport différent avec l’objet dans l’univers diégétique car le personnage est sujet de perception (fictive) : il est celui qui voit, touche, entend ou sent l’objet. C’est à ce niveau que se situe le rapport « immédiat » à l’objet. Encore faut-il prendre ce terme avec circonspection, puisque toute perception du monde phénoménologique est elle-même médiatisée, comme l’ont démontré les phénoménologues et les psychologues, et que, d’autre part, il s’agit ici d’illusion de réel fonctionnant selon certaines conventions littéraires qui, comme nous l’avons vu plus haut, suivent le mode mimétique (et donc contribuent à construire une représentation du réel en le mimant), ou bien qui s’en affranchissent par le mode anti-mimétique. La « perception » de l’objet par le lecteur ne se réalise donc qu’à travers une succession de « corps », de filtres, de récepteurs interposés.
22On voit à quel point le rapport à l’objet est surmédiatisé. L’objet se situe à la croisée de sous-systèmes de médiations qui filtrent et complexifient le rapport du lecteur à l’objet dans l’entrelacs des instances du récit de fiction aux perspectives diverses. La médiation est aussi parfois démultipliée par des techniques de focalisation. La focalisation interne, qui reflète la perspective et les perceptions d’un personnage, est une convention littéraire qui rompt l’unité du sujet phénoménologique, sujet à la fois percevant et parlant, et dissocie le « mode » (selon le terme genettien), disons la perspective, qu’elle situe dans le personnage (acteur diégétique), de la voix qu’elle place au niveau de la narration. Il s’agit alors d’une sorte de délégation ou de dissociation des médiations. Les glissements de focalisation (entre focalisations externe et interne) et les focalisations multiples (entre divers personnages) rendent la pseudo-perception encore plus complexe. Il reste à ajouter à cela les phénomènes de polyphonie et de plurilinguisme bakhtiniens21 qui travaillent la voix narrative, les paroles des personnages et l’expression narrative de la focalisation.
23L’objet dans le récit de fiction se place ainsi sous le signe d’Hermès, dieu des voyageurs et de la communication, qui, pour favoriser la circulation, débarrassa les routes des pierres dont elles étaient jonchées et les amoncela sur les bords, formant ainsi des monuments, les hermès qui commémorent sa besogne. Ces amas de pierre placés autour d’un pilier devinrent monuments phalliques dédiés au dieu de la fertilité. Dieu du détournement de l’objet, dieu des voleurs, dieu des carrefours, Hermès, qui a beaucoup inspiré Michel Serres22, ne préside-t-il pas à la circulation des significations de l’objet dans le récit de fiction ?
24Finalement, ce qui caractérise l’objet dans le récit de fiction, c’est son pouvoir de signification. A ce titre, il possède un statut herméneutique.
Statut herméneutique de l’objet
25Dans le texte littéraire, les objets (certains plus que d’autres, encore une fois) constituent des sites de significations, et pas seulement de représentation. Il faut dire, comme l’a bien montré Adrian Forty dans son livre sur les objets fabriqués et le design, intitulé Objects of Desire, que l’objet réel est organisé et connoté, et que par sa structure et son apparence, il porte les traces de l’humain, de l’intentionnalité, des structures économiques, idéologiques et esthétiques de son époque23. La nature de l’objet est éminemment anthropologique. L’évocation ou la description de ces objets dans le récit de fiction n’échappe pas totalement à ces structures signifiantes pré-déterminées.
26Mais le récit détourne souvent l’objet de la référence ou de la pseudo-référence pour suggérer le sens. L’objet vaut alors par ce qu’il signifie, soit par indexation à un signifié, soit par le jeu de ses connotations. Ainsi, le signifié de l’objet peut être le monde fictionnel dont il constitue un fragment, ou encore un personnage par un jeu de contiguïté. Les connotations d’un objet en font même parfois un support symbolique ou idéologique. Bref, les objets surdéterminés sont traversés par des codes de signification. Certains objets se chargent, en effet, de signification plurielle. Ainsi, dans « The Daughters of the Late Colonel » de Katherine Mansfield, le pot à eau (« jug ») dont parlent Constantia et Josephine comme d’un objet inutile, évoque le surnom de Josephine (« Jug ») ainsi que le message glissé sous le pot par un inconnu à l’intention de l’une des deux sœurs, message oublié et devenu illisible24, le pot prenant ainsi la valeur de symptôme de frustration. La signification feuilletée de l’objet le situe à la croisée de systèmes de significations qui parcourent le récit et en font un site herméneutique pertinent. Il constitue alors une clef d’interprétation du texte.
27Le statut de l’objet dans le récit de fiction est donc potentiellement pluriel. Ceci ne veut pas dire, naturellement, que chaque objet possède nécessairement plusieurs ou tous les statuts mentionnés. Le statut linguistique et sémiotique, la pseudo-référence, le statut intermédiaire entre textualité et image mentale ou concept du lecteur et le statut discursif s’appliquent à tous, tandis que les médiations et perspectives ainsi que la valeur herméneutique concernent les objets du texte de fiction à des degrés divers. Après avoir considéré le statut de l’objet, il conviendra maintenant de considérer la poétique de l’objet et d’aborder tout d’abord la question de la représentation elle-même, de ses modes et de ses fonctions.
Notes de bas de page
1 Pas uniquement, il est vrai. On pense par exemple à l’arbre et au cheval de Saussure dans son Cours de linguistique générale (1931), Paris, Payot, 1972.
2 Voir par exemple Bruno Huisman et François Ribes, Les Philosophes et le langage, Paris, SEDES, 1986.
3 Platon, République, Pierre Pachet (tr.), Paris, Gallimard, Folio, Essais, 1993, p.357.
4 Littérature et réalité, op. cit., p. 81.
5 Littérature et réalité, op. cit., p. 94.
6 George Steiner, Réelles présences, Paris, Gallimard, Essais, p.196.
7 Voir par exemple Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, Tel, 1964. Cette question constitue tout un domaine de recherches en psychologie cognitive.
8 Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, Coll. « Critique », 1986.
9 Voir Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993 ou encore L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
10 Voir Gilles Granger, op. cit., vol. 16, p. 670.
11 Voir Jean Ladrière, « Représentation et connaissance », Encyclopédie Universalis, vol. 19, p. 823.
12 A propos des rapports entre texte et image voir notamment W.J.T. Mitchell, Iconology, Image, Text, ideology, Chicago, The University of Chicago Press, 1986 et Liliane Louvel, L’œil du texte, Toulouse, P.U. du Mirail, 1998.
13 Voir Daniel Martins, Les Facteurs affectifs dans la compréhension et la mémorisation des textes, Paris, PUF, Le Psychologue, 1993.
14 L’Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 85.
15 Op. cit., p. 83.
16 Umberto Eco, Lector in Fabula : le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, 1979, Paris, Grasset, 1985, pp. 95-108.
17 Voir Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 173.
18 Great Expectations, Charles Dickens, 1861, éd. Edgar Rosenberg, New-York & London, Norton, 1999, p. 29.
19 « He had taken up the poker again ; without which I doubt if he could have proceeded in his demonstration. », op. cit., p. 42.
20 « Mrs Joe held my head under her arm, as a boot would be held in a boot-jack. », op. cit., p. 16.
21 Voir Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, Andrée Robel (trad.), Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1970 et Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970.
22 Voir la collection des Hermès de Michel Serres.
23 Voir Adrian Forty, Objects of Desire : Design & Society Since 1750, 1986, Moffat, Dumfriesshire, Cameron Books, 1992.
24 Voir Katherine Mansfield, “The Daughters of the Late Colonel”, in Selected Stories, Oxford, Oxford University Press, 1981, pp. 252-272.
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