Introduction
p. 13-17
Texte intégral
1« Le sujet de la rédaction pour la semaine prochaine sera : Décrivez un objet de votre entourage », dit le maître d’école. L’exercice a sans doute plongé dans le désespoir des générations d’apprentis écrivains confrontés au mutisme d’une paire de chaussures, à la pure matérialité d’un bocal à cornichons ou à l’étonnant aérodynamisme d’un fer à repasser. La description littéraire de l’objet avait pour alliée scientifique la leçon de choses où décrire, c’était comprendre. Autrefois, Pierre, Rose et Clémentine avaient l’impression que le monde des objets était fait de solidité et de permanence. Leurs petits-enfants, Pierre-Henri, Rozenn et Clémence, familiers des cyber-objets virtuels de science-fiction, du cycle de l’eau et du recyclage des déchets, en perçoivent les états transitoires et l’évanescence.
2L’objet reste cependant associé dans la culture et le langage à la notion d’objectivité, et donc à la vérité des choses, s’opposant à la subjectivité humaine et à la distorsion d’un réel spontanément situé dans le monde des objets. Mais, au fait, qu’est-ce qu’un objet ?
3L’étymologie latine « objectum » (qui vient de jacere : jeter, et de objicere : jeter devant, et désigne ce qui est placé devant) évoque quelque chose de manipulable, donc de taille relativement réduite, puisqu’on peut le jeter, et nécessairement relié à un sujet, qu’il soit sujet d’action (celui qui jette) ou sujet de perception (celui devant qui l’on jette l’objet). L’objet se donne ainsi dans l’étymologie comme relatif au sujet. Selon le Larousse de la Langue Française 1, l’objet est « 1. une chose définie par sa matière, sa forme, sa couleur (…) 2. une chose de peu de volume destinée à un usage quelconque (…) 3. un ensemble de points lumineux dont un instrument d’optique donne une image (…) » Des sens dérivés ou figurés sont ensuite répertoriés. Ecartons-en certains d’emblée, pour le moment, comme n’étant pas pertinents par rapport à notre étude (par exemple, l’acception du mot comme désignant une femme aimée ou le sens psychanalytique de « moyen par lequel la pulsion cherche à atteindre son but »). Le sens philosophique de « monde extérieur connu immédiatement par nos sens » complète bien, en revanche, l’ensemble des acceptions du terme en lui conférant une dimension générale et symbolique. Ceci a également pour intérêt de suggérer la place de la perception et de la cognition vis-à-vis de l’objet. Le Dictionnaire Robert distingue objet concret et objet abstrait. En ce qui concerne l’objet au sens concret, il s’agit de « 1. Toute chose (y compris les êtres animés) qui affecte les sens, et spécialement la vue (…) 2. Chose solide ayant unité et indépendance et répondant à une certaine destination (…)2 » L’inclusion des êtres animés parmi les choses est problématique. Mettons-la de côté pour l’heure, d’autant que l’Oxford Advanced Learner’s Dictionary la rejette : « 1. a thing that can be seen and touched, but is not alive (…)3 » Retenons l’idée d’unité et d’indépendance de l’objet.
4On considérera donc comme objet une chose perceptible par les sens, possédant une unité, et destinée à un usage quelconque (donc fabriquée). Cette définition opératoire servira tout au moins de repère, ne serait-ce que provisoire, permettant des problématisations ultérieures qui ne manqueront pas de se présenter. Car le récit de fiction se joue parfois des catégories d’animé et d’inanimé, ébranle les certitudes sensorielles, crée des liens étonnants entre les choses et les êtres et prend un malin plaisir à détourner les objets de leur usage.
5Il va de soi que toute définition de l’objet contient un implicite épistémologique et philosophique qu’il importe de mettre au jour. L’objet se distingue de la chose en ce qu’il est la chose pour un sujet, c’est-à-dire en relation avec lui aux plans perceptif et cognitif mais aussi aux plans émotionnel, subconscient, etc. Notre définition distingue les deux termes « objet » et « chose » par l’ajout de l’idée de perception. La question de la perception de l’objet a été étudiée notamment par les phénoménologues. De là à suivre exclusivement une école philosophique particulière dans l’abord littéraire de l’objet, il n’y a qu’un pas, mais je me garderai de franchir cette distance, car ce serait par trop réduire la conception de l’objet. En effet, les textes littéraires (et en l’occurrence les récits de fiction dans lesquels apparaissent des objets) participent d’une conception de l’objet qui peut être marquée par des perspectives philosophiques et épistémologiques diverses. Ainsi, la phénoménologie, mais aussi l’alchimie, l’existentialisme, le kantisme, le positivisme ou la philosophie de Schopenhauer forment l’arrière-plan ou l’implicite de telle ou telle œuvre. Partir d’une définition de l’objet appartenant à une théorie philosophique particulière aurait pour effet de limiter la conception de l’objet et sa compréhension, et aboutirait probablement à des contradictions insolubles. Il n’en reste pas moins qu’il importera de revenir sur notre définition opératoire de l’objet pour la confronter à l’implicite philosophique et épistémologique du texte littéraire, l’objectif de cet ouvrage étant, non pas d’étudier l’objet réel et son statut, mais bien de concevoir l’objet tel que le récit de fiction le présente.
6La psychologie cognitive, notamment à propos des questions de représentation et de connaissance, s’est aussi intéressée aux objets. Les recherches se sont orientées dans deux directions opposées mais qui constituent deux pôles de la relation du sujet à l’objet : le réalisme, qui met en relief les données du monde sensible présentes dans la perception de l’objet, et l’idéalisme, qui valorise la part du sujet et de ses catégories dans la construction mentale de l’objet. Sans transformer le texte littéraire en simple support pour des observations de psychologie cognitive, on pourra prendre en compte la relation du sujet à l’objet telle qu’elle est figurée au niveau du personnage ou du narrateur et en dégager l’implicite cognitif.
7Il est évident que la psychanalyse s’intéresse aussi aux objets et à la manière dont ils sont perçus, décrits ou imaginés. Il suffit de citer quelques titres pour en être rapidement persuadé : Totem et Tabou de Freud, le « Séminaire sur ‘La Lettre Volée’ » de Lacan ou les travaux de Winnicott sur les objets transitionnels dans Playing and Reality. Même si j’ai écarté de ma définition opératoire le concept psychanalytique d’objet, pour éviter toute confusion, certains concepts analytiques pourront toutefois se révéler précieux pour élucider les figurations littéraires de l’investissement du sujet dans l’objet.
8La sociologie a également abordé le domaine des objets. Il s’agit d’études du rapport entre une société et des objets réels ou leur représentation (publicitaire, par exemple). Citons pour mémoire Le Système des objets de Baudrillard et Objects of Desire de Forty. Il serait vain de vouloir plaquer les concepts sociologiques sur tous les textes de fiction comportant des objets. Il est néanmoins pertinent de se demander comment s’organisent les objets dans tel récit de fiction et comment sont figurés les rapports d’un microcosme social fictionnel avec les objets.
9L’esthétique, que ce soit l’esthétique picturale, sculpturale, décorative, photographique ou filmique, pour n’en citer que quelques branches, est sans doute le domaine qui se rapproche le plus de l’écriture littéraire, parce qu’elle fonctionne sur un système sémiotique (uniquement visuel pour certains arts, mais aussi tactile ou sonore pour d’autres), et que le texte littéraire est également de nature sémiotique (même s’il s’agit d’un code différent, le code langagier). Subjectivisme et objectivisme ont marqué l’histoire des conceptions du beau et de la vérité de la représentation, tout comme ces deux tendances ont influencé l’histoire littéraire. Les rapports entre esthétique (notamment l’esthétique picturale, photographique et sculpturale) et texte littéraire se nouent d’une manière toute particulière dans l’évocation ou la représentation de l’œuvre d’art au sein du récit de fiction. Ces rapports intersémiotiques ne peuvent pas être analysés en transposant simplement les concepts esthétiques à propos du texte littéraire, puisque c’est le système sémiotique textuel qui structure la représentation esthétique. L’ouvrage de Liliane Louvel, L’Œil du texte, peut s’avérer précieux à qui veut examiner les rapports du texte à l’objet esthétique (peinture, photographie, sculpture), objet déjà défini comme esthétique dans un système sémiotique premier (de nature hypotextuelle ou « hyposémiotique » au sens large), que je distinguerai de l’objet esthétisé, c’est-à-dire présenté comme esthétique par le texte lui-même.
10D’autres domaines du savoir comme l’anthropologie, les sciences physiques ou la technologie sont parfois convoqués par la description de l’objet dans le récit de fiction. Les apports conceptuels des divers domaines précités ne seront pas considérés comme fondamentaux, d’autant qu’ils proviennent de disciplines hétérogènes, mais comme complémentaires d’une approche littéraire. Il s’agit en effet d’étudier l’objet au sein du récit de fiction. La particularité de la fiction tient en ce qu’elle obéit à ses propres lois, si bien qu’il n’est pas indiqué d’appliquer, sans discernement, des conceptions adaptées au réel à des situations de nature fictionnelle. Citons-en quelques exemples concernant notre ouvrage. Tel objet de récit de science-fiction n’existe pas dans la réalité. Tel objet magique d’un conte merveilleux obéira à des lois qui échappent au réel. Dans deux récits différents, le même objet aura deux valeurs symboliques différentes. Il importe aussi de hiérarchiser les rapports entre les domaines du savoir dans le texte littéraire. En effet, un objet peut convoquer tel ou tel type de savoir (technologique, par exemple) mais ce savoir sera subordonné au système sémiotique du texte littéraire qui le mettra en perspective. En somme, le texte littéraire sélectionne, recycle et réorganise les savoirs sur le plan fictionnel, ainsi que la recherche épistémocritique4 l’a montré. Le savoir sur l’objet ne fait pas exception. Qui plus est, notre propos est de démontrer que l’objet constitue un site privilégié de savoir dans le récit de fiction.
11Mais auparavant il conviendra de s’interroger sur le statut de l’objet dans le texte littéraire. Son existence, dans le lisible, n’est pas de même nature que celle des objets du monde visible. La question de la référence et de la représentation fictionnelle est donc posée. Si le récit de fiction constitue le système qui présente et gère les objets, il importe d’en étudier l’organisation. Les rapports du sujet à l’objet sont aussi libérés de certaines contraintes et leur fonctionnement mérite d’être examiné. Plus généralement, on répondra à la question du rôle de l’objet dans le texte et son interprétation.
12Je partirai d’un constat : nombreux sont les objets dans les œuvres de fiction. Depuis la nuit des temps, mythes, contes ou légendes en évoquent les pouvoirs. Les récits d’aventure, romans policiers, domestiques ou réalistes leur donnent une place aussi bien que les récits gothiques ou fantastiques. Le premier chapitre présentera un panorama de la diversité et de l’importance des objets dans les types de récits. Le deuxième chapitre sera consacré à une réflexion sur le statut de l’objet dans le texte de fiction et les procédés impliqués dans le passage du lisible au visible. On s’attachera ensuite à la représentation de l’objet (dénomination, évocation, description, etc.), à ses modes et à ses fonctions. Comme l’objet ne se comprend que dans le système du récit, le chapitre 4 sera consacré aux rapports entre objet et organisation du récit. L’objet est aussi révélateur du sujet percevant ou cognitif et de ses figures littéraires que sont les personnages et les narrateurs : les relations du sujet à l’objet seront étudiées au chapitre 5. L’intérêt de l’objet dépasse cependant le rapport au sujet-personnage ou sujet-narrateur en raison de ses effets textuels, effets qu’il conviendra de présenter (chapitre 6) pour conclure sur la place de l’objet dans le système de savoir du texte et les conditions de son interprétation (chapitre 7).
Notes de bas de page
1 op. cit., p. 1258.
2 op. cit., p. 1172.
3 p. 872 : « Chose qui peut être vue et touchée, mais qui n’est pas vivante » (ma traduction).
4 Concernant l’épistémocritique, voir par exemple Michel Pierssens, Savoirs à l’œuvre, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990, et les numéros de la revue Théorie, Littérature, Enseignement, Paris, Presses Universitaires de Vincennes.
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