Voix et langues en Irlande
p. 11-24
Texte intégral
1Les langues naturelles, celles que nous parlons, maternelle ou acquises, sont propres à une société donnée et chacun sait que les locuteurs appartenant à un même groupe partagent une manière de voir le monde conditionnée par la langue commune. Une communauté se reconnaît dans la langue qu elle parle et naturellement celle-ci devient un enjeu essentiel lorsque son identité, sa culture, sa vie, son territoire sont menacés. Le mot voix quant à lui, renvoie à une notion qui elle-même recouvre un domaine dans lequel s’entrecroisent tant d’autres notions, dont sans doute celle de « langue », qu’on peut se demander si la notion même n’est pas une notion-frontière dont le centre organisateur serait toujours instable, sinon insaisissable.
2Ainsi, dans le contexte historique, social, linguistique de l’Irlande, (Irlande du Nord et république d’Irlande), le problème de la langue et des langues est inévitablement envisagé à travers le prisme familier de la longue histoire conflictuelle de l’Angleterre et de l’Irlande, ou de l’opposition colonisateur-colonisé. La question alors du rapport entre la voix et la langue est complexe puisque la voix, qu’il convient de situer dans le système parole-langue-langage, est prise dans cette relation conflictuelle entre deux langues. Il apparaît alors nécessaire de penser le mode d’inscription, sinon d’« invention3 » de la voix dans la langue, celle que l’on utilise aujourd’hui, dans sa relation avec celle qu’on ne parle presque plus, tout en gardant présent à l’esprit l’historicité de la langue et de la voix respectivement.
3Il est en effet impossible d’évacuer la dimension historique, culturelle ou sociale et sans doute importe-t-il de rappeler les évidences et les questions que soulève la quasi-disparition de la langue gaélique, première langue officielle de la république d’Irlande, face à l’hégémonie de l’anglais. Mais il faut aussi interroger la notion même de « voix » pour tenter précisément de « penser » la fonction, la qualité et la place de cet indescriptible du langage par rapport à la langue et aux idiomes couramment parlés, dans sa corporéité, dans sa relation avec le parlé et l’écrit, dans sa dimension singulière et collective.
Histoire, langues et voix
4On se souvient de l’essai « A New Look at the Language Question 4 » dans lequel Tom Paulin abordait la question de la langue anglaise parlée en Irlande, cette langue qui, pour des raisons que Paulin développe dans son argumentation, n’avait pas encore à l’époque de la parution de cet essai (1983) d’identification claire :
With the exception of Ulster, the English spoken in most parts of Ireland today is descended from the language of Cromwell’s planters. The result, according to Diarmuid O’Muirithe, is a « distinctive Irish speech – Anglo-Irish or Hiberno-English, call it what you will5 ».
5Paulin lui-même ne reprend pas à son compte les dénominations « Anglo-Irish » ou « Hiberno-English » puisqu’il en laisse la responsabilité à Diarmuid O’Muirithe. En effet, si nous interprétons d’une part l’hésitation de O’Muirithe et d’autre part le propos de Paulin de manière radicale, l’idiome ainsi identifié n’aurait pas véritablement statut de langue, et cela pour deux raisons. D’un côté, son lexique, les mots qui le constituent, ne sont pas répertoriés dans un dictionnaire et de l’autre, il manque un fond, une langue classique encore vivante sur laquelle se fonderait une littérature :
Spoken Irish English exists in a number of provincial and local forms, but because no scholar has as yet compiled a Dictionary of Irish English many words are literally homeless. They live in the careless richness of speech, but they rarely appear in print. When they do, many readers are unable to understand them and have no dictionary where they can discover their meaning. The language therefore lives freely as speech but it lacks an institutional existence and is so impoverished as a literary medium. It is a language without a lexicon, a language without form. Like some strange creature of the open air, it exists simply as Geist or spirit. Here, a fundamental problem is the absence of a classic style of discursive prose. Although Yeats argues for a tradition of cold, sinewy and passionate Anglo-Irish prose, this style is almost defunct now. Where it still exists it appears both bottled and self-conscious, and no distinctive new style has replaced it6.
6Qu’on nous pardonne cette longue citation mais elle semble révélatrice sinon d’un malentendu à tout le moins de certaines difficultés. Avant de les examiner, notons au passage que dans le titre du dictionnaire qui n’existait pas encore7, Paulin emploie l’expression Irish English, rejetant de fait les deux dénominations utilisées par O’Muirithe. Par ailleurs, son commentaire et les métaphores qu’il choisit et qu’il applique aux mots et à la langue parlée (« careless richness of speech »), ne sont pas sans évoquer certaines caractéristiques du tempérament irlandais tel qu’il peut être traditionnellement représenté, notamment l’insouciance et la parole facile, « the gift of the gab », pour reprendre une formule bien connue. Enfin, on peut se demander ce que recouvre l’expression « discursive prose ». S’agit-il de la littérature romanesque, de la prose journalistique, de la prose en général à l’exclusion de la poésie ?
7Outre ces interrogations, des difficultés d’un autre ordre surgissent. La première, c’est de ne voir dans le « parlé » qu’une langue informe tandis que la forme écrite serait le garant de la langue, une forme écrite restreinte à des mots associés à un sens, répertoriés dans un dictionnaire, et à du discours en prose. Seule la langue écrite organisée en discours en prose peut matérialiser la langue car lorsqu’elle n’est que « parlée » elle n’a pas de consistance, elle est « like a creature of the air […], a spirit ». À certains égards, il semble donc qu’en quelque sorte Paulin identifie l’oral et le parlé en assimilant langue et discours ou plutôt langue et parole, qui plus est une parole évanescente. La seconde difficulté, qui n’est qu’une conséquence de la première, c’est ainsi d’opposer l’oral à l’écrit, l’oral étant perçu négativement puisque par définition le parlé s’évanouit aussitôt dit. En regrettant l’absence de littérature écrite Paulin exprime toutefois une opinion communément admise qu’Henri Meschonnic formulait en ces termes : « Jadis on opposait l’oralité – que d’ailleurs on ne désignait pas ainsi – à la littérature. Comme la voix, la vive voix, à la lettre, qui est morte, ou qui tue. La littérature était écrite par définition8 ». On oppose le silence de l’écrit à la voix alors même que « l’écrit se juge à la voix. Un texte est littéraire s’il a sa voix, et comment il est en voix9 ». En somme, Paulin nous parle d’une langue qui n’aurait pas trouvé sa voix, en dépit d’une implantation ancienne et à tout le moins certaine. Car même si, comme il le rappelle, l’anglais parlé en Irlande est issu de la langue imposée au xviie siècle par les colons venus de l’île voisine, les contacts entre les différentes variétés d’anglais transportées en Irlande dès le xiie siècle et le gaélique ont modifié le paysage linguistique de l’Irlande :
If ever an age had the gift of the gab, that age was the Elizabethan. If ever a nation had a gift of the gab, that nation is the Irish. It is not suggested for a moment that the Irish inherited the gift from the Elizabethans, for the Irish gift is of ancient origin… But in both cases, Elizabethan and Irish, the gift is one of imagination too… In particular, a long period of bilingualism, during which English was assimilated to Irish speech habits, became a thing apart10…
8A thing apart : une langue que les aléas de l’histoire ont contribué à modeler. Cela nous amène à une troisième difficulté qui est de tenter de démêler deux aspects du problème contenu dans la question de l’historicité d’une langue, à savoir « l’histoire de la langue11 » et « la Langue dans l’Histoire12 ». Sans doute ces deux volets sont-ils intimement liés comme l’avers et le revers d’une médaille : « The history of a language is often a story of possession and dispossession, territorial struggle and the establishment or imposition of a culture13 ». Cependant, si nous suivons la distinction établie par Saussure, l’introduction de l’anglais au xiie siècle et son expansion dans une certaine aire géographique, son déclin au xve siècle en faveur du gaélique, son retour en force dans la seconde moitié du xvie siècle et au xviie siècle contre le gaélique sont des faits qui relèvent du point de vue de « la Langue dans l’Histoire ». Par contre, le métissage des langues et la transformation de l’anglais ou du gaélique à la fois dans la continuité de l’usage et dans leur diversité géographique, appartiennent à « l’histoire de la langue », l’histoire de ces langues respectives faites « d’événements linguistiques lesquels n’ont point eu de retentissement au-dehors et n’ont jamais été inscrits par le célèbre burin de l’histoire14 ».
9De ces principes de « continuité » et de « mutabilité15 », c’est-à-dire de transformation à la fois insensible et ininterrompue, il résulte qu’une langue ne meurt jamais, sauf accident de l’histoire :
Une langue ne peut pas mourir naturellement et de sa belle mort. Elle ne peut mourir que de mort violente. Le seul moyen qu’elle ait de cesser, c’est de se voir supprimée par force, par une cause tout à fait extérieure aux faits du langage. C’est-à-dire par exemple par l’extermination totale du peuple qui la parle […]. Ou bien par l’imposition d’un nouvel idiome appartenant à une race plus forte ; il faut généralement non seulement une domination politique, mais aussi une supériorité de civilisation, et souvent il faut la présence d’une langue écrite qu’on impose par l’Ecole, par l’Eglise, par l’administration… et par toutes les avenues de la vie publique et privée […]. Mais ce ne sont pas là des causes linguistiques16.
10Les soubresauts de l’Histoire (la colonisation, la grande famine et l’émigration massive, pour ne citer que des événements saillants) ont ainsi failli tuer la langue et la culture gaéliques tandis que les raisons qui lui ont permis de survivre sont doubles relevant à la fois de l’Histoire (la résistance à l’envahisseur et le développement de l’idéologie nationaliste) et de la continuité ininterrompue de la langue elle-même. En effet, si le xviie siècle voit la disparition des genres littéraires traditionnels en raison des bouleversements induits par la colonisation, une culture plus populaire se développe sous l’impulsion d’ecclésiastiques soucieux de défendre la culture irlandaise :
On peut considérer que ces auteurs ecclésiastiques [les moines franciscains, Geoffrey Keating] ont permis l’éclosion d’une nouvelle prose irlandaise, plus simple, à la fois parce qu’elle est plus proche de la langue parlée […], et qu’elle se libère des ornements encombrants et désuets de la langue écrite traditionnelle17.
11De même aux xviie siècle ainsi qu’au début du xviiie siècle, de façon sans doute plus méconnue, des échanges fructueux entre érudits appartenant aux deux communautés ont contribué à sauvegarder la mémoire du passé :
The story of the relationships and interaction of these great pioneers of the history of early Ireland [J. Ussher, J. Ware, A. Raymond] with the Irish scholars is one that still remains to be unravelled and told. They were employers and patrons of the native scholars, who used their language and scribal skills, and were thus enabled to find a way of continuing their hereditary tasks as bearers of the « seanchas or traditional literature and lore. Without this type of relationship, much would have been lost – both the physical evidence in the form of manuscripts and the native understanding of the meaning of the material18.
12La voix du gaélique était préservée et, en dépit d’un déclin rapide à partir du milieu du xviiie siècle et tout au long du xixe siècle, dans les régions éloignées du pouvoir et des grands centres urbains, des locuteurs maintenaient l’usage d’une langue que l’on disait moribonde. Néanmoins et de façon paradoxale, alors que la tradition gaélique est principalement poétique, c’est à ce moment qu’a semblé se construire une tradition d’écriture en prose avec la parution de romans et de récits autobiographiques :
When one speaks of the collapse of literature in Irish in the nineteenth century, one is mainly speaking of the collapse of the poetic tradition. The prose tradition had for long been of much less significance : one could even say with some truth that real prose-writing in Irish had died out after the twelfth century. Whatever of that, it is true at any rate that the novel – or the drama – had never made any worthwhile impact on the Gaelic literary tradition until just at the point where it seemed that the language itself was doomed to extinction19.
13Ainsi d’un côté la langue majoritairement parlée en Irlande, mélange de « Anglo-Irish », « Ulster-Scots », « Hiberno-English20 » n’avait ou n’aurait pas trouvé sa voix faute d’une référence écrite qui ferait autorité, tandis que de l’autre, le gaélique, « God’s own language », délaissé dans la vie de tous les jours au bénéfice de l’anglais, « the OtherTongue21 », cette langue le plus souvent apprise dans le cadre institutionnel, n’aurait plus qu’un filet de voix. Cela dit, la voix n’est pas un substitut de la langue, alors qu’en est-il, au juste, de la voix, et de leur rencontre inévitable ?
La voix : un mal-entendu ?
14De la voix, bien souvent, ne semble en effet rester que la métaphore, métaphore de l’individualité lorsqu’on parle de la spécificité d’une voix, métaphore du consensus lorsqu’on parle de la collectivité ou de la communauté, métaphore de l’écrivain, ou bien encore, dans le contexte irlandais, métaphore de la langue, de la culture, de l’identité perdues. Mais comment passe-t-on de la voix, émission sonore, à la voix, expression représentative d’une spécificité individuelle ou collective, à la voix, instance énonciative, à la voix-écrivante, à la voix désignant la personne elle-même, comme dans l’expression « une grande voix s’est tue » ou bien « une grande voix de la littérature s’est éteinte » ? Comment expliquer la voix, située hors du champ de la linguistique, mais néanmoins si impliquée dans l’articulation entre l’invisible ou l’imperceptible du langage et la langue elle-même ?
15Car la voix n’est ni son, ni bruit ; elle n’est pas non plus le silence, ni le cri, ni le chant mais elle est dans le silence qu’elle habite, dans le cri et le chant.
16La voix n’est pas la langue pas plus qu’elle n’est le langage.
17La voix est une vibration légère ou forte, ténue, insistante ; la voix est dans le temps, tout à la fois instantanée et mémoire vive : « La voix est un sens. Pourquoi ne pas le dire ? Le sens de l’affect le plus grand qui soit, dans toutes ses variations, l’affect de dire le vivre. Elle en porte et elle en transmet toute l’animalité, toute l’historicité22, » nous dit Meschonnic.
18La voix n’est ni son, ni bruit, mais la langue peut reproduire le son ou le bruit et ce que l’on prend pour des effets de voix peuvent n’être que des effets de langue, ou l’exploitation des ressources phonétiques de la langue à des fins stylistiques ou de caractérisation, voire même politiques, au sens large du terme. Mais la fin semble se confondre alors avec le moyen et l’écriture, qui ne peut séparer la voix de la parole, peut les rendre indiscernables. Prenons quelques exemples :
– We all know why you speak. You are McGlade’s suck.
Suck was a queer word. The fellow called Simon Moonan that name because Simon Moonan used to tie the prefects false sleeves behind his back and the prefect used to let on to be angry. But the sound was ugly. Once he had washed his hands in the lavatory of the Wicklow Hotel and his father pulled the stopper up by the chain after and the dirty water went down through the hole in the basin. And when it had all gone down slowly in the basin had made a sound like that : suck. Only louder23.
19Les mots de la langue permettent de transmettre au lecteur l’impression que leur sonorité fait sur l’oreille du narrateur et dans ce passage, le son du mot suck est comparé au bruit de l’air aspiré à la suite de l’eau par une canalisation si bien que le mot suck lui-même, prononcé, entendu, se rapproche d’une onomatopée. Il n’y a pas pour autant effet de voix. S’il y a effet de voix, il est dans la présence du narrateur clarifiant l’impression que le mot, avant toute autre chose, fait sur lui en coordonnant et en décrivant avec une grande précision les étapes qui mènent à l’onomatopée. De même, dans cet extrait de dialogue, la graphie reproduisant la manière dont sont prononcés les énoncés n’est pas davantage un effet de voix :
He grabbed the handle and went straight into the front room.
– Sorry, Darren ; for bargin in on yeh – Oh, hello.
– Hi.
She smiled. God, she was lovely.
He held his hand out to her.
– Darren’s da, he said – Howyeh24.
20La représentation en langue de la phonétique25 est sans aucun doute un moyen de faire entendre le dialogue mais le texte imprimé est silencieux et là encore l’effet de voix est ailleurs : il est dans le changement d’intonation qui accompagne la parole de Jimmy Sr.(He) lorsque Miranda (She) arrive et interrompt l’échange amorcé entre Jimmy Sr. et Darren. Il est aussi dans l’intonation intérieure de la pensée représentée pour exprimer l’admiration de Jimmy Sr. (God, she was lovely). L’effet de voix est donc dans l’implicite du discours plus que dans le discours lui-même, dans l’interprétation que le lecteur fait des gestes et mouvements qui accompagnent la parole, dans la difficulté même où le lecteur se trouve d’isoler la voix et la langue.
21Un jeu linguistique cruel enfin peut montrer comment une séquence sonore, ce que Saussure appelle « figure vocale26 », devient signe, forme signifiante, fait de langue qui, d’un point de vue strictement linguistique, ne dit sans doute rien de la voix qui la porte mais contribue cependant à faire percevoir les enjeux culturels et politiques que les langues charrient :
Two minutes in, the waitress arrived at their table with the food they had ordered. She delivered their meals in two trips. Second time around, she inclined her head and gave them a muttered and insincere, ‘Enjoy your meal’. Then something strange happened. She bent close to Jake and looked intently, piercingly into his face. Chuckie leant closer to hear what she would say. To his amazement he heard her say his name ; ‘Chuckie Lurgan,’ she said. Chuckie Lurgan. ’Then, satisfied, replete, she walked away.
‘Did that girl say my name ?’ he asked Jake.
They all laughed.
‘No, she said…’ Jake said something that sounded like Chuckie Ar La.
‘What ?’
‘It’s Irish for ‘our day will come.’ It’s a nationalist rallying cry.’
‘Chuckie Ar La,’
‘Yeah, Tiocfaidh ar La. It’s the slogan of the Just Us party.’
Chuckie’s friends looked at each other.
‘We’ve never told you, Chuckie, but that’s the funny thing about your name, what with you being a Protestant and all.’
‘Your name sounds like a supremacist republican slogan.’
‘Yeah, it’s like a Jewish guy being called Deutschland über Alles27.
22La superposition de deux « figures vocales » étrangères l’une à l’autre puis-qu’appartenant à deux langues différentes, que leur similitude sonore cependant rapproche dans un quiproquo qui fait rire mais rire comme on rit jaune, est un jeu de langue doublement crypté avant d’être un effet de voix, s’il est même un effet de voix. Il faut en effet passer par une transposition-traduction et une équivalence culturelle dans une troisième langue pour mesurer l’impact de la superposition et la violence contenue dans les voix qui prononcent ces slogans. La « figure vocale » indifférenciée devient « forme », chargée d’un signifié interprétable, d’autant plus interprétable que la violence, sans doute devenue perceptible après coup dans la voix de la serveuse et dans son geste incongru, était annoncée par les qualificatifs muttered et insincere C’est donc bien le lecteur qui ré-invente la voix en entendant le texte qu’il lit, en comprenant la satisfaction physique que la serveuse éprouve dans l’énonciation du slogan (satisfied, replete) mais la qualité de la voix n’est pas dans une langue plus que dans une autre puisque la charge de violence et de mépris ne s’entend que dans la mise en relation des trois configurations linguistiques et dans leur gradation :
Une forme est une figure vocale qui est pour la conscience des sujets parlants déterminée, c’est-à-dire à la fois existante et délimitée. Elle n’est rien de plus ; comme elle n’est rien de moins. Elle n’a pas nécessairement « un sens » précis ; mais elle est ressentie comme quelque chose qui est ; qui de plus ne serait plus, ou ne serait plus la même chose, si on changeait quoi que ce soit à son exacte configuration28.
23La voix n’est pas la langue, pas plus qu’elle n’est le langage. Elle n’est ni le gaélique, ni le « Hiberno-English » ou « Irish English » mais elle a bien à voir avec la langue. Au fil du temps, le recul du gaélique et l’amuïssement de la voix sont effectivement allés de pair. Cependant, la voix de la modernité n’est pas une troisième « voie29 » qui conduirait hors de l’aliénation linguistique vers une situation idéale où la langue, un entre-deux langues en quelque sorte, « resterait un jeu sans être un enjeu idéologique30 ». La langue demeure un enjeu essentiel en ce qu’elle n’en finit pas de rappeler le passé, en ce qu’elle symbolise la perte31. L’expression « The Gaelic Voice », si l’on veut bien lui donner sens, renvoie ainsi à ce que l’Histoire a enfoui dans ce qu’on pourrait peut-être appeler un inconscient du langage et lorsqu’on essaie de retrouver cette voix-là dans la langue majoritairement en usage, on cherche bien autre chose que les marques linguistiques lexicales ou syntaxiques qui ont transformé l’anglais. On cherche surtout l’empreinte d’une culture menacée de disparition que la langue transformée, l’anglais, peut encore véhiculer. On cherche aussi à se reconnaître dans une langue maternelle dont on sait qu’elle n’est pas d’origine. On est pris dans un dilemme où se mélangent des sentiments contradictoires de culpabilité et d’orgueil, ce dont témoignent des expressions comme « the divided mind32 » et dans une large mesure le rejet pour ainsi dire viscéral de la langue anglaise que Joyce exprimait dans ce passage maintes fois cité de A Portrait of the Artist as a Young Man :
He thought :
— The language in which we are speaking is his before it is mine. How different are the words home, Christ, ale, master, on his lips and on mine ! I cannot speak or write these words without unrest of spirit. His language, so familiar and so foreign, will always be for me an acquired speech. I have not made or accepted its words. My voice holds them at bay. My soul frets in the shadow of his language33.
24Plus que l’idée désormais convenue d’une langue apprise malgré soi, étrangère à sa propre culture, ce qui retient l’attention c’est en fait le rôle éminemment fondateur de la voix dans l’appropriation même de la langue, comme si la langue reposait sur elle : my voice holds them at bay. Il y a rejet de la langue parce qu’il y a refus du sujet de lui donner corps. Dans ce passage, on ne saurait reconnaître ni la voix anglaise ni la voix gaélique mais on nous donne à entendre l’impossible, l’inaudible : une absence de voix dans le refus du corps de se compromettre, sinon de se laisser corrompre à travers la voix par la langue de l’autre. On y entend aussi l’écho d’une autre voix passionnée :
To impose another language on such a people is to send their history adrift the accidents of translation – ’tis to tear their identity from all places – ’tis to substitute arbitrary signs for picturesque and suggestive names – ’tis to cut off the entail of feeling, and separate the people from their forefathers by deep gulf – ’tis to corrupt their very organs, and abridge their power of expression34.
25La voix est-elle alors une illusion ? À quoi reconnaît-on la voix gaélique ? La conviction d’un Robert Farren laisse perplexe : « ‘Three things through love I see, / Sorrow and sin and death… This is the Gaelic voice, no shadow of doubt35 ». Les vers cités sont extraits de la traduction par Thomas Mac Donagh d’un poème gaélique intitulé « Táid na réalta’n-a seasamh ar an aer ». Si l’on ne savait pas ces vers extraits d’un poème écrit en gaélique, le reconnaîtrait-on ? L’antéposition de l’objet suivi du circonstant et le renvoi du groupe verbal sujet-verbe à la fin de la proposition est-il la transposition d’une structure gaélique dans l’anglais ? La coordination des trois substantifs du vers suivant est-elle un fait récurrent du gaélique ? Les allitérations relèvent-elles d’une écriture propre au gaélique ? Ou bien la voix de l’amour, lorsqu’il est malheureux, serait-elle spécifiquement gaélique ? Non, rien de suffisamment précis ne vient étayer la certitude énoncée si ce n’est que le poète ici est passeur. En traduisant du gaélique à l’anglais, il porte à la connaissance d’un public élargi la poésie écrite en gaélique et tente de réduire l’écart entre les deux langues. La traduction est le moyen par lequel le dialogue peut s’instaurer mais la voix elle-même reste indécidable si la diction qui accompagne l’écriture ne révèle rien du sujet pris dans la relation nécessaire entre voix et langue. « Peut-être n’a-t-on pas la même voix dans une autre culture, autrement qu’on n’a pas la même voix dans une autre langue » nous rappelle Meschonnic36.
26Il apparaît alors que l’expression de « The Gaelic Voice » prise isolément n’a au fond pas vraiment de sens. Ce qui a du sens, c’est la revendication elle-même d’une voix gaélique s’inscrivant dans la quête identitaire, dans la délimitation du territoire, dans ce qui fait l’unité d’une nation, ce qui peut tout aussi bien conduire aux dérives que l’on sait comme, par exemple, l’idée d’une langue pure ou d’une langue supérieure à une autre. Mais la voix n’est pas seulement dans la langue, elle la déborde, se déstructure et se restructure, restant libre de toute attache. On ne sait pas d’où elle vient ni tout à fait jusqu’où elle porte et résonne. C’est cette liberté qui fait qu’un poète comme Pearse Hutchinson passe d’une langue à l’autre, non seulement du gaélique à l’anglais mais à de nombreuses autres langues, sans se renier ni perdre sa voix37. C’est à lui que nous emprunterons un dernier exemple pour dire ce que la voix fait quand d’un souffle naît une musique sur laquelle rythme et langue s’accordent dans une « figure vocale » qui redonne aux mots oubliés toute leur plénitude :
Imagine Ireland lost
Out of this world
The troublesome island lost
Sunk.
Like every other
isle of that ilk –
refractory,
disaffected.
Then the Pax Britannica –
or Sovietica or Pentagonica
would at last hold sway
all over earth.
But for some small thing
felt to be missing.
An emptiness heard.
Then could be heard
Róisín Dubh
on a mouth-organ or some
even more airy contraption.
But : no words.
But have you heard
Willie Clancy piping The Connerys ?
If you ever knew the words
they’d at once come back to you
syllable on syllable
unflawed.
And back to us, who knows,
even Róisín might come38 ?
27Écrit d’abord en gaélique puis traduit par le poète lui-même, ce poème semble résumer les inteons qrrogatiue l’articulation voix/langues soulève. C’est bien un même sujet, donc une même voix, qui s’exprime sur la même question en jouant des deux langues. En effet, il est intéressant de noter que dans la version initiale en gaélique apparaissent deux mots anglais : refractory et disaffected comme si les mots équivalents manquaient, révélant par là même l’imperfection des langues. Par ailleurs, la traduction de la version originale est insoupçonnable puisqu’il s’agit d’une auto-traduction et que si elle n’est pas fidèle mot pour mot, elle l’est sans aucun doute dans la lettre et dans l’esprit. Toutefois on peut légitimement se demander si la traduction, ou peut-être la réécriture, n’altère pas l’intégrité de la voix qui fait le poème dans la langue gaélique, à moins qu’une autre voix s’invente dans la traduction-réécriture. Et puis, en même temps, cette langue qui sommeille a besoin qu’une voix transmette en passant par l’autre langue l’idée qu’elle n’est pas morte, qu’elle n’est pas non plus réservée aux seuls poètes et qu’il suffit d’un air de musique pour la faire revivre en appelant les mots oubliés, en les convoquant39 pour leur redonner corps et voix. Au bout du compte, ce que ce poème nous dit, c’est bien qu’une langue ne meure jamais tant qu’une voix la porte.
28Le débat linguistique n’est pas clos en Irlande et nul ne sait si le regain d’intérêt pour la langue gaélique en Irlande du Nord comme en République d’Irlande ainsi que les politiques en faveur de son maintien et de son développement porteront leurs fruits. Toujours est-il que l’anglais n’est plus une langue étrangère : « The Irish language should be saved, and indeed must be saved, but this does not mean discarding or discrediting English, because English, in its green form, has entered deep into the psyche of Irish people40 ». Quant à la voix, sans doute est-elle ce qui rassemble les sujets, débordant le seul contenu linguistique des messages échangés, reliant physiquement l’expérience individuelle à un vécu communautaire partagé. Elle infiltre l’écriture, s’imprime, se démultiplie, « poetic self-consciousness », révélant à la fois l’intime et le social.
29Ainsi, la situation exemplaire de l’Irlande aujourd’hui riche de sa diversité linguistique mais également prise dans l’évolution des conditions économiques à l’échelle du monde, manifeste la complexité d’une question que l’on peut trancher en distinguant à la suite de Saussure « la Langue dans l’Histoire » et « l’histoire de la langue » et en excluant la voix du champ linguistique. Cependant, les deux points de vue ne vont pas l’un sans l’autre et voix et langue sont intimement liées : il y a une historicité de la langue comme il y a une historicité de la voix. Et si une langue ne peut se comparer à un être vivant au sens où elle ne naît, ni ne croît, ni ne meurt comme un organisme vivant, elle vit et se transforme tant que les sujets qui la parlent lui prêtent voix, tant qu’ils la maintiennent en voix, tant qu’un souffle se transforme en voix, langue-corps, parole individuelle prise dans l’histoire d’une société dans laquelle on s’intègre ou dont on se détache. Inversement, la voix s’articule sur la langue parlée ou écrite. Elle se brise ou se tait quand les conditions historiques, économiques, sociales dans lesquelles les gens vivent font de la langue l’instrument d’une aliénation.
Notes de bas de page
3 Le mot est emprunté à H. Meschonnic : « Plus il y a d’affect dans la voix, plus on a du sujet dans la voix, dans sa voix ; plus l’écriture est subjectivée, plus elle peut se dire la voix du sujet. Plus l’écriture est écriture, plus elle est la voix. Invention, non inscription » (idem., p. 36).
4 T. Paulin, « A New Look at the Language Question », dans Ireland’s Field Day, Field Day Theatre Company Ltd, London, Hutchinson & Co, (1983) 1985, p. 2-18, désormais cité sous la forme LQ suivie de la pagination.
5 LQ, p. 4
6 Idem, p. 11.
7 Cela n’implique pas l’absence d’études sur les variétés d’anglais parlées en Irlande, ce que Paulin signale plus loin : « Although there are scholarly studies of ‘Hiberno-English’ and ‘Ulster English’, the language appears at the present moment to be in a state of near anarchy. » (Ibid., p. 11). Il complète cette remarque par une note de bas de page rappelant les travaux de Alan Bliss et John Braidwood. Il convient cependant d’ajouter que depuis, des dictionnaires ont été publiés (entre autres des dictionnaires de « Hiberno-English », « Ulster English », « Irish Slang »), comblant cette lacune que Paulin déplorait. Il a d’ailleurs préfacé le dictionnaire de « Hiberno-English » compilé par Terence Dolan. (Voir bibliographie)
8 H. Meschonnic, La rime et la vie, Lagrasse, Verdier, 1989, p. 243.
9 Dans Penser la voix, op. cit., p. 38.
10 J. Braidwood, « Ulster and Elizabethan English », dans Ulster Dialects, ed. G.B. Adams, Holywood, Ulster Folk Museum, 1964, p. 81, cité dans L. Todd, Green English, Dublin, The O’Brien Press, (1999) 2000, p. 24.
11 Le mot langue ici est à prendre dans sa valeur généralisatrice et non comme renvoyant à tel ou tel dialecte, idiome, langue spécifique.
12 ELG, p. 149.
13 LQ, p. 3.
14 ELG, p. 150.
15 Idem, p. 157.
16 Id., p. 153-154.
17 P. Y. Lambert, « Aspects de la littérature gaélique du xviie siècle », dans Etudes Irlandaises, Lille, PU du Septentrion, 26-2, 2001, p. 40.
18 A. Harrison, « More Hidden Irelands », dans Études Irlandaises, Lille, PU du Septentrion, 26-2, 2001, p. 60.
19 S. O’Tuama, Repossessions, Selected Essays on the Irish Literary Heritage, Cork, Cork University Press, 1995, p. 199.
20 Notons au passage cette remarque de Loreto Todd : « The three varieties of English in Ireland, Anglo-Irish, Ulster-Scots, and Hiberno-English, taken together, form ‘Green English’. Recent recorded conversations and narratives, especially of people under forty suggest that Irish English is increasingly moving towards international norms. In this it reflects the third wave of English influence : the influence of living in an English-using world.»(op. cit., p. 139-140) et comparons avec ce qu’écrivait Paulin seize années plus tôt : « A confident concept of Irish English would substantially increase the vocabulary and this would invigorate the written language. A language that lives lithely on the tongue ought to be capable of becoming the flexible written instrument of a complete cultural idea. » (LQ, p. 15)
21 Voir l’article de G. Neville dans la revue Études Irlandaises, 26-2, 2001, p. 81-96.
22 Dans Penser la voix, 1997, p. 25.
23 J. Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, Harmondsworth, Penguin, 1971, p. 11.
24 R. Doyle, Paddy Clarke Ha Ha Ha, London, Minerva, 1994, p. 21, cité plus longuement et commenté par Sylvie Mikowski, dans « La place du gaélique dans le roman irlandais », dans Études irlandaises, 26-2, 2001, p. 108.
25 Nous distinguons l’écriture phonétique, comme ici, lisible par tout un chacun, de la transcription phonétique qui utilise les signes de l’alphabet phonétique pour reproduire les sons de la langue selon un code international.
26 « Une figure vocale devient une forme depuis l’instant crucial où on l’introduit dans le jeu des signes appelé langue, de la même façon qu’un morceau d’étoffe dormant à fond de cale devient un signal à l’instant où il est hissé 1° parmi d’autres signes hissés au même moment et concourant à une signification ; 2° entre cent autres qui auraient pu être hissés et dont le souvenir ne concourt pas moins à la […] » (ELG, p. 38).
27 R. McLiam Wilson, Eureka Street, London, Seckert & Warburg, 1996, p. 150, également cité et commenté par S. Mikowki, (idem, p. 105-106)
28 ELG, p. 37
29 S. Mikowski S., id., p. 103. Le recours à l’homophonie voix/voie pour suggérer la possibilité d’un juste milieu est intéressant en ce qu il évoque une toute autre culture : en effet, le jeu homo-phonique du français a son équivalent dans le double sens du mot chinois Tao qui renvoie à la notion de « la Voie du Milieu juste ». Le terme lui-même « a double sens, le chemin et le parler […] Appliqué au destin spécifique de l’homme, il suggère une tâche, voire une mission dont l’homme, devenu un être de langage, doit s’acquitter : celle de dialoguer avec l’univers vivant, cela à tous ses niveaux constitutifs, c’est-à-dire avec les êtres humains bien entendu, mais également avec la Nature, le Cosmos, et un ordre supérieur désigné par le terme « Ciel ». » (F. Cheng, Le dialogue. Une passion pour la langue française, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 17).
30 Ibidem.
31 « The range of attitudes fostered by the linguistic cohabitation of Irish and English is not, of course, unique to the Irish situation. […] What is clear is that in the specific Irish situation, language continues to generate passionate debate even in this age of the Celtic Tiger. » (G. Neville, dans Études Irlandaises, 26-2, 2001 p. 94)
32 T. Kinsella, « The Divided Mind », dans S. Lucy, (ed.), Irish Poets in English, Dublin, The Mercier Press, 1972, p. 208-218.
33 J. Joyce, op. cit., p. 189.
34 T. Davis, « Our National Language », part 1, The Nation, 1 April 1843, cité dans G. Neville, Etudes Irlandaises, 26-2, 2001, p. 95.
35 R. Farren, « The Gaelic Voice in Anglo-Irish Poetry », dans S. Lucy, op. cit., p. 133.
36 Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 290.
37 Voir à ce sujet l’article de P. O’Gormaile dans Etudes Irlandaises, 2001, 26-2, p. 115-139.
38 The Soul that Kissed the Body, Gallery Press, (1968), Dublin 1990, p. 85.
39 Dans le cadre de ce même projet de recherche, nous avons suggéré que la voix se reconnaît à certaines modulations dont les modalités seraient l’évocation, la convocation, l’invocation. Voir article infra..
40 L. Todd, op. cit., p. 142.
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