Effets de miroir dans La Fontaine amoureuse de Guillaume de Machaut
Texte et iconographie
p. 265-282
Texte intégral
1L’objet-miroir ne semble guère avoir attiré Machaut, si l’on en juge par la rareté de l’emploi du terme « mireoir » au sens propre. Dans le Jugement du Roy de Navarre, il est, avec la balance, l’un des attributs que la figure allégorique de Raison présente à la dame pour qu’en s’y mirant elle règle d’après lui sa conduite :
Raison le [le miroir] tenoit en sa destre,
Une balance en sa senestre,
Si que la dame s’y miroit
Plus sovent qu’on ne vous diroit.
(Jugement du Roy de Navarre, v. 1163-11661)
2Mais à travers les autres occurrences du terme, la désignation de l’objet symbolique glisse vers une acception figurée, dans laquelle la dame ne cherche plus à s’amender grâce au miroir, mais s’offre elle-même au poète comme le modèle de toute perfection :
Et aussi ma très douce dame, […]
M’estoit miroir et exemplaire
de tous biens désirer et faire.
(Le Remède de Fortune, v. 167 et 171-1722)
3Si le miroir est privé du moindre rôle narratif, d’autres objets en deviennent le substitut. Dans La Fontaine amoureuse, c’est la fontaine qui se trouve investie d’une fonction réflexive. L’œuvre multiplie d’ailleurs les effets de miroir : le poète et le prince échangent leurs rôles et leurs attributs jusqu’à se poser comme le double inversé l’un de l’autre. Mais c’est surtout dans la construction de l’œuvre que la spécularité se manifeste avec le plus d’habileté : la structure d’ensemble est doublement dédoublée, et les songes fournissent le cadre de multiples récits enchâssés. Si le texte semble se diffracter à l’infini, comment l’image reflète-t-elle ces effets de miroir ?
La fontaine, substitut du miroir
4Dans La Fontaine amoureuse, la fontaine est à l’origine de la multiplication des jeux de reflets, alors même que son eau ne sert pas de surface réfléchissante. Les visages des amants ne se penchent pas sur elle pour y voir consacrer leur union. Son eau a certes la saveur d’un philtre tristanien, mais, ironiquement, les protagonistes, déjà sous l’emprise de l’amour, se gardent bien d’y tremper leurs lèvres, et se contentent d’y laver leurs mains :
[…] la fonteinne ne son mestre
Ne porroient d’amours plus mettre
En mon cuer qu’il i en avoit.
(La Fontaine amoureuse, v. 1427-14293)
5Cette fonction amoureuse déceptive malgré le titre est détournée au profit d’une fonction esthétique : plutôt qu’un contenu liquide, la fontaine est une œuvre d’art, un contenant décoré de figures sculptées dans le marbre et l’ivoire. Objet de l’admiration du poète, sa valeur est aussi didactique. Les sculptures retracent l’histoire des amants célèbres : Vénus, Pâris et Hélène, celle de Narcisse mettant en abyme une fontaine dans une autre. Ce décor sursignifiant va jusqu’à imprégner le songe des deux amis, dans lequel les effigies pseudo-antiques, celle de Vénus en particulier, prennent vie pour apporter à chacun des dormeurs un message conforme à sa nature : au clerc un savoir mythologique, à l’amant un réconfort amoureux. Ce faisant, la fontaine et les réfractions qu’elle projette dans le cadre onirique s’offrent comme un miroir amoureux pour l’identification et l’édification morale et sentimentale des deux protagonistes.
6Certaines des fonctions de la fontaine restent pertinentes dans l’analyse des miniatures qui accompagnent le texte. Dans les deux manuscrits4 où l’illustration de La Fontaine amoureuse est la plus développée, offrant des cycles de vingt-cinq (BnF ms. fr. 1584, datant de 1370, et désigné par le sigle A) et vingt-sept miniatures (BnF ms. fr. 22545, datant de 1390, et désigné par le sigle F), les occurrences du motif de la fontaine s’élèvent respectivement à sept et à cinq. Dans les deux manuscrits, ses représentations iconiques servent essentiellement à illustrer l’ekphrasis textuelle qui en est donnée. Le manuscrit A privilégie les figures mythologiques, avec un effet de gros plan sur la cuve de la fontaine, qui, en évinçant les personnages hors du champ, fournit un exemple rare de miniature vide de présence humaine (fig. 2). Le manuscrit F (fig. 10) pour sa part met en valeur la merveille des jeux d’eau jaillissant du « serpens d’or a douze chiés » (v. 1344). Dans les deux cas, l’image possède avant tout une fonction illustrative : elle donne à voir ce que le texte décrit.
7La structure d’ensemble du récit s’articule autour de la fontaine, qui occupe dans le dit une position pivotale. Dans son introduction à l’édition de La Fontaine amoureuse, Jacqueline Cerquiglini, qui consacre plusieurs pages à l’analyse de la spécularité dans l’œuvre, souligne que la fontaine entre en scène vers le milieu du texte (au v. 1301 sur une longueur de 2848 vers), et « constitue l’axe de symétrie par rapport auquel se mirent les deux parties de l’œuvre5 ».
8Cette notion de symétrie est particulièrement opératoire dans l’analyse de l’iconographie des œuvres de Machaut. En effet, dans la mesure où le sujet récurrent des miniatures est la scène de l’entretien amoureux, la composition s’organise inévitablement par la disposition des membres du couple de part et d’autre d’un axe de symétrie médian. Les poses des personnages étant généralement statiques, chacun apparaît comme le reflet de l’autre, et seuls la gestuelle et les costumes viennent rompre cette spécularité. Dès lors, tout semblerait désigner la fontaine comme moyen de renforcement et de matérialisation de l’axe de symétrie invisible par ailleurs. Or il n’existe dans La Fontaine amoureuse qu’un seul témoin d’une telle composition en miroir à l’intérieur d’une même miniature, témoin qui n’intervient que très tardivement dans le cycle, dans la série formée par les trois dernières images. Il s’agit de la miniature F256 (fig. 17) où le prince et le poète, pour se rafraîchir à leur réveil, se lavent les mains dans l’eau de la fontaine. Celle-ci est disposée de manière à coïncider avec l’axe de symétrie de l’image, de part et d’autre duquel les gestes des personnages se répondent en reflet inversé. Mais la place de cette image est trop éloignée de la mention textuelle de la fontaine pour coïncider avec le pivot du dit. Partout ailleurs, l’image est divisée en deux zones en regard, l’une étant occupée par la fontaine, l’autre par les deux amis (fig. 1, 10). Ce déséquilibre apparent dans la composition incite à en rechercher les effets de sens, inséparables de la relation qui se joue entre les protagonistes principaux de La Fontaine amoureuse.
Le dédoublement des personnages
9La Fontaine amoureuse s’ouvre sur le narrateur peinant à s’endormir dans un château inconnu. Mais il est tiré de son état de « dorveille » par le son d’une voix plaintive, celle d’un amant invisible qui exhale sa complainte dans la nuit. Au matin, il fait connaissance avec le chanteur anonyme, l’hôte du château dont on sait qu’il s’agit du duc de Berry. La solitude initiale débouche ainsi sur une amitié instantanée, placée sous le signe du double. Les amis sont tous deux épris d’une dame absente, et s’immergent bien vite dans un rêve commun. Mais plutôt qu’un double identique, chacun se révèle comme le reflet inversé de l’autre. D’emblée le poète Guillaume et le prince Jean échangent leurs statuts sociaux respectifs. Le mécène devient créateur d’une complainte d’une rare virtuosité formelle, avec cinquante strophes construites sur « cent rimes toutes despareilles » (v. 1053). Quant au poète, témoin auditif de la profération lyrique, il se contente d’être le captateur et le scribe de la complainte. Mais ce qu’il gagne en inspiration poétique, le prince le perd en prouesse chevaleresque : le destin imminent du duc de Berry, même s’il n’est jamais complètement explicité dans le texte, est de se constituer prisonnier en terre anglaise comme otage à la place de son père Jean le Bon. Face à ce guerrier condamné à la passivité forcée, le clerc s’enorgueillit de ses actes de courage sur les champs de bataille7. Alter ego et contraire de l’autre, chacun porte finalement deux identités et deux fonctions en lui-même.
10L’image vient renforcer cette idée d’unité duelle. Dans les scènes de « couple à la fontaine » (fig. 1, 10) apparues jusqu’à présent comme dissymétriques, il faut voir non un défaut de spécularité, mais un procédé d’assimilation : mis sur le même plan du même côté de la fontaine, le poète/prince et le prince/poète sont associés dans la conversation et l’échange de valeurs communes. La fontaine face à eux est posée comme but de promenade ou objet de leur entretien. Lorsqu’ils sont disposés de part et d’autre de l’axe de la fontaine, ils ne sont dissociés que pour que la spécularité de leurs gestes d’ablution soit plus voyante : ils sont alors pleinement le reflet l’un de l’autre. Mais, d’un choix de composition à l’autre, il ne s’agit que d’une variante de modalité dans la mise en scène. La signification reste inchangée, celle d’une unité dédoublée.
11Le dédoublement de l’identité est également pris en charge par le jeu des couleurs dans les vêtements, qui n’est pourtant que rarement un critère de reconnaissance fiable des personnages. Or l’emploi des couleurs subit un brouillage dans lequel on est tenté de voir une confusion délibérée entre le narrateur et l’amant. Au début de La Fontaine amoureuse dans le manuscrit F (A étant réalisé dans une technique de grisaille où la couleur n’intervient qu’à titre de rehaut), le narrateur porte un manteau rose sur un vêtement rouge. Ces deux couleurs vont par la suite être distribuées de manière interchangeable entre les deux personnages, chacun apparaissant tour à tour en rose ou en rouge. Le passage de la figure unique et solitaire au couple s’affirme bien comme le dédoublement brouillé de l’un initial. La confusion de la dualité dans l’unité est portée à son comble dans la miniature F19 (fig. 11), où le couple sombre dans le songe, le prince endormi dans le giron de Guillaume. Leurs corps entremêlés, revêtus de robes bleues identiques, sont recouverts par le même manteau rose à revers rouges du poète, reprise de ses couleurs liminaires. Par le biais des couleurs et des poses s’accomplit une fusion parfaite du couple dans le sommeil. Sans la calotte de clerc de Guillaume, pour une fois bien marquée, la confusion du spectateur face à cette créature bicorporelle serait totale.
Les structures spéculaires
Structure d’ensemble du dit
12La construction de La Fontaine amoureuse repose sur les effets spéculaires les plus complexes. Le récit s’organise en deux grands ensembles dont chacun est subdivisé en deux sous-parties, l’enchaînement des quatre épisodes étant scandé par l’alternance d’états de veille et d’états psychologiques intermédiaires (demi-sommeil nocturne ou rêve diurne).
13L’agencement chronologique des faits, qui suit l’ordre linéaire du récit, donne à lire successivement : 1) la captation nocturne de la complainte du prince/poète par le narrateur ; 2) leur rencontre au matin ; 3) leur songe diurne, où la dame adresse à l’amant un confort que lui dicte Vénus ; 4) le réveil des amis et la découverte de l’identité de leurs songes, préparant leur séparation dans une ville portuaire où le prince doit s’embarquer pour l’Angleterre.
14Mais ces quatre épisodes présentent en réalité de manière discontinue deux histoires distinctes dont les volets s’interrompent les uns les autres, et entre lesquels se tisse tout un réseau de liens et d’échos. Dans le premier épisode, le prince chante son amour dans sa plainte lyrique. À sa Complainte répond le Confort de la dame dans le troisième épisode. Par-delà le passage intercalé de la rencontre du couple masculin, les deux longues pièces lyriques, assumées par la voix de chacun des membres du couple amoureux, se font écho l’une à l’autre. Le reflet est pourtant inversé par les circonstances de l’énonciation : la parole désespérée, que le prince exhale dans le silence d’une nuit sans sommeil, se retourne en consolation d’une dame porteuse d’espoir, apparue dans le songe d’une chaude journée. Les épisodes deux et quatre évoquent plus brièvement l’histoire d’amitié du poète et du prince, vécue comme le substitut de l’union amoureuse qui n’est possible que dans l’imaginaire du rêve et de la poésie. Cette histoire d’amitié est toujours placée sur le plan de la réalité diurne et d’un état psychologique sans équivoque. Elle est portée par une forme essentiellement narrative, mais où la composante lyrique reste présente. Le poème y apparaît en effet soit comme l’objet d’une transmission (la complainte de l’amant, que Guillaume a notée dans la nuit et qu’il lui remet au matin, faisant du prince/poète à la fois l’émetteur et le récepteur de son œuvre dans un mouvement circulaire), soit comme une nouvelle production (le rondeau final de l’amant en partance, par lequel s’achève l’échange des poèmes).
15La structure globalement bipartite du dit obéit donc à un principe de double symétrie (deux histoires constituées de deux volets chacune), renforcée par des effets de reflets d’un volet à l’autre. Ces reflets apparaissent dans les rapports de réponse entre les compositions lyriques des amants, et les rapports d’échange entre celles des amis. La spécularité joue enfin dans les inversions entre demande et réponse formulées dans les songes : au désir du prince de faire apparaître sa propre image dans le rêve de sa dame (premier épisode), répond la réalisation de ce désir (troisième épisode). Mais c’est une réalisation inversée, puisque c’est l’image de la dame qui apparaît dans le songe de l’amant.
La structuration d’une séquence iconique : le songe auprès de la fontaine
16Il n’est guère permis de prétendre qu’une structure d’ensemble aussi complexe soit visuellement soutenue dans le cycle d’images entier de La Fontaine amoureuse . Pourtant, à l’intérieur d’une même séquence iconique, des choix compositionnels fondés sur des principes de symétrie viennent signaler au spectateur la présence d’une unité autonome, fortement structurée, et close sur elle-même. Des exemples de telles séquences se relèvent aussi bien dans les manuscrits A et F. Ils y ponctuent toujours le songe diurne des amis (troisième épisode), mais avec des modalités de construction et d’adéquation au texte bien distinctes.
17Dans le texte, la séquence du songe auprès de la fontaine (v. 1564-2526) est construite sur un empilement de pas moins de trois niveaux d’énonciation superposés. Ces changements de niveaux résultent soit des ruptures dans l’énoncé, soit du changement du destinataire d’un discours, et plus rarement de celui de son énonciateur. Cette structuration par paliers d’enchâssements suit une disposition symétrique, puisque le passage de chaque palier à un autre s’effectue dans les deux sens. Ainsi, le récit-cadre de l’endormissement, pris en charge par le narrateur Guillaume, introduit l’apparition onirique de Vénus (v. 1569). Le passage au deuxième niveau d’énonciation correspond à la prise de parole par la déesse, qui s’adresse d’abord au prince (v. 1609-1624) puis à Guillaume (v. 1624-2144) pour lui faire le récit des noces de Pélée, de la pomme jetée par Discorde et de la réaction des trois déesses en lice pour le prix de beauté. Vénus invoque ensuite la liste des amants célèbres, parmi lesquels Virgile nécromant figure en bonne place. Elle rapporte la mésaventure du poète avec la fille de l’empereur de Rome, condamnée, pour l’avoir fait suspendre dans une corbeille, à voir tous les romains venir chercher du feu sous ses jupes. Le discours de Mercure à Pâris et la réponse du faux berger aux quatre divinités (v. 1899-2138) constituent le troisième niveau d’énonciation. Le retour au niveau deux coïncide avec la conclusion que Vénus apporte au jugement de Pâris, dont le destinataire est à nouveau Guillaume. La déesse prend le clerc à témoin des griefs qu’elle a contre le prince, avant de lui présenter l’amie de celui-ci (v. 2139-2186). Puis, se détournant de Guillaume, elle cède la parole à la dame afin qu’elle délivre à l’amant son long message de réconfort. Ce faisant, le retour au récit-cadre est retardé par une relance du troisième niveau (v. 2207-2494), et ce n’est qu’au vers 2527 que Guillaume redevient narrateur pour évoquer le réveil des rêveurs. Dans cette construction pyramidale, le pivot central est occupé par la série des récits mythologiques du troisième niveau énonciatif, somme du savoir destiné au clerc. De part et d’autre de cet axe de symétrie s’articulent, en amont, la brève invective de Vénus au prince trop peu confiant en son pouvoir (v. 1609-1624), et, en aval, le long complément amoureux que le confort de la dame apporte au message initial (strophes 1-20).
18À première vue, il semble que dans le manuscrit A, le programme iconographique de cinq images illustrant la séquence du songe se prête à une lecture autonome, sans le recours au texte. Le cycle s’organise selon une symétrie parfaite qui donne l’impression que chaque miniature correspond à l’un des trois niveaux. La miniature A18 (fig. 3) met en scène l’endormissement des amis, auquel fait pendant A 22 (fig. 7) qui prélude à leur réveil ; A 19 (fig. 4) introduit la pomme de Discorde aux noces de Pélée, appelant son image complémentaire, A21 (fig. 6), où le jugement de Pâris apporte la conclusion du destin de la pomme. Ces deux miniatures sont interrompues par A20 (fig. 5), avec la scène unique de la « nigromance » de Virgile aux dépens de la fille de l’empereur de Rome. Le choix des sujets et leur disposition à l’intérieur du cycle, le retour de motifs visuels nettement identifiables8, et surtout, la reprise de compositions en symétrie inversée qui relient visuellement les deux pièces disjointes d’un même développement diégétique (oblique formée par les corps des dormeurs orientée tantôt à gauche, tantôt à droite, groupe des déesses placé dans la partie gauche ou droite de l’image), tous ces procédés donnent l’illusion d’une articulation des images sur tous les niveaux d’enchâssements superposés.
19Or si l’on se reporte aux points d’insertion des miniatures dans le texte, on observe qu’il s’agit bien plutôt d’un miroir déformant. Ces points d’ancrage ne coïncident jamais ni avec les articulations du récit, ni avec les changements de niveaux narratifs : tout le cycle s’inscrit en effet dans ce que nous avons identifié comme le deuxième niveau (v. 1609-2144). De plus, le principe d’illustration du texte varie d’une image à l’autre, puisque le sujet de ces miniatures renvoie tantôt au contexte qui précède, tantôt à celui qui suit son point d’insertion. Enfin A22 (fig. 7), la dernière miniature de la séquence, qui semble clore l’épisode du songe, se trouve en fait bien en deçà de sa conclusion textuelle. Elle est en effet suivie par A 23 (fig. 8), qui représente l’entretien de la dame, flanquée de Vénus, avec le prince, situation qui marque le troisième et dernier temps du songe. Mais l’analogie symétrique qu’elle entretient avec des compositions placées en deçà du songe, telles que A14 (fig. 1), suggère visuellement un état de veille. Au vu du texte, A22 ne peut donc se constituer comme image de clôture du songe. Si la séquence iconique A 18 à A 22, considérée pour elle-même, se fonde véritablement sur une structure spéculaire symétrique, elle n’en entretient pas moins des rapports de distorsion avec son référent textuel. Il s’ensuit que la fonction clôturante qu’on avait attribuée aux miniatures A18 et A22 sous l’effet de leur correspondance spéculaire, doit être reportée du cycle du songe à une séquence plus restreinte. La séquence qu’elles isolent et rendent autonome est en réalité celle des exempla mythologiques centraux dans lesquels Guillaume est invité à se mirer.
20Ces jeux de symétrie complexes mais décalés qui avaient été instaurés dans le manuscrit A se trouvent remis en cause par le réajustement du programme iconographique opéré dans le manuscrit F. Dans ce dernier, les mêmes points d’insertion des miniatures dans le texte sont conservés, mais la symétrie de la structure est simplifiée, réduite à deux niveaux diégétiques au lieu de trois. La pointe de l’épisode de Virgile se trouve ainsi aplanie au profit d’une étape supplémentaire dans l’histoire du changement de mains de la pomme de Discorde. La symétrie des compositions, quant à elle, devient aussi moins systématique : les trois déesses occupent toujours la partie gauche de l’image, et même si la position du dormeur de F 23 (fig. 15) est inversée par rapport à F 19 (fig. 11), il est seul à apporter un pendant au couple endormi de F19.
21Mais cette simplification tant au niveau de la structure en abyme que des compositions en miroir se fait au profit d’une lecture plus fluide de l’ensemble. Le manuscrit F remédie au caractère décousu et disparate des sujets retenus par A (trois épisodes diégétiques dans une série de cinq miniatures seulement), ainsi qu’au décalage entre le sujet représenté et le sujet textuel consécutif, en introduisant des facteurs d’unité. La continuité visuelle de l’ensemble du cycle onirique est assurée par la présence de Vénus, reconnaissable à sa robe rouge et à sa couronne. D’autre part, l’homogénéité de la partie centrale (F 20 à 22) est rétablie par le changement du sujet de la miniature médiane (Virgile de A est remplacé par Mercure remettant la pomme à Pâris). Ce changement étend l’histoire de la pomme et permet en outre à l’image de s’accorder davantage au texte, puisqu’elle renvoie toujours au passage qui la suit. Ce que le cycle iconique perd en subtilité, il le gagne donc en lisibilité, mais aussi en ampleur : les effets de symétrie, même s’ils sont moins frappants, s’exercent sur une série plus longue de miniatures, allant de F15 à F25. En effet, la scène du confort de la dame à son amant (F24, fig. 16 et A23, fig. 8) avait paru exclue du cycle dans le manuscrit A, du fait qu’elle était placée après une image perçue comme la clôture du songe. Elle acquiert ici un statut intermédiaire entre le rêve et le réveil, grâce à la rémanence de la déesse vêtue de rouge et à l’absence de la fontaine. Et c’est justement la réapparition du motif de la fontaine, par-delà ses multiples avatars, qui marque la sortie du songe avec F 25 (fig. 17), pendant des scènes d’entretien du prince et du poète auprès de la fontaine (miniatures F15-17).
22En développant sur une échelle plus large le jeu des reprises et des rappels visuels (personnages avec leurs attributs, couleurs de leurs vêtements, éléments du décor parmi lesquels la présence ou l’absence de la fontaine détermine si la diégèse se situe sur le plan onirique ou réel), le concepteur du programme iconographique de F réussit une gageure : l’alliance de la souplesse dans l’enchaînement des miniatures les unes aux autres, avec la délimitation rigoureuse du cycle du songe, là où celui de A l’avait réduit à la séquence purement mythologique. Dans le manuscrit F, le procédé de la symétrie visuelle remplit donc pleinement son rôle de démarcation entre les épisodes narratifs et les plans de l’expérience vécue.
23Au terme de cette étude, il apparaît que même si le cycle iconique ne peut restituer avec une subtilité comparable la multiplicité des effets de miroir qui soustendent le texte, l’image dispose d’un certain nombre de procédés visuels propres à en donner une approximation, procédés au premier rang desquels il faut placer les ressources de la symétrie. Lorsqu’il s’agit de suggérer le brouillage identitaire qui s’opère au sein du couple masculin, uni dans l’amour de la poésie et marqué par la réversibilité des rôles de création-réception lyrique, l’image opte soit pour une composition en miroir de part et d’autre d’une fontaine médiane, soit pour l’assimilation des deux membres du couple du même côté de la fontaine, soit pour la fusion dans une entité humaine bicéphale. L’emploi des couleurs, d’abord attribuées comme marques distinctives des vêtements d’un personnage donné, puis papillonnant de l’un à l’autre, accentue cette hésitation identitaire.
24Dans la séquence des cinq miniatures qui constituent l’épisode du songe diurne, les jeux de symétries plus ou moins rigoureuses donnent l’illusion que l’image vient structurer les niveaux énonciatifs superposés. Il s’agit alors, dans le manuscrit A, de paires de miniatures composées en reflet inversé l’une de l’autre, celle qui assure la position centrale servant d’axe de symétrie et de point culminant de la structure en pyramide. La solution de F est de proposer des emboîtements moins réflexifs. C’est la reprise de compositions similaires mais non symétriques, la permanence des personnages, de leurs couleurs et de leurs attributs, l’absence de la fontaine dans le décor, qui assurent la cohésion et la lisibilité de la séquence.
25Quoi qu’il en soit de leur concordance par rapport au texte qu’elles accompagnent, ces images, dans les deux manuscrits examinés, fournissent des cas rares de séquences pouvant être comprises par elles-mêmes, sans le soutien de l’écrit.
1. Avant le songe, le prince conduit le poète vers la fontaine, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 163 r° (miniature A14).
1. Avant le songe, le prince conduit le poète vers la fontaine, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 163 r° (miniature A14).
2. Avant le songe, gros plan sur les bas-reliefs de la fontaine, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 163 v° (miniature A15).
3. Le poète et le prince endormis près de la fontaine, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 165 v° (miniature A18).
4. Le songe : Discorde jette la pomme d’or devant les trois déesses aux noces de Pélée, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 166 r° (miniature A19).
5. Le songe : Virgile dans sa corbeille assiste au châtiment de la fille de l’empereur de Rome, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 167 r° (miniature A20).
6. Le songe : le jugement de Pâris, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 169 r° (miniature A21).
7. Le poète et le prince endormis près de la fontaine, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 169 r° (miniature A22).
8. Fin du songe : la dame, conseillée par Vénus, réconforte le prince, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 169 v° (miniature A23).
9. Après le songe : le poète et le prince découvrent qu’ils ont fait un songe commun, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 1584, f° 173 r° (miniature A24).
10. Avant le songe : le prince montre la fontaine au poète, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 22545, f° 127 r° (miniature F17).
11. Le songe : la dame et Vénus apparaissent au poète et au prince endormis, Guillaume de Machaut, La Fontaine amou, BnF ms. fr. 22545, f° 128 v° (miniature F19).
12. Le songe : Discorde jette la pomme devant les trois déesses et Mercure, Guillaume de Machaut, La Fontaine amou, BnF ms. fr. 22545, f° 129 r° (miniature F20).
13. Le songe : Mercure, suivi des trois déesses, remet la pomme à Pâris, Guillaume de Machaut, La Fontaine amou, BnF ms. fr. 22545, f° 129 v° (miniature F21).
14. Le songe : le jugement de Pâris, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 22545, f° 131 r° (miniature F22).
15. Fin du songe : Vénus et la dame apparaissent au prince, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 22545, f° 131 r° (miniature F23).
16. Fin du songe : Vénus ordonne à la dame de réconforter le prince, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 22545, f° 131 v° (miniature F24).
17. Après le songe : le poète et le prince se lavent les mains dans la fontaine, Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, BnF ms. fr. 22545, f° 133 r° (miniature F25).
Notes de bas de page
1 Œuvres de Guillaume de Machaut, édition d’Ernest Hoepffner, Paris, Firmin-Didot, puis Champion, Société d’anciens textes français, vol., 1908.
2 Œuvres de Guillaume de Machaut, édition d’Ernest Hoepffner, Paris, Firmin-Didot, puis Champion, Société d’anciens textes français, vol., 1911.
3 Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, texte établi, traduit et présenté par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Stock-Moyen Âge, 1993.
4 Il subsiste quinze manuscrits enluminés des œuvres de Machaut, le nombre de miniatures présentes dans chacun d’entre eux pouvant varier d’une à cent cinquante-quatre. La Fontaine amoureuse se trouve illustrée dans sept manuscrits, dans lesquels les cycles iconiques sont constitués d’une à vingt-sept images. Outre les BnF ms. fr. 1584 et BnF ms. fr. 22545 qui font l’objet de cette étude, les autres manuscrits où cette œuvre a été le plus abondamment illustrés sont : ms. dit Vogüé, coll. part., vers 1370, et New York, Pierpont Morgan Library, ms. M 396, vers 1425-1430. Mais les structures en miroir dont il est question dans cet article ne sont frappantes que dans les deux manuscrits retenus.
5 Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, op. cit., p. 13.
6 Nous désignons par ce sigle F le ms. BnF fr. 22545, suivi du numéro de la miniature dans La Fontaine amoureuse. Le même code sera employé pour le ms. A.
7 Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, op. cit., v. 138-155.
8 On peut considérer que deux hommes couchés, trois déesses et une pomme d’or portant une inscription, en français « à la plus belle » ou en latin « pulchiori die » constituent autant de motif distincts.
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