Lieux et objets
p. 213-225
Texte intégral
1À travers l’étude des personnages principaux des romans arthuriens modernes, nous parvenons à un éventail resserré, une distribution qui insuffle une nouvelle vie dans les noms prestigieux du cycle : Arthur n’est plus le vieux roi débonnaire ou le jeune prodige ; Guenièvre ne se contente pas d’être une « baudruche royale », l’enjeu d’une guerre civile ; Lancelot-Bedwyr ne se résume pas à une quintessence de la perfection chevaleresque ; Medraut, s’il demeure sinistre, n’est pas forcément le parangon du traître. Les dieux, avec une imprécision propre à l’antiquité finissante et au xxe siècle sceptique, sont garants d’une fatalité qui porte les héros à leur apogée, puis démontre que, dès l’origine, le ver était dans la pomme. Personnages plus grands que nature, les héros de la tragédie arthurienne ont reçu à travers le roman moderne une nouvelle richesse dans les rapports qui les unissent, ainsi que dans leur rôle de représentants exemplaires des différentes civilisations en conflit. Rétablis dans leur qualité de héros d’une épopée aux allures mythiques mais s’inscrivant dans le cadre historique d’une époque donnée, ces personnages auront gagné en signification aux yeux des lecteurs actuels :
Un jour nous découvrirons peut-être que la Réalité a été bien plus puissante que la Légende, et que le Roi Arthur a effectué son retour, en somme, par abdication1.
2La genèse de ces nouvelles personnalités allait de pair avec la création d’un nouvel univers : sa géographie ethnique, que nous avons étudiée, et la symbolique des objets, pouvaient prendre le chemin soit d’une re-création du cadre du véritable Arthur, soit d’une adaptation des éléments symboliques de la légende aux exigences d’une Grande Bretagne du Ve siècle. Pour évoquer la multiplicité d’angles de vue que nous avons constatée chez les romanciers, les titres sont, à cet effet, d’une grande éloquence. Trois romans parmi ceux qui nous ont principalement servi jusqu’à présent sont bâtis autour de la nature des personnages principaux. Lancelot est la vision personnelle de celui auquel la légende a conféré ce nom; Sword at Sunset oriente son sens vers la lutte ultime pour écarter les ténèbres, à la façon des Lantern Bearers : ici, comme nous l’avons vu, ce sont les natures des trois personnages principaux ainsi que le thème du « Roi sacrifié » qui retiennent l’intérêt. La trilogie de Victor Canning fait intervenir un sens du sacré assez simpliste, tout entier centré sur la personne d’Arthur : The Crimson Chalice, The Circle of the Gods, The Immortal Wound évoquent l’objet sacré, le lieu sacré, le geste sacré qui ouvre les portes de la légende, sans beaucoup en développer la portée.
3En revanche, une orientation tout autre se dégage des romans de Mary Stewart. Le narrateur est Merlin, et le sujet du récit est l’ensemble de préparatifs qui doivent porter Arthur au pouvoir. Les titres sont ici très révélateurs et conservent tout leur sens : The Crystal Cave, The Hollow Hills, la caverne de cristal, les collines creuses : des lieux d’enchantement, des lieux symboliques qui évoquent toute une série de lieux semblables dans le cycle. Puis apparaît Merlin lui-même, qui se fait entendre plus qu’il n’agit, car il est davantage une voix qu’un personnage en chair et en os. De ce fait, la trilogie de Mary Stewart, dont seul le dernier volume, The Last Enchantment, évoque la royauté d’Arthur, reste assez étrangère, dans ses grandes lignes, à la tragédie du héros, même si l’inceste royal y est maintenu. Les autres auteurs ont traité de façon sommaire, ou ont écarté de leur récit, la naissance d’Arthur et ses débuts, tels que le Cycle légendaire les présente. Pour avoir choisi comme essence de son sujet la préparation de la « Venue d’Arthur », Mary Stewart a écourté le développement humain de ses personnages et son souffle n’a pas résisté à un troisième volume qui met en scène un Arthur adulte. Cette défaillance procède de la nature du récit : le narrateur étant ce démiurge qu’est Merlin, les personnages ne se présentent à ses yeux qu’en leur qualité d’alliés ou d’adversaires de sa mission ; lui-même, Merlin, n’est que l’expression de la volonté des dieux. En revanche, la géographie physique et sacrée, les lieux et leur sens, les objets et les heures, jouent un rôle beaucoup plus essentiel que dans les autres romans et donnent à l’œuvre de Mary Stewart des allures de quête initiatique. Ce sera donc chez elle que nous retrouverons une vision symbolique des lieux et des choses en tant qu’étapes essentielles de cette quête. De cette manière, Mary Stewart conserve une affiliation médiévale de la même façon qu’elle préserve résolument le « roi visionnaire » de la contagion du « Dux Belli ». En cela, elle est proche des thèmes du Seigneur des Anneaux : un roi dont la venue a été préparée et prophétisée de longue date, des objets magiques qu’il convient de trouver, l’importance d’une épée ayant appartenu à un grand ancêtre qui avait échoué en son temps – celle de Macsen ou, chez Tolkien, celle d’Isildur, l’importance tellurique de la caverne, des « high places », des bois, des eaux, qui scandent autant d’étapes dans la grande tâche de Merlin. Avec cette géographie, pourvue d’une importance primordiale chez Mary Stewart, les ingrédients de la Matière de Bretagne des temps modernes se retrouvent au complet. Nous avons examiné la géographie humaine de ce monde reconstitué : le héros solaire, ses précurseurs, sa Reine, son Ami, sa Confrérie et son Destructeur, les modèles de civilisation, les origines dont ils se réclament. Nous abordons donc les Lieux et les Objets. À chacun de ces éléments, auxquels le roman historique a prêté une nouvelle vie, correspond une raison d’être dans le présent, qu’attestent de nombreux ouvrages récents situés à la lisière de la spéculation inspirée et de l’étude savante. À la revalorisation du héros mythique et de la lutte qu’il incarne, de l’époque obscure qu’il domine de sa stature, s’ajoute un courant de curiosité pour les hauts lieux celtiques et romains, pour la recon d’un pouvoir antique mais encore sensible qui les habiterait encore, pour un ésotérisme appliqué à l’étude des sites2.
4La Caverne joue un rôle de refuge, de lieu fortifiant, de lieu à l’écart où l’on se recueille dans l’intervalle entre les événements ; comme souvent le cas par ailleurs dans l’imagerie mythique, la caverne présente des allures de matrice. Un épisode dans The Immortal Wound de Canning est révélateur de ce rôle. Blessé par traîtrise au milieu d’une tempête de neige (épisode de la trahison de Venutius), Arturo est recueilli par Gennara, sorte de « femme sauvage » à la manière d’Ygerna chez Sutcliff, qui habite une caverne à l’écart de la civilisation. Dans la demeure de Gennara, Arturo est ranimé peu à peu par la chaleur du corps de cette femme : il renaît à la vie dans cette caverne qui est une extension symbolique de la femme, et cette renaissance est si significative qu’il y engendre son seul fils, Anir (que Guenièvre fera mettre à mort avec la mère, scellant le destin qui exige un Arthur sans progéniture).
5C’est dans les livres de Mary Stewart que l’importance de la caverne prend sa pleine ampleur et se confond avec le personnage Merlin. Elle est source de vie, pour lui, car il y est engendré – elle se confond donc, une fois de plus, avec le principe maternel. Elle lui sert de refuge, car enfant il y court pour échapper aux mauvais traitements que lui infligent les autres. Il y reçoit son éducation de la part d’un vieil ermite qui habite cette caverne – celle-ci devient alors comme un substitut du père. Et il y rencontre ses premières visions – la caverne sert de révélateur à la nature de Merlin et à son avenir. Par la suite, Merlin revient dans ce lieu qu’il a façonné afin de retrouver ses forces après un événement éprouvant, et c’est là que le rejoint le messager qui doit annoncer chacune des étapes de son œuvre. Si la caverne se confond avec l’essence de Merlin, elle se confond avec sa fin aussi : c’est dans la caverne que Nimuë lui ravit tout son savoir et transforme ce lieu en tombe. Mais la caverne-tombe, comme le Saint Sépulcre ou la caverne des Dormants d’Ephèse, devient aussi le lieu de la résurrection, puisque Merlin y puise suffisamment de forces pour survivre, puis pour rompre les parois de la tombe et « renaître ». La caverne redevient le refuge d’un Merlin qui s’est désormais retiré du monde, et c’est Arthur qui se déplace régulièrement pour s’entretenir avec son vieux précepteur et conseiller. Pour Arthur aussi la caverne représente le refuge où il peut se délester momentanément du fardeau de la royauté :
Il me semble que je vais avoir besoin d’un endroit où je puisse être seul, loin des événements.
6La caverne est le lieu de la révélation, de la puissance visionnaire, car d’autres lieux clos et creux jalonnent l’œuvre de Mary Stewart. Il n’est pas fortuit que le culte ésotérique qui sous-tend la renaissance accomplie par Ambrosius, Uther et Arthur est celui de Mithra, dont les mystères se célébraient précisément dans la caverne, même artificielle, du mithraeum. C’est par l’entremise de Mithra que le jeune Merlin a traversé la Manche pour retrouver son père, Ambrosius, en Bretagne, reproduisant la scène d’initiation mithriaque où le postulant ligoté est projeté rituellement dans un bain avant d’être symboliquement délivré par le Pater. Or, Merlin ne se retrouve en Bretagne qu’après avoir été enlevé et ligoté par des espions3. De même, le trésor de Magnus Maximus qui comprend l’épée de l’empereur et le Graal se trouve caché sous l’autel d’un mithraeum. Merlin retrouve l’épée et la dissimule dans une caverne sur une île. Arthur, l’être royal et lumineux, se révèle être en accord avec les puissances visionnaires de la caverne en allant quérir fortuitement cette épée.
7Car si les pouvoirs visionnaires, les dieux, œuvrent dans les profondeurs en ce qui concerne Merlin, le principe royal qui parachève la prophétie se manifeste sur les lieux en altitude représentés par les montagnes, les tours, les dolmens et les menhirs. La première vision de Mithra, puis l’arrivée d’Ambrosius, se déroulent à proximité de l’alignement de Carnac. Arthur est engendré et naît à Tintagel, lieu doublement « haut » puisqu’il s’agit d’une forteresse construite sur un éperon rocheux. Les deux espaces, celui de la vision, celui de la royauté, peuvent se combiner. Ainsi Ambrosius, qui a eu sa part dans la vision, est enterré à Stonehenge.
8D’une manière plus nette encore, nous voyons que la caverne qui se dissimule sous la colline de Dinas Brenin, symbole de la royauté, fait écrouler les fondations de la tour que construit le roi Vortigern. Merlin se révèle prophète des rois en prononçant sa célèbre prophétie dans cette même caverne. Lorsque la Vision se retourne contre le Roi, le lieu haut, « tour abolie » en somme, ne peut que s’écrouler.
9Nous pouvons renforcer la symbolique utérine de la caverne de Merlin en établissant le parallèle entre les deux femmes aux noms semblables qui marquent son existence : sa mère, Niniane, qui le conçoit dans la caverne et lui transmet héréditairement la seconde vue, et la « fée » Nimuë, qui lui ravit son pouvoir dans cette même caverne – devenue pour elle aussi la matrice – d’où il renaîtra, certes, à une nouvelle vie, mais dépouillé de son pouvoir, puisque l’enchanteur c’est désormais Nimuë.
10Cet épisode est relaté par Merlin d’après un rêve :
Je vis une fois de plus la caverne dans le flanc de la colline, la fille Niniane qui traversait le brouillard et l’homme qui l’attendait à côté de la caverne. Mais le visage de Niniane n’était pas celui de ma mère, et l’homme, debout près de la caverne, n’était pas le jeune Ambrosius. C’était un vieillard, et son visage était le mien4.
11On retrouve une thématique fort semblable dans Porius. L’ultime dénouement de l’intrigue est l’emprisonnement de Myrddin Wyllt dans une caverne d’Yr Wyddfa, la montagne la plus élevée du Pays de Galles. Il est délivré par Porius lui-même, qui a su résister à l’attrait de Nimuë – celle qui est responsable de l’emprisonnement de Merlin – et le réveille grâce à une pierre volcanique, à la manière d’un alchimiste qui fait jaillir le Roi de la pierre5.
12L’autre espace arthurien par excellence est la forêt. Elle conserve une importance symbolique dans le roman arthurien moderne – nous l’avons vu en ce qui concerne les ethnies – mais elle est assez rarement obstacle ou péril sauf chez Vansittart. C’est le lieu de l’attente, de la gestation, du refuge, de l’aparté, mais d’une manière moins « magique » et moins décisive que la caverne. Les grandes visions ou vérités qui doivent s’accomplir ne sont pas du ressort de cet espace : si la caverne est l’utérus pour Merlin et sa vision, la forêt joue un rôle de couveuse dans la gestation d’Arthur. La caverne représente une autre dimension, celle de la vision, la forêt dissimule et protège un aparté provisoire dans l’univers physique. Après sa naissance à Tintagel, Arthur est emmené en Petite Bretagne par Merlin, qui le dissimule dans une forêt. Peu de temps après, l’enfant traverse la Manche dans l’autre sens pour être confié au Comte Ector, dont il sera provisoirement le fils adoptif, bien à l’abri dans un château au milieu de la « Forêt Sauvage ». Merlin arrive quelque temps après et prend la place de l’ermite de la « Chapelle Verte » – à la différence de la caverne, cette chapelle constitue une étape provisoire – et devient le précepteur du jeune Arthur jusqu’au jour où celui-ci retrouve l’épée de Macsen sur l’île de Caer Bannog. La forêt joue le rôle de l’élément protecteur : à la différence de la caverne à laquelle on retourne pour retrouver des forces, la forêt n’est qu’une étape à laquelle on ne retourne plus.
13Mais cette forêt où l’on est à l’abri du regard est aussi la scène de la folie de Merlin qui le transforme durant un temps en « Homme Sauvage », car la forêt est aussi le lieu de l’irrationnel, qui retranche provisoirement sa victime au monde. Et la « folie de Merlin » ne débouche sur aucune vision ou révélation, alors que sa maladie dans la caverne préside au transfert de ses pouvoirs au bénéfice de Nimuë.
14En général, si l’on fait exception de « Forêt » chez Vansittart, dotée de sa volonté propre et d’une haine de l’homme à la manière des Huorns, les hommes-arbres géants de Tolkien, la forêt arthurienne n’est ni inquiétante, ni négative. Elle est inévitablement le grand espace inconnu à traverser ; elle peut être infestée de brigands qui rendent le passage difficile (mais non particulièrement dangereux, car les héros arthuriens les surclassent sans problème – Arthur en achève quatre sans sourciller dans The Last Enchantment …). Le véritable danger dans ces romans est humain. Les lieux, chez les romanciers modernes, ne sont pas investis d’une volonté qui leur est propre au même degré que dans le Seigneur des Anneaux. La Matière de Bretagne de nos jours est essentiellement une affaire de personnages. En cela, les romanciers traduisent peut-être inconsciemment un état de fait où les plus grands dangers qui menacent l’humanité viennent de l’homme lui-même, et où, dans les pays développés en tout cas, les catastrophes naturelles ont longtemps cessé d’être une préoccupation essentielle jusqu’aux années récentes, et où la nature elle-même relève le plus souvent du domaine des loisirs.
15La géographie sert aussi à accomplir la restitution de l’univers arthurien à son époque. Si la traversée de la mer pour se rendre en Petite Bretagne nous paraît si périlleuse, à la lecture des romans de Mary Stewart, c’est qu’elle nous conduira dans la Gaule de nos livres d’histoire. Merlin recherche le savoir et la vérité sur le trésor de Macsen en effectuant un tour du monde où il passe en revue les lieux communs sur les civilisations méditerranéennes. Merlin devient le trait d’union non seulement entre le monde visible et invisible, mais aussi entre l’univers arthurien et le monde physique, historique, auquel il a été restitué. Par le biais de Merlin, la Grande Bretagne est solidement arrimée à l’Antiquité et à Byzance dans leurs aspects les plus reconnaissables pour le lecteur moyen. Il est significatif que la Gaule de la même époque, où Clovis venait de supprimer le « Dernier des Romains » Syagrius, est passée sous silence, au profit des ruines de Baalbek et des palais de Constantinople.
16Nous avons jugé préférable de garder pour la fin un thème qui a toujours été de la plus grande importance dans le corpus arthurien, mais qui frappe davantage par son absence que par sa présence dans les romans arthuriens actuels. La Quête du Graal n’est certes pas d’une importance essentielle dans la « geste » d’Arthur. Dès lors que l’ethos du corpus renouvelé est la lutte contre l’envahisseur et contre les intrigues, la quête d’un ailleurs imprécis mais qui enflamme l’imagination des chevaliers jusqu’à l’obsession, symbolisé par le calice magique, pouvait difficilement prendre place dans le même univers sans rupture de ton. Les mythes agissent sur les personnages, nous l’avons vu, mais leur essence est davantage tragique que mystique : le Graal, avec sa signification métaphysique, peut difficilement être une pièce maîtresse dans la lutte d’Arthur et de sa Confrérie, à la différence de l’épée de Macsen, par exemple, chez Stewart. Celle-ci, ainsi que le sceau de Macsen chez Sutcliff, rappellent une continuité historique et une utilité militaire et administrative. De la manière dont il est présenté, le grand sceau en améthyste incarnant non seulement la filiation avec Macsen mais la survivance de Rome garde quelque chose des joyaux merveilleux des légendes, même s’il n’exerce aucun pouvoir magique à proprement parler. Comme dans l’univers de H. Warner Munn6, où des quêtes intermédiaires visent à retrouver un bracelet magique, Excalibur et Durendal, ces objets de quête ont certes leur signification mythique, et relient la création romanesque à d’autres mythes, mais cette signification est du reste extrêmement précise et concrète : Excalibur doit permettre le retour d’Arthur, Durendal doit finir éventuellement entre les mains de Jeanne d’Arc (l’une des originalités de la création de Munn) et contribuer à sa victoire. Le but poursuivi dans le recouvrement de ces objets magiques est historique, même lorsque ce fait historique est l’actualisation d’un mythe. Le Graal, bien entendu, échappe totalement à cette classification ; son utilisation dans ces romans ne peut être que périlleuse. Il est intéressant de noter que là où le Graal apparaît au même titre que l’Épée, dans The Hollow Hills, c’est l’Épée qui sera soustraite à son sommeil pour remplir un rôle précis et politique ; le Graal devra attendre une autre occasion que l’auteur ne parvient jamais à placer. Pour Merlin, le Graal ne sera qu’une brève vision :
Il y avait d’autres objets. La toile pourrie était retombée pour révéler les formes qui brillaient dans la pénombre : un plat large, un krater, comme ceux que j’avais vus lors de mes voyages dans les contrées à l’est de Rome, qui paraissait être en or roux, incrusté d’émeraudes. À côté du plat, encore à moitié emmitouflé dans sa couverture, brillait le tranchant d’un fer de lance. L’on apercevait aussi le rebord d’un plat incrusté de saphirs et d’améthystes7.
17Cette magnifique vision s’écroule dans un troisième volume médiocre, The Last Enchantment : le trésor de Macsen, destiné à une quête sublime, fait l’objet de substitutions, de tentatives d’enlèvement, et ne joue jamais le rôle actif auquel il semblait promis.
18Pourtant, un lien organique rattache la geste d’Arthur et de ses Compagnons à la Quête, même si celle-ci a été soustraite au corpus, élevée en apothéose chez Wagner, confisquée par les folkloristes et les occultistes, pour ne retourner que sur la pointe des pieds dans le corpus désormais historicisant. Une explication de ce lien organique est fournie par Geoffrey Ashe :
Lorsque prit forme le romanesque arthurien (du Moyen Âge), l’« autre chrétienté », ce « quelque chose d’autre » celtique, survivait en Occident. Le cycle du Graal constituait l’équivalent religieux du processus qui a transformé le Dux Bellorum en Roi Arthur8.
19Les romanciers actuels ont délaissé le Graal pour trois raisons sans doute : la grande difficulté, déjà évoquée dans cette étude, pour les romanciers modernes à appréhender la spiritualité et, singulièrement, celle d’une époque où elle était omniprésente ; un sentiment d’insuffisance devant la multiplicité de portes ouvertes par ce mythe, et la peur de rompre l’unité de ton en adjoignant cet Objet-Symbole ambigu à un récit que l’on veut réaliste. Victor Canning n’a pas reculé devant un certain prosaïsme : le Graal joue un rôle important dans sa trilogie, mais celui-ci est manifestement dévalorisé par rapport à sa place traditionnelle. Selon le commentaire de l’Observer : « […] the dented Grail rattles in Arthur’s saddle bag. » Il s’agit d’un talisman qui permet de désigner l’être d’exception par un procédé qui rappelle le miracle de Saint Janvier, une relique qui ne suscite aucune mobilisation particulière des Compagnons et qui préside essentiellement au départ final d’Arthur :
Il éprouva la tentation de l’entourer du creux de ses mains afin de vérifier si l’eau qui le remplissait allait prendre cette couleur de sang qu’il avait vue au centre du Cercle des Dieux. Mais Merlin tendit la main et le lui prit doucement en disant, « Rien ne se passera, Sire Arturo. Dans un autre Âge, dans les mains d’un autre, la transformation redeviendra visible. » Le calice à la main, il se dirigea vers le bateau9.
20Le sens de ce passage est clair, une fois de plus le romancier a reculé devant le danger qui consistait à situer la Quête du Graal à l’intérieur de l’épopée d’Arthur, à proprement parler. « Plus tard » semblent vouloir nous dire les romanciers modernes ; comme leurs personnages, ils sont démunis devant la complexité du Graal, comme Perceval lorsqu’il aperçoit la Procession, ils ne savent pas prononcer la bonne formule. : « À qui fait-on le service du Graal ? » ! Et en fait, lorsque l’objet énigmatique apparaît, son pouvoir et sa signification, tels que les romanciers modernes nous les décrivent, nous laissent singulièrement sur notre faim : un talisman qui désigne l’homme exceptionnel par un acte de transsubstantiation chez Canning, un trésor à la signification indéterminée chez Stewart. Rosemary Sutcliff, avec une remarquable maestria, a su faire l’économie de l’objet-Graal et de sa quête en intégrant la tragédie du Roi-Pêcheur à celle d’Arthur lui-même, comme nous l’avons vu plus haut. Dans un roman plus récent, Excalibur (1984) de Gil Kane et John Jakes, le problème de l’existence tangible du Graal a été évité : le mystérieux calice est tout simplement une grande vision métaphorique de la Grande Bretagne, vue du haut d’une montagne, vision qui est partagée du reste par un Saxon et qui annonce la fusion des peuples animés d’un même esprit, sous la direction d’Arthur :
Cette terre est le Graal dont parlait Merlin. La mer et les fleuves l’entourent comme une incrustation de gemmes brillantes. C’est cette terre elle-même qui est une coupe d’or. Elle contiendra le vin que nous pressons dès à présent. Un vin qui ne cessera jamais de couler, un vin de civilisation. Un peuple civilisé pour conduire le monde […] Ainsi cette Bretagne est le Graal10.
21De façon caractéristique, le seul qui ne bénéficie pas de la transcendance de cette expérience, c’est Medraut, qui recherche un trésor bien réel, et qui transfère sa convoitise de l’Objet-Graal sur le Pays-Graal. Le Graal est présenté tout simplement comme l’allégorie de l’œuvre d’Arthur.
22Mais ce sont là toujours des visions partielles du Graal, tantôt objet physique, tantôt objet allégorique, alors que traditionnellement le Graal dérive sa puissance d’une multivalence agissant sur la perception de ceux qui sont admis à le contempler. Nous remarquons notamment que le Graal est totalement absent de la grande fresque de J. C. Powys, où les éléments symboliques sont légion et s’incorporent à la perfection dans le décor physique du récit.
23Cette carence est d’autant plus remarquable que certains spécialistes sont parvenus à asseoir les légendes de Joseph d’Arimathie sur la vraisemblance historique11. Pourtant nous savons que l’époque arthurienne, l’Antiquité finissante fut un gigantesque bouillon de culture de spéculation religieuse (par exemple, les conversations millénaristes entre Magnus Maximus et Martin de Tours, le Pélagianisme, cette hérésie inventée par le Breton Pélage ; ne serait-ce que l’art décoratif de l’époque, où nous voyons une surabondance de calices et de décors paradisiaques, depuis les sarcophages d’Arles jusqu’aux mosaïques de Ravenne).
24Une tentative d’explication de cette faillite apparente du thème du Graal dans les romans arthuriens actuels porterait sur deux tableaux. Nous avons fait état d’une déchristianisation d’Arthur : le champion du Christ est remplacé par un homme tolérant qui accepte toutes les religions et ne fait preuve de zèle pour aucune. Son christianisme est présenté trop ostensiblement comme une convention passée avec l’air du temps afin de s’assurer tant bien que mal le soutien des évêques. Le chaudron celtique, nous rétorque-t-on, pourrait alors retrouver sa place comme dans le Mabinogion. Mais notre Arthur, aux origines semi-celtiques mais aux allégeances romaines, ne pourrait pas s’embarquer pour le royaume de Gwyn Ap Nudd afin d’y chercher le chaudron de l’abondance sans provoquer une trop grande rupture de ton. Dans un roman où Arthur se situe à la limite de l’homme moderne, le Graal peut constituer un motif de soutien, jouant un rôle dans la désignation du héros ou incarnant son royaume. Nos romanciers n’ont pas voulu le présenter de la façon la plus chargée de sens, c’est-à-dire comme le portail d’un monde invisible qui aurait le pas sur la lutte historique et héroïque d’Arthur et de sa Confrérie12. Dans la mesure où le Graal sert également à désigner le chevalier parfait, il n’aurait pas sa place dans nos romans : la loyauté envers Arthur, envers les autres compagnons, envers le Rêve ou l’Idée qui préside à la glorieuse exception, est plus pertinente au sens de ces romans qu’une hypothétique élévation spirituelle qui valorise le « Chaste Fol ».
25Sur un autre plan, nous constatons chez les romanciers de notre époque une inversion dans le schéma de la Quête. Il ne s’agit pas tant de retrouver un objet que de s’en séparer. Si l’accession au Graal signifiait le dépouillement des liens terrestres, cette même victoire sur l’instinct de possession se déroule au premier degré dans la littérature héroïque de nos jours. Les objets plus prosaïques, armes, sceaux, sont librement transmis : Ambrosius donne le sceau de Macsen ainsi que sa propre épée à Arthur ; Arthur en mourant fait jeter son épée. Les objets magiques, anneaux, boules de crystal, joyaux – nous pensons ici au Seigneur des Anneaux, qui a hérité de la plupart des objets magiques des épopées anciennes – auraient paru déplacés dans un roman historique. Tolkien a choisi plus volontiers le thème de l’anneau maléfique qui confère le pouvoir mais qui corrompt en contrepartie, à la manière de l’anneau des Niebelungen. L’accent est mis sur la nécessité de s’affranchir de l’objet. En revanche, dans le Silmarillion, Tolkien met en jeu des joyaux qui font penser à bien des égards à certaines représentations du Graal, qui sont positifs, mais qui ouvrent la porte au Mal en provoquant les convoitises. Et le Graal imprécis qui provoque les guerres cataclysmiques des romans de Richard Monaco relève du même esprit – c’est bien plus un fardeau pour l’humanité qu’une bénédiction13.
26Pour résumer, la conception particulière du Graal qu’avait Wolfram Von Eschenbach a su influencer l’œuvre de Tolkien. Il serait bon de récapituler certaines de ces propriétés et d’en déceler des traces dans la littérature actuelle.
27Le Graal préserve pendant une semaine et maintient vigoureux le jeune homme qui l’a aperçu. Il est aussi symbole de pureté et de chasteté. Il appartient à un passé légendaire qui plonge ses racines dans le paganisme (le Graal permet au phénix de renaître de ses cendres). Il est resté pur dans son essence au moment où la chute de Lucifer entraînait celle des anges. Finalement, et surtout, c’est une pierre précieuse ; si l’on en croit les aspects astrologiques de l’œuvre de Wolfram, les astres sont de même essence que les âmes et les gemmes. Les pierres cachées dans la terre ne sont que des rayons solaires ou planétaires matérialisés. C’est le Lapis E Cœlis14.
28Dans le Silmarillion de Tolkien, nous avons affaire bel et bien à des gemmes « lucifériennes » même si, différence appréciable, les Silmarilli ont été créés, non dans leur essence, mais dans leur forme. En résumé, l’Elfe Fëanor, lors du Premier Âge de la Terre, renferme la lumière divine des deux Arbres Telperion et Laurelin dans des gemmes fabuleuses auxquelles il a consacré tout son art. Ces Silmarilli excitent la convoitise du Lucifer tolkienien, Melkor, qui s’en empare et les emporte en Terre du Milieu. Fëanor et son peuple défient alors l’interdit des Valar (les dieux, émanations de l’Un, auxquels appartenait Melkor avant la chute, qui comprennent que Fëanor agit par orgueil et esprit de « possession »), et poursuivent Melkor dans une longue guerre sans espoir. L’originalité de Tolkien réside en ce que ces joyaux, conçus à l’origine comme réceptacles de la lumière divine, suscitent l’instinct destructif de la possession. Fëanor et son clan sont entraînés non seulement dans cette expédition sans espoir, mais surtout, sont coupables d’avoir déclenché les premières luttes fratricides. De même, Tolkien nous suggère que l’acte même d’emprisonner cette lumière dans les joyaux, donc, de concrétiser son génie, qui vient de Dieu, et d’en faire un objet, était d’une grande ambivalence et pouvait aboutir à une catastrophe. Cette thématique est à mettre en parallèle avec des légendes populaires que rapporte Otto Rahn dans Croisade contre le Graal : les armées de croisés qui assiègent Montségur seraient en fait les troupes de Satan venues reprendre le Joyau (le Graal) que l’on avait ravi à la couronne de leur maître. Or, dans The Silmarillion, Melkor fait sertir les gemmes dans sa couronne de fer et le héros mortel, Beren, aidé de l’Elfe Luthien Tinuviel (Esclarmonde ?) parvient à arracher l’un des Silmarilli. Ce dernier joyau finit au ciel, porté par le marin céleste Eärendil (l’Étoile du Nord) pour insuffler du courage à ceux qui combattent le mal en Terre du Milieu. Une fois de plus, cet Objet apparenté au Graal rejoint une thématique stellaire15.
29Le Graal, parent pauvre dans le roman historique arthurien (mais pouvait-il vraiment en être autrement ?) a retrouvé en revanche toute sa plénitude dans les joyaux chez Tolkien. Si l’on peut affirmer que de nombreux thèmes arthuriens sont présents dans l’univers tolkienien, l’on constate qu’à l’heure actuelle si les Objets merveilleux effectuent leur retour dans le monde arthurien, ce sera après avoir été retrempés en Terre du Milieu. La Matière de Bretagne a perdu sa coloration exclusivement médiévale ; pour de nombreux créateurs, elle doit également éviter un trop grand rigorisme historique, de peur de perdre son merveilleux ; or la grande référence en matière d’inspiration mythique est désormais Tolkien. Geoffrey Ashe compare le site de Cadbury à une forêt « de type tolkienien ». Dans la description qu’il fait de son film, Excalibur, John Boorman développe son image d’un univers arthurien qui retrouve son Enchanteur et son Graal, qui perd toute spécificité historique, mais qui n’est pas non plus situé dans la lignée des œuvres arthuriennes traditionnelles :
Nous avons commencé par un long prologue, très sombre, très « Sword and Sorcery » aux allures germano-celtiques. Nous avons essayé de faire ce qu’a fait Tolkien : inventer une sorte de Terre du Milieu, contiguë à la nôtre, mais différente16.
Notes de bas de page
1 ASHE, The Quest for Arthur’s Britain, p. 202.
2 Voir les ouvrages de Geoffrey Ashe sur Glastonbury, Camelot, ouvrages plus généraux comme Mysterious Britain de Janet et Colin Bord, jusqu’aux publications locales des cercles folkloristes.
3 Il n’est pas du tout certain que l’auteur ait consciemment songé à cette cérémonie mystérieuse dans le récit de la traversée des eaux : peut-être a-t-elle véhiculé inconsciemment cet écho lointain de l’initiation mithriaque !
4 STEWART, The Crystal Cave, p. 214.
5 Dans la tradition hermétique Saturne-Kronos est précisément le « mort » qu’il faut ressusciter, que l’art royal des « héros » consiste à libérer le plomb de ses « lèpres » afin de le transmuer en or, réalisant ainsi le « Mystère de la Pierre » Les aspects indéniablement alchimiques de Porius sont analysés de façon convaincante dans John Cowper Powys and the Magic Quest (1987) de Morine Krissdottir, qui voit dans les étapes du récit une progression vers le « Grand’Œuvre ».
6 MUNN, H. Warner. Merlin’s Godson (1976) ; Merlin’s Ring (1974). New York : Ballantine Books.
7 STEWART, The Hollow Hills, p. 270-271.
8 ASHE, Camelot and the Vision of Albion, p. 114. Cette phrase imprécise invite à relire les textes de Jessie Weston
9 CANNING, The Immortal Wound, p. 174.
10 KANE, Gil et JAKES, John. Excalibur. New York : Dell Books, 1984, p. 447.
11 Quoi d’invraisemblable, en effet, à ce qu’un marchand de Judée, contemporain du Christ, se soit rendu quelques années après en Bretagne, où l’on trouvait des denrées fort appréciées à travers l’Empire.
12 Cette imprécision qui déroute des romanciers dont le genre s’y prête mal était pourtant décelable dans le corpus dès le Moyen âge : « Les mythes du Graal reposent sur l’existence d’un objet magique – tantôt pierre précieuse, tantôt coupe – dont le symbolisme de plus en plus complexe a fini par faire oublier l’origine matérielle, au point que l’un des continuateurs de Chrétien de Troyes a osé penser – avec raison – qu’en tant que « support » d’une vision supraterrestre, il pouvait être n’importe quoi. » NELLI, René, dans Lumière du Graal, op. cit. p. 18.
13 Peut-être bien parce que l’homme moderne ne sait plus quoi en faire…
14 NELLI, op. cit. p. 18. VANSITTART, dans Parsifal, op. cit. p. 124 : « Jadis cette pierre ornait le front de Lucifer, le plus lumineux des anges aimés de Dieu. Lors de sa chute elle tomba aussi et jusqu’à ce qu’il la retrouve, Lucifer devra errer, soumettant à la tentation les malheureux et les faibles. »
15 Voir de nombreux exemples de ces symboles traditionnels dans l’œuvre de Tolkien : l’Épée-qui-a-été-brisé, l’Arbre Sec qui symbolise la déchéance du pouvoir royal et qui refleurira un jour, ainsi que la lutte des derniers défenseurs du Bien et de la civilisation contre les Ténèbres et la Barbarie.
16 Evening Standard, 11 juillet 1980.
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