« Les actes du roi Arthur et de ses nobles chevaliers »
p. 89-96
Texte intégral
1Notre époque exige du romancier une vision personnelle et voit dans toute influence trop voyante d’un auteur sur un autre au mieux un manque d’originalité, au pire un plagiat qui relève des tribunaux. Les auteurs qui ont pris pour sujet la Matière de Bretagne n’ont pas su et n’ont pas voulu faire équipe : chacun, dès lors qu’il a mis en scène Arthur et sa tragédie, en a usé selon son intime conviction. Là où la tradition se présente en ordre homogène – du moins en apparence – en fonction des grandes périodes, roman courtois, légendes celtiques, le corpus moderne est fait d’une multiplicité de vues qui, à certains égards, se contredisent ; c’est là une rançon que l’épopée ancienne doit verser afin de se diversifier sous la plume d’une gamme étendue d’auteurs, car notre ère livresque est également celle de l’auteur individuel, tout-puissant dans l’élaboration de son monde. De là confusion parfois, de là aussi capacité de renouvellement de l’épopée.
2Le roman historique a soif d’objectivité – il peut faire preuve d’exactitude en relatant une succession d’événements. Lorsqu’il s’agit d’élaborer les personnalités d’une époque historique donnée, leur psychologie devient nécessairement matière à spéculation et à parti pris. Puisque ni convention, ni consensus n’existent pour Arthur et ses compagnons, les légendes ont renforcé l’énigme : comment réconcilier le voleur de porcs et le parangon du roi chevaleresque ? Les romanciers se sont efforcés de choisir, leurs solutions varient de l’icône héroïque à la brute énigmatique et insondable. Dans la plupart des cas, l’homme-Arthur est d’une grande complexité. Le Lancelot de Vansittart exprime les interrogations incessantes auxquelles l’on s’expose lorsqu’on cherche à coucher par écrit la personnalité d’un héros du passé, même récent :
Un Regulus, un Maximus, un Vortigern, même un Artorius ou un Hengist n’existent pas tels que leurs contemporains les ont connus, ou tels que les historiens les ont enregistrés. La plus grande partie du passé a été inventée. C’est là une source de gloire, mais aussi de dangers. L’Histoire apparaît comme le juste milieu entre le théâtre et le soi1.
3La vraisemblance des personnages tels qu’ils apparaissent aux lecteurs varie aussi en fonction de la position qu’occupe l’auteur par rapport à son récit : narrateur-personnage, narrateur omniscient – le choix de la première option dans la plupart des cas, outre l’intérêt purement romanesque, permet de rendre compte de l’extrême subjectivité du sujet. Le témoin oculaire qu’est le Lancelot de Vansittart reconnaît ses limites – un motif d’ensemble, un mythe sous-jacent aux personnages et à leurs actes ne relèvent pas de sa compétence, et il en fait fréquemment l’aveu. En revanche, le roman le plus accompli du corpus, selon de nombreux avis, celui de Sutcliff, où les personnages principaux parviennent au sommet de la sympathie qu’ils inspirent aux lecteurs et de la signification qu’ils occupent par rapport au mythe, où l’univers arthurien est historiquement des plus véridiques, peut prêter le flanc à un commentaire cynique : cette caractérisation que tant de romanciers ont du mal à réussir était-elle réellement à la portée de l’auteur fictif, le chef de guerre Arthur, sur son lit de mort, qui se décrit lui-même comme homme de peu d’éloquence ?
4Au-delà de l’analogie intuitive de Graves, les recherches historiques sur le personnage d’Arthur ont apporté la preuve de l’existence d’un « personnage de type arthurien » selon Leslie Alcock, mais elles n’ont pas pu, bien entendu, en l’absence de sources écrites, tracer les grandes lignes des personnalités qui ont été à l’origine de l’épopée. Libre donc à chaque auteur d’inventer « son » Arthur.
5« Je n’ai aucune honte à entrer en lice avec un armement pauvre, mais enfourchant résolument un cheval qui m’a porté depuis des années et qui s’appelle Imagination », annonce Victor Canning au début de son œuvre.
6Et même lorsque le narrateur du Lancelot de Peter Vansittart décrit dans son récit un Arthur qui est aux antipodes du Roi légendaire, il admet explicitement cette multiplicité de perspective pour un seul et même personnage :
Leurs histoires peuvent se raconter de façons très différentes – je ne suis pas impartial, et je ne veux pas l’être – et elles le seront, certainement. La vérité ? Impossible. En racontant des histoires nous nous soumettons à des forces que nous ne maîtrisons pas2.
7Il est évident que l’Arthur vu par le guerrier semi-barbare de sa maisnie et l’Arthur décrit par le chroniqueur gréco-romain ne seront pas le même homme, comme l’a bien compris John Masefield lorsqu’il a laissé à un moine byzantin, Jean de Cos, le soin de rapporter à Constantinople les exploits d’Arthur consignés sur les « parchemins de Badon » (Badon Parchments, 1947).
8La relative unité qui existe malgré tout à travers les romans arthuriens modernes tient aux trois dimensions qu’habitent ces personnages. Arthur et ses compagnons appartiennent à la rubrique des « Rois, Dieux et Héros » dont Steinbeck déplorait l’effacement à notre époque. Mais Steinbeck, une fois de plus, n’a fait que reprendre Sir Thomas Malory, tandis que les personnages dessinés par Stewart, Canning, Sutcliff et Vansittart appartiennent également à un univers romanesque moderne. Pour que ces personnages, toujours nantis de l’aura de la légende tout en étant transportés dans le monde du roman historique, puissent vivre et convaincre les lecteurs, il est important qu’ils possèdent toute la complexité de l’être humain agissant, et cessent de ne représenter que leurs archétypes légendaires. On pourrait donc s’attendre à découvrir chez ce nouvel Arthur le mélange de Rocambole et de d’Artagnan, pour reprendre l’expression d’Hubert Juin. Il est vrai que les aventures de jeunesse du futur roi ou Dux Bellorum illustrent bien, dans certains romans, ces caractéristiques de cape et d’épée, devenues comme une figure imposée. Cependant, force est de constater que la comparaison avec d’Artagnan et Rocambole ne peut mettre en évidence qu’un phénomène mineur au sein du roman arthurien moderne, sans pour autant que celui-ci soit radié du rang de roman historique pour manquement à cette prétendue « première règle ». D’ailleurs, faire d’Arthur un mélange de Rocambole et d’Artagnan serait commettre une réduction de la stature du personnage – ce que T. H. White déplorait. Et même les auteurs dont le propos était précisément de démythifier Arthur ont reculé devant l’effacement complet du personnage légendaire et ont lui ont conservé ce « quelque chose d’incantatoire » évoqué par Susan Schwartz ci-dessus, ou ce « ce sur quoi tous s’accordent » hérité du corpus légendaire.
9Le jugement d’Hubert Juin ne peut s’appliquer qu’à ce sous-genre déjà défini qu’est le roman historique dont l’action se déroule à une époque récente. Pour séduire le lecteur, le héros d’un roman doit traverser des épisodes à l’issue imprévisible qui éprouvent les ressources de sa personnalité : le héros des romans situés à des époques plus proches de nous doivent forcément, de ce fait, être des personnages mineurs au regard de l’Histoire, car les événements historiques auxquels ils sont mêlés nous sont connus jusque dans leurs moindres détails, comme le sont en général les vies des personnages historiques de premier plan, n’offrant pas, ou peu, de « silences de l’histoire » que l’imagination de l’auteur pourra combler. Rocambole et d’Artagnan sont des non-personnages dans le déroulement de la « grande » histoire, le sort de ces personnages peut passionner le lecteur et l’auteur peut tisser une multitude de riches épisodes sans porter atteinte, pour autant, à ce que le lecteur averti peut savoir des faits historiques. Et ce sont les grands personnages historiques agissants qui à leur tour apparaîtront en toile de fond, garants de l’authenticité, car leurs vies n’offrent plus, dans la plupart des cas, de grandes surprises. Les scrupules de vraisemblance qu’éprouvent nombre de romanciers historiques modernes leur fait souvent choisir, comme dans le cas d’Anya Seton, des personnages ayant réellement vécu – mais dont nous ne savons plus rien. Même lorsque sa vie est imaginée de toutes pièces par l’auteur, il détient, aux yeux du lecteur, l’aura d’un nom qui a réellement été porté.
10Arthur, en revanche, possède une triple résonance, car devenu personnage littéraire et romanesque il « fait » également l’Histoire, comme il « fait » aussi la légende. L’Arthur-personnage de nos romanciers est le Dux Bellorum de son époque – laquelle, par son obscurité, laisse une grande largeur de champ au créateur – et demeure, à des degrés très divers selon l’auteur, le Rex Quondam et Futurus de la légende3. Puissant par son drame personnel – mille et une variations sont permises dans une humanisation de la légende et des (rares) données historiques et archéologiques – il l’est tout autant par son importance historique, si nous acceptons comme le font des historiens parfaitement sérieux que le coup d’arrêt donné à l’expansion anglo-saxonne par un « personnage de type arthurien » (probablement) au début du vie siècle fut un événement historique de grande portée. Si la forme de l’œuvre des romanciers modernes fait inclure la nouvelle Matière de Bretagne dans le domaine particulier du roman historique, la nature intrinsèque des personnages fait ranger ce corpus dans une catégorie à part. Les dieux parlent, les hommes font des rêves prémonitoires, accomplissent une mission historique et héroïque, agissent sur l’histoire en le sachant, sont conscients de leur résonance future dans la légende. Chaque action en bien et en mal, chaque trahison ou chaque acte de miséricorde, chaque engendrement, ou non-engendrement, a des conséquences directes ; le destin et la voie tracés par les dieux sont omniprésents. En même temps, la richesse du genre qu’est le roman confère – comme dans le cas très voisin qu’est la trilogie de Tolkien – la qualité d’être humain de chair et de sang aux personnages dans lesquels, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le lecteur parvient à se reconnaître.
11Avec tout leur bagage légendaire, les protagonistes du cycle arthurien ont intégré, en cette fin du xxe siècle, le genre romanesque. Mais le processus, pour avoir été accompli dans une poignée de romans significatifs entre les années cinquante et soixante-dix avant que le phénomène ne s’emballe, en croissance exponentielle à travers des séries chaque fois plus épaisses, ne s’est pas effectué du jour au lendemain, sans difficulté, par un ou plusieurs auteurs s’attaquant à bras le corps à la légende médiévale et la replantant au ve siècle tout en rendant les personnages accessibles à des lecteurs modernes. Il est advenu à ce corpus comme une phase de tâtonnement, pendant laquelle les auteurs ont préféré mettre en scène des époques très voisines de l’épopée arthurienne, ou des personnages secondaires. Arthur avait été trop sacralisé par la légende, trop élevé au rang de symbole pour que l’on osât, sans hésitation, en faire le héros humain d’un roman historique. En somme, dans un premier temps, les règles du roman historique situé à une époque mieux connue ont prévalu, avec la légende arthurienne traditionnelle et ses héros qui occupaient la place de l’Histoire et des grands personnages historiques, bien connus des lecteurs, auxquels les auteurs n’osaient toucher. On se rabattait alors sur les « Rocambole et d’Artagnan » des Âges sombres : personnages historiques moins connus, personnages fictifs.
12De même, Arthur avait été depuis trop longtemps dans le corpus légendaire relégué au même rôle que celui du Calife des Mille et Une Nuits pour qu’il ait pu quitter du jour au lendemain un rôle de témoin pour un rôle d’acteur, voire d’acteur principal. Une genèse s’est donc effectuée dans l’orchestration des personnages arthuriens, et la nouvelle version du corpus a touché d’abord des personnages de second plan avant d’englober progressivement les « monstres sacrés » de la légende. Alors qu’on possédait déjà, il y a un siècle, suffisamment de renseignements ou d’intuitions historiques pour forger un Arthur plus en accord avec la réalité de l’époque des Grandes Invasions, l’on craignait de trop défigurer la légende, ou bien l’on gardait la conviction profonde selon laquelle le roi légendaire de Camaalot ne pouvait, en aucune façon, figurer dans un texte se voulant fidèle à la réalité historique.
13Alfred Duggan, auteur pléthorique de romans historiques bien documentés (The Little Emperors, The Conscience of the King, parus tous les deux en 1951, pour ne citer que ceux qui évoquent la Grande Bretagne des Âges sombres) fait apparaître Arthur aux yeux de son adversaire ou bien évoque la transition du monde romain vers l’univers arthurien. Il en est resté prudemment là et se contente, peu avant sa mort (1964), de saluer l’œuvre de Rosemary Sutcliff. Dans The Last of Britain de Meriol Trevor (1956), c’est le souvenir d’Arthur qui protège encore les trois dernières cités romano-brittonnes de la ruée saxonne à la fin du vie siècle.
14Le phénomène le plus marquant à été de placer l’épopée arthurienne, à proprement parler, dans une succession de faits historiques. Des prédécesseurs – dans certains cas des prototypes – d’Arthur ont été trouvés parmi les personnages parfois mieux connus de la Grande Bretagne de la fin de l’Antiquité. Eux aussi ont été revivifiés et personnalisés par la richesse du roman historique après, pour la plupart, avoir été enlevés aux chroniques romaines tardives pour figurer dans l’Historia de Geoffroi de Monmouth. Faire d’Arthur un personnage de roman historique devenait plus facile dès lors qu’on avait ressuscité autour de lui (ou avant lui) les personnages historiques de ces époques obscures.
Notes de bas de page
1 VANSITTART, Peter. Lancelot. London : Peter Owen, 1978, p. 25.
2 Ibid., p. 170.
3 L’expression, se traduisant par « The Once and Future King », titre choisi par T. H. White, provient des deux inscriptions que l’on aurait relevées sur la croix de plomb trouvée à Glastonbury dans la tombe attribuée à Arthur et exhumée en 1190 : Hic jacet sepultus inclitus Rex Arturius in insula Avalonia et Hic jacet Arthurus, rex quondam, rex futurus.
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