Le Graal
p. 47-51
Texte intégral
1Notons que si T. S. Eliot se dit redevable à Jessie Weston pour le titre, plan et symbolique de son long poème, The Waste Land, le critique Hugh Kenner considère que « Wagner, bien plus que Fraser ou que Mlle Weston, préside à l’introduction du motif du Graal dans The Waste Land1. » Et se Graal se combine en une même source d’inspiration wagnérienne avec Tristan dans « The Burial of the Dead », quand, à l’allégresse de l’air du marin de l’Acte I se substitue un peu plus loin le désespérant Oed’und leer das Meer du Guetteur dans l’Acte III.
2Si l’on peu citer en analogie la manière dont les nouveaux romanciers arthuriens ont fait main basse sur le corpus, l’ont transporté dans le domaine du roman historique et plus précisément, d’un type de roman qui prend pour sujet l’époque romano-celtique des Grandes Invasions, présentant ainsi la caractéristique d’une « étoile de route sans cesse foisonnante de nouveaux chemins, » le Graal surtout manque singulièrement à l’appel depuis le rapt wagnérien, et les nouveaux arthuriens l’ont abordé avec réticence, maladresse, et imprécision. S’ensuit une cassure aujourd’hui entre le Graal, traité comme un sujet mythique indépendant, et les « gestes » historiques qui placent Arthur au centre du récit. Ainsi, dans son roman Parsifal, Peter Vansittart s’efforce de prendre le vie siècle comme point de départ, mais très vite son héros échappe au déterminisme temporel, fait éclater les confins spatio-temporels, et parcourt les siècles, apparaissant notamment à la cour de Charles le Téméraire, souverain de légende du Gothique flamboyant, plus proche du Roi Arthur des légendes, où, en une vertigineuse mise en abyme il assiste à un masque où l’on joue le Mystère du Graal. Richard Monaco, dans sa trilogie consacrée à Parsifal, se détourne lui aussi du cadre du vie siècle, s’inspirant de Wolfram Von Eschenbach, et son royaume arthurien, au sujet duquel il rejette néanmoins l’épithète de « fantastique », est emporté par une guerre cataclysmique déclenchée par l’enchanteur Clinchsor.
3Plus généralement, le Graal, devenu musique, s’incarne en poésie et au théâtre, comme dans The Waste Land de T. S. Eliot, Le Roi pêcheur de Julien Gracq, les films de Rohmer, de Llorca, les pièces de Roubaud mentionnés ci-dessus. Tristan et Iseut sont sous-jacents dans toute passion amoureuse interdite et fatale, « un grand mythe européen de l’adultère » selon De Rougemont, et peuvent s’incarner au cinéma (L’éternel retour de Jean Cocteau en 1943) tout comme le mythe wagnérien du Vaisseau fantôme (dans Pandora and the Flying Dutchman de Albert Lewin en 19512.)
4Devenu mythe de la Quête par excellence (et pas seulement « mythe central de la civilisation occidentale »), fédérant Occident et Orient (avec un versant oriental riche et mystérieux qui entoure la Coupe du roi iranien Djamschid, le Jâm-i-Jam que chante Hafez) le Graal peut laisser s’estomper sa couleur locale, son décor, ses personnages d’origine pour qu’en somme il ne reste plus qu’un dédale de symboles.
5Outre le rayonnement des thèses formulées par Frazer et Weston, qui ont légué aux créateurs une fructueuse imagerie comprenant dieux, héros et rites de fertilité, héros de la quête, objets merveilleux, ainsi que leur humble descendance moderne – les lames du tarot, il faudra rappeler qu’in extensole Graal est très présent au xxe siècle dans les spéculations folkloristes et occultistes aux côtés des Templiers et des Cathares.
6Wagner avait déjà brouillé les frontières en situant Monsalvat en « Espagne gothique3 », tout comme il a choisi une datation historique pour Lohengrin qui n’a plus rien d’arthurien, situant l’action en Flandre « sur les rives de l’Escaut » : les exigences d’une épopée allemande gommant toute référence à la Grande Bretagne du vie siècle. Dans un même processus d’appropriation que celle qui vit l’Hindouisme perverti par l’ésotérisme nazi de « Savitri Devi4 », le Graal, par l’entremise du Monsalvat wagnérien, attira l’attention de Heinrich Himmler et du mouvement occultisant qui gravitait autour de lui5. L’auteur qui exposa dans Croisade contre le Graal et A la cour de Lucifer ses recherches reliant le mystère du Graal aux Cathares, Otto Rahn, de chercheur inspiré devint officier SS, admis à l’état-major privé de Himmler, avant de périr mystérieusement en 1939. La croyance vraie ou supposée de certains chefs nazis en l’existence réelle et tangible de ces objets mythiques, dotés d’une puissance magique et politique à la fois, a fasciné certains auteurs dans un genre périphérique à la création arthurienne à proprement parler. Proche des nazis par son idéologie, Alphonse de Châteaubriant fait du héros de son roman La réponse du Seigneur (1933) un Perceval moderne. Plus tard, la guerre terminée, Pierre Benoît, dans un de ses derniers romans, situe l’action de son roman Monsalvat (1957) en 1944, mettant son héros, un profes à la recherche du Graal, en concurrence avec des officiers allemands cherchant eux-aussi le vaisseau sacré dans le sillage d’une mystérieuse princesse cathare. Le romancier anglais, Lawrence Durrell lui aussi fasciné par les liaisons dangereuses entre Catharisme, Nazisme et le Graal, met en scène sociétés secrètes, pactes de mort et fouilles archéologiques nazies dans les pages sombres de l’Avignon Quintet ; Peter Vansittart reprend les interrogations de Rahn en associant le Graal aux Templiers et aux Cathares (c’est, tout du moins, une des nombreuses questions que se pose son narrateur) ; on voit en Esclarmonde de Foix un avatar de Kundry et Heinrich Himmler, surnommé « The Grand Huntsman » rappelle implicitement le sinistre « Grand Forestier » d’Ernst Jünger. L’association est plus caricaturale dans The Grail War de Richard Monaco : son Clinchsor qui commande à une armée d’invasion, petit bonhomme moustachu, est à l’image d’Adolf Hitler. Beaucoup plus inclassable, le roman d’Anthony Burgess Any Old Iron (1989) met en scène une autre relique, elle aussi convoitée par les Nazis, les Russes et, pour finir, par des nationalistes gallois, Excalibur lui-même, auquel Burgess, en un clin d’œil aux romanciers et enquêteurs « historiques » décerne un pedigree original : revêtue d’un grand « A » gravé, l’épée aurait été forgée pour Attila le Hun, donnée à son ami Aëtius, qui en fit cadeau à Ambrosius Aurélien, lequel la légua à son tour au « dux » Arthur. Au cinéma Hans-Jürgen Syberberg mit en scène le Parzival de Wagner (1982) sans pouvoir, lui non plus, éviter le rappel des destructions de la guerre ; le Graal comme refuge inaccessible dans un monde de vio insensée, tel pourrait être le thème de The Fisher King de Terry Gilliam (1991) qui transpose la Quête dans les rues et parmi les sans-abri de New York s’inspirant de la métropole décadente de T. S. Eliot6.
7Tout cela est bien loin de la légende arthurienne essentielle : le Roi – ou Chef – prédestiné investi d’une épée magique et d’une mission, qui lutte contre des envahisseurs avec l’aide d’un corps d’élite de chevaliers (ou de guerriers, ou de cataphractaires para-byzantins…) à l’ombre d’un grand Empire déchu, et qui disparaît après avoir reçu une « blessure douloureuse » des mains d’un traître né de son propre sang. Cette thématique relève d’autres situations mythiques pouvant difficilement s’incarner, à la différence du Graal et, surtout, de ce que l’on lui fait représenter, dans le cadre d’une littérature ou d’un cinéma modernes décrivant le monde d’aujourd’hui, sauf à travers le roman historique ou la fantasy. L’on peut incorporer dans la vie quotidienne de la « Ville irréelle » d’Eliot une Quête en filigrane, mais non le roi visionnaire du Once and Future King de T. H. White, qui reste obstinément fidèle au contexte médiéval, ni le « Prince du ve siècle » de Rosemary Sutcliff ou de Mary Stewart. Dans une certaine littérature, destinée à un public cultivé qui sait déchiffrer les symboles,
On ne laisse jamais ignorer […] que c’est de notre époque qu’il va être question, et de nulle autre […] c’est l’infiltration mythique sournoise, la transposition insidieuse du geste banal, de la pensée de tous les jours sur un plan autre qui semble préoccuper l’écrivain7.
8Pour résumer et conclure, un royaume idéalisé, un roi prédestiné accompagné de son enchanteur et de ses cavaliers, un climat de guerre épique, tout cela pouvait épouser les formes de la société courtoise, les conflits terribles de la Guerre des Roses (époque de Thomas Malory) voire, à l’extrême limite, de la société élisabéthaine. Or, déjà dans ce dernier cas, The Faëry Queen de Spenser, nous sommes au royaume de la pure allégorie. Et l’écart entre la société dans sa réalité physique et l’univers légendaire atteint son point culminant chez Tennyson. Malgré la volonté de ce dernier d’offrir une leçon spirituelle et morale à ses contemporains, son œuvre est une refonte de légendes tombées déjà dans le domaine public. Les Idylls of the King rejoignent la vision esthétique d’une école particulière – dont les Préraphaélites sont les membres les plus visibles – dans la nostalgie d’un Moyen Âge idéalisé. A partir de cette œuvre monolithique, le dernier mot concernant Arthur selon le schéma traditionnel, l’on pouvait reléguer les chevaliers de la Table Ronde aux métaphores morales, aux contes pour enfants (comme on le fait pour les contes de Grimm à la même époque) ou aux études spécialisées. L’héroïsme du paladin est désormais démuni de portée sur les destinées des sociétés, on se contente de l’applaudir lorsqu’il resurgit dans certaines guerres coloniales (Gordon, Custer) comme phénomène agréablement archaïque, avant de le décrier et le ridiculiser à notre époque.
9Mais de nouvelles exigences de la part du public et des créateurs se faisaient jour à partir de la fin du xixe siècle. L’on avait extrait le « suc » des légendes du Graal et de Tristan au bénéfice de l’opéra. Plus tard, ce fut montée de deux genres considérés comme mineurs, roman historique et roman fantastique, qui a provoqué une mutation considérable dans la littérature arthurienne. Cela s’est effectué a l’envers du procédé décrit par Julien Gracq ci-dessus : c’est l’actualité, la société moderne, qui peut apparaître en filigrane dans des récits concernant une époque plus ancienne (le roman historique), un autre univers (le roman fantastique), ou un espace qui tient à la fois de l’un et de l’autre (certaines œuvres de la nouvelle littérature arthurienne).
10L’impulsion qui a été donnée à ce renouvellement du corpus arthurien provient de la découverte et de la propagation sous forme de vulgarisation de deux univers pouvant servir de sources plausibles, crédibles et originales au monde des aventures arthuriennes : les légendes celtiques et le monde romain à son déclin, et tout particulièrement la Grande Bretagne romaine considérée dans son ensemble, dont l’épopée arthurienne serait l’épisode final.
11Dans l’ensemble de romans arthuriens de la dernière moitié de ce siècle, ces deux univers se trouvent rassemblés avec des dosages divers : tantôt l’emporte le romain, tantôt le celtique, avec, comme nous le verrons, une fascination toute particulière pour l’Empire romain. Un monde « romano-britton » remplace la quintessence d’un Moyen Âge légendaire comme toile de fond de la Matière de Bretagne ; tout semble issu du petit détail qui aurait pu déjà inspirer les créateurs du début du xixe siècle si Tennyson, par son génie et son rayonnement, n’avait imposé son univers hérité de Malory : Arthur est redevenu, selon les paroles de William Blake, un « Prince du ve siècle ».
Notes de bas de page
1 KENNER, op. cit. p. 188-189.
2 « on connaît en particulier l’extraordinaire fortune du type et du mythe de Tristan symbolisant l’amour fatal qui balaie toutes les contraintes morales et sociales, et qui finalement s’affirme plus fort que la mort même. » JEUNE, Simon. Littérature générale et littérature comparée. Minard, 1967, p. 65. Mais il est bien plus que cela, rejoignant le Graal en tant que grande aventure mys, lorsque le héros blessé s’embarque sur une nacelle sans gouvernail ni voile, muni seulement de son épée et de sa harpe à la recherche du baume salutaire qui chassera le poison de son sang (DE ROUGEMONT, op. cit. p. 158)
3 Le nom « Monsalvat » est dérivé du Monsalvasch chez Wolfram, ajoutant un double sens au château du Graal, « Mont du Salut » et « Mont sauvage » à la fois. Comme le Graal lui-même, lapis e coelis (venue du ciel) et lapis exilis (de l’exil). Situer Monsalvat en Espagne pouvait signifier aussi prendre le parti d’une origine andalouse-orientale du Graal. Voir notamment PONSOYE, Pierre. L’Islam et le Graal – Étude sur l’ésotérisme du Parzifal de Wolfram von Eschenbach. Milan : Arché, 1976. Cette filiation n’avait pas échappé à Jessie Weston dans Legends of the Wagner Drama – Studies in Mythology and Romance. New York : C. Scribner & Sons, 1900, et encore moins à De Rougemont.
4 « Savitri Devi » (Maximiani Portas, 1905-1982), propagandiste nazie d’origine gréco-française, liée à certains courants nationalistes hindous, voyait en Hitler l’avatar du dieu Vichnou.
5 « Il y eut des pourparlers avec Skorzeny pour organiser une expédition dont l’objet était de voler le Saint Graal, et Himmler créa une section spéciale, un service de renseignements chargé ‘du domaine du surnaturel.’ » PAUWELS, Louis et BERGIER, Jacques. Le matin des magiciens. Paris : Gallimard, 1960, p. 363.
6 Pour une étude approfondie du Graal au xxe siècle, voir CANI-WANEGFFELEN, Isabelle, A qui l’on en sert ? Modernisations du motif du Graal dans la littérature et le cinéma francophones et anglophones (1923-1994), thèse de doctorat soutenue en 1998 (U. de Tours) ; à paraître chez Dervy-Livres.
7 GRACQ, op. cit.
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