Postface
p. 261-263
Texte intégral
1Ces belles Lyriades ont célébré la langue française, dans son histoire, dans sa diversité, dans les perspectives qui s’offrent à elle, et leurs enjeux. Grâces soient rendues aux organisateurs, amoureux vrais et chaleureux de la francophonie vivante.
2La langue se célèbre à chaque instant. Mais cette rencontre fut bienvenue qui rappelait que le français est notre patrimoine le plus commun, le lien civique premier, un véhicule international de culture et d’idées, et qu’il se porte bien.
3Quelque passion que l’on éprouve pour elle, il convient d’examiner avec rigueur la situation de la langue française, d’estimer ses forces et ses faiblesses, d’identifier les vrais périls. La nostalgie est d’autant moins de mise, comme le notait Gabriel de Broglie en ouverture, qu’elle est infondée ; le locuteur de français est sans doute le plus grand rêveur de langue, amoureux d’un passé grandement mythique, gardien d’un bon usage que dans sa parole il ne respecte pas toujours, défenseur intransigeant, par exemple, d’un accent circonflexe que dans la pratique il oublie souvent.
4La langue française se porte bien. Jamais on ne l’a autant parlée, ni sans doute (grâce à l’Internet) écrite. Le français, langue de l’Europe au xviii e siècle ? Langue des châteaux, certes, des élites et des écrivains : Casanova rédige ses passionnants Mémoires dans une langue superbe, à laquelle de rares italianismes apportent du charme. Mais le paysan français ? On constate amèrement, en 1789, que la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen n’est pas comprise en dehors des grandes villes. Reconnaissons avec Jacques Boislève qu’une politique multiséculaire (monarchique, puis républicaine) de diffusion et d’expansion a réussi. Combien de locuteurs de langue maternelle, au xviii e siècle ? Cinq millions, sans doute ; près de cent cinquante, aujourd’hui ; projection en 2010 : deux cents millions. Ces chiffres montrent au passage que les Français sont désormais minoritaires en Francophonie ; cela devrait les déprendre d’une certaine arrogance envers leurs cousins : toute expression prononcée naturellement par un francophone est française. Langue bien vivante dans le monde, le français est aujourd’hui universel… en France. Le fait est nouveau ; on en saisit l’importance : il n’y a plus en France de locuteur monolingue d’une autre langue. La grand-mère qui parlait seulement breton nous a quittés ; son petit-fils parle français ; s’il souhaite pratiquer la langue de ses ancêtres, pourquoi l’en blâmer ? Favoriser la pluralité des langues en Europe doit nous amener à reconsidérer notre attitude à l’intérieur des frontières. Le temps est sans doute venu d’accepter en France un bilinguisme tel qu’il se pratique dans bien des pays, qui associe dans le même cerveau, mais avec un statut et des usages très différents la langue officielle (le français est la langue de la République) et une ou plusieurs langues familières. Les idiomes sont des richesses : parler catalan et français, par exemple, est une clef pour l’Europe du Sud.
5Mais, dira-t-on, voilà bien des chiffres ; la qualité, quant à elle, se perd. On sait les cris d’alarmes que poussent les défenseurs de la langue, avec constance. Une constance ancienne : « Aujourd’hui que la langue semble commencer à se corrompre, et qu’on s’étudie à parler un jargon ridicule… ». Maurice Druon ? Non, Voltaire. L’amour, certes estimable, de la langue et du bel usage, qui touche à la passion exclusive en français, explique l’abondante littérature consacrée à la décadence de l’usage ; thème récurrent et qui, en un sens, rassure : si les cris d’alarme poussés, génération après génération, par de farouches défenseurs de la pureté de l’idiome, avaient été fondés, la langue française aurait disparu, ou serait réduite aujourd’hui à quelques informes grognements. C’est donc avec sang froid, comme le fait Henriette Walter, qu’il convient d’aborder la question de l’« invasion » linguistique par excès d’emprunts. Au xvi e siècle, les emprunts à l’italien furent massifs, au point que quelques bons esprits s’alarmèrent, et tinrent pour acquise la mort de notre langue. Aujourd’hui, c’est de l’anglais (auquel nous avons tout de même donné plus de 40 % de son vocabulaire !) que proviennent majoritairement les emprunts. Un « seuil critique » est-il atteint ? Non : la fréquence réelle de ces mots, dans la parole enregistrée ou dans la presse, est très relative. Les emprunts à l’anglais sont-ils plus nombreux actuellement ? On pourrait le croire, tant les médias, la publicité nous assomment de créations linguistiques (anglicismes et néologismes) brutales et provocantes ; mais elles sont éphémères. Leur taux est constant depuis un demi-siècle, car ce sont majoritairement des termes de mode. Ils se démodent, donc : Proust nous fait sourire quand il dit que Swann, très smart dans sa tenue de sportsman, faisait florès chez les Verdurin. Nous sommes agacés par les (faux) mots anglais et autres inventions, étudiées par Jean-Pierre Goudailler, dont les « ados » émaillent leur conversation et arborent leur fratrie ; dans quarante ans, ces derniers seront agacés à leur tour, par d’autres mots (anglais ? chinois ? espagnols ?). Les formes nouvelles apparues dans la langue nous troublent. Le français est lié de façon si intime à notre identité, culturelle et civique, que la mise en cause est profonde, et blessante. Cependant, que d’évolutions dans la langue, que de chemin parcouru, de François Villon à Jean Racine et à Marcel Proust : des chefs d’œuvre s’élèvent à chaque étape.
6Le danger n’est pas celui d’une décadence de la langue ; il est dans son abandon. On peut craindre que, pour des raisons de domination économique et technique, de snobisme aussi parfois, des secteurs entiers de la vie sociale passent à l’anglais, perçu comme langue de la modernité efficace. Conjurer un tel péril requiert une prise de conscience collective, la mobilisation des énergies, l’action publique ; il exige également un progrès de la langue. Afin d’énoncer le monde moderne, qui est principalement scientifique et technique, il faut des mots, beaucoup de mots (une centrale nucléaire utilise vingt mille termes). La production terminologique (commissions officielles, entreprises, chercheurs) doit être massive ; mais plus encore, elle doit être acceptée. Il est regrettable en soi, il est meurtrier aujourd’hui qu’un mot français bien formé inquiète ou révulse, parce qu’il est nouveau. Nous n’aurons pas la cruauté de rappeler les sourires et les réticences qui accueillirent la création de logiciel, entré depuis dans l’usage. L’ardeur néologique québécoise est regardée en France avec quelque condescendance ; pourtant il est un vaste Trésor des parlers francophones, dans lequel chacun devrait puiser largement.
7S’il importe de moderniser la langue, il est urgent de se défaire d’un goût navrant pour l’immobilisme. On sait le risque couru à vouloir toucher, même très modérément et pour les meilleures raisons qui soient, à l’orthographe du français ; la dernière tentative, pourtant élaborée de concert avec les partenaires francophones et surtout avec l’Académie française, qui la signale depuis dans son dictionnaire, déclencha une véritable guerre civile, qui remplit la presse pendant le mois de janvier 1991. Plus récemment, la formation de titres et de noms de métiers féminins, naturelle grammaticalement (Madame la boulangère, Madame la Marquise, Madame la ministre), socialement légitime, lexicalement féconde (des milliers de mots français sont ainsi créés : quel signe de vitalité !), promptement admise, continue de déclencher les foudres des puristes, dirigées pathétiquement contre… l’usage !
8Le français est vivant, le français bouge. Il est capable de relever le défi de la modernité, pour peu qu’on lui fasse confiance. Il convient pour cela d’être fier de cette langue, et d’accueillir avec bienveillance son progrès. Joachim du Bellay ne disait pas autre chose. Fidèles à sa mémoire, ne craignons pas l’excès : mieux vaut un parler chaleureux et divers qu’un frileux idiome de technocrate, qui se fera balayer par l’anglais.
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