Le français, une langue africaine
p. 235-238
Texte intégral
1Je n’avais pas trente ans, je m’imaginais tout savoir. Le fruit de l’indépendance était encore vert, le peuple croyait en nous et nous nous savions précieux. Nous venions de nous offrir un hymne et un drapeau flambant neuf, il nous manquait une monnaie et une langue pour savourer pleinement notre souveraineté. On me confia la direction de l’éducation du pays. Je laissai à d’autres le soin de la monnaie, moi, je forgerai un destin à notre langue ; je referai le coup de La Pléiade.
2Les pays qui s’étaient décolonisés en Asie et dans le monde arabe étaient pour nous des exemples que nous avions appris par cœur. N’y avait-on pas rejeté la langue du colonisateur pour faire renaître celle des peuples ? Le militantisme fébrile du temps des études en Europe m’avait donné la foi des nouveaux convertis. Je savais mieux qu’eux-mêmes les besoins de mes concitoyens. Foin des lamentations sur les méfaits du colonialisme, des condamnations et des résolutions volontaristes, il s’agissait de passer aux actes. J’avais dans mes mains les moyens de faire du lingala et du kikongo les langues d’enseignement du pays. Seul directeur général de l’enseignement, investi de l’autorité d’un commandant, seul maître à bord après Dieu, je tenais le timon. Il suffisait de s’engager dans la passe qui mène du rêve à la réalité. Sans plus tergiverser, je m’apprêtais à entreprendre la manœuvre. Mon cœur bondissait de joie. Vive la Révolution !
3Je haranguai mes corsaires, les inspecteurs de l’enseignement primaire. Au lieu de m’applaudir, ils me crièrent casse-cou. Je le soupçonnais depuis belle lurette, ils étaient tous des timorés, mentalement colonisés au dernier degré ! Je réunis les parents d’élèves.
4— Nous n’avons pas besoin d’apprendre notre langue, nous la connaissons, me lancèrent-ils.
5Je haussais les épaules. Pauvres aliénés ! Il fallait aller au peuple, le sain, l’authentique, celui du pays profond.
6Un après-midi, dans une salle de classe de « brousse », j’introduisis mon sujet par un long exposé en lingala. Un lingala gauche où je traduisais souvent certains concepts du français. Je lisais à la dérobée des notes rassemblées au cours de mes lectures, je citais des statistiques (en français !), des avis de psychologues et de pédagogues modernes (en français et en jargon), invoquais les exemples du Vietnam, de l’Albanie, de l’Ouzbékistan, de la Kirghizie et du Tadjikistan (en français et en langue de bois) où, paraît-il… et patati et patata. Je sentis que mon discours ne passait pas la rampe et j’attribuai ce défaut de communication à mon lingala ampoulé et gauche. Pour me rattraper et mendier l’indulgence de mon public, je terminai par une pirouette, une plaisanterie où, beau joueur, j’indiquai que j’étais bien conscient de mes insuffisances. Et, faussement modeste, j’ajoutai, qu’à leur école, « celle des masses », je ferais mieux la prochaine fois. Mon discours n’amadoua pas l’assistance. Des regards d’acier et des sourires ironiques prolongèrent le silence qui suivit ma conclusion. Au premier rang, pince-sans-rire, un vieillard admit que mon morceau d’éloquence « en langue » n’était pas mal réussi pour un enfant élevé chez les Blancs.
7Puis commença le débat. Je le résume en style télégraphique :
8— Moi (en lingala) : « Qui est contre l’enseignement en lingala et en Kikongo ? »
9Presque tous les doigts se levèrent.
10— Moi (en lingala) : « Attention !… suivez-moi bien. Qui est pour l’enseignement en français ? »
11Et pour éviter tout malentendu, je précisai, ouvrant des yeux menaçants :
12— « Qui est pour l’enseignement dans les langues des Oncles, celle des colonisateurs ? »
13Tous les doigts se levèrent. Je relançai le débat, répétai mes arguments, ajoutai ceux que j’avais omis. Les bougres ne cédaient pas un pouce de terrain. Sans doute, convenaient-ils, leurs langues possédaient-elles les mêmes aptitudes que toutes les langues de la terre à évoluer, s’enrichir pour nommer un monde de plus en plus complexe. Sans doute, mais laquelle choisir ? Car le Congo était plus compliqué que ne l’avait laissé croire ma présentation. L’enjeu n’était pas une simple alternative entre le lingala et le kikongo. Les deux millions de Gongolais se divisaient en groupes qui parlaient plus de quarante langues. Pourquoi donc faire abstraction de la majorité d’entre elles, fussent-elles parlées seulement par quelques milliers d’individus ?
14— « Et puis, me demanda (dans un lingala châtié) un homme à la voix ferme et bien timbrée, que lirons-nous quand nos enfants et nous serons alphabétisés en lingala et en kikongo ? Où sont les bibliothèques, où sont les livres, où sont simplement les journaux qui nous permettraient de mettre à profit ce nouveau savoir ? »
15Je n’eus pas le temps de tourner sept fois ma langue dans ma bouche pour préparer ma réponse que déjà un des compères de l’orateur prenait le relais :
16— « D’ailleurs, vos camarades-là, quelle langue parlent-ils au conseil des ministres ? Dans quelle langue rédigent-ils les lois, décrets et arrêtés ? Auriez-vous l’intention de nous empêcher l’accès à la langue du gouvernement, je veux dire le français ? Souhaiteriez-vous en conserver le monopole au profit de la clique qui nous dirige et de vos enfants afin de restreindre l’exercice du pouvoir aux mêmes familles ? »
17Un troisième enchaîna en citant l’exemple de nos voisins de l’autre rive, ceux qu’on baptisa un temps les Zaïrois. N’avaient-ils pas, eux, été alphabétisés en lingala, en kikongo, en swahili, et en tchiluba, sous la colonisation ? Résultat : à l’Indépendance aucun lettré, aucun universitaire ! On connaissait la suite. Ils s’étaient empressés, leur liberté conquise, de mettre un terme à ce système de bantoustan, ce qui ne les empêchait au demeurant pas de chérir leur langue, de l’utiliser à la maison, dans la rue, au marché, à l’église, au temple et à la radio ; surtout de la chanter. L’un d’eux s’aventura même à soutenir qu’une rumba ne pouvait se danser qu’en lingala…
18Peu importe les réponses que j’ai bredouillées ce jour-là pour sauver la face et leur prouver que j’avais travaillé mon sujet, moi, et que j’avais sur ce thème beaucoup à leur apprendre pour les aider à sortir de leur aliénation — c’était un vocable à la mode que j’affectionnais, comme mes congénères. J’essayais d’imaginer les réponses que Du Bellay donnait à ceux qui n’avaient pas foi en la langue du peuple. Soucieux toutefois de me séparer en bonne amitié de mes interlocuteurs (je devrais dire mes maîtres), j’annonçai dans ma conclusion « que le débat avait été d’un très haut niveau », « que je prenais soigneusement note de tous les avis exprimés » avant d’ajouter un morceau de bravoure où j’infligeai (en français) une leçon de patriotisme : nous avions notre souveraineté internationale, notre drapeau et notre hymne, il nous fallait notre indépendance culturelle : nous devions enseigner dans nos langues nationales ! Vexé mais ébranlé, je rangeai mes notes et repris le chemin de la capitale.
19Mesurant mon isolement, j’ai reculé et différé ma réforme tout en m’entêtant dans ma conviction, marmonnant que je prendrai ma revanche à la prochaine manche et proclamant haut et fort que le temps ferait son effet et que l’histoire m’absoudrait.
20Le temps a effectivement fait son œuvre. Mais pas dans le sens que l’imaginait le jeune et présomptueux directeur de l’enseignement. Il serait long et fastidieux de conter ma conversion. Tout se passa avec la lenteur et l’efficacité de l’érosion sur la roche. Aujourd’hui, chaque fois que l’on me demande pourquoi j’écris en français, je pense aux paysans de ce débat. Ce sont leurs propos que je traduis en français pour répondre à ceux qui veulent me donner des leçons de patriotisme ou de tiers-mondisme ou aux jeunes gens qui ressemblent à celui que je fus. Plagiaire, je ne cite pas mes sources. On ne me croirait pas. Aussi m’aura-t-il fallu m’éloigner très loin des frontières de la francophonie pour en sentir la force d’attraction et revenir me loger en son sein. Ce ne fut pas un chemin de Damas mais un sentier long et sinueux. Cette langue aujourd’hui m’habite, comme elle habite l’Afrique, où elle n’est plus une langue étrangère. Pardon, Monsieur Du Bellay, de n’avoir pas réussi à faire le coup de La Pléiade en pays bantou. Les Bantous ont adopté la langue de La Pléiade. Lorsque les services des ministères nigérians, britanniques, russes ou chinois veulent aujourd’hui nommer un ambassadeur au Congo, et dans une quarantaine d’autres pays africains, ils prennent soin de veiller à ce que le candidat maîtrise la langue française. Mais attention ! si l’on n’y prend garde, il pourrait se produire que demain les descendants de nos ancêtres les Gaulois, au sein d’une nouvelle Europe, se satisfassent d’un bilinguisme d’anglais et de langues régionales.
21Que ceux qui voudront alors entendre un français vivant, peut-être pimenté d’accent et d’expressions africaines, viennent en pays bantou. Nous les accueillerons et leur offrirons, en plus de notre soleil, un bain linguistique dans la langue de vos ancêtres, tout comme sont déjà les bienvenus chez nous ceux qui fatigués de calculer en euros veulent se détendre en dépensant des francs CFA. Nous vous devrons bien cela pour vous remercier de nous avoir offert un si bel outil.
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